Voyage sentimental/41

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 150-154).


LA TENTATION.
Paris.


Je revins aussitôt à Paris. Le portier me dit qu’une jeune fille, qui avoit une boîte de carton, étoit venue me demander un instant avant que j’arrivasse. Je ne sais, dit-il, si elle s’en est allée ou non. Je pris la clef de ma chambre, et je trouvai dans l’escalier la jeune fille qui descendoit.

C’étoit mon aimable fille du quai de Conti. Madame de R… l’avoit envoyée chez une marchande de modes, à deux pas de l’hôtel de Modène : je ne l’avois pas été voir, et elle lui avoit dit de s’informer si je n’étois déjà plus à Paris, et, en ce cas, si je n’avois pas laissé une lettre à son adresse.

Elle monta avec moi dans ma chambre, pour attendre que j’eusse écrit une carte.

C’étoit une belle soirée de la fin du mois de mai. Les rideaux de la fenêtre, de taffetas cramoisi, étoient bien fermés..... Le soleil se couchoit, et réfléchissoit à travers l’étoffe une si belle teinte sur le visage charmant de la jeune beauté, que je crus qu’elle rougissoit… Cette idée me fit rougir moi-même… Nous étions seuls, et cette circonstance me donna une seconde rougeur avant que la première fût dissipée.

Il y a une espèce agréable de rougeur qui est à moitié criminelle, et qui provient plutôt du sang que de l’homme lui-même..... Le cœur l’envoie avec impétuosité, et la vertu vole à sa suite non pas pour la rappeler, mais pour en rendre la sensation plus délicieuse… elles vont de compagnie…

Je ne la décrirai pas… Je sentis d’abord quelque chose en moi qui n’étoit pas conforme à la leçon de vertu que j’avois donnée la veille sur le quai de Conti ; je cherchai une carte pendant cinq ou six minutes, quoique je susse que je n’en avois point...... Je pris une plume… je la replaçai ; ma main trembloit, le diable m’agitoit.

Je sais aussi bien que tout autre que c’est un ennemi qui s’enfuit si on lui résiste ; mais il est rare que je lui résiste, de peur d’être blessé au combat, quoique vainqueur..... j’aime mieux, pour plus de sûreté, céder le triomphe ; et c’est moi-même qui fuis, au lieu de le faire fuir.

La jeune fille s’approcha du secrétaire, où je cherchois si inutilement une carte..... Elle prit d’abord la plume que j’avois replacée, et m’offrit de me tendre le cornet… et cela d’une voix si douce, que j’allois l’accepter : cependant je n’osai pas. Mais, ma chère, je n’ai point de carte, lui dis-je, pour écrire. Qu’importe ; écrivez, dit-elle naïvement, sur telle autre chose que ce soit.

Ah ! je fus tenté de lui dire : je vais donc l’écrire sur tes lèvres…

Mais je suis perdu, me dis-je, si je fais cela. Je la pris par la main, et la menai vers la porte, en la priant de ne point oublier la leçon que je lui avois donnée… Elle promit de s’en souvenir, et elle fit cette promesse avec tant d’ardeur, qu’en se retournant elle mit ses deux mains dans les miennes… Il étoit impossible, dans cette situation, de ne pas les serrer ; je voulois les laisser aller, et je les retenois encore… Je ne lui parlois point, je raisonnois en moi-même… L’action me faisoit de la peine, mais je tenois toujours ses mains serrées… Au même instant je m’aperçus qu’il falloit recommencer le combat ; je sentois tout mon cœur trembler à cette idée.

Le lit n’étoit qu’à deux pas de nous…. Je lui tenois encore les mains… et je ne sais comment cela arriva… je ne lui dis pas de s’y asseoir… je ne l’y attirai pas… je n’y pensois même pas..... cependant nous nous trouvâmes tous deux assis sur le pied du lit.

Il faut, dit-elle, que je vous montre la petite bourse que j’ai faite ce matin pour mettre votre écu..... Elle la chercha dans sa poche droite qui étoit de mon côté, et la chercha pendant quelque temps ; ensuite dans sa poche gauche, et ne la trouvant point, elle craignoit de l’avoir perdue..... Je n’ai jamais attendu une chose avec autant de patience. Enfin, elle la trouva dans sa poche droite, et l’en tira pour me la montrer. Elle étoit de taffetas vert doublé de satin blanc piqué, et n’étoit pas plus grande qu’il ne falloit pour contenir l’écu qui étoit dedans. Elle me la mit dans la main ; elle étoit joliment faite..... Je la tins dix minutes, le revers de ma main appuyé sur ses genoux… Je regardai la bourse, et quelquefois à côté.

J’avois un col plissé, dont quelques fils s’étoient rompus. Elle enfila, sans rien dire, une aiguille, et se mit à le racommoder… Je prévis alors tout le danger que couroit ma gloire..... Sa main, qu’elle faisoit passer et repasser sur mon cou, en gardant le silence, agitoit violemment les lauriers que mon imagination avoit placés sur ma tête.


La boucle d’un de ses souliers s’étoit défaite en marchant..... Voyez, dit-elle en levant son pied, j’allois la perdre si je ne m’en étois pas aperçue..... Je ne pouvois pas faire moins, en reconnoissance du soin qu’elle avoit pris de me raccommoder mon col, que de rattacher sa boucle… Lorsque j’eus fini, je levai l’autre pied, pour voir si les boucles étoient placées l’une comme l’autre..... Je le fis un peu trop brusquement..... et la belle fille fut renversée...... Et alors.....