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Voyage en France 9/IX

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IX

L’OISANS


Le vestibule de l’Oisans. — Papeterie de Rioupéroux. — L’ancien lac Saint-Laurent et le déluge de 1919. — Richesses minérales de l’Oisans. — Le Bourg-d’Oisans. — Hautes gorges de la Romanche. — Les premiers glaciers. — La Grave en Oisans. — De la Grave au Lautaret.


Col du Lautaret, juin.


Séchilienne est le vestibule de la grande vallée de l’Oisans : à gauche, d’immenses escarpements commandent l’étroit passage, 1,000 ou 1,500 mètres au-dessus de la rivière, roches tragiques d’où descendent de formidables éboulis, mais bien belles avec leur parure d’arbres verts qui ont crû dans tous les interstices. Pour éviter les éboulis, la route passe sur la rive gauche où elle suit les pentes de montagnes plus hautes encore, mais moins fièrement dressées. Ce sont les contreforts du Taillefer (2,861 mètres) et du Cornillon (2,500 mètres). De ce côté, quelques groupes de maisons ont pu s’établir ; le plus important, Gavet, est à l’entrée d’une énorme fissure par quelle se précipite un torrent venu du lac Fourchu, endormi au pied du Taillefer et devant ce nom bizarre à sa forme. Autour du lac Fourchu, d’autres nappes plus petites s’étalent : le lac Canard, le lac de la Vache, le lac de l’Agneau, le lac Culasson, et j’en passe. La présence de ces petits bassins explique les nombreuses cascades ruisselant des hauteurs.

La vallée n’est qu’un immense éboulis ; des blocs énormes sont venus s’arrêter au bord du torrent ; entourés d’arbres, noyers ou châtaigniers, ils perdent un peu de leur aspect chaotique. La gorge est cependant déserte et triste ; tout à coup, au delà du petit hameau des Claveaux, apparaissent de hautes cheminées, de vastes bâtiments et montent des bruits de machines, en même temps on est saisi par l’odeur spéciale des papeteries. C’est en effet une des plus importantes papeteries de ce département placé à la tête de la production des papiers en France, l’usine de Rioupéroux, installée à la place d’une usine métallurgique. La Romanche lui fournit une force motrice inépuisable et permet d’éclairer cette sombre gorge à l’électricité.


Il y a un an, le chemin de fer n’allait pas au delà de Rioupéroux ; pour gagner le Bourg-d’Oisans ou la Grave, il fallait monter en diligence ; maintenant, la locomotive continue sa course ; elle remonte la Romanche et traverse le joli village de Livet, où la route passe un instant sur la rive droite, au pied du rocher de l’Homme, dont l’altitude dépasse 2,000 mètres. Ici, la vallée s’élargit un peu, ses flancs sont couverts de belles forêts, surtout au nord, où les sapins sont d’une superbe venue.

La Romanche roule de rocher en rocher, par une série de chutes puissantes, dont chacune pourrait faire mouvoir une usine comme Rioupéroux.

Ces rochers sont les débris d’un immense barrage formé par des éboulements de la grande Vaudaine, ramification méridionale de Belledonne et de l’lnfernet, un des éperons de la cime du Cornillon. À la suite de grandes pluies, ces montagnes, situées sur chaque rive de la Romanche, avaient en partie glissé dans la gorge et retenu les eaux. L’Oisans tout entier avait été transformé en un lac d’une grande profondeur, qui s’étendait du nord au sud sur près de 15 kilomètres de longueur, atteignant environ 2 kilomètres en largeur. Toutes les habitations furent noyées ; le lac reçut le nom de lac Saint-Laurent. Il s’empoissonna, la pêche fut attribuée aux religieuses de Prémol.

Il semblait que cette immense nappe dût subsister éternellement, tant le barrage était puissant ; mais, le 14 septembre 1219, date restée fameuse dans l’esprit des Grenoblois, le barrage céda, les énormes matériaux qui le composaient furent entraînés jusqu’au delà de Séchilienne ; le torrent, prodigieusement grossi, détruisit tout sur sa route, enfla le Drac, qui, alors, se jetait dans l’Isère au-dessus de Grenoble ; la rivière, à son tour, envahit la ville, ceux des habitants, de nombreux étrangers accourus pendant une foire et qui n’avaient pu se réfugier dans les monuments élevés de la ville, furent noyés. Les traces de la catastrophe sont encore visibles dans toute la gorge, et la plaine de l’Oisans elle-même, d’une horizontalité absolue, a conservé l’aspect lacustre.

Le chemin de fer traverse le cône de déjection de l’Infernet, en face de la grande Vaudaine. Au delà commence véritablement l’Oisans. La vallée est annoncée par la jolie cascade de Bâton, tombant de rochers superbes, sobrement boisés et aussitôt on est dans la plaine que dominent d’immenses montagnes, vertes de sapins.

Un instant, on aperçoit la vallée d’Allemont, une des plus belles de l’Isère, très large, très verte, sur les flancs de laquelle Allemont et Oz sont mollement étalés. Ce petit coin de montagnes qui confine aux glaciers des Grandes-Rousses, à ceux de Belledonne et aux monts de la Maurienne est le site minéralogique le plus curieux de France. Là, sur un étroit espace, ou rencontre presque tous les minerais connus : l’or (peu abondant), l’argent, le nickel, le cobalt, l’antimoine, le cuivre, le mercure, le zinc ; nulle part une telle association de métaux n’a été signalée ; l’Oisans, du reste, offre partout des minerais précieux : à l’extrémité de sa plaine on a découvert le gisement d’or de la Gardette, que l’on crut un instant un véritable placer.

L’entrée de la vallée d’Oisans s’appelle les Sables, sans doute par suite de l’accumulation des matériaux les plus ténus à l’endroit où les eaux du bassin d’Allemont se déversaient dans le lac Saint-Laurent. La route, très droite, présente un aspect assez rare dans ces montagnes. Pendant plus d’une lieue, elle est bordée de maisons séparées par des champs et entourées d’arbres : bouleaux, frênes ou peupliers. Si l’on consent à ne pas lever les yeux, on pourrait se croire dans quelque partie reculée des marais vendéens ou des watergangs de Saint-Omer ; mais la vue des rocs immenses, celle, plus lointaine, des éblouissants glaciers des Grandes-Rousses rappellent vite à la réalité. Jadis, cependant, la vallée semblait monotone ; aujourd’hui, la locomotive conduit rapidement au Bourg-d’Oisans, la gare est à l’entrée même de la ville. C’est une surprise, cette petite cité : on s’attendait à trouver un bourg de montagne aux rues étroites, noires et sales, et l’on rencontre une riante villette propre et vivante, où les hôtels sont confortables. Pour lui donner plus de charme, la Romanche s’en est écartée, traînant, au pied de la montagne de la Garde, ses eaux souillées par les schistes de la Grave. Une petite rivière, la Rive, traverse le Bourg-d’Oisans pour aller se jeter dans la Romanche ; c’est une des plus claires et des plus belles qu’on puisse voir ; elle naît d’une forte source non loin de la ville. Grâce à la voie ferrée, le Bourg-d’Oisans est en passe de devenir un des centres de séjour estival les plus fréquentés. Les environs immédiats sont charmants. Villard-Reculas, qu’arrose un des plus anciens canaux d’irrigation de notre pays, dérive du lac Blanc ; Huez, construit à 1,600 mètres d’altitude au sein de beaux pâturages ; la Garde-Châtelard, qui a établi des damiers de culture sur des pentes en apparence inaccessibles ; tout cet ensemble est très beau.

Maintenant, abandonnons le chemin de fer ; c’est par les grandes voitures d’excursion qu’il faut poursuivre le voyage vers le Briançonnais. La route traverse brusquement la vallée pour franchir la Romanche, contenue entre des digues et réduite à la largeur d’un canal. Le torrent roule un flot rapide et régulier que viennent accroître les eaux pures d’une superbe cascade servant à faire mouvoir une usine de soieries, la dernière que nous rencontrerons dans cette partie des Alpes.

L’Oisans n’est ici qu’un marais où le Vénéon apporte à la Romanche, par plusieurs bras, les eaux pures d’une grande partie des glaciers du Pelvoux. Ce torrent paraît, en réalité, la branche maîtresse du bassin ; sa vallée est la prolongation directe de l’Oisans, où la Romanche arrive obliquement par une gorge grandiose. Le Vénéon conduit à Venosc, Saint-Christophe-en-Oisans et la Bérarde, c’est-à-dire au cœur même du superbe massif du Pelvoux ; ce groupe de monts neigeux n’a de rival dans les Alpes que le mont Blanc.

À l’entrée de la vallée du Vénéon commencent les glaciers. L’un d’eux couvre un sommet au pied duquel, très misérable, dominant de 800 mètres la plaine de l’Oisans, est le village de Villard-Eymond. Une partie du triste hameau est encore voisine des neiges.

Entre les deux torrents, un pic majestueux la Vallès ns l’opans D*aprè« U eote de Pétat-niajer a» / 1 «y,co j’ l’I. ’ I i i ’Wi Vi, Si . commande le confluent, c’est Pied-Montot, au-dessous duquel descendent des pelouses superbes et d’immenses bois de sapins. Le site est grandiose, rendu plus saisissant encore par le calme de cette extrémité de la plaine où courent des ruisseaux dans lesquels se jouent les truites. Le petit village des Alberges, entouré de jolies cultures et de beaux noyers, précède le pont Guillerme, construit à l’entrée même de la gorge, en vue de Villard-Eymond et de sa blanche cascade. Aussitôt la Romanche traversée, on aperçoit, encore un instant, le Bourg-d’Oisans étalé au pied de sa montagne et l’on pénètre dans la gorge grandiose que la Romanche suit depuis les glaciers de la Meije.

La route s’élève, par des pentes rapides ; dans un site sinistre ; les rochers qui la dominent sont hauts, noirs, à peine égayés par quelques broussailles ; au fond de l’abîme mugit la Romanche roulant des eaux grises ; la route est comme suspendue sur l’abîme ; un moment, elle doit traverser le rocher par un tunnel ; au-dessus de nos têtes, un autre chemin décrit des lacets sur le flanc des montagnes, il conduit à Mont-de-Lans. Par un de ces contrastes si fréquents dans les Alpes, la route, creusée dans les rochers et les éboulis, débouche tout à coup dans un riant amphithéâtre très vert, où de beaux noyers Bout épars dans les prairies : c’est le hameau de la Ri voire, faisant face à un large col gazonné, au delà duquel resplendissent les glaces des Grandes-Rousses.

Ce petit coin de la Rivoire est charmant ; la végétation y est d’une vigueur extrême : tilleuls, érables, frênes, merisiers et noyers couvrent les pentes rapides de l’abîme où mugit la Romanche. Partout des arbres ; au delà de la Rivoire, un joli bois de hêtres descend jusqu’au torrent ; en face, sur les flancs d’une belle montagne, le pittoresque village d’Auris groupe ses chalets à pignons aigus, au-dessus d’un torrent dont les eaux tombent en cascade dans la Romanche.

Et le paysage se fait de nouveau tragique : gorges d’une profondeur immense ; sur les flancs, partout, ruissellent des cascatelles, le torrent est à une profondeur telle qu’à peine peut-on deviner ses eaux ; mais leur murmure monte incessant jusqu’à nous. Pour franchir ce passage rendu dangereux par des éboulements fréquents, il a fallu creuser un tunnel dans lequel s’ouvrent des galeries d’où l’œil plonge sur l’abîme. Ce défilé, appelé infernet comme tant d’autres points de ces montagnes, est un des plus remarquables des Alpes ; de tous temps il eut un rôle considérable : la voie romaine le traversait 150 mètres au-dessus de la route actuelle. Sur cette voie on remarque encore la fameuse porte d’Annibal, appelée aussi Porte-Vieille ou Porte-Romaine ; les savants ne sont pas d’accord sur sa destination ; les uns y voient un arc de triomphe, d’autres une porte fortifiée destinée à fermer l’accès de l’Oisans. Un peu au delà du tunnel la vallée offre un petit plan de prairies, un village s’est formé sur la route, village d’auberges et de boutiques dépendant de la commune de Fresney, dont l’église est plus haut, sur une montagne de la rive droite. En face, sur un autre rocher, sont l’église et le chalet de Mizoën. La Romanche, tout à l’heure si profonde, est ici à hauteur de la route, elle coule sous des arbres très verts. Malgré les grands éboulis de la Croix-de-Cassini, le paysage est charmant ; de la Romanche à l’église de Fresney ce n’est qu’une forêt de noyers ; sur l’autre versant sont des sapins, des bouleaux et des frênes.

La Romanche, contenue dans un lit large à peine de trois à quatre mètres, s’agite furieuse, moins furieuse cependant que le torrent de Ferrand, arrivé par une gorge profonde. La route traverse un joli tunnel au pied de Mizoën, dont la belle église commande le défilé. Au delà du souterrain, apparaissent les mélèzes, mais les montagnes sont enlaidies par de très primitives exploitations d’ardoises, creusées jusqu’au sommet. La gorge est redevenue vallée, la route y circule plus a l’aise ; traversant le misérable hameau du Dauphin, aux maisons années de lourds barreaux de fer ; elle franchit le torrent sur un pont dans lequel est encastrée une borne avec un dauphin sculpté ; une inscription fait connaître l’altitude, exactement de 1,000 mètres. Jadis, le chemin continuait sur la rive gauche de la Romanche ; il a été reporté sur la rive droite pour le plus grand charme du voyageur, qui, désormais, verra défiler devant lui le front des glaciers.

On ne les aperçoit pas tout d’abord, ils sont portés par de gigantesques rochers, d’où leurs eaux tombent d’une telle hauteur qu’elles ne peuvent atteindre le sol et sont dispersées en nuages par les vents.

Près de la route, sur la rive droite, descend une autre cascade, venue des chalets de Voyron ; elle glisse en filets blancs et en vapeurs d’un effet magique sur les flancs d’un énorme rocher d’ardoise. La route traverse ensuite d’immenses éboulis près desquels on ne voit pas sans étonnement monter un câble aérien jusqu’à des parois en apparence inaccessibles. Ce câble dessert une carrière de talc, autrement dit craie de Briançon, dont les tailleurs se servent pour dessiner sur le drap la coupe des vêtements et dont certains industriels, connaissant les facultés foisonnantes du talc, frelatent le savon. Là, au sein d’un chaos gigantesque de montagnes dont la Roche-Mantel est la pyramide la plus élevée (3,052 mètres), est la ligne de séparation entre l’Isère et les Hautes-Alpes.


Le paysage change tout à coup. Un immense pic, haut de 3,258 mètres, appelé la pointe de Muretouse, s’élance dans les airs ; au-dessous de lui, surplombant la vallée, se dressant de hautes murailles blanches aux reflets azurés, des éboulis éblouissants d’où un torrent s’élance en cascade, c’est le glacier du Mont-de-Lans, un des plus vastes du Dauphiné. À ses pieds, dans les arbres, est l’ancien hospice de l’Oche, qui servait jadis à abriter les voyageurs pendant les tourmentes de neige, et le hameau des Balmes. Oh ! le bizarre hameau, dont les maisons sont collées contre des roches descendues de la montagne et qui en forment parfois les murailles, véritables tanières couvertes d’immenses dalles d’ardoise. Entre les blocs, de petite espaces ont été transformés en prairies et en champs ; il est peu de coins plus misérables dans les Alpes ; cependant les habitants des Balmes sont d’apparence robuste et les enfants, qui courent après la diligence pour vendre des plumasses, sorte de graminée très légère ressemblant à des plumes, ont une mine florissante.

Un autre glacier apparaît, il est d’un bleu exquis ; dans les parois de l’énorme falaise azurée, haute de plus de 50 mètres, s’est creusé un porche colossal, véritable grotte de glace où les habitants ne craignent pas de s’aventurer pour aller chercher des échantillons de cristal de roche, amenés par la marche insensible des glaciers.

Ce glacier de la Girose a fort mauvaise réputation : tourmenté et crevassé, il est de difficile accès, de toutes parts il en tombe des cascades abondantes ; en face, d’autres chutes descendent d’un plateau de pâturages, très froid, étalé à 2,500 mètres d’altitude, criblé de petits lacs et portant le nom évidemment ironique de plateau de Paris.

La gorge est solitaire, mais les richesses minéralogiques des monts ont fait naître quelques constructions, un moulin mû par les eaux de la Romanche triture le minerai de baryte qu’un immense câble va chercher presque au pied du glacier. En face, sont les grands bâtiments d’une mine de plomb, aujourd’hui abandonnée, et dont les galeries s’ouvrent à différentes hauteurs dans les flancs du plateau de Paris. La difficulté du transport a sans doute enrayé l’exploitation ; toute cette région gagnerait au prolongement de la voie ferrée, qui pourrait mettre on valeur les richesses considérables de ces hautes vallées, encore imparfaitement connues.

À mesure qu’on avance, les glaciers se montrent plus nettement ; dominant le pauvre hameau des Fréaux, voici le glacier de Tabuchot, qui se relie au pic de la Meije. La Meije apparaît, d’ici, dans toute sa magnificence, dressant sa tête aiguë à 3,980 mètres, bien au-dessus des hautes cimes voisines. Aux Fréaux, sur le bord même de la route, tombe une des plus belles cascades de la vallée. Le torrent qui l’alimente vient du col de Hachas, dans les Grandes-Housses, mais les eaux ont parcouru des roches schisteuses d’un noir d’encre. Le malin, les sources seules le remplissent, les eaux sont claires ; à mesure que le soleil monte sur l’horizon, les neiges et les glaciers fondent, leurs eaux ravinent les flancs noirs des montagnes et en prennent les teintes. Au moment où la cascade est particulièrement abondante, elle se souille de plus en plus. C’est dommage, le torrent est un des plus gros de ces monts.

La vallée s’embellit ; les mélèzes, devenus plus nombreux, montent jusqu’à la limite des neiges et des glaces. Le glacier de la Meije présente à son front des teintes bleues d’une délicatesse infinie ; sous le manteau neigeux de la surface, elles apparaissent encore plus douces.

En vue de ce décor superbe, sur une motte dominant de haut la Romanche, voici le bourg de la Grave, au-dessus duquel s’élève le pic aigu des Trois-Évêchés, une des cimes les plus fières du Briançonnais.

La Grave descend peu à peu de sa motte sur la route, où se sont construits les hôtels, hôtels propres, vastes et confortables, bien faits pour surprendre ceux qui ont parcouru ces pays il y a quelques années. C’est de la Grave qu’il faut partir pour les excursions dans les monts du Pelvoux, le Galibier et les hautes montagnes de la frontière.


Les voies ferrées du Dauphiné ne permettent pas seulement d’arriver rapidement au cœur du massif du Pelvoux par les vallées du Vénéon et de la Romanche, il faudra encore passer là si l’on veut accomplir, autour du grand massif, un voyage circulaire dont on emportera une impression profonde, en allant rejoindre à Briançon le chemin de fer de la Méditerranée pour rentrer à Grenoble par la Vallouise, Embrun, Gap, le col de la Croix-Haute, le mont Aiguille et Vif. La route du Lautaret est parcourue par un service de voitures d’excursions qui rend facile un tel voyage.

Cette route commence d’une façon héroïque. Jadis, elle suivait les flancs d’une montagne d’ardoise qui s’éboulait sans cesse. On a abandonné ce passage périlleux. À la sortie même du bourg, un premier tunnel abrite des éboulis et va s’ouvrir sur le torrent de Morian dont on franchit les eaux grises sur un pont très élevé. Presque aussitôt après, un nouveau tunnel, long de 700 mètres, éclairé par de nombreuses lampes, troue un autre éperon schisteux, complètement dénudé et d’un aspect sinistre. Au delà du tunnel, apparaît soudain, sur une terrasse dominant la Romanche, ici très limpide, le village de Villard-d’Arène, bâti à 1,651 mètres d’altitude. De maigres champs de seigle et de belles prairies l’entourent.

Le tunnel est très frais ; aussi les habitants ont-ils imaginé d’en faire une véritable cave pour leurs beurres et leurs fromages. Le soir, on y dépose ces produits ; au milieu de la nuit, la voiture qui fait le service du courrier les prend et les transporte à Briançon, chez les marchands. Au retour, le conducteur de la voilure rapporte le prix de la vente aux cultivateurs.

Voilà un procédé commercial bien primitif mais bien commode aussi !

Quand on a dépassé le tunnel et sa colline grise, d’où les nombreux éboulements d’ardoise soulèvent des flots de poussière, l’aspect du pays change brusquement. Aux roches pelées succèdent des bois et des prés. La Grave, que l’on domine désormais, apparaît sous un aspect moins sévère, grâce au beau plateau de prairies et de cultures qui s’élève au-dessus du bourg. Au printemps, c’est une immense étendue de seigles qui ondulent, entourant des hameaux et des chalets d’aspect misérable, car aucun arbre ne les abrite. La plupart de ces hameaux : les Terrasses, Ventelon, les Hières, Pramélier, Rivet, se serrent autour de chapelles aussi pauvres qu’eux. Mais la teinte brune de ces constructions, leurs balcons et leurs pignons aigus sont d’un certain effet dans cette âpre nature.

Plus sauvage encore apparaît l’immense plateau de Paris, étalé au pied des contreforts des Grandes-Rousses.

La route, après avoir dépassé Villard-d’Arène dont on voit les pauvres toitures en contre-bas, monte entre de beaux pâturages émaillés de fleurs éclatantes. À mesure qu’on s’élève, le paysage devient plus grandiose, la vallée de la Romanche jusqu’alors suivie s’éloigne vers le sud. Le torrent descend d’une gorge profonde où il erre sur un lit de graviers. Au fond de la gorge, à deux kilomètres et demi de la source, s’élance, d’un jet, une des plus belles montagnes du Pelvoux, l’Alp-des-Agneaux, dressant sa pyramide triomphale au milieu d’un chaos de rochers, de neiges et de glaciers.

Les derniers groupes d’habitations sont à l’entrée du couloir d’où sort la Romanche, ce sont les hameaux du Pied-du-Gol et d’Arsines, construits sur des éboulis complantés de bouleaux dont le feuillage grêle, agité par le vent, anime seul cette solitude profonde. Une montagne puissante, de fier aspect, dresse sa tête de granit, par delà d’immenses champs de neige, c’est le pic Gaspard, presque inaccessible.

La routa monte toujours par les prés émaillés de narcisses, de myosotis, de renoncules et d’anémones aux couleurs éclatantes. La vaste nappe herbeuse s’étend jusqu’au col du Lautaret, à 2,075 mètres au-dessus de la mer. Là est un refuge d’hiver pour les voyageurs surpris par les neiges. En été, le refuge devient un hôtel pour les touristes, fort bien tenu. C’est une des stations les plus vivifiantes des Alpes. On est au milieu d’un cirque de montagnes immenses : les Trois-Évêchés, le Galibier, le Thabor font face aux étincelantes cimes neigeuses du Pelvoux. Au delà de l’hospice vient aboutir la route de la Maurienne qui, partant de Saint-Michel, traverse la belle vallée de Valloire et troue, par un tunnel, à 2,550 mètres d’altitude (100 mètres au-dessous du col) le col du Galibier. Cette traversée des Alpes, entre le Briançonnais et la Maurienne, est une des plus belles courses qu’on puisse accomplir en Dauphiné. Les touristes venus par Vizille et le Bourg-d’Oisans peuvent rentrer à Grenoble par la Maurienne et le Graisivaudan[1].

  1. Dans la 10e série du Voyage en France, en partie consacrée au Briançonnais, je raconte ma traversée, fort mouvementée, du Galibier.