Voyages au Maroc (1670-1789-1860)
VOYAGES AU MAROC[1].
La contrée que les Européens ont pris l’habitude de qualifier d’empire du Maroc, d’après le nom aussi mal orthographié que prononcé de l’une de ses capitales, Marakesh, est comprise entre le 28°et le 38°degré de latitude septentrionale, et entre le 3° et le 14° méridien à l’ouest de Paris. Baignée au couchant par l’océan Atlantique, au nord par la Méditerranée, confinée à l’est par l’Algérie, et enfin au sud par le grand désert, elle renferme dans ces limites une superficie de 577 500 kilomètres carrés, c’est-à-dire supérieure de 47 500 kilomètres à celle de la France actuelle. Mais tandis que le seul mot France résume, pour une population compacte de 37 millions d’hommes, l’œuvre d’unité élaborée par de longs siècles, l’idéal du devoir et du droit, le foyer où l’on naît, où l’on croît, où l’on aime, où flotte le drapeau pour lequel on meurt, et enfin cette chaîne électrique de solidarité traditionnelle qui remonte du berceau de l’enfant aux tombeaux vénérés de tous les héros, de tous les pères de la patrie, — la contrée dont nous parlons ne porte réellement aucun nom parmi les 6 ou 7 millions d’êtres humains d’origines diverses qu’elle nourrit. En Algérie, on l’appelle simplement El-Garb, l’Occident ; pour les écrivains arabes, du temps où les Arabes écrivaient, c’était le Maugreb, l’Occident éloigné ; pour l’habitant du Maroc, c’est simplement la terre du maître, le Beled de tel ou tel sultan : hier le Beled d’Abder-Rhaman, aujourd’hui celui de Moula-Abbas. Entre l’état de choses que ce seul fait révèle et les conditions sociales qu’impliquent nos idées modernes de patrie et de nationalité, il y a donc un abîme.
Si les populations du Maroc n’ont pu le franchir ou le combler, on ne peut l’attribuer ni au manque de temps, ni au défaut de communication avec le reste du monde. Déjà huit siècles avant notre ère, le Carthaginois Hannon les avait mises en rapport avec les foyers de la civilisation antique, et ces rapports ont continué sous l’empire Romain et sous le Khalifat. Bien plus, avant et depuis ces époques, presque aucun des grands courants de migrations qui ont remanié la face de la terre n’a fait défaut au Maroc. Ibères sortis de l’Espagne ; Amazirques, Shellouhs ou Berbères, descendus à une date ignorée des plateaux de la haute Asie ; Hébreux et Syriens, échappés par milliers des naufrages successifs de Tyr, de Samarie et de Sion ; Vandales, venus des extrémités du septentrion ; Arabes de l’Iemen, poussés par Mohammed à la conquête du monde ; noirs du Soudan, achetés ou volés sur leur terre natale : toutes les branches de la race humaine ont déposé sur ce sol quelqu’un de leurs rameaux. Mais aucun n’a été assez puissant pour y remplacer par les habitudes stables et fécondantes de l’agriculture, cette première nourrice des citoyens et des États, les errements déprédateurs de la vie nomade et pour faire jaillir la cité d’un douar de pasteurs, d’un repaire de pirates ou d’une citadelle de tyran. Les villes du Maroc, si familiers que soient leurs noms aux oreilles européennes, ses métropoles, dont on a fait sonner si haut les richesses et la population, n’étaient naguère encore rien de plus que ce que nous venons de dire, et à mesure qu’elles ont cessé de l’être, elles se dépeuplent et s’écroulent, à l’image de tant d’autres dont les vestiges sans nom sur les bords des fleuves taris du Maroc, étonneront un jour l’archéologue et l’antiquaire. De Tanger à Taroudant, de Salé au Tafilet, il n’y a que des ruines, des opprimés soumis ou révoltés et un maître. De là l’agonie du Maroc et l’excuse de toute invasion européenne qui viendra y mettre un terme.
LE MAROC AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.
Dans l’automne de 1670, un vaisseau destiné pour les îles Caraïbes partit de Dieppe, ayant à bord plusieurs passagers au nombre desquels un sieur Mouette. À la hauteur de Madère, ce bâtiment rencontra deux navires suspects qui s’en emparèrent en un instant et le conduisirent à Salé, le chef-lieu des pirates de Maroc. Bientôt les gens de l’équipage furent conduits au marché public et mis en vente. Les acheteurs examinaient surtout leurs mains, afin de connaître la qualité de l’esclave. Un chevalier de Malte et sa mère furent vendus 1500 écus. Après avoir longtemps marchande, un certain Maraxchi en donna 360 de Mouette ; il le conduisit ensuite chez lui, et le présenta à sa femme qui le traita avec bonté et lui offrit du pain, du beurre, des dattes et du miel. De son côté, Maraxchi le consola, l’engagea à prendre courage, le questionna sur sa famille et ses moyens de rançon. Mouette, dans l’espoir d’obtenir sa liberté à meilleur marché, déclara qu’il était sans fortune et dans l’impossibilité absolue de payer la moindre rançon. Alors Maraxchi lui conseilla d’écrire à sa famille, afin qu’elle obtînt la somme nécessaire par voie d’aumône : « car, si tu ne réussis pas, ajouta-t-il, je te fais enchaîner comme un chien et jeter dans un cachot. »
« Cette menace m’effraya, dit Mouette ; j’écrivis sur le-champ à mon frère, que je disais être un savetier, en le suppliant d’amasser, en demandant l’aumône, quatre ou cinq cents écus pour payer ma rançon.
« Je n’avais pas, du reste, à me plaindre de ma condition. La mouture du grain, au moyen du moulin à bras en usage dans le pays, était mon plus rude travail ; et, comme cette occupation me déplaisait, j’obtins même d’en être dispensé, et n’eus plus rien à faire que de veiller sur l’enfant de la maison. Enfin, je captivai si bien ma maîtresse, qu’elle m’offrit en mariage sa nièce, riche et belle, si je voulais abjurer, et embrasser la religion musulmane. Je refusai cette proposition, en répondant, avec galanterie, que je n’aurais pas montré tant de fermeté, si elle-même eût été le prix de ma conversion. Malheureusement pour moi, je n’appartenais pas à mon maître seul ; parmi ses associés, un certain Ben-Hamet commença à s’informer plus exactement des moyens pris pour tirer parti de la propriété commune, et sachant à quoi se bornait mon travail, il déclara qu’il saurait bien me rendre plus utile, si j’étais remis entre ses mains. Maraxchi accepta la proposition, et je sentis bientôt de fâcheux effets de ce changement ; on me donnait du pain noir pour toute nourriture, et la nuit on me renfermait dans le mazmorra ou cachot, lieu si affreux que les plus tristes prisons de l’Europe eussent paru des palais en comparaison. C’étaient de vrais silos, creusés sous terre, de quatre ou cinq toises de diamètre ; ils étaient de forme circulaire et recevaient l’air par une seule petite ouverture pratiquée au sommet et fermée par une trappe de fer. On faisait descendre les esclaves dans ce trou par une échelle de corde, puis on les rangeait en cercle, la tête au mur, les pieds au centre ; lorsque le cachot s’échauffait et que l’humidité commençait à s’exhaler, l’atmosphère devenait intolérable. On nous occupait principalement à des travaux de maçonnerie, sans nous laisser un moment de repos, même pour manger ; mais on nous forçait à travailler d’une main pendant que nous tenions notre pain noir de l’autre ; le moindre instant de retard était puni d’une grêle de coups de bâton ; et si nous nous plaignions de quelques douleurs, on nous administrait un remède aussi efficace qu’il était coûteux : on faisait rougir une barre de fer qu’on appliquait sur la partie malade. On devine aisément que la plupart de mes compagnons aimaient mieux, ainsi que moi, souffrir sans se plaindre.
« Une pareille situation me força à changer mes premières déclarations, ainsi qu’Hamet l’avait prévu. J’offris successivement pour ma rançon quatre cents, cinq cents et six cents dollars qui furent acceptés. J’écrivis donc, mais les communications avec l’Europe étaient si difficiles que je n’obtins pas de réponse. À cette époque, l’empereur Muley manda mon maître à Fez ; celui-ci soupçonnant que cet ordre ne lui présageait rien de bon, devint plus farouche encore, et déchargea sa colère sur ses esclaves, dont plusieurs, parmi lesquels je me trouvai, faillirent mourir sous ses coups. Il les emmena avec lui à Fez, et, quoique suspect de trahison, il obtint son pardon de l’empereur, ce qui ne l’empêcha pas, peu après, de s’engager dans la révolte de Muley-Hamed, qui fut vaincu. Après la défaite des rebelles, tous leurs esclaves furent confisqués au profit de l’empereur. Je suivis mes compagnons d’infortune à Mékinès, où ma condition devint pire que jamais. Le gardien de notre prison, noir d’une stature prodigieuse, d’un aspect effroyable, et dont la voix ressemblait aux hurlements de Cerbère, tenait un bâton proportionné à sa taille gigantesque, et dont il salua chacun de nous, à notre entrée en prison. À la moindre négligence, au moindre signe de fatigue, il nous accablait de coups, et s’il s’absentait, il laissait auprès des malheureux esclaves des gardiens qui, jaloux de prouver leur zèle, se montraient plus féroces que lui, et justifiaient, à son retour, leurs cruautés par des rapports toujours bien accueillis. À la voix du terrible noir les appelant au travail dès l’aube du jour, les esclaves, exténués de fatigue, retrouvaient de la force et se disputaient à qui paraîtrait le premier, sachant bien que le dernier venu sentirait le poids du terrible bâton.
« Un jour, voyant passer le sultan, nous nous précipitâmes à ses pieds, en lui montrant nos blessures toutes sanglantes. Le monarque laissa voir quelques signes de compassion, mais ne donna aucun ordre. Furieux de cette démarche, notre tyran redoubla ses mauvais traitements, et ne fit trêve à sa rage qu’après avoir fait périr une vingtaine de mes compagnons sous ses coups. Les survivants ne lui auraient pas échappé longtemps si la peste n’était venue à notre aide. Ce terrible fléau exerça d’abord ses ravages sur Mékinès, moissonna une partie des habitants et nous débarrassa de notre farouche gardien. Au milieu de la terreur et de la désorganisation générales, nous jouîmes d’un peu plus de liberté et nous en profitâmes pour fabriquer de l’eau-de-vie, des jeux de cartes et des dés, dont la vente profitait à nos malades. Enfin, des missionnaires, Pères de la Merci, arrivèrent de France en 1681, et payèrent notre rançon. »
Le sultan alors régnant était Muley-Ismaël, qui possédait le pouvoir depuis longtemps déjà, devait le conserver cinquante-trois ans et l’étendre bien au delà des frontières de ses prédécesseurs, au delà même du désert, jusqu’à Tombouctou, sur les bords du Niger.
Il n’était arrivé au trône des schérifs qu’en détrônant et mettant à mort son neveu Muley-Hamed. La cruauté de son caractère produisit des effets salutaires ; les lois furent exécutées, les routes purgées des brigands, et le royaume jouit, sous sa domination, d’une tranquillité parfaite. Malheureusement, il s’abandonna à tous les caprices de sa cruauté ; une garde de huit cents nègres dévoués à toutes ses volontés était les instruments de ses fureurs sanguinaires. Il éprouvait d’abord ces hommes par les plus cruels traitements ; quelquefois il en faisait tomber à ses pieds quarante ou cinquante baignés dans leur sang ; à la moindre plainte, à la moindre marque de douleur, on était déclaré indigne d’être attaché à la personne de l’empereur. Ces nègres, exécuteurs aveugles des cruautés du prince des schérifs, « ressemblaient à des démons acharnés au supplice des damnés. » L’empereur lui-même se plaisait à trancher d’un coup de sabre la tête des malheureux voués à son capricieux ressentiment ; souvent il les tuait d’un seul coup de lance, arme qu’il maniait avec une adresse extraordinaire, laissant, à la vérité, rarement sa main sans exercice. Lorsqu’il paraissait en public on examinait avec inquiétude sa physionomie, ses gestes, et surtout la couleur de ses vêtements ; le jaune annonçant presque toujours quelque meurtre. S’il tuait quelqu’un par méprise, il disait que son heure était venue, que telle était la volonté de Dieu. De terribles remords le poursuivaient cependant : souvent il s’éveillait en appelant ses victimes ; quelquefois il voulait voir les personnes qu’il avait tuées la veille, et apprenant leur mort, demandait avec émotion qui les avait fait tuer. « Nous ne savons, c’est Dieu sans doute, » lui répondait-on. L’empereur ne poussait pas ses informations plus loin. La perte qui lui fut le plus sensible fut celle de Hameda, le fils du chef des esclaves. Ce jeune homme, courageux, gai, spirituel, était devenu cher à l’empereur ; ce qui n’empêcha pas celui-ci, dans un moment de colère, de frapper l’infortuné Hameda avec tant de violence, qu’il mourut des suites de ses blessures. Muley-Ismaël se livra aux plus amers regrets, et souvent, quand il était seul, il répétait le nom d’Hameda.
Schérif des schérifs, il affichait naturellement une grande dévotion, et prétendait expliquer parfaitement la loi de Mahomet. Son plus grand plaisir était de faire construire et de faire démolir tour à tour.
Il justifiait ce goût singulier par la nécessité où il se trouvait d’occuper ses sujets pour s’assurer de leur soumission. « Des rats enfermés dans un sac, le perceraient bientôt, disait-il, si on ne les agitait sans cesse. »
Un épisode de la vie de ce terrible porte-couronne, épisode oublié sans doute aujourd’hui, est l’admiration poétique qu’il conçut, sur de simples ouï-dire, pour la beauté d’une fille de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, Mlle de Blois, qui devint plus tard princesse de Conti, admiration qui le poussa jusqu’à demander en mariage celle qui en était l’objet.
La demande ne fut pas agréée ; mais le roi des rois chrétiens fit une réponse très-gracieuse à son collègue africain, alléguant la différence des religions comme le seul obstacle qui l’empêchait de condescendre au bonheur du schérif des schérifs.
LE MAROC AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
Au mois de septembre 1789, Muley-Ab-Salem, fils chéri de l’empereur du Maroc, étant menacé de perdre la vue, envoya à Gibraltar réclamer les soins d’un docteur chrétien. Le gouverneur de cette ville détermina le docteur Lemprière à faire ce voyage, moins par l’appât des magnifiques récompenses que par la promesse de remettre en liberté de malheureux captifs chrétiens.
« Mon malade, dit le docteur, se trouvait à Taroudant ; c’est là que je me rendis par la voie de Mogador.
« Taroudant est situé dans une vaste plaine presque inculte, à vingt milles au sud de l’Atlas. La vieille muraille qui l’entourait est à moitié détruite ; les maisons, qui n’occupent qu’une partie de son enceinte, sont en terre ; elles ne s’élèvent qu’à la hauteur du rez-de-chaussée ; chaque habitant a un jardin à sa maison ; par ce moyen, elles sont assez éloignées les unes des autres ; les palmiers et les dattiers qui, de tous côtés, frappent les regards, donnent à cette ville plutôt l’air d’un grand et beau village que d’une cité.
« À mon arrivée, on me conduisit tout d’abord au palais du prince, situé à un demi-mille de la ville ; cette habitation, dont mon illustre malade était l’architecte, forme un séjour assez agréable, grâce surtout à un jardin dessiné par un Français. Je trouvai Muley-Ab-Salem, les jambes croisées, assis sur un coussin recouvert d’une toile blanche très-fine ; il avait devant lui un long tapis assez étroit qui servait de siége à ses courtisans. C’était le seul meuble de son appartement.
« Ce prince n’avait guère plus de trente-cinq ans, mais une constitution ruinée avant le temps, une cataracte sur un œil, une goutte sereine sur l’autre, lui ôtaient presque l’usage de la vue, et me laissaient peu d’espoir de succès, d’autant plus que j’éprouvais continuellement des obstacles dans l’administration des remèdes. Au bout de quinze jours cependant, le prince éprouvait un mieux sensible ; ces premiers symptômes de guérison fermèrent la bouche à la malveillance, et sa confiance en moi augmenta au point qu’il voulut me faire voir ses femmes, dont quelques-unes avaient besoin des secours de la médecine. Accompagné du chef des eunuques, je pénétrai dans le harem, qui renfermait des femmes de toute couleur et de toute origine. Presque toutes étaient d’un embonpoint extraordinaire, elles avaient les yeux gros et noirs, la figure ronde, le nez petit. J’ai vu aussi des blondes au teint pâle et de belles négresses.
« Lorsque je fus introduit chez la malade, dont l’état inquiétait le plus Muley-Ab-Salem, je trouvai, dans l’appartement où l’on me fit entrer, un grand rideau qui le séparait en deux. Une jeune esclave apporta un petit tabouret qu’elle plaça contre ce rideau, en me faisant signe que c’était pour m’asseoir. Un instant après, sa maîtresse, que je ne pouvais voir, me passa son bras en me priant de lui tâter le pouls, persuadée qu’à l’aide de ce symptôme seul je découvrirais sa maladie. Je m’impatientai, parce que ma curiosité n’était pas satisfaite ; je crus avoir trouvé un moyen excellent de voir cette beauté : je lui dis qu’il fallait absolument qu’elle me montrât sa langue. Cette ruse échoua et je fus trompé dans mon attente ; car elle fit, avec ses ciseaux, un trou au rideau qui la cachait, et y passa sa langue sans laisser voir aucune autre partie de sa personne.
« Je vis une autre femme attaquée d’humeurs scrofuleuses au cou : ancienne favorite de Muley, elle me promit les plus riches présents si je parvenais à la guérir. Elle fut très-étonnée quand je parus douter du succès ; elle avait toujours pensé, me dit-elle, qu’un médecin européen guérissait toutes les maladies.
« Les femmes du sérail de Muley-Ab-Salem ne me parurent point de la première jeunesse ; je ne crois pas en avoir vu une seule au-dessous de vingt-huit à trente ans. Toutes avaient beaucoup d’embonpoint, aucune ne savait marcher. Ces femmes, autant que j’ai pu en juger, sont sans esprit comme sans éducation. Elles demandèrent si je savais lire et écrire, et marquèrent beaucoup d’admiration pour les chrétiens, lorsqu’elles apprirent qu’ils étaient presque tous en état de lire les livres de leur religion. Aucune d’elles ne possède de talents d’agrément.
« Après trois semaines de traitement, Muley-Ab-Salem se trouvait mieux, quand je reçus l’ordre de me rendre sur-le-champ à Maroc ; je ne pouvais concevoir pourquoi on me faisait quitter mon malade ; il ne m’en fallut pas moins obéir.
« Je quittai Taroudant le 30 novembre, à huit herues du matin, escorté d’un alcade et de deux cavaliers nègres qui étaient chargés de porter à l’empereur les présents que son fils lui faisait tous les ans : trois caisses d’argent et six chevaux de prix. J’arrivai de bonne heure au pied du mont Atlas, qui n’est qu’à 20 milles de Taroudant ; ne voulant pas m’engager de nuit dans la montagne, je campai à côté de quelques chaumières habitées par de pauvres Maures.
« Le lendemain, je partis au point du jour ; j’avais à peine fait un mille, que je me trouvai environné de précipices. Dans plusieurs endroits, la route, qui n’était qu’un étroit sentier à peine assez large pour laisser passer un mulet, avait à droite et à gauche des abîmes effrayants. Bien que parti avant le lever du soleil, je ne sortis de ces terribles montagnes qu’à six heures du soir, épuisé de fatigue et d’émotions. Le matin à mon réveil, quel ne fut pas mon ravissement en apercevant la belle vallée qui précède Maroc.
« Les forêts d’argans[2] qu’on traverse en voyageant dans l’Atlas, font grand plaisir à rencontrer, tant à cause de la variété des bois dont elles sont plantées, que parce qu’elles reposent l’œil fatigué de la stérilité du reste du pays. On y trouve des massifs de beaux arbres couverts de verdure, de fleurs et de fruits au mois de décembre. Lorsque j’y passai dans la saison la plus rigoleuse de l’année, la température était douce et agréable. Des cascades d’eau limpide, tombant du haut des montagnes, venaient fertiliser la plaine. Je me souvenais à peine, dans ce séjour d’un printemps perpétuel, que peu auparavant j’avais traversé des déserts effroyables.
« Dans ces riantes et heureuses vallées se trouvent des villages habités par les Berbères, race robuste et vigoureuse qui occupe toute la chaîne de l’Atlas ; ils se livrent avec ardeur à la chasse : ce sont d’excellents tireurs. Après la chasse leur principale occupation est de cultiver les vallées et de garder les bestiaux. Ils sont à peu près indépendants, et payent ou refusent les tributs qu’on leur impose, suivant qu’il leur plaît.
« Chaque village élit son scheik, conservant ainsi une trace du gouvernement républicain sous le pire des gouvernements despotiques.
« Il est assez difficile de décrire ce qu’on éprouve devant cette nature sauvage et grandiose : montagnes élevées, précipices dangereux, vallées profondes qui ressemblent à des abîmes, tout vous frappe d’un sentiment de crainte et de terreur, plus facile à concevoir qu’à dépeindre. Des troupeaux de chèvres et de moutons qui grimpent, pour chercher leur maigre nourriture le long de pentes âpres, stériles et désolées, des vallées fertiles, couvertes de moissons et de verdure, arrosées de ruisseaux d’eau vive, tel est le contraste que présente la partie de l’Atlas que j’ai visitée.
« Traversant la grande plaine où est située la ville de Maroc, j’arrivai le 8 décembre dans cette capitale.
« Préoccupé de graves intérêts, l’empereur m’avait totalement oublié. Les médecins maures, au désespoir de mes succès, travaillaient sourdement à me perdre : il n’y avait pas d’infamies qu’ils n’inventassent pour me rendre suspect. J’avais passé plus d’un mois à Maroc sans que l’empereur eût paru songer à moi ; malgré tous mes efforts je ne pouvais arriver à obtenir une audience. Je me désolais de mon triste sort, quand je fus appelé à traiter une femme juive, protégée de l’empereur. Mes soins l’ayant rendue à la santé, son mari, qui jouissait d’un grand crédit, obtint sur-le-champ ce que je sollicitais depuis si longtemps.
« Peu de temps après, trois soldats nègres, armés de grandes massues, vinrent me chercher à midi pour me conduire au palais. Il leur était ordonné de m’amener à l’heure même. Je priai mes conducteurs de me donner un moment pour me préparer à rendre mes devoirs à leur souverain ; ils n’y voulurent point consentir, me menaçant d’aller dire à leur maître le refus que je faisais de me conformer à ses ordres. Arrivé au palais, les soldats me remirent aux mains du maître des cérémonies, qui me dit d’attendre qu’on m’appelât, et j’eus tout le temps d’attendre, n’ayant été appelé à l’audience qu’à cinq heures du soir.
« Un esclave enfin m’introduisit dans une cour où se tenait l’empereur. Il était dans une espèce de fauteuil monté sur quatre roues et attelé d’un mulet, tenu à droite et à gauche par des maures. Cette voiture était entourée par deux divisions de soldats qui formaient un demi cercle ; les uns armés de massues, les autres de fusils.
« L’empereur, après m’avoir regardé avec attention, mais sans aucun air de sévérité, demanda si j’étais le médecin de son fils ; il me fit ensuite un nombre considérable de questions, et finit par causer très-familièrement avec moi, ce qui m’enhardit à lui demander justice des calomnies qu’on avait répandues sur moi ; il me répondit que c’était inutile, qu’il avait fait examiner par son médecin les drogues que j’avais données à son fils ; il me promit même de me renvoyer dans ma patrie avec une récompense proportionnée aux services que j’avais rendus à son fils.
« Aux attentions qu’on me marqua je reconnus que j’étais pleinement justifié ; j’attendais donc chaque jour l’ordre de mon départ ; mais l’empereur semblait m’avoir de nouveau oublié. L’arrivée de Muley-Ab-Salem, qui vint à Maroc, me donna grand espoir ; mais ce prince ne me montra que la plus noire ingratitude.
« Je désespérais de jamais sortir du Maroc, quand, à ma grande joie, je reçus l’ordre de me rendre au palais sur-le-champ. Mes espérances se ranimèrent, je me voyais déjà à Gibraltar ; cruelle illusion ! J’étais appelé à secourir une des sultanes qui était malade. Je suivis donc l’esclave qui portait l’ordre de me faire pénétrer dans le harem.
« La première porte du harem était gardée par une escouade de dix soldats nègres : après l’avoir passée, on me mena à un grand corps de garde, où il pouvait y avoir une quinzaine d’eunuques, commandés par un alcade. Aucune personne ne pénétrait au delà de ce poste, à moins qu’elle ne fût employée au service des femmes.
« J’entrai ensuite dans une première cour où j’aperçus des odalisques assises sur le gazon et travaillant à des ouvrages à l’aiguille ; tandis que leurs esclaves préparaient le kouskoussou. Ma subite apparition attira bientôt tous les regards, les unes prirent la fuite, les autres, plus courageuses, demandèrent en tremblant à l’eunuque qui j’étais. Aussitôt qu’il leur eut appris que j’étais le médecin, venu pour Alla-Zara, la cour se trouva pleine de femmes qui répétaient : Seranio Tibid, « un médecin chrétien. » Un instant après je fus si bien entouré par toutes ces belles prisonnières qu’il me fut impossible de faire un pas ni en avant ni en arrière. Elles étaient toutes fort empressées de me consulter, plus encore de voir ma figure.
« Loin de se conduire avec cette réserve que comportent nos idées de décence et de modestie, elles affectaient un laisser aller de gestes et de conversation qui eût révolté une Européenne. La faute de cette éducation est aux hommes, qui cherchent en elles moins des compagnes que des jouets.
« Pour me débarrasser d’elles, je fus obligé de m’adresser au chef des eunuques qui, usant de son autorité, m’enleva du milieu des femmes dont j’étais environné.
« J’arrivai enfin devant Alla-Zara, que je trouvai à moitié couchée sur une pile de carreaux couverts d’une superbe toile. Une douzaine de négresses ou d’autres femmes employées à la servir étaient debout ou assises à quelque distance de la sultane. On avait mis un coussin près de la malade, qui me fit signe de la main de venir me placer à ses côtés. Douée d’une beauté extraordinaire quelques années auparavant, elle devint la favorite de l’empereur ; ses rivales, enflammées par la jalousie, formèrent et exécutèrent le projet de l’empoisonner ; la force de sa constitution lui sauva la vie, mais sa beauté avait entièrement disparu et avec elle toute son influence. J’hésitai à m’occuper de cette cure longue et difficile qui pouvait me retenir longtemps ; mais l’état de souffrance de la malade m’y décida. Comme je sortais d’auprès d’elle, une esclave d’Alla-Batoum, la première sultane, me fit appeler chez celle-ci. Je ne savais pas si je devais satisfaire à ce désir ; mais, emporté par la curiosité, je me rendis près d’Alla-Batoum, beauté mauresque parfaite, c’est-à-dire excessivement grasse. Ses grosses joues étaient peintes d’un rouge très-vif, ses yeux étaient petits, sa physionomie dépourvue d’expression ; elle pouvait avoir de trente-six à quarante ans. La curiosité seule l’avait poussée à m’envoyer chercher ; elle parla de son mal avec tant de gaieté que je crus me dispenser de lui proposer des remèdes. Elle était entourée d’une foule d’odalisques qui avaient eu envie de me voir et qui toutes voulurent une consultation : l’air doctoral que je pris pour leur recommander la sobriété leur donna une haute opinion de mes talents. La consultation finie, on passa à la critique de mes vêtements qui furent examinés avec soin. Toutes ces femmes me firent une foule de questions qui montraient leur profonde ignorance. Pour me retenir plus longtemps, Alla-Batoum me fit servir du thé.
« Après cette visite je me disposais à quitter le harem, quand je fus mandé par la sultane favorite Alla-Bouya. En entrant dans son appartement je fus tellement frappé de sa beauté qu’elle dut s’apercevoir du trouble qu’elle me causait. C’était une Génoise prise à l’âge de huit ans par un corsaire. Elle fut introduite dans le sérail de l’empereur qui la força d’embrasser la religion musulmane ; sa beauté, son esprit, ses talents la firent monter au rang qu’elle occupait ; elle pouvait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans ; comme elle savait lire et écrire, ses compagnes la regardaient comme un être supérieur. Elle conservait encore assez de ses premiers souvenirs pour remarquer : « qu’elle se trouvait au milieu d’un peuple ignorant et grossier ».
« Le harem de Sidi-Mohammed était composé de cent soixante femmes, sans compter toutes les esclaves qui servaient les sultanes.
« La première sultane à la direction du harem ; c’est-à-dire qu’elle en a la police générale. La sultane favorite et elle jouissent seules du droit d’avoir deux pièces ; les autres odalisques n’ont qu’une seule chambre. L’extérieur des appartements des femmes est sculpté avec beaucoup de goût ; tapissés de beau damas, ils ont leurs planchers couverts de superbes tapis de Turquie, sur lesquels on jette des coussins et de petits matelas pour s’asseoir et dormir. Les plafonds sont peints et chargés de sculptures ; les tentures sont de satin, souvent encadrées dans de larges bandes de velours noir brodées d’or. Il y a aussi un grand nombre de glaces magnifiques. Les générosités de l’empereur pour les femmes sont plus ou moins abondantes, suivant les sentiments qu’elles savent lui inspirer. En général, il leur alloue des sommes si mesquines, que la sultane favorite n’a guère plus d’une demi-couronne à dépenser par jour : n’étaient les cadeaux que leur font les Européens et les Maures pour qu’elles s’intéressent à leurs affaires, les sultanes seraient fort mal à leur aise.
« Désespérant d’obtenir la permission de retourner en Europe, je dus recourir à la ruse : je persuadai à mes belles malades qu’à Gibraltar seulement je pouvais composer les remèdes qui devaient achever leur guérison. Ce stratagème m’ouvrit les portes de l’empire et j’en profitai immédiatement. »
LE MAROC À L’ÉPOQUE ACTUELLE.
Feu James Richardson, qui mourut en 1851 sur les frontières du Bornou, où il se rendait chargé d’une mission du gouvernement anglais auprès des rois et chefs du Soudan, avait essayé, peu avant son départ pour l’Afrique centrale, de pénétrer à la cour de Maroc et de gagner le sultan Abd-er-Rhaman à la cause qui fut celle de toute sa vie, l’abolition de la traite des noirs, par la fermeture des marchés de la côte d’Afrique à toute caravane amenant des esclaves de l’intérieur du continent. Inutile de dire qu’il échoua et qu’il devait échouer dans cette tentative philanthropique. Mais les notes qu’il a laissées sur son excursion au Maroc viennent d’être réunies et publiées par sa veuve. Elles forment deux volumes dont nous extrayons les détails suivants :
« … Il y a deux entrées au port de Mogador, l’une au sud, bien ouverte, l’autre au nord-ouest, passage étroit, à peine assez large pour un navire de guerre. C’est dans ce détroit, dont le fond est de roche, où les courants sont d’une violence extrême, que le Suffren s’embossa lors du bombardement de Mogador par le prince de Joinville.
« Un bateau maure vint me prendre à bord malgré le mauvais temps. Qu’est-ce qu’un bateau maure ? une longue coquille de planches mal jointes, ayant autant forme de canot qu’un tronc d’arbre creusé au feu : pour aviron les matelots se servent d’un long bâton.
« L’empereur a tout au plus trois frégates mal armées, et pas un capitaine capable de conduire un navire de Mogador à Gibraltar. Voilà tout ce qu’il reste de ces audacieux pirates de Salé, qui poussèrent l’insolence, il n’y a que quelques siècles encore, jusqu’à venir défier la flotte anglaise dans la Manche.
« La manière de ramer vaut la peine d’être racontée : le raïs maure, à la barre, crie aux rameurs la première chose qui lui passe par la tête ; les marins la répètent en chœur.
« Khobash ! (un pain), crie le raïs.
— Un pain, répètent les rameurs.
— Vous aurez un pain à votre retour.
— Nous aurons un pain à notre retour.
— Ferme, ferme, Dieu vous entend, Dieu vous voit.
— Ferme, ferme, Dieu nous voit, Dieu nous entend.
— Et des sucreries, de par Dieu ! vous en aurez aussi ; seulement ferme, tenez ferme sur les rames ! vocifère le raïs.
— Nous aurons des sucreries ; Dieu merci, nous en aurons ; merci à Dieu ! » hurlent tous ensemble les matelots, et c’est avec l’accompagnement de ce chœur primitif, sinon antique, que nous mîmes trois heures à faire trois milles.
« C’est d’ailleurs la coutume des Maures, et surtout des nègres, de s’égosiller de la sorte pour s’encourager au travail.
« Il n’y a point de phare pour guider le navigateur qui cherche l’entrée du mouillage de Mogador. Les autorités du port n’hésitent jamais à déclarer que ce serait aller contre les décrets de Dieu que d’en élever sur ces côtes dangereuses ; et les impudents naufrageurs de ces rivages affirment effrontément qu’un naufrage est une berkah, bénédiction que leur envoie la Providence. Une fois cependant, par un temps épouvantable, le consul anglais, M. Willshire, put obtenir par d’énergiques réclamations que le gouverneur de Mogador envoyât des soldats pour protéger les navires et les équipages qui pourraient venir à la côte. Les naufrageurs maures, il faut l’avouer, avaient naguère encore des imitateurs en France et en Angleterre.
« Le nom européen de Mogador dérive, dit-on, d’un saint maure, Mugdul ou Modogul. Les habitants, qui sont très-fiers de leur ville, l’appellent Showerah, c’est-à-dire carrée ; elle a pourtant la forme d’un triangle ; c’est une cité toute moderne, car elle ne date que de 1760 ; elle fut construite par un ingénieur français, Cornut, sous le règne de Sidi-Mohammed.
« Cette ville est bâtie sur une plage de sable à fond rocheux ; ses maisons sont régulières, ses rues droites, très-commodes, bien qu’un peu étroites. Elle se divise en deux quartiers, l’un qui renferme la citadelle, les établissements publics, le palais du gouverneur et les résidences des consuls et des marchands européens ; ce quartier est la propriété de l’empereur. L’autre partie de la ville est habitée par les Maures et les juifs qui ont un quartier spécial, willah, que la police ferme la nuit.
« Mogador a pour enceinte des murs qui ne sont ni élevés ni très-forts, mais suffisent pour la protéger contre les attaques des montagnards ou des Arabes de la plaine. La population est de 13 000 à 15 000 âmes, y compris 4000 juifs et 50 chrétiens. Le port est formé par une baie que ferme l’île de Mogador, éloignée de la terre d’environ deux milles ; cette île renferme quelques fortins et une mosquée dont le minaret étincelle au soleil. On sait que les Français s’en emparèrent facilement le 15 août 1844.
« Mogador est entouré de dunes mobiles qui offrent un aspect étrange quand on arrive de l’intérieur : on dirait d’immenses batteries pyramidales construites pour défendre les approches de la ville. Une petite rivière alimente l’aqueduc qui fournit de l’eau aux habitants. Le climat est très-sain : pas de basses terres, pas de marais qui exhalent les fièvres avec leurs miasmes pestilentiels. Il pleut rarement ; mais la chaîne de l’Atlas d’un côté et les brises de mer de l’autre, tempèrent beaucoup la sécheresse.
« Les environs ne sont que sables désolés ; çà et là on voit des jardins, où croissent quelques légumes et de rares fleurs. Tout cela pousse au milieu du sable, et montre ce que peut faire le travail de l’homme même dans un pays aussi stérile.
« Mon arrivée ne tarda pas à faire du bruit en ville, et bientôt j’eus beaucoup de visiteurs maures, dont un grand nombre étaient officiers de l’armée impériale. Je fis connaissance de l’un d’eux, Sidi-Ali, avec lequel, dans une heure de confiance et d’intimité, j’eus la conversation suivante :
« MOI. Sidi-Ali, que puis-je faire pour disposer en ma faveur Muley-Abd-er-Rhaman ?
SIDI. De l’argent !
— Est-ce que l’émir des schérifs recevrait de l’argent d’un chrétien ?
— De l’argent, vous dis-je.
— Que faudra-t-il que je donne aussi au ministre Ben-Dris pour me le rendre favorable ?
— De l’argent.
— Et pour voyager en sûreté dans le Maroc ?
— De l’argent. »
« Il semble en vérité, qu’au Maroc, l’argent soit tout aussi puissant que dans notre nation de boutiquiers. L’empereur donne l’exemple, car il passe tout son temps à thésauriser à Mékinès.
« Voici ce que me dit à ce sujet un vieux Maure plus communicatif que la plupart de ses compatriotes.
« Que puis-je faire, me demanda-t-il, pour vous étranger,
qui êtes si bon pour moi, et qui chaque fois que je
viens vous voir, me donnez abondance de thé sucré. Que
puis-je faire pour vous dans mon pays ?
— Dites-moi comment je dois m’y prendre pour réussir dans ma mission : que faire pour arriver à être présenté à Muley Abd-er-Rhaman ?
— Je vais vous parler franchement. Prenez d’abord beaucoup d’argent : tout le monde ici aime l’argent ; sans argent vous ne ferez rien. Muley-Abd-er-Rhaman aime l’argent, et il lui en faut. Le ministre aime l’argent, vous ne devez pas l’oublier. Le ministre est la porte par laquelle on arrive à l’empereur. Vous ne pouvez entrer dans la maison que par la porte. Hors des villes, l’empereur n’a aucun pouvoir ; ainsi donc, quand vous voyagerez, n’oubliez pas de donner de l’argent. »
« Cet aveu de la vénalité du pouvoir suprême et de ses fonctionnaires, me rappela ce que j’avais été à même de constater à Tanger.
« Dans cette place si voisine de l’Europe, les capitaines qui commandent les petits navires servant à transporter le bétail à Gibraltar, racontent de singulières histoires à ce sujet. Le gouvernement ne permet l’exportation que d’un certain nombre de têtes de bétail qui sont frappées d’un droit minime. L’agent anglais vient à Tanger, et au moment de l’embarquement des animaux le dialogue suivant a généralement lieu.
L’AGENT. — Comptez le bétail.
LE CAPITAINE DE PORT. — Un, deux, trois, … trente, … quarante. Ah ! arrêtez, arrêtez, il y en a trop.
L’AGENT. — Non, imbécile, il n’y en a que trente.
LE CAPITAINE DE PORT. — Vous mentez, il y en a quarante.
L’AGENT, mettant trois ou quatre dollars dans la main du capitaine de port : — Il n’y en a que trente, vous dis-je.
LE CAPITAINE DE PORT. — C’est vrai ! vous avez raison ! il n’y en a que trente ! »
« Ainsi, au Maroc, tout est à l’encan, hommes et choses, positions et consciences, gouvernants et gouvernés.
« J’étais depuis peu de jours à Mogador, quand on vint m’apprendre que les provinces de Shedma et d’Hhaha, que je devais traverser, étaient en guerre ouverte. Ces districts entourent Mogador ; la ville elle-même est dans le Hhaha. Shedma est tout entière composée de plaines et basses terres, et Hhaha, au contraire, n’a que de hautes terres et des montagnes ; c’est un rameau de la chaîne sud-ouest de l’Atlas qui vient se terminer sur les bords de l’Océan, à Santa-Cruz. La seule cause des hostilités continuelles qui existent entre ces deux provinces semble ne tenir qu’à la nature du sol. Les légendes murmurent des vengeances ; elles disent que sous le règne de Muley-Suleiman, les gens de Hhaha étant en prière à Mogador, les habitants du Shema les attaquèrent ; entrant dans les mosquées et pillant les maisons, ils les massacrèrent pendant qu’ils se livraient à cet acte de dévotion sacrée qui les rendait inviolables. Telle est la cause de cette haine implacable qui durera sans doute pendant plusieurs générations. Je tiens cette histoire, il est vrai, d’un habitant du Hhaha, et je ne doute pas que les gens du Shedma ne m’eussent donné de fort plausibles raisons pour expliquer leur agression.
« Les tribus du Hhaha et du Shedma sont voisines, et se battent avec la férocité habituelle aux pays marches. L’empereur les laisse faire, les regardant d’un air superbe et serein ; mais, des que les combattants sont épuisés et n’en peuvent plus, il intervient et inflige des amendes aux deux tribus. C’est ainsi que le sultan, au lieu de dépenser de l’argent à apaiser les querelles de ses sujets, en gagne en frappant d’impôts ceux qui sont en guerre. Il sait changer aussi en source de profits les différends qui s’élèvent fréquemment entre les consuls étrangers et ses propres sujets.
« À tant d’exemples de l’avidité et de l’inintelligente tyrannie du gouvernement marocain, qu’il me soit permis d’ajouter le témoignage de M. J. Drummond Hay qui, il y a peu années, fit un voyage à Tanger, sur les bords du Loucos (le Lixus des anciens), à la recherche d’un cheval barbe pur sang, digne d’être offert à la reine d’Angleterre. Il ne put remplir l’objet de sa mission, et cela à cause de ce même système régnant de concussion et de vénalité dont nous venons de crayonner tant de preuves.
« … Le scheik de la tribu d’Ibdoua, auquel j’étais adressé par le pacha de Larache, pouvait, dit M. Drummond, me seconder mieux que personne dans le choix et l’achat d’une monture pur sang, de la plus belle race. Ce scheik était un homme âgé, vêtu d’un caftan de belle étoffe et d’un kaïk de laine indigène d’une éclatante blancheur. Assis à l’ombre de son toit de chaume, qui dépassait de quelques pieds les murs de sa demeure, il nous regardait approcher avec un sang froid tout musulman, sans s’émouvoir ou s’étonner de notre visite. À quelque distance de lui, j’arrêtai mon cheval, et le kaïd ou chef de notre escorte, prit les devants. Ayant respectueusement salué le scheik, il tira de son sein la dépêche du pacha, la baisa et la lui remit.
« Le scheik en examina le sceau et, l’ayant portée préalablement de ses lèvres à son front, il l’ouvrit. Il s’interrompit plus d’une fois dans sa lecture pour jeter de mon côté des regards scrutateurs, paraissant réfléchir profondément et se demander quelle secrète interprétation il pouvait donner à une pareille mission, et quelles affaires de haute politique se cachaient sous une si simple requête.
« Dès que je pus le croire au bout de sa lecture et de ses commentaires, je mis pied à terre et l’accostai avec force salems. Il se leva en s’écriant :
« Sois le bienvenu, ô Nazaréen ! Je jure, sur ma tête, de te servir ! Les ordres du pacha mon maître m’y obligent ; et puis les Anglais sont des hommes honorables, amis des musulmans. Mais je crains bien, jeune homme, que tu ne réussisses pas la trouver dans tout le canton l’animal que tu cherches.
« — Et où le trouverai-je donc, ô le meilleur de mes amis, répliquai-je, si ce n’est à Ibdoua ?
« — Écoute et comprends, dit-il. Nous nous sommes vantés de nourrir le plus pur sang de tout le pays. Les soins que chaque homme de ma tribu avait pour sa cavale égalaient ceux d’une mère pour son enfant : jamais il ne la perdait de vue. Entendait-il parler d’un étalon fameux, fût-il aux confins du désert de Sous, il y conduisait sa jument. Mais le jour d’affliction nous est venu ; les seuls témoins qui restent de notre ancienne gloire, sont quelques maigres juments hors d’âge ; elles sont indignes de toi. Vois, dit-il, leur progéniture dégénérée ; regarde ces poulains que mène mon esclave, ce ne sont pas des chevaux, ce sont des bêtes de somme.
« — Pourquoi cet abandon de vos intérêts, lui observai-je.
« Le vieil éleveur regarda notre kaïd, et tous deux secouèrent la tête en soupirant.
« Il n’y a plus de garantie pour la propriété, me répondit-il. Si un Bedouin possède un beau cheval ; que le sultan l’apprenne, l’animal est aussitôt saisi, et son propriétaire ne reçoit ni payement ni récompense.
« — Dure condition que la vôtre, lui dis-je.
« — Dure ! répondit le Bedouin. Vois ces cicatrices profondes à mes chevilles ; vois où le fer est entré dans les chairs. Pendant sept longues années j’ai été en prison, et pourquoi ? N’étais-je pas renommé pour l’hospitalité dont je faisais preuve à Ibdoua ? Ne faisais-je pas de magnifiques présents au kaïd, au basha, au sultan ; mais qu’importe tout cela ; j’étais riche, et dans ce pays de tyrannie, c’est un crime ! Combien d’autres que moi, hélas ! ont souffert pour la même raison. »
« On a recours aux plus horribles tortures pour arracher aux gens l’aveu de leurs richesses. Tantôt on met la victime dans un four lentement chauffé, tantôt on la tient debout des semaines entières dans d’étroites boîtes de bois ; on lui enfonce des chevilles sous les ongles, ou bien on met des chats furieux dans ses larges pantalons. On tord le sein des femmes avec des tenailles ; Souvent de jeunes enfants, serrés dans les bras d’un homme vigoureux, ont été étouffés sous les yeux de leurs parents.
« Un riche marchand de Tanger, que l’amour de l’or avait fait résister à toutes les tortures, succomba devant l’épreuve suivante. On le plaça dans le coin d’une chambre avec un lion affamé, enchaîné de manière à pouvoir le déchirer avec ses grilles, s’il ne se tenait pas dans une position des plus difficiles et des plus pénibles. »
Tels sont, au Maroc, les procédés du fisc. C’est à ce prix que s’est formé ce fameux trésor de Mékinès, sur lequel comptent les sultans schérifiens, pour régler, sans perte de territoire, leurs comptes avec l’Espagne victorieuse. Mais revenons aux notes de Richardson.
« L’empereur avant son avènement au trône était administrateur de la douane de Mogador : c’est là qu’il a acquis ces goûts de commerce et cette habitude des affaires, qu’il a montrés dès le commencement de son règne.
« Il reçoit les visites des marchands impériaux de Mogador, ces visites sont forcées surtout si les négociants sont ses débiteurs ; elles ont lieu tous les trois ou quatre ans, ce qui est fort raisonnable quand on considère qu’elles coûtent à chaque marchand de 3000 à 4000 dollars, en échange desquels ils obtiennent des prolongations ou des augmentations de crédits.
Le nombre des marchands impériaux est de vingt environ ; trois sont Anglais, les autres sont, pour la plupart des juifs de Barbarie. Aucun négociant étranger ne peut lutter avec les marchands de cette corporation dont les arriérés s’accumulent d’une année sur l’autre. Quand ces arriérés s’accroissent de telle façon qu’il n’y a aucune chance d’en être payé, l’empereur, pour conserver sa bande de marchands-esclaves, leur remettra la moitié ou plus de leurs dettes. Mais en échange d’une telle condescendance, il ne laisse pas échapper une si bonne occasion de se faire faire de beaux cadeaux. Les marchands de Mogador réunis doivent plus de quinze cent mille dollars à l’empereur… ?
« Les marchands qui vont de Mogador à Maroc pour rendre visite à l’empereur s’arrêtent : 1o aux jardins de l’empereur, à cinq heures de Mogador : on y trouve de beaux figuiers et une source ; 2o à Aïn Omar ; 3o à Sishourra ; 4o à Wad-Enfas.
« Le pays les deux premiers jours est magnifique, semé de superbes forêts d’argans. Le troisième et le quatrième jour on traverse un pays de plaines ouvertes. Le second jour on voit distinctement la chaîne du grand Atlas qui s’étage derrière la ville de Maroc, tandis qu’on laisse derrière soi, sur la gauche, la chaîne pittoresque du Djebel-Hedid, dont quelques sommets atteignent et dépassent 700 mètres d’élévation. Cette chaîne, qui court de Mogador à Asfi, parallèlement à la côte, doit son nom (Montagne de fer) à la grande quantité de minerai qu’elle contient et qui fut, dit-on, exploitée à une époque où il y avait quelque industrie dans le pays. La plaine d’Akermout qui se déroule entre le Djebel-Hedid et l’Océan, est jonchée de débris de monuments. Là, disent les gens du pays, s’élevait, pas plus tard que dans le siècle dernier, une grande, riche et populeuse cité. Quel était son nom ? comment a-t-elle péri ? Nul ne peut le dire. Le Maroc est la terre des vestiges sans souvenirs. Le cinquième jour, aux approches de la capitale, la campagne se couvre de dattiers sauvages et de palmiers nains. L’Atlas se dessine plus imposant, plus grandiose à mesure qu’on avance ; c’est le seul intérêt qu’offre le voyage et il suffit à captiver toute l’attention.
« À mi-route, au « Cou du Chameau », on rencontre un puits situé au milieu d’un pays aride et désolé. Tous les ânes de la caravane des marchands y périrent de soif. D’après les dernières volontés du saint qui a creusé ce puits, il n’est pas permis de faire boire son eau aux animaux. On attacha les chevaux et les mules à la margelle du puits, ils regardaient avec des yeux avides l’eau qu’on tirait pour les hommes, ils en aspiraient bruyamment l’odeur ; mais on ne permit pas de leur en donner une seule goutte. Deux chevaux se débarrassèrent de leurs entraves et, rendus plus furieux encore par la soif, se battirent avec acharnement. « Voyez, voyez, disaient les Maures, le saint est en colère parce que vous avez voulu donner à boire à vos chevaux. »
« Nos marchands cependant, malgré le saint, cet ennemi invisible des animaux, firent provision d’eau, et ils en abreuvèrent leurs chevaux pendant la nuit, et le jour suivant pendant la marche.
« Tout le long de la route l’installation est déplorable, ainsi que dans la capitale : la salle d’attente des chrétiens près du palais de l’empereur n’est qu’un misérable abri dont les murs sont défoncés. Dans la capitale, tout tombe en ruine. L’empereur ne répare point ses palais, pas même les jalousies qui ferment les fenêtres de son harem : son argent et sa fortune personnelle, voilà son seul souci.
« La présentation des marchands à l’empereur eut lieu de la manière suivante : à neuf heures du matin on les introduisit dans un jardin où se trouvaient environ 2000 soldats en ligne, tous d’un aspect féroce. Après avoir passé devant ces guerriers barbares, ils arrivèrent dans une grande cour entourée de bâtiments où ils attendirent environ cinq minutes. Les portes du palais s’ouvrirent tout à coup et l’empereur apparut monté sur un magnifique cheval blanc, suivi d’une escorte de courtisans tous à pied. Sa Majesté Impériale était accompagnée du gouverneur de Mogador qui marchait à ses côtés.
« Le gouverneur présenta d’abord les fonctionnaires de Mogador, puis les principaux Maures, ensuite les chrétiens, et enfin les juifs ; ces derniers, en passant devant l’empereur, ôtaient leurs chaussures. Ils défilaient un à un, suivis chacun de son cadeau porté par un domestique. L’emperèur fut très-gracieux, il demanda les noms de tous et condescendit à les remercier particulièrement pour leurs présents.
« Chaque marchand portait un connaissement des présents qu’il offrait et remettait cette liste au gouverneur, car le sultan n’inspectait pas les cadeaux qu’on lui faisait ; ouvrir un seul colis eût été de mauvais goût, et eût fort blessé la délicatesse de Sa Majesté Impériale.
« La présentation de quinze marchands dura environ vingt minutes ; la cérémonie finie, il leur fut permis de se promener dans les jardins de l’empereur et même d’y cueillir quelques fruits.
« Les négociants attendirent ensuite une quinzaine de jours avant de pouvoir présenter un cadeau au fils aîné de l’empereur… Je tiens tous ces détails des marchands eux-mêmes. La valeur des présents qu’on fit dans cette visite était d’environ 50 000 dollars, ce qui dédommage amplement le sultan des prêts qu’il fait, des crédits qu’il donne. C’étaient principalement des objets de manufacture européenne : Sa Majesté les vend à ses sujets pour son compte. Dans cette masse de présents, il va sans dire qu’il y a nombre de produits tels que thé, sucre, épices, essences, etc., qui, avec des vêtements et des articles de toilette et d’ornement, sont pour son usage personnel et pour celui de son harem.
« Pendant mon séjour à Mogador, M. Cohen arriva, venant de Maroc. M. Cohen est un juif anglais, très au courant des affaires du Maroc. Ses opinions diffèrent beaucoup de celles des marchands impériaux, qui sont trop engagés avec l’empereur pour pouvoir être indépendants.
— Les Marocains, me dit M. Cohen, sont fatigués de leur gouvernement, fatigués du pillage de leur propriété, fatigués du peu de sécurité et de l’incertitude dans laquelle ils vivent relativement à cette propriété restreinte, qui ne consiste qu’en un fort petit nombre de valeurs. »
« M. Cohen va plus loin. « Si un puissant pouvoir Européen s’établissait sur la côte, la population tout entière, dit-il, irait se mettre sous sa protection. »
« Voici un exemple qu’il me donna de la méthode qu’emploie l’empereur pour faire rendre gorge à ses gouverneurs de province.
« Il y a quelques années, le gouverneur de Mogador se présenta au sultan à Fez ; reçu avec tous les honneurs dus à son rang, il demanda à retourner à Maroc. On le congédia avec les démonstrations les plus amicales ; mais aussitôt arrivé à Maroc, le gouverneur de la ville lui fit savoir qu’il était prisonnier par ordre du sultan qui lui réclamait 40 000 dollars. La pauvre dupe finit par obtenir la permission de retourner à Mogador, où il fut obligé de vendre tout ce qu’il avait pour parfaire la somme que l’empereur exigeait de lui.
— Quant à la politique, dit encore M. Cohen, si le sultan se trouve dans l’embarras, il cède, mais traîne d’abord les affaires en longueur autant qu’il peut. Aussi longtemps qu’il ne se compromet pas, ou qu’il n’est pas découvert, il use et abuse de son pouvoir tant à l’égard de ses sujets que des étrangers. S’il lui arrive quelque désagrément, il en rejette toujours la responsabilité sur ses ministres, et si l’un d’eux lui a donné quelque conseil et que les affaires tournent à mal, malheur au pauvre fonctionnaire. »
« Le gouverneur actuel de Mogador se trouvait en même temps que M. Cohen à Maroc. En homme qui connaît à fond la politique de son gouvernement, il refuse de l’empereur tout salaire et des étrangers tout présent. Ce gouverneur n’est pas riche et trouve que cette méthode lui réussit parfaitement. Il ne veut pas s’enrichir pour qu’ensuite l’empereur lui fasse rendre gorge, selon la méthode employée envers ses prédécesseurs et collègues. Quand il fut nommé à son poste, il le laissa très-poliment entendre à l’empereur ; il a toujours nettement refusé les présents des marchands ; de cette manière, le sultan ne peut le saigner sous le prétexte qu’il s’est engraissé par ses exactions.
« J’avais souvent entendu parler des terribles serpents de la province de Sous, parmi lesquels, s’il faut en croire les Arabes, se trouvent encore des pythons, capables de fermer les routes aux caravanes, et dignes, par leur taille, de figurer non loin du fameux serpent de Bagrada, de classique mémoire. C’est de la même province que sortent presque tous les Eisowys, ou industriels possédant l’art de charmer les vipères les plus dangereuses.
« Un matin, sur la place du marché, nous rencontrâmes une bande de quatre de ces hommes ; trois d’entre eux étaient musiciens ; leurs instruments, longs et grossiers roseaux en forme de flûtes, percés aux deux bouts, produisaient des sons mélancoliques mais qui n’étaient pas dépourvus d’un certain charme.
« Les Eisowys, invités à nous montrer leurs serpents, s’y prêtèrent de bonne grâce. Élevant d’abord leurs mains, comme s’ils tenaient un livre, ils murmurèrent, à l’unisson, une prière adressée à la divinité et invoquèrent Seedna-Eiser qui, dans le Maroc, est le patron des charmeurs de serpents. Il ne faut pas confondre Seedna-Eiser avec Seedna-Aïsa, qui est le nom par lequel les Arabes désignent le Christ qu’ils appellent aussi Rohallah (le souffle de Dieu). Leur invocation terminée, la musique commença, le charmeur de serpents se mit à danser en tournoyant avec vélocité autour d’un panier de jonc, recouvert d’une peau de chèvre sous laquelle se trouvaient les reptiles. Soudain, le charmeur de serpents s’arrête, il plonge son bras nu dans le panier et en retire un cobra capello, qu’il contourne comme si c’eût été son turban ; tout en dansant, il l’enroule autour de sa tête, le serpent paraissant obéir à ses désirs, conserve la position qu’il lui a donnée. Le cobra est ensuite placé à terre ; se dressant alors sur lui-même, il commence à balancer sa tête de droite à gauche : on dirait qu’il accompagne la mesure.
« Tournant plus rapidement encore, l’Eisowy plonge sa main dans le panier, dont il retire successivement deux serpents très-venimeux, de l’espèce que les habitants de la province de Sous désignent sous le nom de leffa. Ces reptiles, dont la robe marbrée est tachetée de noir, ont le corps assez gros ; leur longueur n’excède pas deux pieds et demi à trois pieds.
« Ces deux leffas étaient moins bien dressés et plus ardents que le cobra ; à demi roulés, la tête penchée, prêts à l’attaque, ils suivaient d’un œil étincelant les mouvements du charmeur de serpents ; quand il s’approchait d’eux, s’élançant sur lui, la mâchoire ouverte, ils dardaient leur corps avec une incroyable vitesse ; leur queue cependant semblait immobile : puis ils se repliaient sur eux mêmes. L’Eisowy avec son haïk repoussait les attaques dirigées contre ses jambes nues, et les leffas épuisaient leur poison sur le vêtement.
« Invoquant alors Seedna-Eiser, le charmeur saisit un des serpents par la nuque, en continuant toujours sa danse tournoyante : il ouvrit alors, à l’aide d’une baguette, les mâchoires du reptile pour faire voir aux spectateurs les crochets qui laissaient suinter une matière blanche et huileuse. Il présenta ensuite son bras au leffa qui y enfonça immédiatement ses crochets, pendant que l’homme faisant de hideuses contorsions, tournoyait toujours rapidement en invoquant son saint patron. Le reptile continua de mordre jusqu’au moment ou l’Eisowy, le retirant, nous montra le sang qui coulait de son bras.
« Déposant ensuite le leffa à terre, il porta sa blessure à sa bouche, et la pressant avec ses dents, il se mit à danser, la musique hâtant de plus en plus la mesure jusqu’à ce qu’enfin il s’arrêta épuisé de fatigue.
« Persuadé que ce n’était qu’une jonglerie, et qu’il avait enlevé le venin du leffa, je demandai à toucher le serpent.
— Êtes-vous un Eisowy, me dit l’homme de Sous, ou bien avez-vous une foi inébranlable dans le pouvoir de notre saint ? »
« Je répondis négativement.
« Si le serpent vous mord, me dit-il, votre heure est venue : qu’on me donne une poule ou tout autre animal, je veux vous donner une preuve évidente de ce que j’avance, avant que vous ne touchiez un leffa. »
« On apporta une poule ; le charmeur de serpents prit un de ses reptiles et lui laissa mordre l’oiseau. On mit la poule à terre, qui tourna pendant une minute comme si elle avait des convulsions, chancela et tomba morte. Peu après sa chair avait pris une teinte bleuâtre. Il va sans dire que je n’insistai pas pour toucher au leffa.
« Remettant ses reptiles dans le panier, notre charmeur en retira d’autres serpents connus dans les environs de Mogador ; je remarquai entre autres le boumenfahk (le père de l’enflure) ; la morsure de ces serpents n’est pas assez venimeuse pour mettre la vie en danger. L’Eisowy joua pendant quelque temps avec eux, et les laissait mordre son corps à demi nu qui ruisselait de sang pendant qu’il dansait ; puis saisissant entre ses dents la queue d’un de ces serpents, pendant que les autres s’enroulaient autour de son corps, il commença à le manger ou plutôt à le mâcher ; le reptile se tordant de douleur mordit le cou et les mains de l’Eisowy jusqu’à ce que celui-ci l’eût complètement dévoré : je n’ai jamais vu de plus dégoûtant spectacle.
« Dans mes courses, j’ai souvent rencontré des Eisowys, je les ai toujours vus manier les scorpions et d’autres reptiles venimeux sans en avoir jamais été blessés. Pendant mon séjour à Tanger, un jeune Maure assistant aux exploits d’un charmeur de serpents, le tourna en ridicule en lui disant que ce n’était que jongleries ; mis au défi par un des Eisowys, il entra dans le cercle magique, toucha un des leffa, fut mordu et expira en peu d’instants.
« Les Eisowys forment une secte nombreuse disséminée dans les villes de l’ouest de la Barbarie : ils rappellent sous certains rapports les Derviches tourneurs de l’Orient : comme eux ils s’assemblent les jours de fête dans des maisons consacrées à la célébration de leurs rites. Ils croient que leur amour et leur respect pour Seedna-Eiser, leur patron, doit arriver à leur faire dépasser les bornes de la raison humaine : cette idée les fait tomber, pendant qu’ils s’y livrent, dans une aberration d’esprit telle, qu’ils s’imaginent être transformés en bêtes sauvages, tigres ou lions, chiens, etc. Ils se mettent alors à hurler, à aboyer ou à crier à l’imitation des animaux qu’ils croient représenter. Cet état de folie tient soit à l’emploi d’une herbe enivrante, le haschisch, qu’ils prennent par petites quantités dans un verre d’eau, soit à ce qu’ils fument du kik, plante fort commune dans le Maroc ainsi que la précédente. Quand les Eisowys sont dans cet état, on les promène quelquefois dans les rues ; enchaînés deux à deux, leur chef (Emkaden), les précède, monté à cheval. Ils poussent des hurlements horribles, et font des bonds prodigieux. Les spectateurs leur jettent quelquefois un mouton vivant ; il est aussitôt mis en pièces, et dévoré intestins et tout.
« S’ils parviennent à se débarrasser de leurs chaînes ces Eisowys se jettent sur les juifs et les chrétiens qu’ils rencontrent. Il y a quelques années, à Tanger, un enfant juif, m’a-t-on dit, fut mis en pièces par ces frénétiques.
« Je fus une fois attaqué par un de ces furieux qui avait réussi à se débarrasser de ses liens ; mais j’avais heureusement un énorme bâton que je lui appliquai vigoureusement sur le crâne ; ce traitement sembla le rappeler à la raison, il me quitta pour aller dévorer des choux dans une boutique voisine.
Les Maures regardent ces sectaires d’un œil moins favorable que ne le font les Turcs : cependant au Maroc comme dans tout l’Orient musulman il n’y a de position sociale, inviolable et sûre, que celle de maniaque et d’insensé.
« Peut-être pour trouver l’origine de ces rites, contraires à la loi du Prophète, faut-il remonter jusqu’aux jours antiques où les phénomènes incompris de l’astronomie et les fureurs d’un fétichisme bestial se partageaient les croyances de l’humanité enfant.
Un jour, je fis avec quelques amis, chrétiens et Maures, une excursion jusqu’aux Sanceates-Sultan, ou jardins de l’empereur, qu’on appelle aussi quelquefois Gharset-es-Sultan. C’est une promenade à cheval de quatre à cinq heures. Nous guéâmes avec difficulté la rivière Wad-el-Kesab ; il était tombé beaucoup d’eau dans le haut pays, mais pas une goutte de pluie sur la côte. Comme dans tous les pays déboisés par l’insouciance des nomades et par la vaine pâture, les cours d’eau du Maroc sont très-trompeurs. Pour se servir de la métaphore de Job, « ils sonf trompeurs comme un livre ». Aujourd’hui à sec, demain ils rouleront des eaux écumantes et fangeuses qui inonderont tout le pays environnant…
« La vallée qui conduit aux jardins de l’empereur n’offre rien de très-remarquable. Quelques broussailles couvrant des monticules de sable, de rares palmiers nains, ou quelques argans plus rares encore. Des tourterelles sauvages roucoulant et voletant au milieu de ces arbres, rompaient seuls la monotonie de ce pays inculte et désert. Il n’y avait pas de terres cultivées ; il me fut affirmé que la plus grande partie du Maroc présentait cet aspect désolé.
Le principal but de notre pèlerinage en ce lieu était un argan, planté, dit-on, par le lieutenant du Prophète, le célèbre Okba… C’est un vieil arbre chenu dont l’ombre garantirait encore cent personnes des ardeurs du soleil africain. Est-il rien de plus beau qu’un arbre majestueux, dont les branches et les feuilles variant sans cesse, multipliant leurs formes et les jeux de la lumière, semblent nous donner une idée de l’infini ! Mais un bel arbre, dans le brûlant climat de l’Afrique, procure une sensation qu’on ne peut éprouver en Europe.
« Les jardins de l’empereur renferment un puits et quelques arbres fruitiers ; l’un d’eux, un magnifique figuier, a le tronc tout ciselé des noms des Européens qui ont visité ces lieux. Comme nous étions à nous reposer sous le vénérable arbre d’Okba, le monarque de la forêt, un Maure vint nous raconter les légendes des esprits et des elfes de cette forêt déserte. Il fut un temps où ces bois étaient peuplés d’enchanteresses qui empêchaient les musulmans fidèles de faire leurs prières, dansant autour d’eux aux sons d’une musique voluptueuse, tout comme les nymphes des jardins d’Armide. Les malheureux enfants du Prophète étaient tourmentés sans relâche par ces astucieuses houris…
« Nous traversâmes, en rentrant en ville, les deux cimetières, chrétien et indigène. Le premier est le lieu de repos le plus triste que l’imagination la plus désolée puisse rêver. Pas de verts gazons, pas d’arbres, pas un seul cyprès projetant son ombre sur le malheureux qui vient pleurer sur une tombe aimée. C’est un lieu de désolation, une plaine de sable que balayent les vents furieux de cette plage solitaire de l’océan.
« Je ne fis que traverser le cimetière maure. Quel spectacle de la corruption humaine ! Le soleil était couché, la lune couvrait de ses pâles lueurs et de ses ombres étranges cette demeure des morts : il me fallait me hâter de retourner pour ne pas trouver les portes de la ville fermées : dans la pénombre j’entrevoyais se glisser au milieu des tombeaux, ces violateurs de cadavres, les hyènes. »
Le voyageur aurait pu voir dans ce lugubre tableau, un emblème fidèle de l’empire du Maroc et de ses gouvernants.
- ↑ Voyez : Quelques jours au Maroc, pages 5 et 28 de ce volume.
- ↑ Elœondenron Argon, ainsi appelé de son nom arabe, appartient à la famille des Célastrinées. Il produit un fruit qui ressemble à l’olive. Le noyau a la forme d’un œuf, brun et très-dur ; il renferme une amande aplatie, blanche et d’un goût fort désagréable. De cette amande on extrait une huile rance qui remplace généralement l’huile d’olive. Cet arbre, élevé et touffu, atteint quelquefois la taille des grands chênes. Les environs de Mogador renferment plusieurs forêts de cet arbre dont l’industrie tirerait un si grand parti.