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Voyage en France 9/III

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III

LA NOIX DE GRENOBLE

Moirans. — le Bas-Graisivaudan. — Dans les noyeraies. — Mayette, Franquette et Parisienne. — Le paysage de Cras, Stendhal et La Bruyère. — La fonderie de canons de Saint-Gervais.


Vinay, mai.


Au delà des usines de Paviot, qui ont formé, depuis Voiron, un chapelet ininterrompu, la Morge continue encore à faire mouvoir des turbines ou de hautes roues. Parvenue à l’entrée de la plaine, elle va désormais couler avec une pente insuffisante ; aussi, l’industrie s’est-elle empressée de s’établir près des dernières chutes. La petite ville de Moirans en a profité, ses fabriques sont les dernières de l’active rivière.

Moirans a la bonne fortune d’avoir deux chemins de fer et de communiquer facilement ainsi avec Valence, Grenoble et Lyon, mais on a placé la gare un peu trop loin du centre, dans les plaines, plantées de mûriers, qui marquent l’entrée du Bas-Graisivaudan. Par un chaud soleil le chemin semble long pour gagner l’abri des maisons dans les rues de la petite ville, fraîches et endormies à la fois. Aux heures du travail, quand la population presque entière est dans les ateliers de soierie, de papiers ou de céramique, la bourgade a l’air morte ; ses vieilles maisons, restes de l’opulence provinciale d’autrefois, semblent des momies ; mais, à l’heure de la rentrée et de la sortie des ateliers, c’est une ruche bruyante.


Quel admirable cadre que celui de Moirans ! Le paysage qui l’entoure est d’une rare splendeur, même dans le Sud-Est, où abondent les sites grandioses.

La montagne de l’Échaillon, de formes si majestueuses, avec son plateau vert semé de bois et son diadème de rochers, plane comme une reine sur la vallée. Tout autour, d’autres cimes aux formes puissantes se profilent. L’une d’elles, lorsqu’on est près de Vourey, se présente avec la pureté et la douceur de lignes d’un médaillon antique ; les lettrés du pays y voient la tête de Minerve. De fait, le masque est frappant.

La route, ombragée de noyers et côtoyant la colline de Charnècles, présente, à chaque pas, sous un nouvel aspect, la haute chaîne calcaire de la rive gauche. Le fond de la vallée est une véritable forêt, mais une forêt cultivée, soignée avec amour ; ces grands arbres, au dôme de verdure régulier, sont la fortune du Bas-Graisivaudan ; de là viennent les noix de dessert les plus réputées du monde entier : sur chaque rive de l’Isère, jusqu’au delà de Saint-Marcellin, c’est une plantation continue.

La forêt s’interrompt un instant aux abords de Fures, ce gros village gris et banal où la rivière issue du lac de Paladru, après avoir fait mouvoir des centaines de moteurs d’usines, échappe aux gorges profondes pour déboucher dans la plaine, continuant à semer la vie jusqu’à son embouchure dans l’Isère. La beauté du paysage enlève au village un peu de sa vulgarité.

Les montagnes de la rive gauche se dressent ici en falaises régulières. Un des sommets, appelé le Carré, est si bien orienté qu’il sert de cadran solaire. Selon la disposition des rayons, les habitants de Vourey, de Fures, de Tullins, de Poliénas et des autres communes de la région des noix connaissent l’heure.

Est-ce pour apercevoir facilement cette horloge économique que les habitants de Tullins ont placé leur promenade en vue du Carré ? De cette place ombreuse, plantée de grands marronniers, on a une vue exquise sur la riche vallée et les montagnes. Sous les beaux ombrages, l’animation est vive ; plusieurs parties de boules sont engagées, suivies avec passion par les curieux, avec ferveur par les joueurs. Tullins est, comme Voiron sa voisine, une pépinière de joueurs de boules, ce jeu national est cultivé avec une conscience presque pieuse.

Le soleil déjà décline, la ville s’éveille de sa sieste. Les joueurs ont-ils appris par le Carré qu’il était l’heure de reprendre des forces ? Les voici qui envahissent les tables du grand café de la place et se font servir du vin qui rafraîchissait à leur intention dans la vasque d’un jet d’eau.


On resterait longtemps dans ce calme et riant repos de Tullius, mais il faut aller visiter les noyeraies, — si l’on me permet ce néologisme, je ne trouve pas d’autre mot pour expliquer l’aspect de cette partie de la vallée.

Certes, il y a partout des noix et des noyers dans le Haut et le Bas-Graisivaudan, mais la noix de Grenoble, la gloire végétale de notre Dauphiné, vient surtout dans la contrée comprise entre la Fure et le Tréry, c’est-à-dire de Tullins à Vinay, de la base de la colline à l’Isère. Sur l’autre rive, le bord de la rivière jusqu’à la montagne est également planté de noyers. Là, ils couvrent tout le bas territoire de Saint-Quentin, la Rivière, Saint-Gervais, Royon, Cognin et Izeron.

De Poliénas à Vinay surtout, le noyer règne en maître, il est l’objet de soins minutieux. Aucune culture à son ombre, aucune entre les rangées d’arbres. La terre est ameublie, retournée, fumée, comme pour produire du froment ; on ne laisse aucune herbe dans ces gigantesques vergers La noix suffit à faire vivre le paysan ; avec le produit de la vente, il achète son blé et son vin et s’habille.

Depuis 40 ans surtout, cette culture s’accroît ; on plante toujours des noyers, on améliore les anciennes plantations et les débouchés, loin de se restreindre, semblent s’ouvrir davantage. La fortune de ce coin du Graisivaudan soit l’essor de la population américaine, ce sont les États-Unis, en effet, qui achètent la plus grande partie de la récolte.

Bordeaux, le port de Tullins pour ce produit, fait partir, à chaque paquebot de New-York, de véritables cargaisons. Il est difficile de connaître exactement la quantité de noix expédiées, car il en part encore par d’autres voies que les gares de Tullins, Poliénas, l’Albenc et Vinay, mais les trois grands marchands de noix de la région envoient ensemble de 20,000 à 25,000 balles de 100 à 120 kilogr. valant de 55 à 75 fr. par 100 kilogr., en moyenne 57 fr. Un chiffre peut donner une idée de l’accroissement de ce commerce. Un des marchands avait jadis, une vente réputée considérable de 500 balles, son fils en fait 6,000 aujourd’hui. On évalue à plus de deux millions cinq cent mille francs la valeur de la récolte entre Tullins et Vinay.

Naturellement, la concurrence s’est mise de la partie ; la Limagne, le Périgord, le Quercy, vendent aussi beaucoup de noix au dehors ; par une sélection rigoureuse, ils arrivent, comme Tullins et Vinay, sur le marché d’Amérique et sur celui de l’Allemagne, mats il reste à la noix de Grenoble sa précocité et sa qualité qui permet l’expédition sans choix préalable.

La plus belle noix dauphinoise, en même temps la plus précoce, ne croît pas dans le Bas-Graisivaudan, elle vient de Vizille. Cette partie de la vallée de la Romanche donne la mayette, mûre huit à dix jours plus tôt que la noix de Tullins, et à ce point de vue, noix de primeur, partant, de grand prix ; mais ce sont des négociants de Tullins et de Vinay qui vont acheter la mayette de Vizille et la répandent sur les marchés des grandes villes.

La mayette, que l’on récolte donc un peu plus tard au bord de l’Isère, est une noix ronde, à la base un peu renflée, discrètement plissés et de teinte très claire.

La franquette, au contraire, variété appelé corne en Périgord, est longue, étroite, elle a la pointe très aiguë et piquante.

La troisième variété est la parisienne ; elle est plus courte, plus renflée, profondément ridée et gravée, la teinte est plus sombre

Telles sont les trois espèces de noix qui se partagent les faveurs des amateurs de dessert ; la plus belle de forme, de taille et d’aspect est incontestablement la mayette.

Par la culture raisonnée de la noix de dessert, les habitants du Bas-Graisivaudan sont parvenus à ne pas souffrir de la diminution de la consommation des huiles. On sait que l’huile de noix, si elle a conservé ses fervents, bat un peu en retraite devant l’invasion de l’huile d’olive ou plutôt de l’huile de graine de coton, vendue sous le nom d’olive dans une grande partie du monde. Cependant, le goût de l’huile de noix se maintient dans quelques régions ; Tullins et Vinay ont des débouchés considérables en Suisse pour le produit de leurs presses. L’industrie de l’huile se maintient donc, complétée par le colza, dont l’huile fournit aux fritures du Dauphiné et du Lyonnais leur âpre senteur.

Les noyers n’ont pas échappé aux maladies qui sévissent sur les végétaux. M. Rouault, professeur d’agriculture de l’Isère, a constaté deux parasites, l’un sur les feuilles, l’antre sur les racines ; ce dernier a fait périr rapidement de nombreux arbres. On le reconnaît à des lésions, « sortes d’hypertrophies tubéreuses d’aspect chancroïde. L’ablation, suivie de badigeonnages caustiques, a donné d’assez bons résultats. Pour les jeunes branches, les fruits et les feuilles, on a essayé de faire des sulfatages comme pour le mildew, mais les dimensions de l’arbre rendent l’opération difficile. » La rigueur de la température en 1893 et 1895 a été pour beaucoup dans l’accroissement de la maladie. On pourra rendre vigueur aux arbres en leur donnant les sels dont ils sont privés. En analysant minutieusement le sol et en comparant les résultats de l’analyse, à ceux obtenus par l’examen des cendres du bois, des feuilles, des coquilles et des amandes, on peut juger des éléments enlevés au sol par l’exportation de la noix, et les restituer sous forme d’engrais rigoureusement dosés.


N’est-il pas curieux de voir comment un seul arbre suffit à enrichir un pays ? Les habitants de la vallée de l’Isère ont su tirer parti, avec une intelligence extrême, de la source de fortune que leur donnait le précieux noyer. Ils pourraient ne pas s’en tenir là. Par exemple, le châtaignier n’est pas l’objet des mêmes soins. Son fruit, plus succulent que celui du Vivarais, est moins gros ; il y aurait peut-être moyen de lui donner la qualité qui lui manque ; alors, la plaine, avec ses noyeraies, les pentes et le sommet des collines, avec les châtaigneraies, seraient incomparables, aucune antre région agricole en France, — sinon l’heureuse zone d’Ampuis à Serrières, embellie et enrichie par la cerise et l’abricot[1], — ne donnerait plus l’idée de l’opulence.


Ah ! le beau et bon pays, bon par sa lumière et par sa vie facile, beau par l’ampleur des paysages, la profondeur des horizons et les lignes heureuses des montagnes !

On en juge surtout en suivant la route de Saint-Marcellin, par laquelle je suis allé visiter ce qui fut la fonderie nationale de Saint-Gervais. Ce large ruban monte lentement au flanc de belles collines aux formes fières, jusqu’au large bassin de Gras, rempli de noyers et de mûriers. Ce nom de Cras m’a fait souvenir d’un passage de Stendhal, cité par Sainte-Beuve :

« Par malheur, il n’y a pas de hautes montagnes auprès de Paris : si le ciel eût donné à ce pays un lac et une montagne passables, la littérature française serait bien autrement pittoresque. Dans les beaux temps de cette littérature, c’est à peine si La Bruyère, qui a parlé de toutes choses, ose dire un mot, en passant, de l’impression profonde qu’une vue comme celle de Pau ou de Cras, en Dauphiné, laisse dans certaines âmes. »

Dans quel passage La Bruyère a-t-il parlé de Cras, je l’ignore et n’ai guère chance de m’en assurer ici, mais La Bruyère avait bien choisi son exemple. Peu de vues sont plus belles que celle découverte non de l’humble hameau, mais des hauteurs traversées par la route, splendide belvédère, d’où l’on découvre toute la chaîne du Vercors, depuis le bec de l’Échaillon jusqu’aux plaines de Valence, les montagnes de Voiron, les hautes collines boisées qui portent la forêt de Chambarand, la plaine de l’Isère, large, verte, opulente, et les collines couvertes de vignes, de mûriers, de châtaigniers et de noyers. C’est une des parties de notre pays qui ont le plus frappé nos aïeux par leur richesse et leur aspect de bien-être.

Cet observatoire des collines de Cras se dresse à plus de 200 mètres au-dessus de la plaine de l’Isère, fort large ici ; brusquement, un rameau formant une arête aiguë dévie vers Poliénas et vient dominer la rivière ; superbe promontoire troué par le chemin de fer et surgissant au milieu des arbres. En face, dans un abîme de verdure, au pied des formidables escarpements du Vercors, dans une petite plaine admirablement cultivée, sont deux villages à demi masqués par les noyers : Rovon et Saint-Gervais. Un pont les relie à la rive droite, près de noire bâtiments abandonnés. C’est la fonderie de canons de la marine de Saint-Gervais, qui passa longtemps pour le modèle des établissements de ce genre, avant même Ruelle et Nevers.

La présence d’une fonderie de canons pour les navires de guerre en un tel lieu est faite pour surprendre. En réalité, elle s’explique aussi bien que celle de Ruelle, mieux encore peut-être, car aux temps, si près de nous, où l’on se contentait de canons en fonte pesant moins de 2,000 kilogr. et coûtant 2,000 fr. à peine, Saint-Gervais, possédant la force motrice naturelle, trouvant en abondance les charbons de bois dans les montagnes voisines, pouvant expédier les produits par la voie de l’Isère et du Rhône, était fort bien placée. Lorsqu’en 1619 la marquise de Virieu, femme du président de Saint-André, créa la fonderie, on ne prévoyait ni l’emploi de la houille et de la vapeur, ni les monstrueux canons modernes. Même, de nos jours encore, au milieu de ce siècle, la situation de Saint-Gervais paraissait si favorable à l’armement de nos flottes de Toulon, que l’on transforma rétablissement enfumé en une belle usine. En 1867, on abandonna tout cet ensemble pour concentrer la fabrication des canons de la marine à Ruelle, guère mieux placée cependant, plus éloignée même des charbons et des fers, et à Nevers dont l’usine fut, quelque dix ans après, également transférée à Ruelle.

Saint-Gervais manquait de minerai, elle devait en tirer d’Allevard, d’où lui venait en outre la plus grande partie de ses fontes ; tant qu’il n’y eut pas de chemin de fer, le transport fut très coûteux ; même la voie ferrée du Graisivaudan ne vint desservir Saint-Gervais que de façon insuffisante, la gare de l’Albenc était loin, on devait traverser l’Isère sur un pont suspendu. Aussi, les charbons de Saint-Étienne, lorsque le bois fut détrôné dans les forges, ne vinrent-ils à Saint-Gervais que grevés de frais considérables. C’étaient évidemment des inconvénients, on aurait pu y remédier en créant un court embranchement de voie ferrée, mais, lorsqu’on dut abandonner l’ancienne artillerie, on a préféré concentrer la fabrication à Ruelle.

Le champ d’épreuves était large et commode. La butte était constituée par la haute berge terreuse de la rive droite de l’Isère, les boulets franchissaient le cours d’eau pour aller s’enfoncer dans le sol. De vieilles gravures représentent ces expériences, les canons sont des jouets d’enfants auprès de ceux usinés aujourd’hui au bord de la Touvre.

L’aspect d’abandon de la fonderie de Saint-Gervais est navrant. L’usine fut un modèle, jadis, par son ensemble et son outillage ; elle passait pour la plus belle de ce genre. On citait comme un tour de force ses « bancs de forerie » qui foraient un canon en 60, 80 ou 90 heures. Nous sommes loin de tout cela, aujourd’hui !

  1. Voir 7e série du Voyage en France : Vienne et le pays des cerises.