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Waverley/Chapitre XLIX

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 365-370).


CHAPITRE XLIX.

LE PRISONNIER ANGLAIS.


Le premier soin de Waverley, quand le chef l’eut quitté, fut d’aller voir l’officier à qui il avait sauvé la vie. Il était gardé avec ses compagnons d’infortune, qui étaient fort nombreux, dans la maison d’un gentilhomme, près du champ de bataille.

En entrant dans la chambre où ils étaient entassés, Waverley reconnut aussitôt l’homme qu’il cherchait, d’abord à la dignité particulière de ses traits, ensuite parce qu’il aperçut en faction près de lui Dugald Mahony, avec sa hache d’armes, qui ne l’avait pas quitté un seul instant, non plus que s’il eût été cousu à son côté. Par cette vigilance, il espérait peut-être s’assurer la récompense qu’Édouard lui avait promise ; mais en même temps il avait empêché qu’on ne dévalisât le gentilhomme anglais dans la confusion générale ; car Dugald calculait judicieusement que le prix de sa peine lui serait payé en proportion de l’état du prisonnier quand il le remettrait aux mains de Waverley ; il se hâta donc de l’assurer, avec plus de mots qu’il n’en employait d’habitude, qu’il avait surveillé de près le soldat rouge, et qu’il ne valait pas un plack de moins depuis le moment où Son Honneur l’avait empêché de lui donner un coup de hache sur la tête.

Waverley promit à Dugald une récompense honnête, et s’approchant de l’officier anglais, lui témoigna son vif désir de faire pour lui tout ce qui pourrait lui être agréable dans sa malheureuse situation.

« Je suis soldat, répondit l’Anglais, et j’ai trop d’expérience pour me plaindre des hasards de la guerre. Je regrette seulement de voir dans notre île des scènes d’horreur que j’ai comparativement vues partout ailleurs avec indifférence. »

« Encore un jour comme celui-ci, répliqua Waverley, et je vous réponds que la cause de vos regrets n’existera plus ; tout sera rentré dans la paix et dans l’ordre. »

L’officier sourit et secoua la tête. « Je n’oublierai point assez ma situation, dit-il, pour oser combattre votre opinion ; mais, malgré votre victoire, malgré la valeur qui vous l’a fait remporter, vous avez entrepris une tâche bien au-dessus de vos forces. »

En ce moment Fergus fendit la presse :

« Venez, dit-il à Édouard, venez vite : le prince va passer la nuit à Pinkie-House, et si nous ne l’y suivons, nous perdrons toute la cérémonie des caligœ. Votre ami le baron s’est rendu coupable d’une grande cruauté, il a entraîné de force son bailli Mac Wheeble sur le champ de bataille ; or, vous saurez que la bête noire du bailli est un montagnard armé, ou un fusil chargé ; il est maintenant au milieu de la plaine, écoutant les instructions de Bradwardine au sujet de la protestation, baissant la tête comme une mouette, à chaque coup de fusil ou de pistolet que nos gens s’amusent à tirer, et essuyant en forme de pénitence, à chaque symptôme de frayeur, une sévère rebuffade de son patron, qui n’admettrait point la décharge de toute une batterie de canon à cinq cents pas de distance, comme une excuse suffisante pour prêter peu d’attention à un discours où il s’agit de l’honneur de sa famille. »

« Mais comment M. Bradwardine a-t-il pu décider le bailli à s’avancer si loin ? » dit Édouard. — « Ah ! il était venu jusqu’à Musselburgh, je crois, dans l’espérance de faire nos testaments ; et la bataille finie, d’après l’ordre formel du baron, il a poussé jusqu’à Preston. Il se plaint fort d’un ou deux bandits de notre corps qui ont mis sa vie en danger en lui présentant le canon de leurs fusils ; mais, comme ils n’ont exigé qu’un sou anglais pour sa rançon, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de troubler le prévôt militaire à ce sujet… Mais partons, Waverley. »

« Waverley ! s’écria l’officier anglais avec une grande émotion, le neveu de sir Everard Waverley, du comté de… ? »

« Oui, monsieur ! » répondit notre héros un peu surpris du ton sur lequel on lui parlait. — « Je suis à la fois heureux et mécontent de vous rencontrer… » — « J’ignore, monsieur, comment j’ai mérité tant d’attention… » — « N’avez-vous jamais entendu votre oncle parler d’un de ses amis nommé Talbot ? »

« Il a souvent fait l’éloge de cet ami, répondit Édouard : il est colonel, je crois, et marié à lady Émilie Blandeville ; mais je pense que le colonel Talbot est en pays étranger. »

« J’arrive du continent, répliqua l’officier ; et me trouvant en Écosse, j’ai cru que mon devoir était d’agir là où mes services pourraient être utiles. Oui, monsieur Waverley, je suis le colonel Talbot, mari de la dame que vous avez nommée ; et je suis fier d’avouer que je dois mon grade dans l’armée et mon bonheur domestique à votre généreux et respectable parent. Bon Dieu ! comment deviner que je retrouverais son neveu sous de pareils habits, et combattant pour une telle cause !… »

« Monsieur, dit Fergus fièrement, ces habits et cette cause appartiennent à des gens de naissance et d’honneur. »

« Ma position me défend d’entrer en contestation avec vous, dit le colonel Talbot ; autrement il me serait facile de vous montrer que le courage et la noblesse ne sauraient rendre bonne une cause mauvaise. Mais avec la permission de monsieur Waverley et la vôtre, monsieur, si je puis la demander, j’aurais quelques mots à lui dire sur des affaires qui concernent sa famille. » — « M. Waverley, monsieur, agit comme bon lui semble. — Vous allez, je pense, m’accompagner à Pinkie, ajouta Fergus en se tournant vers Édouard, quand vous aurez fini de causer avec votre nouvelle connaissance ? » À ces mots le chef de Glennaquoich, ajustant son plaid d’un air encore plus hautain que d’habitude, sortit de l’appartement.

Waverley n’eut pas grande peine à obtenir pour le colonel Talbot la permission de descendre dans un vaste jardin qui touchait à sa prison. Ils firent plusieurs tours en silence, le colonel paraissant chercher un moyen d’entrer en conversation ; enfin il commença :

« Monsieur Waverley, vous m’avez aujourd’hui sauvé la vie, et pourtant je remercierais Dieu de l’avoir perdue, avant de vous trouver avec l’uniforme et la cocarde des rebelles. » — « Je vous pardonne ce reproche, colonel Talbot ; il est bien intentionné, et les préjugés de votre éducation le rendent naturel. Mais il n’y a rien d’extraordinaire de rencontrer un homme dont l’honneur a été publiquement et injustement attaqué, là où il a cru avoir beau jeu pour se venger de ses calomniateurs. » — « Et je dis, moi, que votre conduite devait confirmer les bruits qui ont couru, puisque vous avez suivi le plan qu’on vous accusait de vouloir suivre. Ignorez-vous, monsieur Waverley, l’excessive désolation et même les périls où votre conduite a plongé vos plus chers parents ? » — « Les périls ! » — « Oui, monsieur, les périls !… Quand j’ai quitté l’Angleterre, votre oncle et votre père, accusés de trahison, avaient été obligés de fournir caution, et c’est à force de zèle que des amis dévoués étaient parvenus à la faire recevoir. Je suis venu en Écosse dans la seule intention de vous retirer du gouffre où vous êtes tombé ; et je n’ose songer aux maux qui vont fondre sur votre famille, maintenant que votre adhésion à la révolte est publique, quand le seul soupçon de ce crime l’a déjà compromise. Je regrette bien vivement de ne pas vous avoir rencontré avant cette dernière et fatale erreur. »

« En vérité j’ignore, dit Waverley d’un ton sec, pourquoi le colonel Talbot se fût donné pour moi tant de peine. »

« Monsieur Waverley, répondit Talbot, il est difficile de me piquer ; je vais donc répondre aussi clairement que vous le désirez. Je dois plus à votre oncle qu’un fils ne doit à son père ; j’ai pour lui un respect filial, et comme je crois qu’il m’est impossible de lui prouver mieux ma reconnaissance qu’en vous servant, je vous servirai, si je puis, même malgré vous. L’obligation personnelle que vous m’avez imposée aujourd’hui est sans doute la plus grande qu’un homme puisse imposer à son semblable ; mais elle n’ajoute rien à mon zèle pour vous, et mon zèle sera toujours ardent, malgré toute votre froideur à l’accueillir. »

« Vos intentions peuvent être bonnes, monsieur, dit Waverley piqué ; mais votre langage est dur ou du moins tranchant. »

« À mon retour en Angleterre, après une longue absence, continua le colonel Talbot, j’ai retrouvé votre oncle, sir Éverard Waverley, sous la surveillance d’un envoyé du roi, par suite des soupçons que votre conduite a suscités contre lui. C’est mon plus vieil ami, et, je le répéterai souvent, mon meilleur ami !… Il m’a sacrifié ses projets de bonheur ; il n’a jamais prononcé un mot, jamais conçu une pensée que la bienveillance la plus pure ait pu désavouer. Je trouvai cet excellent homme en prison, soumis à un traitement que lui rendaient plus dur les habitudes de sa vie, l’élévation de son âme et, excusez-moi, monsieur Waverley, la cause de son infortune. Je ne puis vous cacher quels furent alors mes sentiments à votre égard ; vous m’avez paru criminel. Par le crédit de ma famille, qui est assez considérable, comme vous le savez, je parvins à obtenir la mise en liberté de sir Éverard, et je partis pour l’Écosse ; je vis le colonel Gardiner, cet homme dont la mort seule suffirait pour rendre cette insurrection à jamais exécrable. En causant avec lui, je reconnus que, d’après des circonstances postérieures et un second interrogatoire des complices de la révolte, et surtout d’après la bonne opinion qu’il avait toujours eue de votre caractère, il ne vous condamnait plus aussi sévèrement, et je ne doutai pas, si j’avais le bonheur de vous découvrir, de pouvoir tout arranger ; mais cette infâme rébellion a tout détruit. J’ai pour la première fois de ma vie, dans le cours de ma longue carrière militaire, vu fuir honteusement les Anglais, saisis d’une terreur panique, et encore devant un ennemi sans armes ni discipline ; et puis je trouve le fils de mon plus cher ami…, je puis dire le fils de sa tendresse, partageant un triomphe dont il devrait être le premier à rougir. Mais pourquoi plaindre Gardiner ? Son sort est heureux, comparé au mien. »

Il y avait tant de dignité dans les manières du colonel Talbot, son visage exprimait si bien la résignation d’un soldat et le chagrin d’un homme, il avait raconté l’emprisonnement de sir Éverard avec une sensibilité si vive, qu’Édouard restait mortifié, abattu, honteux en présence du prisonnier à qui il avait sauvé la vie quelques heures auparavant. Il ne fut pas fâché que Fergus vînt une seconde fois les interrompre. — « Son Altesse Royale ordonne à monsieur Waverley de se rendre près d’elle… » Le colonel Talbot jeta sur Édouard un regard de reproche qui n’échappa point à l’œil vif du montagnard. « De s’y rendre sur-le-champ, » répéta-t-il avec emphase. Waverley se tourna de nouveau vers le colonel. — « Nous nous reverrons, dit-il ; cependant, tout ce dont vous aurez besoin… »

« Je n’ai besoin de rien, répliqua le colonel ; laissez-moi partager le sort du dernier des braves qui dans cette journée de malheur ont préféré les blessures et la captivité à la fuite. Je changerais volontiers de place avec un de ceux qui ont péri, pour savoir que mes paroles ont fait impression sur votre esprit. »

« Gardez soigneusement le colonel Talbot, dit Fergus à l’officier montagnard qui surveillait les prisonniers ; c’est l’ordre exprès du prince, c’est un prisonnier de haute importance. »

« Mais ayez pour lui tous les égards dus à son rang, » dit Waverley.

« Pourvu qu’ils se concilient avec la plus sévère vigilance, » répéta Fergus. L’officier promit qu’ils seraient tous deux satisfaits, et Édouard suivit Fergus à la porte du jardin, où Callum Beg les attendait avec trois chevaux sellés. En retournant la tête il vit le colonel Talbot qu’on ramenait à la prison entre deux haies de montagnards : le colonel s’arrêta sur le seuil de la porte, et fit de la main un signe à Waverley, comme pour le convaincre de tout ce qu’il avait dit.

« Il y a autant de chevaux, dit Fergus en montant sur le sien, que de mûres sur les buissons ; pour en avoir, il ne faut qu’allonger la main. Allons, Callum, tenez-lui l’étrier, et courons à Penkie-House[1], aussi vite que les ci-devant chevaux de dragons voudront nous y conduire. »


  1. Charles-Édouard établit son quartier-général, après la bataille, à Penkie House près Musselburgh.