Voyage sentimental/40

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 146-150).


CARACTÈRES.
Versailles.


Eh bien, me dit le comte après qu’il m’eut donné le passe-port, comment trouvez-vous les françois ?

On peut s’imaginer qu’après avoir reçu tant d’honnêtetés, je ne pouvois répondre à cette question que d’une manière fort polie.

Passe pour cela, dit le comte mais parlez franchement, trouvez-vous dans les François toute l’urbanité dont on leur fait honneur par tout ? Tout ce que j’ai vu, lui dis-je, me confirme dans cette opinion… Oh ! oui, dit le comte, les françois sont polis… Jusqu’à l’excès, repris-je.

Ce mot excès le frappa ; il prétendoit que j’entendois par-là plus que je ne disois. Je m’en défendis pendant long-temps aussi bien que je pus… Il insista sur ma réserve, et il m’engagea à parler avec franchise.

Je crois, M. le comte, lui dis-je, qu’il en est des questions que l’on se fait dans la société, comme de la musique ; on a besoin d’une clef pour répondre aux unes, comme pour régler l’autre. Une note exprimée trop haut ou trop bas, dérange tout le système de l’harmonie… Le comte de B… me dit qu’il ne savoit pas la musique, et me pria de m’expliquer de quelqu’autre façon… Une nation civilisée, M. le comte, lui dis-je enfin, rend le monde son tributaire. La politesse en elle-même, ainsi que le beau sexe, a d’ailleurs tant de charmes, qu’il répugne au cœur d’en dire du mal… Je crois cependant qu’il n’y a qu’un seul point de perfection où l’homme en général puisse arriver. S’il le passe, il change plutôt de qualités qu’il n’en acquiert..... Je ne prétends pas marquer par-là à quel degré cela se rapporte aux françois sur le point dont nous parlons. Mais si jamais les anglois parvenoient à cette politesse qui distingue les françois, et s’ils ne perdoient pas en même-temps cette politesse du cœur qui engage les hommes à faire plutôt des actes d’humanité que de pure civilité, ils perdroient au moins ce caractère original et varié qui les distingue non-seulement les uns des autres, mais aussi de tout le reste du monde.

Je fouillai dans ma poche, et j’en tirai quelques schelins qui avoient été frappés du temps du roi Guillaume, et qui étoient unis comme le verre : ils pouvoient servir à éclaircir ce que je venois de dire.

Voyez, M. le comte, lui dis-je en les posant devant lui sur son bureau : par le frottement de ces pièces pendant soixante-dix ans qu’elles ont passé par tant de mains, elles sont devenues si semblables les unes aux autres, qu’à peine pouvez-vous les distinguer. Les anglois, comme les anciennes médailles que l’on met à part et qui ne passent que par peu de mains, conservent la même rudesse que la main de la nature leur a donnée. Elles ne sont pas si agréables au toucher, mais en revanche la légende en est si lisible, que du premier coup-d’œil l’on voit de qui elles portent l’effigie et la suscription….. Mais les françois, M. le comte… ajoutai-je, cherchant à adoucir ce que j’avois dit, ont tant d’excellentes qualités, qu’ils peuvent bien se passer de celle-là. Il n’y a point de peuple plus loyal, plus brave, plus généreux, plus spirituel et meilleur. S’ils ont un défaut…, c’est d’être trop sérieux.

Mon Dieu ! s’écria le comte en se levant avec surprise…

Mais vous plaisantez, dit-il… Je mis la main sur ma poitrine, et l’assurai gravement que c’étoit mon opinion…

Le comte me dit qu’il étoit mortifié de ne pouvoir rester, pour m’entendre justifier cette idée. Il étoit obligé de sortir dans le moment, pour aller dîner chez le duc de C… où il étoit engagé.

Mais j’espère, me dit-il, que vous ne trouverez pas Versailles trop éloigné de Paris, pour vous empêcher d’y venir dîner avec moi… J’aurai peut-être alors le plaisir de vous voir rétracter votre opinion ou d’apprendre comment vous la soutiendrez. En ce cas, M. l’anglois, vous ferez bien d’employer tous vos moyens, car vous aurez tout le monde contre vous… Je promis au comte d’avoir l’honneur de dîner avec lui avant de partir pour l’Italie, et je me retirai.