Voyage sentimental/35

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 121-123).


LE SANSONNET.
Chemin de Versailles.


Je montai dans mon carrosse à l’heure indiquée. La Fleur se mit derrière, et je dis au cocher de me mener à Versailles le plus grand train qu’il pourroit.

Le chemin ne m’offrant rien de ce que je cherche ordinairement en voyageant, je ne peux mieux en remplir le vide que par l’histoire abrégée de mon sansonnet.

Milord L… attendoit un jour que le vent devînt favorable pour passer de Douvres à Calais…… Son laquais, en se promenant sur les hauteurs, attrapa le sansonnet avant qu’il pût voler. Il le mit dans son sein, le nourrit, le prit en affection, et l’apporta à Paris.

Son premier soin, en arrivant, fut de lui acheter une cage qui lui coûta vingt-quatre sous. Il n’avoit pas beaucoup d’affaires ; et pendant les cinq mois que son maître resta à Paris, il apprit au sansonnet, dans la langue de son pays, les quatre mots (et pas davantage) auxquels j’ai tant d’obligation.

Lorsque milord partit pour l’Italie, son laquais donna le sansonnet et la cage à l’hôte : mais son petit chant en faveur de la liberté étant un langage inconnu à Paris, on ne faisoit guère plus de cas de ce qu’il disait que de lui…… La Fleur offrit une bouteille de vin à l’hôte, et l’hôte lui donna le sansonnet et la cage.

À mon retour d’Italie, je l’emportai avec moi, et lui fis revoir son pays natal. Je racontai son histoire au lord A… et le lord A… me pria de lui donner l’oiseau. Quelques semaines après, il en fit présent au lord B… ; le lord B… le donna au lord C… ; l’écuyer du lord C… le vendit au lord D… pour un scheling ; le lord D… le donna au lord E… et mon sansonnet fit ainsi le tour de la moitié de l’alphabet. De la chambre des pairs, il passa dans la chambre des communes, où il ne trouva pas moins de maîtres ; mais comme tous ces messieurs vouloient entrer dedans…… et que le sansonnet au contraire ne demandoit qu’à sortir, il fut presque aussi méprisé à Londres qu’à Paris…

Plusieurs de mes lecteurs ont assurément entendu parler de lui ; et si quelqu’un par hasard l’a jamais vu, je le prie de se souvenir qu’il m’a appartenu…

Je n’ai plus rien à ajouter à son sujet, sinon que depuis lors jusqu’à présent j’ai porté ce pauvre sansonnet pour cimier de mes armoiries.

Que les hérauts d’armes lui tordent le cou, s’ils l’osent…