Voyage sentimental/38

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 132-135).


L’ÉPÉE.
Rennes.


Quand les empires les plus puissans ont leurs époques de décadence, et éprouvent à leur tour les calamités et la misère, je ne m’arrêterai pas à dire les causes qui avoient insensiblement ruiné la maison d’E… en Bretagne. Le marquis d’E… avoit lutté avec beaucoup de fermeté contre les adversités de la fortune ; il vouloit conserver encore aux yeux du monde quelques restes de l’éclat dont avoient brillé ses ancêtres ; mais les dépenses excessives qu’ils avoient faites, lui en avoient entièrement ôté les moyens… Il lui restoit bien assez pour le soutien d’une vie obscure..... mais il avoit deux fils qui sembloient lui demander quelque chose de plus, et il croyoit qu’ils méritoient un meilleur sort. Ils avoient essayé de la voie des armes ;… il en coûtoit trop pour parvenir ;… l’économie ne convenoit pas à cet état… Il n’y avoit donc pour lui qu’une ressource, et c’étoit le commerce.

Dans toute autre province de France, hormis la Bretagne, c’étoit flétrir pour toujours la racine du petit arbre que son orgueil et son affection vouloient voir refleurir..... Heureusement la Bretagne a conservé le privilège de secouer le joug de ce préjugé. Il s’en prévaut. Les états étoient assemblés à Rennes ; le marquis en prit occasion de se présenter un jour, suivi de ses deux fils, devant le sénat. Il lit valoir avec dignité la faveur d’une ancienne loi du duché, qui, quoique rarement réclamée, n’en subsistoit pas moins dans toute sa force. Il ôta son épée de son côté. La voici, dit-il, prenez-là ; soyez-en les fidèles dépositaires, jusqu’à ce qu’une meilleure fortune me mette en état de la reprendre et de m’en servir avec honneur.

Le président accepta l’épée… Le marquis s’arrêta quelques momens pour la voir déposer dans les archives de sa maison, et se retira.

Il s’embarqua le lendemain avec toute sa famille pour la Martinique. Une application assidue au commerce pendant dix-neuf ou vingt ans, et quelques legs inattendus de branches éloignées de sa maison, lui rendirent de quoi soutenir sa noblesse, et il revint chez lui pour réclamer son épée.

J’eus le bonheur de me trouver à Rennes le jour de cet événement solennel. C’est ainsi que je l’appelle. Quel autre nom pourroit lui donner un voyageur sentimental ?

Le marquis, tenant par la main une épouse respectable, parut avec modestie au milieu de l’assemblée. Son fils aînée conduisoit sa sœur. Le cadet étoit à côté de sa mère. Un mouchoir cachoit les larmes de ce bon père.

Le silence le plus profond régnoit dans toute l’assemblée. Le marquis remit sa femme aux soins de son fils cadet et de sa fille, avança six pas vers le président, et lui redemanda son épée. On la lui rendit. Il ne l’eut pas plutôt, qu’il la tira presque toute entière hors du fourreau..... C’étoit la face brillante d’un ami qu’il avoit perdu de vue depuis quelque temps. Il l’examina attentivement, comme pour s’assurer que c’étoit la même. Il aperçut un peu de rouille vers la pointe : il la porta plus près de ses yeux, et il me sembla que je vis tomber une larme sur l’endroit rouillé ; je ne pus y être trompé par ce qui suivit.

Je trouverai, dit-il, quelqu’autre moyen pour l’ôter.

Il la remit ensuite dans le fourreau, remercia ceux qui en avoient été les dépositaires, et se retira avec son épouse, sa fille et ses deux fils.

Que je lui enviois ses sensations !