Waverley/Chapitre LXI

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 433-438).


CHAPITRE LXI.

UN VOYAGE À LONDRES.


La famille de Fasthwaite s’attacha bientôt à Édouard. Il avait cette douceur de caractère et cette politesse qui ne manquent jamais de nous gagner la bienveillance de nos semblables. Aux yeux de ces braves gens, la bonne éducation d’Édouard le rendait respectable, et sa tristesse intéressant. Il avait donné pour prétexte de cette tristesse, la mort d’un frère tué à l’affaire de Clifton ; et, au milieu de ces mœurs simples, où les liens de famille n’ont rien perdu de leur force, la durée de son affliction excita la sympathie et non la surprise.

À la fin de janvier, Édouard eut occasion de déployer ses talents et sa gaieté, à propos de l’heureuse union d’Édouard Williams, le fils de son hôte, avec Cicely Repson ; notre héros ne voulait pas troubler par la mélancolie les noces de deux personnes auxquelles il avait tant d’obligations. Il se mit donc en frais ; il chanta, dansa, prit part à tous les divertissements de la fête, et se montra le plus gai de toute la compagnie. Mais le lendemain matin il eut à s’occuper d’affaires un peu plus sérieuses.

L’ecclésiastique qui avait marié les jeunes gens fut si charmé de l’esprit du prétendu étudiant en théologie, qu’il revint le lendemain de Penrith tout exprès pour lui faire une visite. Notre héros eût été un peu embarrassé s’il eût mis la conversation sur des matières théologiques ; mais par bonheur il aimait mieux raconter les nouvelles du jour, et disserter à ce sujet. Il avait apporté avec lui deux ou trois vieilles gazettes, dans l’une desquelles Édouard trouva un article qui le rendit absolument sourd à tout ce que le révérend M. Twigtythe lui débita sur l’état des affaires dans le nord, et sur la probabilité que le duc aurait avant peu battu et dispersé les rebelles. Cet article était conçu en ces termes, ou à peu près :

" Le 10 décembre courant, est décédé dans la maison de Hill-Street, Berkeley square, Richard Waverley, écuyer, fils cadet de sir Giles Waverley de Waverley-Honour. Il est mort des suites d’une maladie de langueur, aggravée par le chagrin de la position pénible où il se trouvait, ayant été obligé de donner une caution considérable au sujet d’une accusation de haute trahison intentée contre lui. Une accusation pareille est dirigée contre son frère aîné, sir Éverard Waverley, le représentant de cette ancienne famille. Nous avons entendu dire qu’il sera mis en jugement au commencement du mois prochain, à moins qu’Édouard Waverley, fils de feu Richard, neveu et héritier du baronnet, ne se constitue prisonnier. Dans ce cas, nous sommes informés que la gracieuse volonté de Sa Majesté est de suspendre toutes poursuites ultérieures contre sir Éverard. On prétend que cet infortuné jeune homme a pris les armes pour le Prétendant, et qu’il accompagnait les troupes des Highlandais dans leur invasion en Angleterre. Mais on n’en a pas entendu parler depuis l’affaire de Clifton, le 18 décembre dernier. »

Telle était la teneur de cet article, bien fait pour désoler notre héros… « Bon Dieu ! s’écria-t-il, suis-je donc un parricide ?… c’est impossible. Mon père, qui ne m’a jamais témoigné l’affection d’un père, tant qu’il a vécu, ne peut avoir été si affligé de la fausse nouvelle de ma mort, que cela ait causé la sienne ; non : je ne puis le croire… Ce serait une folie de se livrer un seul moment à de si horribles idées. Mais ce qui serait, s’il se peut, plus coupable qu’un parricide, ce serait de laisser en péril mon noble et généreux oncle, qui a toujours été pour moi plus qu’un père, s’il m’est possible de le sauver par quelque sacrifice que ce soit. »

Pendant que ces réflexions, aussi douloureuses que les piqûres du scorpion, pénétraient dans la tête de Waverley, le ministre interrompit une longue dissertation sur la bataille de Falkirk, étonné de la pâleur qu’elles avaient répandue sur le visage de son auditeur, et lui demanda s’il était indisposé. Par bonheur la mariée, la figure rayonnante de joie, entra en riant dans la chambre. Mistriss Williams était une femme douée d’une grande pénétration et d’un bon cœur : et devinant à l’instant même qu’Édouard avait trouvé dans ces gazettes des nouvelles affligeantes, elle intervint si à propos, que, sans exciter les soupçons, elle détourna l’attention de M. Twigtythe, et trouva moyen de l’occuper jusqu’au moment où il s’en alla ; ce qu’il ne tarda pas à faire. Waverley expliqua alors à ses amis qu’il se trouvait dans la nécessité de se rendre à Londres dans le plus court délai possible.

Cependant un motif de retard se présenta, auquel notre héros n’était pas accoutumé. Sa bourse, très-bien garnie quand il était parti pour Tully-Veolan, n’avait reçu depuis aucun renfort ; et, quoique la vie qu’il avait menée depuis cette époque ne fût pas de nature à l’entraîner à de grandes dépenses, s’étant toujours trouvé ou chez ses amis, ou à l’armée, cependant il s’aperçut qu’après avoir réglé ses comptes avec son hôte il ne lui restait plus de quoi prendre la poste. Le mieux lui parut donc d’aller joindre la grande route du nord à Borough-Brigde, et là, de prendre une place dans la grande diligence du nord, espèce de fort carrosse dans le goût antique, attelé de trois chevaux, qui faisait le voyage d’Édimbourg à Londres (avec l’aide de Dieu, comme le disait l’affiche) en trois semaines. Notre héros se sépara donc, après de tendres adieux, de ses amis du Cumberland, leur promettant de n’oublier jamais leur bonté, et espérant en lui-même qu’il pourrait un jour leur donner des preuves non équivoques de sa reconnaissance. Après quelques petites difficultés, quelques délais impatientants, et après avoir fait l’acquisition d’habits plus convenables à son rang, quoique parfaitement simples et modestes, il termina son voyage à travers le pays, et se trouva dans la diligence désirée vis-à-vis de mistriss Nosebag, femme du lieutenant Nosebag, adjudant et maître d’équitation dans le… dragons, très-aimable femme de cinquante ans environ, qui portait une robe bleue bordée de rouge et tenait à la main un fouet à manche d’argent.

Mistriss Nosebag était une de ces personnes empressées qui prennent sur elles de faire les frais de la conversation. Elle arrivait du nord, et elle raconta à Édouard que son régiment (le régiment de mistriss Nosebag) aurait taillé à Falkirk[1] de belles croupières aux porte-jupons « si par malheur il ne s’était trouvé là un de ces sales marécages comme il y en a partout en Écosse, de sorte que ce cher petit régiment avait un peu souffert, comme dit mon Nosebag, dans cette malheureuse affaire. Avez-vous servi dans les dragons, monsieur ? » Waverley fut si déconcerté par cette question inattendue qu’il répondit : « Oui. »

« Oh ! je l’aurais deviné du premier coup ! J’ai bien vu à votre tournure que vous étiez militaire, et j’étais sûre que vous n’étiez pas un de ces pieds poudreux, comme mon Nosebag les appelle. Quel régiment, s’il vous plaît ? » C’était une question singulièrement agréable pour notre héros ! Il pensa, et avec raison, que cette bonne dame savait par cœur la liste de tous les régiments de l’armée ; et, pour éviter de se trahir en altérant la vérité, il répondit : « Les dragons de Gardiner, madame ; mais il y a quelque temps que je me suis retiré du service. » — « Ah ! ceux qui ont remporté le prix de la course à la bataille de Preston, comme dit mon Nosebag. Y étiez-vous, monsieur ? » — « J’ai eu le malheur, madame, répliqua-t-il, d’être témoin de cette affaire. » — « C’est un malheur dont peu de dragons sont restés là pour être témoins, à ce que je crois, monsieur. Ha ! ha ! ha ! je vous demande pardon, mais la femme d’un soldat aime à dire un bon mot. »

« Que le diable te confonde ! pensa Waverley ; quel infernal malheur m’a donné pour compagne cette vieille sorcière, qui m’assomme de ses questions ? »

Heureusement la bonne dame ne restait pas long-temps sur le même sujet. « Nous voilà à Titersbridge, dit-elle. Il y a un parti de nos dragons chargé de prêter main-forte aux sergents, constables, juges de paix, et à cette espèce de gens qui examinent les passe-ports et qui arrêtent les rebelles ; et voilà tout. » À peine étaient-ils arrivés à l’auberge qu’elle tira Waverley à la fenêtre, en s’écriant : « Voilà le brigadier Bridoon de notre compagnie ; il vient avec le constable ; Bridoon, un de nos agneaux, comme Nosebag les appelle. Vous, monsieur… monsieur… ; comment vous nommez-vous, monsieur ? »

« Butler, madame, » dit Waverley, croyant plus prudent de s’attribuer le nom d’un de ses camarades que de s’exposer à être découvert en en prenant un qui n’existait pas au régiment.

« Ah ! vous avez été fait capitaine il n’y a pas long-temps, quand ce gredin de Waverley passa aux rebelles. Ciel ! que je voudrais que ce vieil animal de capitaine Crump passât aussi aux rebelles pour que Nosebag devînt capitaine. Ciel ! qu’a donc ce Bridoon à se tenir là en se dandinant sur la porte ? Que je sois pendue s’il n’est pas dans les brouillards, comme dit Nosebag. Venez, monsieur, vous et moi nous appartenons à l’armée, et nous forcerons ce coquin à se souvenir de ses devoirs. »

Waverley, avec des sentiments qu’il est plus facile de concevoir que de décrire, se vit obligé de suivre cet illustre général femelle. Le brave militaire ressemblait à un mouton autant que cela est possible à un brigadier de dragons ivre, haut de six pieds environ, avec de larges épaules, des jambes grêles, sans parler d’une grande balafre sur le nez. Mistriss Nosebag l’interpella en proférant un jurement, et lui ordonna de faire son devoir. « Vous êtes une damnée,… » commença à répondre le vaillant cavalier ; mais levant les yeux pour donner, par le geste, plus de force à ses paroles, et aussi pour faire suivre l’épithète d’un substantif approprié à la personne qui lui parlait, il reconnut mistriss Nosebag, la salua militairement et prit sur-le-champ un autre ton. « Que Dieu bénisse votre charmante figure, madame Nosebag ; c’est donc vous ? Si un pauvre diable se trouve avoir bu un verre d’eau-de-vie dès le matin, c’est à qui lui fera de la peine à cause de cela. » — « Bien, méchant garnement, bien ; allons, remplissez votre devoir. Ce gentilhomme et moi appartenons à l’année ; mais faites attention à ce vilain merle, à ce chapeau rabattu sur le nez, qui occupe un des coins de la diligence. Je crois que c’est un rebelle déguisé ! »

« Le diable enlève la vieille perruque, la vieille imbécile ! dit le caporal quand elle se fut éloignée ; cette coquine de milady cherche-partout, la mère l’adjudant, comme on l’appelle, est une plus grande peste pour le régiment que le prévôt, le brigadier en chef et le vieux Hubbe-de-Shruff, le colonel, tous ensemble. Allons, monsieur le constable, voyons si ce vilain merle, comme elle dit (c’était un quaker de Leeds avec lequel mistriss Nosebag avait eu une discussion très-aigre sur la légitimité de la guerre), voudra être le grand-père d’un verre d’eau-de-vie, car votre ale d’Yorkshire est trop froide pour mon estomac. »

La vivacité de mistriss Nosebag, qui tira Édouard de cet embarras, faillit le jeter dans deux ou trois autres semblables. À chaque ville où on s’arrêtait, elle voulait qu’il visitât avec elle le corps-de-garde, s’il y en avait un ; et une fois il s’en fallut de peu qu’elle ne le conduisît à un brigadier qui faisait des recrues pour son ancien régiment. C’était toujours monsieur le capitaine, M. Butler, si bien que notre héros en mourait d’impatience et d’inquiétude. Aussi, de sa vie, il ne se réjouit davantage de la fin d’un voyage, qu’au moment où l’arrivée de la diligence à Londres le débarrassa des attentions de mistriss Nosebag.


  1. La bataille de Falkirk fut livrée en janvier 1746. a. m.