Voyage sentimental/37

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 127-131).


LE PÂTISSIER.
Versailles.


Je n’étois pas à moitié chemin de l’auberge que je changeai d’idée. Puisque je suis à Versailles, pensai-je, il ne m’en coûtera pas davantage de parcourir la ville ; je tirai le cordon, et je dis au cocher de me promener par quelques-unes de ses principales rues. Cela sera bientôt fait, ajoutai-je, car je suppose qu’elle n’est pas grande. Elle n’est pas grande ! pardonnez-moi, monsieur, elle est fort grande et même fort belle. La plupart des seigneurs y ont des hôtels… À ce mot d’hôtels, je me rappelai tout-à-coup le comte de B. dont le libraire du quai Conti m’avoit dit tant de bien… Hé ! pourquoi n’irai-je pas chez un homme qui a une si haute idée des livres anglois, et des anglois mêmes ? Je lui raconterai mon aventure… Je changeai donc d’avis une seconde fois… à bien compter, même, c’étoit la troisième. J’avois eu d’abord envie d’aller chez madame R… rue des Saints-Pères ; j’avois chargé sa femme de-chambre de la prévenir que je me rendrois assurément chez elle. Mais ce n’est pas moi qui règle les circonstances, ce sont les circonstances qui me gouvernent. Ayant donc aperçu de l’autre côté de la rue un homme qui portoit un panier, et paroissoit avoir quelque chose à vendre, je dis à La Fleur d’aller lui demander où demeuroit le comte de B…

La Fleur revint précipitamment ; et avec un air qui peignoit la surprise, il me dit que c’étoit un chevalier de Saint-Louis qui vendoit des petits pâtés….. Quel conte ! lui dis-je, cela est impossible. Je ne puis, monsieur, vous expliquer la raison de ce que j’ai vu ; mais cela est ; j’ai vu la croix et le ruban rouge attaché à la boutonnière..... J’ai regardé dans le panier, et j’ai vu les petits pâtés qu’il vend ; il est impossible que je me trompe en cela.

Un tel revers dans la vie d’un homme éveille dans une ame sensible un autre principe que la curiosité… Je l’examinai quelque temps de dedans mon carrosse… Plus je l’examinois, plus je le voyois avec sa croix et son panier, et plus mon esprit et mon cœur s’échauffoient… Je descendis de la voiture, et je dirigeai mes pas vers lui.

Il étoit entouré d’un tablier blanc qui lui tomboit au-dessous des genoux. Sa croix pendoit au-dessus de la bavette. Son panier, rempli de petits pâtés, étoit couvert d’une serviette ouvrée. Il y en avoit une autre au fond, et tout cela étoit si propre, que l’on pouvoit acheter ses petits pâtés, aussi bien par appétit que par sentiment.

Il ne les offroit à personne, mais il se tenait tranquille dans l’encoignure d’un hôtel, dans l’espoir qu’on viendroit les acheter sans y être sollicité.

Il étoit âgé d’environ cinquante ans..... d’une physionomie calme, mais un peu grave. Cela ne me surprit pas… Je m’adressai au panier plutôt qu’à lui. Je levai la serviette et pris un petit pâté, en le priant d’un air touché de m’expliquer ce phénomène.

Il me dit en peu de mots, qu’il avoit passé « a jeunesse dans le service ; qu’il y avoit mangé un petit patrimoine ; qu’il avoit obtenu une compagnie et la croix : mais qu’à la conclusion de la dernière paix, son régiment fut réformé, et que tout le corps, ainsi que ceux d’autres régimens, fut renvoyé sans pension ni gratification…… Il se trouvoit dans le monde sans amis, sans argent, et bien réellement, ajouta-t-il, sans autre chose que ceci (montrant sa croix). Le pauvre chevalier me faisoit pitié ; mais il gagna mon estime en achevant ce qu’il avoit à me dire.

Le roi est un prince aussi bon que généreux, mais il ne peut récompenser ni soulager tout le monde ; mon malheur est de me trouver de ce nombre… Je suis marié… Ma femme que j’aime et qui m’aime, a cru pouvoir mettre à profit le petit talent qu’elle a de faire de la pâtisserie, et j’ai pensé, moi, qu’il n’y avoit point de déshonneur à nous préserver tous deux des horreurs de la disette en vendant ce qu’elle fait… à moins que la providence ne nous eût offert un meilleur moyen.

Je priverois les âmes sensibles d’un plaisir, si je ne leur racontois pas ce qui arriva à ce pauvre chevalier de Saint-Louis, huit ou neuf mois après.

Il se tenoit ordinairement près de la grille du château. Sa croix attira les regards de plusieurs personnes qui eurent la même curiosité que moi, et il leur raconta la même histoire avec la même modestie qu’il me l’avoit racontée. Le roi en fut informé. Il sut que c’étoit un brave officier qui avoit eu l’estime de tout son corps, et il mit fin à son petit commerce, en lui donnant une pension de quinze cents livres.

J’ai raconté cette anecdote dans l’espoir qu’elle plairoit au lecteur ; je le prie de me permettre, pour ma propre satisfaction, d’en raconter une autre arrivée à une personne du même état : les deux histoires se donnent jour réciproquement, et ce seroit dommage qu’elles fussent séparées.