Waverley/Chapitre XXI

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 191-196).


CHAPITRE XXI.

LA SŒUR DU CHIEFTAIN.


Le salon de Flora Mac-Ivor était meublé de la manière la plus simple et la plus unie ; car au château de Glennaquoich les objets qui ornaient les appartements étaient, autant que possible, calculés pour maintenir dans toute sa dignité l’hospitalité du chieftain, et en outre pour retenir et multiplier le nombre de ses vassaux et de ses adhérents. Mais l’apparence de cette parcimonie ne se faisait point remarquer dans le costume de lady Flora ; l’ensemble en était élégant et même riche, il tenait à la fois et de la mode parisienne et de celle beaucoup plus simple qui était adoptée dans les Highlands ; mais ce mélange avait été opéré avec un goût remarquable. Sa chevelure n’était point défigurée par l’art du coiffeur, mais elle retombait sur son cou en boucles d’un noir éclatant, et n’était retenue que par un cercle enrichi de diamants. Sous ce rapport elle se conformait entièrement aux préjugés des Highlandais, qui ne pouvaient souffrir que la tête d’une femme fût couverte avant le jour de son mariage.

Flora Mac-Ivor ressemblait à son frère Fergus d’une manière frappante, au point qu’ils eussent pu représenter Viola et Sébastian, et produire dans ces rôles la même illusion que mistriss Henri Siddons et son frère M. William Murray. Ils avaient dans le profil la même régularité ; leurs yeux, leurs cils, leurs sourcils étaient également noirs ; on distinguait chez le frère et la sœur la même fraîcheur sur le visage ; cependant les exercices durs et fatigants avaient bruni celui de Fergus, et celui de Flora possédait une certaine délicatesse féminine pleine de grâces. La physionomie du frère était fière et quelquefois sauvage ; celle de la sœur respirait la douceur d’un ange. Leurs voix avaient absolument le même accent, quoiqu’elles différassent par le timbre : celle de Fergus surtout, lorsque pendant les exercices militaires il donnait des ordres à ses soldats, rappelait à Édouard un passage favori de la description d’Émétrius :


« Une voix se faisait ouïr dans le lointain
Ainsi qu’une trompette au son clair, argentin. »


La voix de Flora, au contraire, était harmonieuse et douce, chose inappréciable dans une femme ; et si elle traitait quelque sujet favori, c’était presque toujours avec une éloquence naturelle ; ses accents possédaient aussi bien le ton de la crainte et de la conviction que celui d’une insinuation persuasive. Le coup d’œil vif et pénétrant qui, chez le chieftain, semblait impatient à la seule vue des objets, avait chez sa sœur une aimable mélancolie. Les regards de Fergus paraissaient chercher la gloire, la puissance et tout ce qui pouvait dans le monde l’élever au-dessus des autres ; ceux de sa sœur, comme si déjà ils eussent été certains de sa supériorité intellectuelle, semblaient plaindre plutôt qu’envier les hommes qui s’efforçaient de courir après quelque distinction mondaine. Ses sentiments s’accordaient avec l’expression de sa physionomie. Une éducation précoce avait imprimé dans son esprit aussi bien que dans celui du chieftain l’attachement le plus dévoué à la famille exilée des Stuarts. Elle pensait que son frère et ses vassaux, aussi bien que tout habitant de la Grande-Bretagne, devaient, même au prix de leur sang, contribuer à cette restauration que les partisans du chevalier de Saint-George ne cessaient d’espérer. Pour arriver à ce but, elle était disposée à tout faire, à tout souffrir, à tout sacrifier. Mais si sa loyauté surpassait celle de son frère en fanatisme, elle la surpassait aussi en pureté. Accoutumée de petites intrigues, enveloppé nécessairement dans mille discussions personnelles, ambitieux d’ailleurs par caractère, la foi politique de Fergus était imprégnée, pour ne pas dire infectée de vues d’intérêt et d’avancement, le tout si étroitement combiné, que le jour où il dégainerait sa claymore, il serait peut-être difficile de décider s’il agissait pour faire de Jacques Stuart un roi, ou pour faire de Fergus Mac-Ivor un comte. Tout cela formait un mélange de sentiments qu’il ne s’avouait point à lui-même, mais qui cependant existait dans son âme au plus haut degré.

Dans le cœur de Flora, au contraire, le zèle de la loyauté était pur et exempt de tout sentiment intéressé. Elle se serait plutôt servie de la religion comme d’un masque pour satisfaire des vues ambitieuses et intéressées, si quelques-unes avaient eu accès dans son âme, qu’elle n’eût eu recours à ses sentiments de patriotisme et de fidélité pour arriver à ce but. De tels exemples de dévouement n’étaient point rares parmi les partisans de la race infortunée des Stuarts ; et peut-être mes lecteurs peuvent-ils s’en rappeler quelques-uns. L’intérêt tout particulier que le chevalier de Saint-George et la princesse son épouse avaient témoigné à la famille de Fergus et de sa sœur, et même à ces deux enfants lorsqu’ils étaient orphelins, n’avait pas peu contribué à accroître la fidélité qu’ils avaient vouée à ces illustres protecteurs. Fergus, à la mort de ses parents, avait été pendant quelque temps page d’honneur à la suite de la princesse, qui, en raison de sa beauté et de son esprit, l’avait toujours traité avec une distinction toute particulière. Cette protection s’étendit jusqu’à Flora, qui fut placée pendant quelques années dans un couvent de premier ordre, aux dépens de la princesse, et transportée ensuite au sein de sa famille, où elle avait à peu près passé deux ans. Les bontés de cette auguste personne inspirèrent au frère et à la sœur des sentiments de reconnaissance profonds et ineffaçables.

Ayant ainsi développé les principaux traits du caractère de Flora, je n’ajouterai plus à ce sujet que quelques mots. Elle était vraiment accomplie ; car, possédant ces manières élégantes que l’on devait nécessairement attendre d’une jeune personne qui, dans son jeune âge, avait été la compagne d’une jeune princesse, elle n’avait cependant point appris à substituer le vernis de la politesse à la réalité des sentiments. Lorsqu’elle se vit confinée dans les régions solitaires de Glennaquoich, elle pensa que la connaissance qu’elle avait acquise des littératures française, anglaise et italienne, lui serait de peu d’usage ; et pour remplir tous ses instants, elle résolut de s’identifier avec la musique et les traditions poétiques des Highlands ; elle trouva bientôt un plaisir réel dans ces études que son frère, dont le goût littéraire était doué de moins de finesse, affectait de trouver agréables dans l’unique but d’accroître sa popularité. Flora était encore affermie dans sa résolution de continuer ses recherches, par l’extrême plaisir que ses questions semblaient causer à ceux auxquels elle demandait des renseignements.

L’amour qu’elle portait à son clan, attachement qui était presque héréditaire dans son cœur, était, comme sa loyauté[1], une passion plus pure que celle de son frère. Celui-ci était trop profond politique, et considérait trop son influence patriarcale comme un moyen d’agrandir ses domaines, pour que nous le présentions ici comme un type du chef highlandais, Flora éprouvait ainsi que son frère le désir d’étendre leur puissance, mais uniquement dans le but généreux d’arracher à la pauvreté, ou au moins à la tyrannie étrangère, ceux que son frère était, d’après les notions du temps et du pays, appelé par sa naissance à gouverner. Les épargnes de son revenu (car elle avait une petite pension de la princesse de Sobieski) étaient consacrées, non point à procurer des douceurs à ses vassaux ; ce mot leur était inconnu, et ils ne semblaient pas chercher à le connaître, mais à soulager leurs besoins de première nécessité, lorsqu’ils étaient ou malades ou accablés de vieillesse. Dans toute autre circonstance, ils s’efforçaient plutôt de se procurer quelque objet qu’ils pussent partager avec le chef comme une preuve de leur attachement, qu’ils ne s’attendaient à recevoir de lui d’autres secours que ceux qui résultaient de la grossière hospitalité de son manoir et de la division et subdivision de ses domaines. Flora était tellement aimée d’eux, que, lorsque Mac Murrough eut composé une chanson dans laquelle il énumérait toutes les principales beautés du district, et donnait à entendre que Flora l’emportait sur toutes, en disant à la fin de sa chanson que « la plus belle pomme était suspendue à la branche la plus élevée » il reçut en présent, de tous les membres du clan, plus d’orge qu’il n’aurait pu en semer pendant dix ans dans son Parnasse des Highlands, appelé the Bard’s Croft, ou Champ du Barde.

Par situation, aussi bien que par choix, la société de miss Mac-Ivor était extrêmement limitée. Sa plus intime amie avait été Rose Bradwardine, à laquelle elle était très-attachée ; et lorsqu’on les apercevait ensemble, elles auraient pu fournir à un artiste deux admirables sujets, l’un enjoué, l’autre mélancolique. En effet, Rose était tellement aimée de son père, et le cercle de ses désirs était tellement limité, qu’elle n’en manifestait pas un seul qu’on ne cherchât à satisfaire, et il était rare qu’on n’arrivât pas à ce but. Il n’en était pas de même de Flora. Encore enfant, elle avait éprouvé un changement de fortune extraordinaire. À la joie et à la splendeur avaient succédé alors la solitude et la pauvreté ; et les idées, les désirs qui l’occupaient étaient relatifs à de grands événements nationaux qui ne pouvaient s’opérer sans hasards, sans effusion de sang, et sur lesquels l’esprit ne pouvait se reporter avec une humeur légère et frivole. En conséquence, ses manières étaient généralement graves, quoiqu’elle s’empressât de contribuer par ses talents à l’amusement de la société, et qu’elle jouît de la plus grande considération dans l’opinion du vieux baron, qui avait coutume de chanter avec elle des duo français, tels que celui de Lindor et Chloris, ainsi que cela était d’usage vers la fin du règne de Louis-le-Grand.

On pensait généralement, quoique personne n’osât le donner à entendre au baron de Bradwardine, que les prières de Flora n’avaient pas peu contribué à apaiser la colère de Fergus à l’occasion de la querelle qu’il avait eue avec celui-ci. Elle sut attaquer son frère par son côté faible, d’abord en appuyant sur l’âge du baron, et ensuite en lui représentant le coup que la cause des Stuarts pourrait éprouver, et l’échec que recevrait sans doute l’opinion que l’on avait de sa prudence, qualité si nécessaire à un agent politique, s’il persistait à jouer ce rôle jusqu’à l’extrémité. Il est probable que sans l’intervention de Flora, cette querelle eût été terminée par un duel ; d’abord parce que le baron avait, dans une première occasion, répandu le sang d’un membre du clan, quoique l’affaire eût été arrangée à temps, et de plus, parce qu’il possédait la réputation d’un homme habile à manier les armes, réputation à laquelle Fergus portait envie. Par cette même raison Flora avait tout employé pour opérer leur réconciliation, à laquelle le chieftain avait été le premier à consentir, attendu qu’elle favorisait quelques projets ultérieurs qu’il avait conçus.

Ce fut à cette jeune lady, faisant alors les honneurs d’un thé, que Fergus présenta le capitaine ; elle le reçut selon les usages adoptés par la politesse.


  1. Le lecteur doit savoir qu’ici le mot loyauté est toujours employé dans le sens de royalisme. a. m.