Waverley/Chapitre XLVII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 354-360).


CHAPITRE XLVII.

LA BATAILLE.


Fergus et son ami avaient à peine dormi quelques heures, lorsqu’ils furent éveillés et mandés auprès du prince. Ils s’y rendaient au plus vite quand l’horloge d’un village éloigné sonna trois heures. Le prince était déjà entouré de ses principaux officiers et des chefs des clans. Un sac de cosses de pois[1] qui venait de lui servir de lit, lui tenait alors lieu de siège. Au moment où Fergus entra dans le cercle, la délibération finissait. « Courage, mes braves amis ! dit le Chevalier, et que chacun se mette aussitôt à la tête de son régiment ; un fidèle ami m’a offert de nous conduire par une route praticable, quoique étroite et détournée, qui traverse à notre droite les fondrières et les marais, et même jusqu’à la plaine sur le terrain solide où sont campés les ennemis. Cette difficulté surmontée, c’est au ciel et à nos braves épées de faire le reste. »

Cette proposition causa une joie universelle, et chaque chef se hâta de ranger ses hommes avec le moins de bruit possible. L’armée, abandonnant sa position par un mouvement vers la droite, entra bientôt dans le sentier au milieu des marais, avançant toujours avec une grande rapidité et un silence profond. Le brouillard n’avait pas atteint les hauteurs, ils jouirent donc quelque temps de la clarté des étoiles ; mais cette lumière s’évanouit avant le lever du jour, et la tête de la colonne, continuant à descendre, se plongeait pour ainsi dire dans l’épais océan de brouillard qui roulait ses vagues blanchâtres sur toute la plaine et au-dessus de la mer qui la terminait. Ils rencontrèrent quelques difficultés inséparables de l’obscurité dans un chemin étroit, rompu et marécageux, et de la nécessité où ils se trouvaient de marcher en ordre. Toutefois, ces inconvénients étaient pour les montagnards, d’après leur genre de vie, moins grands qu’ils ne l’eussent été pour d’autres troupes ; ils allèrent donc toujours d’un pas ferme et rapide.

Lorsque le clan d’Ivor approcha de la terre ferme, en suivant les traces de ceux qui le précédaient, on entendit à travers le brouillard le cri d’une sentinelle, sans qu’on pût distinguer le dragon qui l’avait poussé : « Qui va là ? »

« Chut ! dit Fergus, chut ! que personne ne réponde s’il tient à la vie. Pas accéléré ! » et ils continuèrent leur marche en silence et d’un pas rapide.

La sentinelle déchargea sa carabine sur le régiment, et, le coup tiré, prit la fuite, car le galop de son cheval retentit quelques instants. « Hylax in limine latrat, » dit le baron de Bradwardine qui entendit le coup ; « le coquin va donner l’alarme. »

Le clan de Fergus avait enfin gagné la plaine, naguère chargée d’une riche moisson. Mais la récolte était enlevée, et la campagne était nue ; point d’arbres, point de buissons qui pussent arrêter la marche. Le reste des montagnards suivait à la hâte, quand on entendit les tambours ennemis battre la générale. Comme leur projet n’était pas de surprendre les Anglais, ils ne furent point déconcertés en apprenant par là que l’ennemi était sur ses gardes et prêt à les recevoir ; ils hâtèrent seulement pour le combat leurs dispositions, qui furent très-simples.

Les montagnards, qui occupaient à l’est la vaste plaine, ou plutôt les champs encore couverts de chaume dont nous avons si souvent parlé, étaient rangés sur deux lignes, depuis les marais jusqu’à la mer. La première devait charger l’ennemi, la seconde servir de réserve. Le peu de cavalerie, que le prince commandait en personne, resta entre les deux lignes. L’aventurier avait manifesté le désir de charger lui-même à la tête de la première ; mais, cédant aux instances de ceux qui l’entouraient, il avait enfin, quoique à regret, renoncé à sa résolution.

Les deux lignes se mirent alors en marche, la première prête à livrer bataille. Les clans qui la composaient formaient chacun une espèce de phalange séparée, présentant un front étroit et profond de dix, douze ou quinze rangs, selon le nombre des vassaux. Les mieux armés et les plus nobles, car ces deux mots étaient synonymes, occupaient le front de chacune de ces subdivisions irrégulières. Les autres, placés derrière, épaulaient le premier rang, et, pressant toujours, communiquaient une impulsion physique ainsi qu’un renouvellement d’ardeur et de confiance à ceux qui devaient les premiers s’offrir au péril.

« Quittez votre plaid, Waverley, s’écria Fergus en jetant le sien ; nous aurons de la soie pour remplacer notre tartan, avant que le soleil soit au-dessus de la mer. »

Les montagnards se débarrassèrent tous de leurs plaids, préparèrent leurs armes, et il y eut un terrible silence d’environ trois minutes, pendant lequel, ôtant leurs toques et levant les yeux au ciel, ils murmurèrent une courte prière ; après quoi ils remirent leurs toques et commencèrent à s’avancer, mais d’abord lentement. Waverley sentit en ce moment son cœur palpiter comme s’il eût voulu s’échapper de son sein ; ce n’était pas crainte, ce n’était pas ardeur ; c’était un mélange de ces deux sentiments, une énergie nouvelle et profonde qui, à la première secousse, étourdit et glaça son esprit, puis lui causa une sorte de fièvre et de délire. Le tumulte qui l’entourait venait encore animer son enthousiasme ; les cornemuses jouaient, et les clans se précipitaient tous en épaisses colonnes. Bientôt ils se remirent au pas, et le murmure de tant de voix réunies ne tarda point à se changer en féroces clameurs.

À ce moment le soleil, arrivé au-dessus de l’horizon, dissipa le brouillard ; les vapeurs se levèrent comme un rideau, et laissèrent voir les deux armées sur le point d’entamer l’action. La ligne des Anglais était directement opposée à la ligne de bataille des montagnards ; elle brillait par son équipement et l’éclat des armures, et était flanquée de cavalerie et d’artillerie. Mais cette vue n’épouvanta point les assaillants.

« En avant, enfants d’Ivor ! s’écria leur chef ; les Camérons répandront-ils le premier sang ? » Ils s’élancèrent avec des cris terribles.

Le reste est bien connu. La cavalerie, à laquelle on avait donné l’ordre de charger les montagnards qui attaquaient en flanc, reçut le feu irrégulier qu’ils lui lançaient en courant, et saisie d’une terreur panique, hésita, s’arrêta, se débanda et prit la fuite. Les artilleurs, abandonnés par la cavalerie, s’enfuirent après avoir tiré leurs pièces, et les montagnards, jetant leurs fusils après le premier feu, tirèrent leurs claymores et se précipitèrent avec une fureur terrible sur l’infanterie.

Dans ce moment de confusion et de frayeur, Waverley remarqua un officier anglais qui semblait de haut rang, seul et appuyé contre une pièce de canon : après la fuite des soldats qui la servaient, il l’avait lui-même rechargée et tirée contre le clan de Mac-Ivor, dont il était le plus près. Frappé de sa noble et martiale figure, désireux aussi de l’arrachera une mort certaine, Waverley dépassa pour un instant les guerriers même les plus agiles, arriva le premier, et lui cria de se rendre ; l’officier répondit par un coup d’épée que Waverley reçut dans sa targe ; mais l’arme de l’Anglais, frappant à faux, se brisa. Au même instant la hache d’armes de Dugald Mahony était levée sur la tête de l’officier ; Waverley arrêta et prévint le coup, et l’Anglais, voyant que toute résistance était vaine, frappé de la généreuse inquiétude d’Édouard pour sa sûreté, lui remit le tronçon de son épée et fut confié par Waverley à Dugald, avec l’ordre exprès de le bien traiter et de ne point le dévaliser, lui promettant toutefois un ample dédommagement.

À la droite d’Édouard la mêlée fut quelques instants furieuse et terrible. L’infanterie anglaise, exercée dans les guerres de Flandre, demeurait courageusement à son poste. Mais ses lignes étendues étaient rompues et brisées en plus d’un endroit par les masses serrées des clans ; et dans le combat à outrance qui s’ensuivit, les armes, la vigueur et l’activité extraordinaire des montagnards leur donnèrent une grande supériorité sur des soldats habitués à mettre leur confiance dans leur tactique et leur discipline, et qui voyaient l’une sans effet, l’autre sans utilité. Waverley, en promenant ses regards sur cette scène de fumée et de carnage, aperçut le colonel Gardiner, abandonné de ses soldats malgré tous ses efforts pour les rallier, lançant encore son cheval à travers la plaine pour prendre le commandement d’un petit corps d’infanterie qui, adossé contre le mur de son parc (car sa maison se trouvait près du champ de bataille, opposait encore une résistance désespérée mais inutile. Waverley remarqua qu’il avait déjà reçu plus d’une blessure, car ses habits et sa selle étaient tachés de sang. Sauver ce digne et brave officier devint aussitôt le but de ses plus ardents efforts, mais il ne put que le voir tomber ; car avant qu’Édouard se fût frayé un passage à travers les montagnards qui, furieux et avides de butin, se précipitaient les uns sur les autres, il vit son ancien colonel renversé de cheval par un coup de feu, et recevant même à terre plus de blessures qu’il n’en eût fallu pour lui arracher vingt fois la vie. Quand Waverley s’en approcha il n’était pourtant pas encore mort. Le guerrier expirant sembla reconnaître Édouard, car il fixa sur lui un regard de reproche, mêlé de tristesse, et il s’efforça d’ouvrir la bouche ; mais sentant que la mort n’était pas éloignée, et renonçant à parler, il joignit les mains comme pour prier, et abandonna son âme à son Créateur. Le regard qu’il lança à Waverley pendant son agonie ne fit pas autant d’impression sur lui, dans ce moment de trouble et de confusion, que lorsque qu’il se le rappela quelque temps après[2].

Des cris de triomphe retentissaient alors dans toute la plaine. La bataille était finie et gagnée ; l’artillerie, les munitions de guerre et les bagages, tout resta au pouvoir des vainqueurs ; jamais victoire ne fut plus complète ; à peine quelques hommes échappèrent-ils, à l’exception de la cavalerie, qui avait pris la fuite au commencement de la bataille ; encore était-elle divisée en plusieurs corps, et disséminée dans tout le pays. Autant que cela se rapporte à notre histoire, nous n’avons plus à raconter que le sort de Balmawhapple, qui, monté sur un cheval aussi têtu et emporté que son maître, poursuivait les dragons à quatre milles environ du champ de bataille, lorsque quelques douzaines de fuyards, reprenant un peu de cœur, firent volte-face, et, lui brisant le crâne avec leurs sabres, montrèrent que le malheureux gentilhomme avait réellement une cervelle : ainsi sa mort prouva une chose dont on avait beaucoup douté pendant sa vie. Il fut peu regretté ; la plupart des gens qui le connaissaient approuvèrent la remarque de l’enseigne Maccombich, savoir : qu’il y avait plus d’un mort à Sheriff-Muir. Son ami le lieutenant Jinker se mit en frais d’éloquence seulement pour disculper sa jument favorite de toute complicité dans la catastrophe : « Je l’ai répété mille fois au laird, disait-il, que c’était une grande honte de mettre une martingale à la pauvre bête, quand il pouvait la mener avec une gourmette longue d’un demi-pied ; et que, pour ne point parler d’elle, il s’attirerait nécessairement quelque malheur en la faisant abattre ou autrement ; au lieu que s’il eût voulu se servir d’un simple mors et d’un filet, elle se serait laissé conduire aussi aisément qu’un cheval de charrette. »

Telle fut l’oraison funèbre du laird de Balmawhapple[3].


  1. Le fidèle ami qui indiqua le passage par lequel les Highlandais se rendirent de Tranent à Sealon, était un jeune gentilhomme qui possédait des terres dans le Lothian de l’est. Il avait été interrogé par Lord George Murray sur la possibilité de traverser les landes sauvages et marécageuses qui séparaient les deux armées, et il avait répondu qu’elles étaient impraticables. Quand il fut congédié, il se ressouvint qu’il y avait un sentier détourné qui à travers les marais conduisait vers l’est dans la plaine, et que par ce sentier les Highlandais pourraient tourner et prendre en flanc la position sans être exposés au feu de l’ennemi. Il retourna donc vers lord George, qui reçut ces renseignements avec la plus vive gratitude et à l’instant même éveilla le prince Charles, qui dormait à la belle étoile, une botte de vesce pour oreiller. Le jeune aventurier apprit avec la joie la plus grande qu’il lui serait possible de forcer une armée parfaitement équipée à engager une bataille décisive avec ses troupes irrégulières. Son allégresse en cette occasion ne s’accorde pas avec le reproche de lâcheté dirigé contre lui par le chevalier Johnston, un de ses partisans mécontents ; dont les mémoires tiennent autant du roman que de l’histoire. Le chevalier Johnston place le prince à cinquante pas du front de la bataille, position que n’aurait pas choisie un homme qui eût craint d’en partager les périls. À moins que les chefs n’eussent consenti à la proposition du prince, de conduire en personne l’avant-garde, il ne pouvait jouer un rôle plus actif dans l’action.
  2. La mort de ce brave militaire est ainsi racontée par son ami et son biographe, le docteur Doddridge, d’après des renseignements donnés par des témoins oculaires :
    « Il passa toute la nuit sous les armes, enveloppé dans son manteau et presque toujours abrité sous une meule d’orge qui se trouvait dans le champ. Sur les trois heures du matin, il appela ses domestiques : il y en avait quatre en ce moment auprès de lui ; il en congédia trois. Au premier rayon du crépuscule, l’armée fut éveillée par le bruit des rebelles qui s’approchaient. L’attaque commença avant le lever du soleil ; il ne faisait pas encore assez clair pour distinguer ce qui se passait sur le champ de bataille. Aussitôt que l’ennemi fut arrivé à la portée du mousquet, il fit une décharge furieuse, et l’on dit que les dragons qui formaient l’aile gauche prirent immédiatement la fuite. Le colonel, au commencement de l’attaque, qui en tout dura à peine quelques minutes, fut blessé par une balle au sein gauche, ce qui le fit brusquement sauter sur sa selle. Il reçut le moment d’après un coup de feu à la cuisse droite. On remarqua que plusieurs ennemis furent tués par lui, particulièrement un homme qui était venu le voir avec des intentions perfides quelques jours auparavant, et lui avait fait de grandes protestations de zèle pour le gouvernement. Après une fusillade faiblement nourrie, tout le régiment fut saisi d’une terreur panique, et, malgré les efforts du colonel et de plusieurs autres braves officiers pour le rallier, il se mit à la débandade. Quand le colonel Gardiner s’arrêta comme pour délibérer sur ce que le devoir lui ordonnait en pareille circonstance, tout son régiment l’ayant abandonné, il vit qu’un détachement de fantassins qui combattait bravement auprès de lui, et qu’il avait reçu l’ordre de soutenir, n’avait pas d’officier pour les commander ; il s’écria vivement : « Ces braves gens seront-ils donc taillés en pièces faute d’un commandant ! » En parlant ainsi, il se dirigea au galop vers eux, et leur dit : « Feu ! mes amis, et ne craignez rien. » Mais, dans le temps même que ces paroles sortaient de sa bouche, un montagnard s’avança vers lui avec une faux attachée à une longue perche, et lui en porta un coup si violent sur le bras droit, que son épée lui tomba de la main ; et plusieurs autres se précipitant sur lui pendant qu’il était encore sous le coup de cette arme terrible, il fut jeté à bas de son cheval. Au moment où il tomba, un autre Highlandais le frappa avec une claymore ou lochaber sur le derrière de la tête : ce fut là pour lui le coup mortel. a. m.
  3. Il est inutile de dire que le caractère de ce jeune laird si grossier est entièrement d’invention. Cependant un gentilhomme qui ressemblait à Balmawhapple, mais pour le courage seulement, périt à Preston de la manière que j’ai décrite. Un gentleman du Perthshire, recommandable par sa bravoure et par l’élévation de son caractère, un de ces vaillants cavaliers qui suivirent la fortune de Charles-Édouard, poursuivit les dragons fugitifs, presque seul, jusqu’auprès de Saint-Clement’s-Wells, où les efforts de plusieurs officiers étaient parvenus à les arrêter un moment. S’apercevant alors qu’ils étaient poursuivis par un seul homme et deux domestiques, ils se tournèrent contre lui, et le taillèrent en pièces avec leurs sabres. Je me rappelle, étant enfant, de m’être assis sur son tombeau, que l’herbe longue et touffue distinguait du reste de la prairie. Une femme de la famille qui habitait alors à Saint-Clement’s-Wells avait coutume de me raconter l’événement tragique dont elle avait été témoin oculaire, et à l’appui elle me montrait une agrafe de la veste de cet infortuné gentilhomme.