Voyage sentimental/36

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 124-127).


LE PLACET.
Versailles.


Je ne voudrois pas, quand je vais implorer la protection de quelqu’un, que mon ennemi vît la situation de mon esprit…… C’est par cette même raison que je tâche ordinairement d’être mon propre protecteur… mais c’étoit par force que je m’adressois au duc de C… ; si c’eût été une action de choix, je suppose que je l’aurois faite tout comme un autre.

Combien de formes de placets, de la tournure la plus basse, mon servile cœur ne conçut-il pas pendant tout le chemin ! Je méritois d’aller à la Bastille pour chacune de ces tournures.

Arrivé à la vue de Versailles, je voulus m’occuper à rassembler des mots, des maximes ; j’essayai des attitudes, des tons de voix pour s’insinuer dans les bonnes grâces de M. le duc. Bon ! disois-je, j’y suis : ceci fera l’affaire. Oui, tout aussi bien qu’un habit qu’on lui auroit fait sans lui prendre la mesure. Sot, continuai-je en m’apostrophant, commence par regarder M. le duc de C..... observe son visage… le caractère qui y est tracé… remarque son attitude en t’écoutant, la tournure et l’expression de toute sa personne, et le premier mot qui sortira de sa bouche te donnera le ton que tu dois prendre. Vous composerez sur-le-champ votre harangue, de l’assemblage de toutes ces choses ; elle ne pourra lui déplaire, et passera très-vraisemblablement ; c’est lui qui en aura fourni les ingrédiens.

Hé bien, dis-je, je voudrois déjà avoir fait ce pas-là. Lâche ! un homme n’est-il donc pas égal à un autre sur toute la surface du globe ? Cela est ainsi dans un champ de bataille ; pourquoi cela ne seroit-il pas de même face à face dans le cabinet ? Crois-moi, Yorick, un homme qui ne prend pas cette noble assurance, se manque à lui-même, se dégrade et dément ses propres ressources dix fois sur une que la nature les lui refuse. Présente-toi au duc avec la crainte de la Bastille dans tes regards et dans ta contenance, et sois assuré que tu sera renvoyé à Paris en moins d’une heure sous bonne escorte…

Ma foi, dis-je, je le crois ainsi… Hé bien, par le ciel ! j’irai au duc avec toute l’assurance et toute la gaieté possibles…

Vous vous égarez encore, me dis-je. Un cœur tranquille ne se jette pas dans les extrêmes… il se possède toujours… Bien, bien, m’écriai-je, tandis que le cocher entroit dans les cours ; je vois que je m’en acquitterai très-bien. Et quand il s’arrêta, je me trouvai, par la leçon que je venois de me donner, aussi calme qu’on peut l’être. Je ne montai l’escalier ni avec cet air craintif qu’ont les victimes de la justice, ni avec cette humeur vive et badine qui m’anime toujours quand je te vais voir, Elisa.

Dès que je parus dans le salon, une personne vint au-devant de moi ; je ne sais si c’étoit le maître-d’hôtel ou le valet-de-chambre, peut-être étoit-ce quelque sous-secrétaire ; elle me dit que M. le duc de C… travailloit. J’ignore, lui dis-je, comment il faut s’y prendre pour obtenir audience ; je suis étranger, et ce qui est encore pis dans la conjoncture des affaires présentes, c’est que je suis anglois. Elle me répondit que cette circonstance ne rendoit pas la chose plus difficile… Je lui fis une légère inclination…… Monsieur, lui dis-je, ce que j’ai à communiquer à M. le duc est fort important. Il regarda de côté et d’autre, pour voir apparemment s’il n’y avoit personne qui pût en avertir le ministre. Je retournai à lui… Je ne veux pas, monsieur, lui dis je, causer ici de méprise… ce n’est pas pour M. le duc que l’affaire dont j’ai à lui parler est importante, c’est pour moi. Oh ! c’est une autre affaire, dit-il. Non, monsieur, repris-je, je suis sûr que c’est la même chose pour M. le duc… Cependant je le priai de me dire quand pourrois avoir accès. Dans deux heures, dit-il. Le nombre des équipages qui étoient dans la cour sembloit justifier ce calcul. Que faire pendant ce temps-là ? Se promener en long et en large dans une salle d’audience, ne me paroissoit pas un passe-temps fort agréable. Je descendis, et j’ordonnai au cocher de me mener au cordon-bleu.

Mais tel est mon destin… Il est rare que j’aille à l’endroit que je me propose.