Voyage sentimental/60

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 215-218).


SUITE DU CAS DE DÉLICATESSE.


Je pris à la femme-de-chambre… quoi ? la main. Non, non : subterfuge grossier, M. Yorick. Trop grossier, en vérité. Voilà ce que diront un critique, un casuiste et un prêtre. Eh bien, je parie ma culotte de soie noire (c’étoit la première fois que je la mettois) contre une douzaine de bouteille de vin de Bourgogne, pareil à celui que nous bûmes hier au soir, (car je voulois parier avec la dame) que ces messieurs ont tort. Cela n’est guère possible, répondent mes clair-voyans censeurs ; la conséquence est trop visible pour qu’on s’y méprenne.

La femme-de-chambre étoit, j’en conviens, aussi vive que peut être une françoise, et une françoise de vingt ans. Cependant, si l’on examine la circonstance, si l’on fait attention que cette fille avoit le visage tourné du côté de sa maîtresse, afin de couvrir la brèche occasionnée par la chute des épingles, je crois que les géomètres les plus habiles auroient bien de la peine à démontrer la ligne que mon bras a dû décrire pour prendre à la femme-de-chambre…

Vous le voulez pourtant, je vous l’accorde ; mais étoit-ce ma faute ? Savois-je dans que ! état se trouvoit cette fille ? Où vais-je m’imaginer qu’elle viendroit sans être habillée ? Hélas ! une chemise pour tout vêtement, c’est une armure bien légère pour une affaire qui pouvoit être aussi chaude. Il est vrai que si elle eût été d’un caractère aussi taciturne que la femme-de-chambre parisienne que je rencontrai avec ses égaremens du cœur, tout alloit pour le mieux, mais cette lyonnoise bavarde n’eut pas plutôt senti ma main, qu’elle se mit à crier, comme si l’on eût voulu la tuer. En effet, quand elle m’auroit vu armé d’un poignard, quand c’eût été à sa vie, et non à sa vertu que j’en aurois voulu, elle n’auroit pas poussé des cris plus perçans. Ah ! milord ! ah ! madame ! monsieur l’anglais il y est ! il y est !

L’hôtesse et les deux voituriers accoururent. Pouvoient-ils, en conscience, rester tranquilles dans leurs lits, pendant qu’on s’égorgeoit ? car ils le croyoient ainsi. — La pauvre hôtesse étoit toute tremblante ; elle invoquoit Saint-Ignace, et les signes de croix se succédoient avec une rapidité incroyable. Les voiturins, dans cette bagarre, avoient oublié leurs culottes, et n’étoient pas dans un état plus décent que moi ; car j’avois sauté à bas de mon lit, et j’étois debout auprès de la dame, lorsqu’ils entrèrent dans notre chambre.

Quand on fut revenu de la première surprise, on demanda à la jeune fille ce qui l’avoit fait crier ; si des voleurs avoient enfoncé sa porte ? Point de réponse. Mais elle eût la présence d’esprit de s’enfuir précipitamment dans son cabinet.

Comme il n’y avoit qu’elle qui pût donner des éclaircissemens, et qu’elle s’y refusoit, j’allois échapper aux soupçons ; mais malheureusement en me tournant et retournant dans mon lit, sans pouvoir me rendormir, j’avois fait sauter un bouton très-essentiel de ma culotte de soie noire, et l’autre s’étoit échappé de la boutonnière. Ainsi, il étoit clair que j’avois violé l’article de notre capitulation relatif à la culotte.

Je vis les yeux de la dame piémontaise se porter sur l’objet ; et comme les miens suivoient leur direction, je reconnus que, quoique j’eusse ma culotte, l’état dans lequel je me trouvois devoit faire rougir la pudeur, plus que ne pouvoient le faire la nudité des deux voiturins, ou la chemise déchirée de notre hôtesse, ou même les charmes en désordre de la dame. J’étois, Eugène, debout tout près d’elle, quand elle m’aperçut… Cette découverte lui fit faire un retour sur elle-même. Elle se renfonça bien vite dans son lit, s’enveloppa dans ses couvertures, et ordonna qu’on apportât promptement le déjeûner.

À ce signal, tous les curieux se retirèrent, et nous pûmes dès-lors entrer en conférence réglée, et discuter librement les articles de notre traité.