Voyage sentimental/39

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 135-146).


LE PASSE-PORT.
Versailles.


J’entrai chez monsieur le comte de B… sans essuyer la moindre difficulté. Il feuilletoit les ouvrages de Shakespéar qui étoient sur son secrétaire, et je lui fis juger par mes regards que je les connoissois. Je suis venu, lui dis-je, sans introducteur, parce que je savois que je trouverois dans votre cabinet un ami qui m’introduiroit auprès de vous. Le voilà, c’est le grand Shakespéar, mon compatriote… Esprit sublime, m’écriai-je, fais moi cet honneur-là !

Le comte sourit de la singularité de cette manière de se présenter… Il s’aperçut à mon air pâle que je ne me portois pas bien, et me pria aussitôt de m’asseoir. J’obéis ; et pour lui épargner des conjectures sur une visite qui n’étoit certainement pas faite dans les règles ordinaires, je lui racontai naïvement ce qui m’étoit arrivé chez le libraire, et comment cela m’avoit enhardi à venir le trouver plutôt que tout autre, pour lui faire part du petit embarras où je m’étois plongé. Quel est votre embarras ? me dit-il, que je le sache. Je lui fis le même récit que j’ai déjà fait au lecteur.

Mon hôte, ajoutai-je en le terminant, m’assure, M. le comte, qu’on me mettra à la Bastille. Mais je ne crains rien ; je suis au milieu du peuple le plus poli de l’univers, et ma conscience me dit que je suis intègre. Je ne suis point venu pour jouer ici le rôle d’espion, ni pour observer la nudité du pays ; à peine ai-je eu la pensée que je fusse exposé. Il ne convient pas à la générosité françoise, monsieur le comte, dis-je, de faire du mal à des infirmes.

Je vis le teint du comte s’animer lorsque je prononçai ceci… Ne craignez rien, dit-il… Moi ! monsieur, je ne crains réellement rien ; d’ailleurs, continuai-je d’un air un peu badin, je suis venu en riant depuis Londres jusqu’à Paris, et je ne crois pas que monsieur le duc de C… soit assez ennemi de la joie pour me renvoyer en pleurs.

Je me suis adressé à vous M. le comte, ajoutai-je en lui faisant une profonde inclination, pour vous engager à le prier de ne pas faire cet acte de cruauté.

Le comte m’écoutoit avec un grand air de bonté… sans cela j’aurois moins parlé… Il s’écria une ou deux fois : Cela est bien dit… Cependant la chose en resta là, et je ne voulus plus en parler.

Il changea lui-même de discours ; nous parlâmes de choses indifférentes, de livres, de nouvelles, de politique, des hommes… et puis des femmes. Que Dieu bénisse tout le beau sexe ! lui dis-je, personne ne l’aime plus que moi. Après tous les foibles que j’ai vus aux femmes, toutes les satires que j’ai lues contre elles, je les aime toujours. Je suis fermement persuadé qu’un homme qui n’a pas une espèce d’affection pour elles toutes, n’en peut aimer une seule comme il le doit.

Eh bien ! monsieur l’Anglois, me dit gaiement le comte, vous n’êtes pas venu ici, dites-vous, pour espionner la nudité du pays… je vous crois… ni encore, j’ose le dire, celle de nos femmes. Mais permettez-moi de conjecturer que si par hasard vous en trouviez quelques-unes sur votre chemin, qui qui se présentassent ainsi à vos yeux, la vue de ces objets ne vous effraieroit pas.

Il y a quelque chose en moi qui se révolte à la moindre idée indécente. Je me suis souvent efforcé de surmonter cette répugnance, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que j’ai hasardé de dire, dans un cercle de femmes, des choses dont je n’aurois pas osé risquer une seule dans le tête-à-tête, m’eût-elle conduit au bonheur.

Excusez-moi, M. le comte, lui dis-je ; si un pays aussi florissant ne m’offroit qu’une terre nue, je jeterois les yeux en pleurant… Pour ce qui est de la nudité des femmes, continuai-je en rougissant de l’idée qu’il avoit excitée en moi, j’observe si scrupuleusement l’évangile, je m’attendris tellement sur leurs foiblesses, que si j’en trouvois dans cet état, je les couvrirois d’un manteau, pourvu que je susse comment il faudroit m’y prendre… Mais, je l’avoue, je voudrois bien voir la nudité de leurs cœurs, et tâcher, à travers les différens déguisemens des coutumes, du climat, de la religion et des mœurs, de modeler le mien sur ce qu’il y a de bon…

C’est pour cela que je suis venu à Paris ; c’est pour la même raison, M. le comte, continuai-je, que je n’ai pas encore été voir le Palais-Royal, le Luxembourg, la façade du Louvre… Je n’ai pas non plus essayé de grossir le catalogue des tableaux, des statues, des églises : je me représente chaque beauté comme un temple dans lequel j’aimerois mieux entrer pour y voir les traits originaux et les légères esquisses qui s’y trouvent, plutôt que le fameux tableau de la transfiguration de Raphaël lui-même.

La soif que j’en ai, continuai-je, aussi ardente que celle qui enflamme le sein du connoisseur, m’a fait sortir de chez moi pour venir en France, et me conduira probablement plus loin… C’est un voyage tranquille que le cœur fait à la poursuite de la nature et des affections qu’elle fait éprouver, et qui nous porte à nous entr’aimer un peu mieux que nous ne faisons.

Le comte me dit des choses fort obligeantes à ce sujet ; et ajouta poliment qu’il étoit très-redevable à Shakespéar de lui avoir procuré ma connoissance… Mais à propos, dit-il, cet auteur est si rempli de ses grandes idées, qu’il a oublié une petite bagatelle, qui est de me dire votre nom… Cela vous met dans la nécessité de vous nommer vous-même.


LE PASSE-PORT.
Versailles.


Rien ne m’embarrasse plus que d’être obligé de dire qui je suis… Je parle plus aisément d’un autre que de moi-même ; et j’ai souvent souhaité de pouvoir le faire en un seul mot, pour avoir plutôt fini. Ce fut le seul moment et la seule occasion dans ma vie où je pus me satisfaire à cet égard. Shakespéar étoit sous mes yeux ; je me souvins que mon nom étoit dans la tragédie d’Hamlet ; je cherchai immédiatement la scène des fossoyeurs, au cinquième acte ; et, posant le doigt sur le nom d’Yorick, je présentai le volume au comte… Me voici, lui dis-je.

Il importe peu de savoir si la réalité de ma personne avoit effacé ou non de l’esprit du comte l’idée du squelette du pauvre Yorick, ou par quelle magie il se trompa de sept ou huit siècles… Les François conçoivent mieux qu’ils ne combinent… Rien ne m’étonne dans ce monde, et encore moins ces espèces de méprises… Je me suis avisé de faire quelques volumes de sermons, bons ou mauvais ; et un de nos évêques, dont je révère d’ailleurs la candeur et la piété, me disoit un jour qu’il n’avoit pas la patience de feuilleter des sermons qui avoient été composés par le bouffon du roi de Danemarck. Mais, Monseigneur, lui dis-je, il y a deux Yorick. Le Yorick dont vous parlez est mort et enterré il y a huit siècles… il florissoit à la cour d’Horwendillus… L’autre Yorick n’a brillé dans aucune cour, et c’est moi qui le suis… Il secoua la tête. Mon Dieu ! Monseigneur, ajoutai-je, vous voudriez donc me faire penser que vous pourriez confondre Alexandre-le-Grand, avec Alexandre dont parle Saint-Paul, et qui n’étoit qu’un chaudronnier ? Je ne sais, dit-il ; mais n’est-ce pas le même ?

Ah ! si le roi de Macédoine, lui dis-je, Monseigneur, pouvoit vous donner un meilleur évêché, je suis bien sûr que vous ne parleriez pas ainsi.

Le comte de B… tomba dans la même erreur.

Vous êtes Yorick ! s’écria-t-il… Oui, je le suis… Vous ? Oui, moi-même, moi qui ai l’honneur de vous parler. Bon Dieu ! dit-il en m’embrassant, vous êtes Yorick !

Il mit aussitôt le volume de Shakespéar dans sa poche, et me laissa seul dans son cabinet.


LE PASSE-PORT.
Versailles.


Je ne pouvois pas concevoir pourquoi le comte de B… étoit sorti précipitamment, ni pourquoi il avoit mis le volume de Shakespéar dans sa poche… Mais des mystères qui s’expliquent d’eux-mêmes par la suite, ne valent pas le temps que l’on perd à vouloir les pénétrer… il valoit mieux lire Shakespéar… Je pris un des volumes qui restoient, et je tombai sur la pièce intitulée Beaucoup de bruit et de fracas pour rien ; et du fauteuil où j’étois assis, je me transportai sur-le-champ à Messine ; je m’y occupois si fort de dom Pèdre, de Benoît et de Beatrix, que je ne pensois ni à Versailles, ni au comte, ni au passe-port.

Douce flexibilité de l’esprit humain, qui peut aussitôt se livrer à des illusions qui adoucissent les tristes momens de l’attente et de l’ennui !… Il y a long-temps que je n’existerois plus, si je n’avois pas erré dans ces plaines enchantées..... Dès que je trouve un chemin trop rude pour mes pieds, ou trop escarpé pour mes forces, je le quitte pour chercher un sentier velouté et uni, que l’imagination a jonché de boutons de roses. J’y fais quelques tours, et j’en reviens plus robuste et plus frais. Lorsque le mai m’accable, et que ce monde ne m’offre aucune retraite pour m’y soustraire, je le quitte, et je prends une nouvelle route… et comme j’ai une idée beaucoup plus claire des champs Élisées que du Ciel, je fais comme Enée, j’y entre par force… Je le vois qui rencontre l’ombre pensive de sa Didon abandonnée, qu’il cherche à reconnoître… Elle l’aperçoit, se détourne en silence de l’auteur de sa misère et de sa honte… Mes sensations se perdent dans les siennes, et se confondent dans ces émotions qui m’arrachoient des larmes sur son sort lorsque j’étois au collège.

Ce n’est certainement pas là courir après une ombre vaine et se tourmenter inutilement pour la saisir : on se tourmente bien plus souvent en confiant le succès de ces émotions à la seule raison. J’assurerai hardiment que quant à moi, je ne fus jamais plus en état de vaincre aussi décidément une seule sensation désagréable dans mon cœur, qu’en y excitant à sa place une autre plus douce et plus agréable.

J’allois finir de lire le troisième acte lorsque le comte de B… entra, avec mon passeport à la main… M. le duc de C… me dit-il, est aussi bon prophète qu’il est grand homme d’état… Celui qui rit, dit-il, ne sera jamais dangereux. Pour tout autre que le bouffon du roi, je n’aurois pu l’avoir de plus de deux heures… Mais, M. le comte, lui dis-je, je ne suis pas le bouffon du roi… Mais vous êtes Yorick ? Oui… Et vous riez, vous plaisantez ? je ris, je plaisante ; mais je ne suis point payé pour cela… C’est toujours à mes propres frais que je m’amuse…

Nous n’avons pas, M. le comte, de bouffons à la cour ; le dernier que nous eûmes parut sous le règne licencieux de Charles II. Nos mœurs depuis ce temps se sont si épurées ; nos grands seigneurs sont si désintéressés, qu’ils ne désirent plus rien que les honneurs et la richesse de leur patrie ; nos dames sont toutes si modestes, si réservées, si chastes, si dévotes… Ah ! M. le comte, un bouffon n’auroit pas un seul trait de raillerie à décocher…

Oh ! pour cela, s’écria-t-il, voilà du persifflage.


LE PASSE-PORT.
Versailles.


Le passe-port étoit adressé à tous les gouverneurs, lieutenans-commandans, officiers-généraux et autres officiers de justice ; et M. Yorick, le bouffon du roi, et son bagage pouvoient voyager tranquillement. On avoit ordre de les laisser passer sans les inquiéter… J’avoue cependant que le triomphe d’avoir obtenu ce passe-port me paroissoit un peu terni par la figure que j’y faisois… Mais quels biens dans ce monde sont sans mélange ? Je connois de graves théologiens qui vont jusqu’à soutenir que la jouissance même est accompagnée d’un soupir, et que la plus délicieuse qu’ils connoissent, se termine ordinairement par quelque chose approchant de la convulsion.

Je me souviens que le grave et le savant Bevoriskius, dans son commentaire sur les générations d’Adam, étant au milieu d’une note, l’interrompit tout naturellement pour parler de deux moineaux qui étoient sur les bords de sa fenêtre, et qui l’avoient tellement incommodé pendant qu’il écrivoit, qu’ils lui avoient enfin fait perdre le fil de sa généalogie.

« Cela est étrange ! s’écrie-t-il, mais le fait n’en est pas moins vrai. Ils me troubloient par leurs caresses… J’eus la curiosité de les marquer une à une avec ma plume ; et le moineau mâle, dans le peu de temps qu’il m’auroit fallu pour finir ma note, reitéra les siennes vingt-trois fois et demie.

» Que le ciel répand de bienfaits sur ses créatures ! ajoute Bevoriskius. »

Et c’est le plus grave de tes frères, ô malheureux Yorick, qui publie ce que tu ne peux copier ici sans rougir !

Mais cette anecdote n’a rien de commun avec mes voyages… Je demande deux fois… trois fois excuse de cette digression.