Voyage sentimental/51

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 182-187).


PARIS.


Nous nous avançons moins dans le monde en rendant des services qu’en en recevant. Nous prenons le rejeton fané d’un œillet, nous le plantons, et nous l’arrosons parce que nous l’avons planté.

M. le comte de B..... qui m’avoit été si utile pour mon passe-port, me le fut encore… Il étoit venu à Paris, et devoit y rester quelques jours… Il s’empressa de me présenter à quelques personnes de qualité qui dévoient me présenter à d’autres, et ainsi de suite.

Je venois de découvrir, assez à temps, le secret que je voulois approfondir pour tirer parti de ces honneurs et les mettre à profit. Sans cela, je n’aurois dîné ou soupé qu’une seule fois à la ronde chez toutes ces personnes, comme cela se pratique ordinairement ; et en traduisant, selon ma coutume, les figures et les attitudes françoises en anglois, j’aurois vu à chaque fois que j’avois pris le couvert de quelqu’un qui auroit été plus agréable à la compagnie que moi. L’effet tout naturel de ma conduite eût été de résigner toutes mes places l’une après l’autre, uniquement parce que je n’aurois pas su les conserver… Mon secret opéra si bien, que les choses n’allèrent pas mal.

Je fus introduit chez le vieux marquis de… Il s’étoit signalé autrefois par une foule de faits de chevalerie dans la cour de Cythère, et il conservoit encore l’idée de ses jeux et de ses tournois… Mais il auroit voulu faire croire que les choses étoient encore ailleurs que dans sa tête. Je veux, disoit-il, faire un tour en Angleterre ; et il s’informoit beaucoup des dames angloises… Croyez-moi, lui dis-je, M. le marquis, restez où vous êtes. Les seigneurs anglois ont beaucoup de peine à obtenir de nos dames un seul coup-d’œil favorable ; et le vieux marquis m’invita à souper.

M. P… fermier-général, me fit une foule de questions sur nos taxes… J’entends dire, me dit-il, qu’elles sont considérables. Oui, lui dis-je en lui faisant une profonde révérence ; mais vous devriez nous donner le secret de les recueillir.

Il me pria à souper dans sa petite maison. On avoit dit à madame de Q… que j’étois un homme d’esprit… Madame de Q… étoit elle-même une femme d’esprit ; elle brûloit d’impatience de me voir et de m’entendre parler… Je ne fus pas plutôt assis, que je m’aperçus que la moindre de ses inquiétudes étoit de savoir que j’eusse de l’esprit ou non… Il me sembla qu’on ne m’avoit laissé entrer que pour que je susse qu’elle en avoit… Je prends le ciel à témoin que je ne desserrai pas une fois les lèvres.

Madame de Q… assuroit à tout le monde qu’elle n’avoit jamais eu avec qui que ce soit une conversation plus instructive que celle qu’elle avoit eue avec moi.

Il y a trois époques dans l’empire d’une dame d’un certain ton en France… Elle est coquette, puis déiste… et enfin dévote. L’empire subsiste toujours, elle ne fait que changer de sujets. Les esclaves de l’amour se sont-ils envolés à l’apparition de sa trente-cinquième année, ceux de l’incrédulité leur succèdent, viennent ensuite ceux de l’église.

Madame de V… chanceloit entre les deux époques ; ses roses commençoient à se faner, et il y avoit cinq ans au moins, quand je lui rendis ma première visite, qu’elle devoit pencher vers le déisme.

Elle me fit placer sur le sofa où elle étoit, afin de parler plus commodément et de plus près sur la religion ; nous n’avions pas causé quatre minutes, qu’elle me dit : pour moi je ne crois à rien du tout.

Il se peut, Madame, que ce soit votre principe ; mais je suis sûr qu’il n’est pas de votre intérêt de détruire des ouvrages extérieurs aussi puissans. Une citadelle ne résiste guères quand elle en est privée… Rien n’est si dangereux pour une beauté, que d’être déiste… et je dois cette dette à mon credo, de ne pas vous le cacher. Hé ! bon Dieu, Madame, quels ne sont pas vos périls ! il n’y a que quatre ou cinq minutes que je suis auprès de vous et j’ai déjà formé des desseins : qui sait si je n’aurois pas tenté de les suivre, si je n’avois été persuadé que les sentimens de votre religion seroient un obstacle à leur succès ?

Nous ne sommes pas des diamant, lui dis-je en lui prenant la main ; il nous faut des contraintes jusqu’à ce que l’âge s’appesantisse sur nous et nous le donne… Mais, ma belle dame, ajoutai-je en lui baisant la main que je tenois..... il est encore trop tôt. Le temps n’est pas encore venu.

Je peux le dire..... Je passai dans tout Paris pour avoir converti madame de V… Elle rencontra D… et l’abbé M… et leur assura que je lui en avois plus dit en quatre minutes en faveur de la religion révélée, qu’ils n’en avoient écrit contre elle dans toute leur Encyclopédie..... Je fus enregistré sur-le-champ dans la coterie de madame de V… qui différa de deux ans l’époque déjà commencée de son déisme.

Je me souviens que j’étois chez elle un jour ; je tâchois de démontrer au cercle qui s’y étoit formé, la nécessité d’une première cause… J’étois dans le fort de mes preuves, et tout le monde y étoit attentif, lorsque le jeune comte de F… me prit mystérieusement par la main… Il m’attira dans le coin le plus reculé du sallon, et me dit tout bas : vous n’y avez pas pris garde… votre solitaire est attaché trop serré… il faut qu’il badine… voyez le mien… Je ne vous en dis pas davantage : un mot, M. Yorick, suffit au sage.

Et un mot qui vient du sage suffit, M. le comte, répliquai-je en le saluant.

M. le comte m’embrassa avec plus d’ardeur que je ne l’avois jamais été.

Je fus ainsi de l’opinion de toute le monde pendant trois semaines. Parbleu ! disoit-on, ce M. Yorick a, ma foi, autant d’esprit que nous… Il raisonne à merveille, disoit un autre. On ne peut être de meilleure compagnie, ajoutoit un troisième. J’aurois pu, à ce prix, manger dans toutes les maisons de Paris, et passer ainsi ma vie au milieu du beau monde… Mais quel métier ! j’en rougissois. C’étoit jouer le rôle de l’esclave le plus vil ; tout sentiment d’honneur se révoltoit contre ce genre de vie… Plus les sociétés dans lesquelles je me trouvois étoient élevées, et plus je me trouvois forcé de faire usage du secret que j’avois appris dans le cul-de-sac de l’opéra comique… Plus la coterie avoit de réputation, et plus elle étoit fréquentée par les enfans de l’art… et je languissois après les enfans de la nature. Une nuit que je m’étois vilement prostitué à une demi-douzaine de personnes du plus haut parage, je me trouvai incommodé… J’allai me coucher. Je dis le lendemain de grand matin à La Fleur d’aller chercher des chevaux de poste, et je partis pour l’Italie.