Voyage sentimental/49

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 177-181).


L’ACTE DE CHARITÉ.
Paris.


Un homme qui craint d’entrer dans un passage obscur, peut être un très-galant homme, et propre à faire mille choses ; mais il lui est impossible de faire un bon voyageur sentimental. Je fais peu de cas de ce qui se passe au grand jour et dans les grandes rues. La nature est retenue et n’aime pas à agir devant les spectateurs. Mais on voit quelquefois, dans un coin retiré, de courtes scènes qui valent mieux que tous les sentimens d’une douzaine de tragédies du théâtre françois réunies… Elles sont cependant bien bonnes… Elles sont aussi utiles aux prédicateurs qu’aux rois, aux héros, aux guerriers ; et quand je veux faire quelque sermon plus brillant qu’à l’ordinaire, je les lis, et j’y trouve un fonds inépuisable de matériaux. La Cappadoce, le Pont, l’Asie, la Phrygie, la Pamphilie, le Mexique, me fournissent des textes aussi bons qu’aucun de la bible.

Il y a un passage fort long et fort obscur qui va de l’opéra-comique à une rue fort étroite. Il est fréquenté par ceux qui attendent humblement l’arrivée d’un fiacre, ou qui veulent se retirer tranquillement à pied quand le spectacle est fini. Le bout de ce passage, vers la salle, est éclairé par un lampion, dont la lumière foible se perd avant qu’on arrive à l’autre bout. Ce lumignon est peu utile, mais il sert d’ornement. Il est de loin comme une étoile fixe de la moindre grandeur… Elle brûle, et ne fait aucun bien à l’univers.

En m’en retournant le long de ce passage, j’aperçus, à cinq ou six pas de la porte, deux dames qui se tenoient par le bras, et qui avoient l’air d’attendre une voiture : comme elles étoient le plus près de la porte, je pensai qu’elles avoient un droit de priorité. Je me tapis donc le long du mur, presque à côté d’elles, et m’y tins tranquillement… J’étois en noir, et à peine pouvoit-on distinguer qu’il y eût là quelqu’un.

La dame dont j’étois le plus proche, étoit grande, maigre, et d’environ trente-six ans ; l’autre, aussi grande, aussi maigre, avoit environ quarante ans. Elles n’avoient rien qui dénotât qu’elles fussent femmes ou veuves. Elles sembloient être deux sœurs, vraies vestales, aussi peu accoutumées au doux langage des amans qu’à leurs tendres caresses… J’aurois bien souhaité de les rendre heureuses… Mais le bonheur, ce soir, étoit destiné à leur venir d’une autre main.

Une voix basse avec une bonne tournure d’expression, terminée par une douce cadence, se fit entendre, et leur demanda, pour l’amour de Dieu, une pièce de douze sous entr’elles deux… Il me parut singulier d’entendre un mendiant fixer le contingent d’une aumône, et surtout de le fixer à douze fois plus haut qu’on ne donne ordinairement dans l’obscurité… Les dames en parurent tout aussi surprises que moi. Douze sous ! dit l’une ; une pièce de douze sous ! dit l’autre ; et point de réponse.

Je ne sais, Mesdames, dit le pauvre, comment demander moins à des personnes de votre rang, et il leur fit une profonde révérence.

Passez, passez, dirent-elles, nous n’avons point d’argent.

Il garda le silence pendant une minute on deux, et renouvela sa prière.

Ne fermez pas vos oreilles, mes belles dames, dit-il, à mes accens. Mais, mon bon homme, dit la plus jeune, nous n’avons point de monnoie… Que Dieu vous bénisse donc, dit-il, et multiplie envers vous ses faveurs !… L’aînée mit la main dans sa poche… Voyons donc, dit-elle, si je trouverai un sou marqué… Un sou marqué ! Ah ! donnez la pièce de douze sous, dit l’homme ; la nature a été libérale à votre égard, soyez-le envers un malheureux qu’elle semble avoir abandonné.

Volontiers, dit la plus jeune, si j’en avois.

Beauté compatissante, dit-il en s’adressant à la plus âgée, il n’y a que votre bonté, votre bienfaisance, qui donnent à vos yeux un éclat si doux, si brillant… et c’est ce qui faisoit dire tout à l’heure au marquis de Santerre et à son frère, en passant, des choses si agréables de vous deux.

Les deux dames parurent très-affectées ; et toutes deux à-la-fois, comme par impulsion, mirent la main dans leur poche, et en tirèrent chacune une pièce de douze sous.

La contestation entr’elles et le suppliant finit ; il n’y en eut plus qu’entr’elles, pour savoir qui donneroit la pièce de douze sous ; pour finir la dispute, chacune d’elles la donna ; et l’homme se retira.