Waverley/Chapitre LIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 387-392).


CHAPITRE LIII.

FERGUS AMOUREUX.


Plus Waverley examinait attentivement la cour du Prétendant, moins il en était satisfait. Elle contenait (comme on dit qu’un gland renferme en germe tous les rameaux du chêne futur) des semences de divisions et de tracasseries, assez pour faire honneur à la cour d’un puissant souverain. Chaque personne considérable avait un but particulier qu’elle poursuivait avec une ardeur qui paraissait à notre héros bien au-dessus de l’importance de ce but. Chacun avait ses raisons personnelles de mécontentement, mais les plus légitimes étaient celles du vieux baron, qui ne s’affligeait que des malheurs de la cause commune.

« Nous aurons de la peine, dit-il un matin à Waverley, après avoir fait avec lui le tour du château, nous aurons de la peine à gagner la couronne obsidionale. C’était, comme vous savez, une couronne faite avec des racines ou des plantes rampantes cueillies dans la place assiégée ; peut-être avec l’herbe nommée pariétaire, parietaria ; nous ne la gagnerons pas à ce blocus ou siège du château d’Édimbourg. » Il appuya cette opinion des arguments les plus solides et des plus doctes citations. Le lecteur est sans doute peu curieux qu’on les lui répète.

Après avoir échappé au vieux baron, Waverley se rendit au logement de Fergus, qui l’avait invité à le venir voir à son retour du palais d’Holy-Rood. « Demain, avait-il dit la veille au soir à Waverley, je dois avoir une audience particulière : venez me voir, pour partager la joie que me procurera le succès de ma demande au prince ; succès dont je suis assuré d’avance. »

Édouard ne manqua point à cette invitation. Il trouva dans l’appartement du chef l’enseigne Maccombich qui attendait Fergus pour lui rendre compte d’une espèce de fossé que les montagnards avaient creusé autour du château, et qu’ils appelaient une tranchée. Un moment après, on entendit la voix du chef dans l’escalier : il s’écriait du ton de la plus furieuse colère : « Callum ! Callum Beg, misérable coquin[1] ! » Il entra dans la chambre avec toute l’agitation d’un homme transporté de la plus véhémente colère ; et il n’y avait pas de visages où les symptômes de cette passion imprimassent des traces aussi profondes. Dans ses moments de frénésie, les veines de son front s’enflaient, ses narines se dilataient, ses joues et ses yeux étaient enflammés ; son regard était celui d’un homme possédé du démon. Ces signes extérieurs de la rage étaient d’autant plus effrayants qu’on voyait bien qu’ils provenaient en partie de ses violents efforts pour maîtriser un accès de fureur qui l’emportait malgré lui, et qu’ils étaient le résultat d’une lutte intérieure et extrêmement violente qui agitait toute sa personne et allait presque jusqu’à lui donner des convulsions.

En entrant, il détacha le ceinturon de son épée, et la jeta par terre avec tant de force que la lame jaillit du fourreau et coula jusqu’à l’autre bout de l’appartement. « Je ne sais, s’écria-t-il, qui m’empêche de faire le serment de ne jamais la reprendre pour son service ; charge mes pistolets, et donne-les-moi à l’instant même, à l’instant, entends-tu ? » Callum, que rien n’étonnait, n’effrayait ni ne déconcertait, obéit avec un sang-froid imperturbable ; Evan Dhu, sur le front duquel la pensée que son maître avait été insulté faisait paraître les signes d’une colère presque aussi violente que la sienne, demeura dans un sombre silence, attendant qu’on lui fît connaître le temps et le lieu où la vengeance devait frapper.

« Ah ! vous voilà, Waverley, dit le chef après s’être un peu remis. Oui, je me rappelle que je vous avais engagé à venir partager mon triomphe, et vous êtes venu pour être témoin de mon… désappointement, pour ne pas choisir un autre mot. » Evan lui présenta alors le rapport écrit qu’il tenait à la main ; Fergus l’arracha avec la plus grande violence. « Plût à Dieu, dit-il, que la vieille tour tombât sur la tête des imbéciles qui l’attaquent et des lâches qui la défendent ! Je vois, Waverley, que vous me prenez pour un fou : retirez-vous, Evan, mais ne vous éloignez pas. »

« Le colonel est dans une grande agitation, dit mistriss Flockhart à Evan, lorsqu’il fut descendu ; je voudrais qu’il se calmât. Les veines de son front étaient grosses comme la corde d’un fouet. N’aurait-il pas besoin de prendre quelque chose ? »

« Ordinairement on le saigne, quand il a de ces accès, » répondit le vieux Highlandais[2] avec un sang-froid parfait.

Quand l’enseigne eut quitté l’appartement, le chef reprit par degrés un peu de calme. » Je sais, Waverley, dit-il, que le colonel Talbot vous fait maudire dix fois par jour le moment où vous êtes entré au service de cette cause : ne vous en défendez pas ; car je suis tenté, à cette heure, de maudire celui où j’y suis entré moi-même. Le croiriez-vous ? j’ai fait ce matin deux demandes au prince, et il les a rejetées toutes les deux ! que pensez-vous de cela ?

« Qu’en puis-je penser ? répondit Waverley, jusqu’à ce que vous m’ayez dit quelles étaient ces demandes ? » — « Comment ? que voulez-vous dire ? Je vous répète que c’est moi qui les lui avais faites : moi, à qui il doit trois fois plus qu’à aucun des chefs qui sont réunis autour de son étendard ; car c’est moi qui ai préparé par mes négociations toute l’insurrection, c’est moi qui ai levé des hommes dans le Perthshire, quand pas un d’entre eux n’osait remuer. Je ne suis pas homme, j’imagine, à demander des choses déraisonnables ; et si j’en demandais, il faudrait encore y réfléchir à deux fois avant de me les refuser. Mais vous saurez tout, maintenant que je commence à pouvoir un peu respirer. Vous vous souvenez de ma patente de comte ; elle me fut délivrée il y a quelques années pour des services rendus à cette époque, et si j’en étais digne alors, il est sûr que par ma conduite postérieure j’ai continué à la mériter, pour ne rien dire de plus. Je vous assure que j’estime cette bagatelle, une couronne de comte, aussi peu que vous pouvez le faire, vous et aucun philosophe sur la terre, car je pense que le chef d’un clan comme celui de Sliochd Mac-Ivor est au-dessus de tous les comtes d’Écosse, pour le rang et ; pour la puissance. Mais j’avais des raisons pour prendre ce titre, titre maudit en ce moment. Il faut vous dire que j’ai appris que le prince a pressé ce vieux fou de baron Bradwardine de ne point laisser passer sa baronnie à son cousin au dix-neuvième ou vingtième degré, qui vient d’accepter un commandement dans les troupes de l’électeur de Hanovre, mais d’en disposer au profit de votre jolie petite amie, miss Rose : et telle étant la volonté de son roi et de son souverain, qui a le pouvoir de changer à son gré la destination d’un fief, le vieux gentleman ne peut s’empêcher d’obéir. » — « Et que deviendra l’hommage ? » — « Maudit soit l’hommage ! Je crois que miss Rose sera condamnée à ôter les pantoufles de la reine, le jour de son couronnement, ou à quelque autre folie pareille. Mais revenons au fait. Rose Bradwardine m’avait toujours paru un parti convenable pour moi, si ce n’eût été la ridicule prédilection de son père pour l’héritier mâle ; mais cet obstacle une fois écarté, je n’en apercevais point d’autre, à moins que le baron ne prétendît que le mari de sa fille ne portât le nom de Bradwardine (ce qui m’était impossible dans ma position, comme vous le savez bien) ; mais je parais à cela en prenant le titre auquel j’avais si bien droit, et qui, sans aucun doute, aurait imposé silence aux scrupules du père. Si elle voulait être vicomtesse de Bradwardine après la mort de son père ; encore mieux, je n’y aurais fait aucune objection. »

« Mais, Fergus, dit Waverley, je ne pensais pas que vous eussiez la moindre affection pour miss Rose, et vous êtes toujours à railler aux dépens de son père. » — « Mon cher ami, j’ai pour miss Bradwardine autant d’affection qu’il en faut pour la future maîtresse de ma maison et la mère de mes enfants : c’est une jolie petite fille, pleine d’intelligence, et certainement sa famille est une des meilleures des basses-terres ; avec quelques leçons de Flora pour les manières du grand monde, elle représentera fort bien. Pour son père, c’est un original, j’en conviens, et souvent fort ridicule ; mais il a donné de si sévères leçons à sir Henri Halbert, au feu le laird de Balmawhapple et à d’autres, que personne n’est tenté de rire à ses dépens ; c’est donc comme s’il n’était pas ridicule. Je vous répète qu’il n’y avait aucun empêchement sérieux… aucun. J’avais tout prévu, tout arrangé dans ma tête. »

« Mais, dit Waverley, aviez-vous demandé le consentement du baron ou celui de Rose ? » — « À quoi bon ? Parler au baron avant d’avoir pris mon titre, c’eût été, sans utilité, exciter des discussions prématurées et irritantes au sujet du changement de nom : tandis qu’une fois comte de Glennaquoich, je n’avais qu’à lui proposer de recevoir son ours et ses tire-bottes dans un petit coin de mon écusson, que j’aurais coupé par un pal, à moins qu’il n’eût porté la prétention jusqu’à vouloir joindre ses armes aux miennes. Bref, mon seul soin n’a été que de veiller à ce que mes armes ne fussent point déshonorées. Quant à Rose, je ne vois pas quelle objection elle eût pu faire, son père n’en faisant point[3]. » — « Peut-être les mêmes que votre sœur fait contre moi, vous-même n’en faisant aucune. »

Fergus fut étonné au dernier point de la comparaison que cette réflexion impliquait ; mais il eut la prudence de supprimer la réponse qu’il avait sur les lèvres. « Enfin, dit-il, nous aurions aisément arrangé tout cela. Je demandai donc une audience particulière ; elle me fut accordée pour ce matin. Je vous engageai à venir me joindre à mon retour, pensant, comme un fou, que j’aurais besoin de vous comme garçon de noces. N’importe ; j’exposai mes prétentions, mes droits, pour mieux dire, on ne les contesta pas ; les promesses qu’on m’a faites tant de fois et les lettres patentes dont je suis porteur, on ne fit aucune objection contre tout cela. Je demandai, comme une conséquence naturelle, à prendre le titre et le rang que me confèrent ces lettres patentes. On m’a répondu par la vieille histoire de la jalousie de C. et de M…, mes ennemis jurés, a-t-on dit. J’ai détruit cet argument ridicule en offrant de rapporter le consentement écrit de l’un et de l’autre, en vertu de la date de ma patente, antérieure à leurs prétentions sans fondement. Je vous assure que j’aurais obtenu ce consentement, eût-il fallu l’enlever à la pointe de l’épée. Alors on daigne me faire connaître les vrais motifs. On ose me dire en face qu’il faut pour le moment ne pas faire usage de ma patente, de peur de blesser ce misérable lâche, ce fainéant (nommant le chef du clan rival du sien), qui n’a pas plus de droit à être chef que moi empereur de la Chine, et qui déguise sa répugnance à prendre les armes, comme il l’a promis vingt fois, sous le prétexte, agréable à sa lâcheté, de la partialité du prince en ma faveur ; et, pour enlever à ce méprisable radoteur toute excuse pour son infâme poltronnerie, le prince m’a demandé, comme une faveur qui lui serait personnelle, de ne pas insister pour le moment sur une demande si raisonnable et si juste. Après cela, fiez-vous aux princes ! » — « Et votre audience s’est-elle terminée là ? » — « Terminée là ? oh ! non. J’étais résolu à ne pas lui laisser de prétexte pour son ingratitude. Je lui exposai donc, avec tout le sang-froid qu’il me fut possible, car je vous assure que je tremblais de colère, les raisons particulières qui me faisaient souhaiter que Son Altesse Royale choisît un autre moyen d’éprouver mon dévouement et mon sincère désir de lui plaire, attendu que des projets d’où dépendaient le bonheur et la fortune de ma vie me faisaient considérer comme le plus pénible de tous les sacrifices ce qui en un autre cas n’eût été qu’une bien légère privation. Je lui découvris sans réserve tous mes plans. » — « Et que répondit le prince ? » — « Ce qu’il répondit ? Mais… heureusement qu’il est écrit : Ne maudissez pas le roi, pas même dans votre pensée ! Mais il m’a répondu qu’il était charmé que je lui eusse fait ma confidence ; qu’il pouvait, grâce à cela, m’éviter un désappointement plus pénible, car il pouvait me garantir sur sa parole de prince que les affections de miss Bradwardine étaient engagées, et qu’il avait promis très-formellement de favoriser le choix qu’elle avait fait. « Ainsi, mon cher Fergus, dit-il avec le sourire le plus gracieux, comme il ne peut plus être question de mariage, il est inutile de nous occuper de ce titre de comte ; » et puis il a fait la pirouette, et m’a planté là. » — « Et que fîtes-vous ? » — « Dans ce moment-là, il n’est rien que je n’eusse fait ; je me serais vendu au diable ou à l’électeur, à celui enfin qui m’eut offert la plus terrible vengeance. Maintenant je suis de sang-froid ; je vois qu’il compte la marier à quelqu’un de ses misérables Français ou de ses officiers irlandais ; mais je le surveillerai de près : que celui qui prétend me supplanter prenne bien garde à lui : Bisogna coprirsi, signor[4]. »

Après quelques autres propos qu’il est inutile de rapporter, Waverley prit congé du chef, dont la colère aveugle s’était changée en un profond et irrésistible désir de vengeance ; il retourna chez lui, incapable d’analyser les sentiments confus que ce récit avait éveillés dans son propre cœur.


  1. Diaoul, dit le texte ; ce qui répond à diable. a. m.
  2. Highland ancient, dit le texte, pour désigner un des premiers parents ou officiers du chef de clan. a. m.
  3. Tout ceci fait allusion à des détails ou droits de blason que les traités spéciaux expliqueront à ceux de nos lecteurs qui voudront les connaître. a. m.
  4. Il faut se couvrir, se cacher, monsieur. a. m.