Waverley/Chapitre XXIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 205-210).


CHAPITRE XXIII.

WAVERLEY RESTE À GLENNAQUOICH.


Comme Flora achevait sa chanson, Fergus se présenta devant eux. « Je savais que je vous trouverais ici, même sans le secours de mon ami Bran. Un goût simple et peu sublime comme le mien préférerait un jet d’eau de Versailles à cette cascade avec tous ses accompagnements de rochers et de rugissements ; mais ceci est le Parnasse de Flora, capitaine Waverley, et cette fontaine est son Hélicon. Ce serait au grand profit de ma cave si elle pouvait pénétrer son coadjuteur, Mac Marrough, du prix de son influence : il vient à l’instant de boire une pinte d’usquebaugh, pour corriger, dit-il, la fraîcheur du vin de Bordeaux. Laissez-moi essayer de sa vertu. » Il but un peu d’eau dans le creux de sa main, et commença aussitôt d’un air théâtral :


« Salut, ô dame du désert,
Qui du Gaël aimes la lyre
Et le poétique délire.
Toi dont l’œil au jour s’est ouvert
Loin de la source qui m’inspire
Et de ces champs au tapis vert ! »


« Mais la poésie anglaise ne réussira jamais sous l’influence d’un Hélicon des Highlands. »


« Allons, courage,
Vous qui buvez à tasse pleine
À cette heureuse fontaine
Où l’on ne voit sur le rivage
Que quelques vilains troupeaux,
Suivis de nymphes de village
Qui les escortent sans sabots[1]. »


« Trêve cher Fergus ! épargnez-nous ces personnages les plus ennuyeux et les plus stupides de toute l’Arcadie. Pour l’amour du ciel, n’allez pas nous chercher Corydon et Lindor ! » — » Eh bien, si vous n’aimez pas la houlette et le chalumeau, nous ferons entendre avec vous des chants héroïques. » — « Cher Fergus, vous avez certainement plutôt puisé des inspirations dans la coupe de Mac Murrough que dans la mienne. » — « Je m’en défends, ma belle demoiselle, quoique je proteste qu’elle serait celle des deux qui me conviendrait le mieux. Quel est celui de vos fous de romanciers italiens qui dit :


Io d’Elicona niente
Mi curo, in fe di dio ; che’l bare d’aoque
(Bea chi ber ne vuol) sempre mi spiacque[2] ?


Mais, capitaine Warerley, si vous préférez la gaëlique, voici la petite Cathleen qui vous chantera Drimmindhu. Allons, Cathleen, astore (ma chère), commencez ; pas d’excuse pour le Beart-Kinne. »

Cathleen chanta avec beaucoup de vivacité une petite chanson gaëlique, élégie burlesque d’un paysan sur la perte de sa vache, dont le ton comique fit rire Waverley plus d’une fois, quoiqu’il n’en comprît pas le langage.

« Admirable, Cathleen ! s’écria le chef : il faut que je vous trouve un joli mari parmi les hommes du clan, un de ces jours. »

Cathleen rit, rougit, et alla se réfugier derrière sa compagne.

Pendant qu’ils retournaient au château, le chef engagea vivement Waverley à rester une semaine ou deux, afin de voir une grande partie de chasse à laquelle il devait se joindre ainsi que plusieurs gentilshommes des montagnes. Les charmes de la mélodie et de la beauté avaient fait trop d’impression sur le cœur d’Édouard pour lui permettre de refuser une invitation aussi agréable. On convint donc qu’il écrirait un billet au baron de Bradwardine, annonçant son intention de rester une quinzaine à Glennaquoich, et le priant de lui envoyer par le porteur (c’était un gill du chef) les lettres qui pourraient être arrivées à son adresse.

Ceci fit tomber la conversation sur le baron, que Fergus loua beaucoup comme gentilhomme et comme militaire. Flora s’étendit davantage sur son caractère ; elle fit la remarque qu’il était le parfait modèle des vieux chevaliers écossais, qu’il avait toutes leurs qualités et leur originalité. « C’est un caractère, capitaine Waverley, qui s’efface de plus en plus ; car ce qu’il avait de meilleur était un respect de soi-même qu’on n’avait pas encore perdu de vue jusqu’à présent. Mais, maintenant, les gentilshommes auxquels leurs principes ne permettent pas de faire leur cour au gouvernement existant, sont négligés et dégradés, et beaucoup se conduisent en conséquence ; semblables à quelques-unes des personnes que vous avez vues à Tully-Veolan, ils adoptent des habitudes et des compagnons incompatibles avec leur naissance et leur éducation. L’impitoyable proscription de parti semble dégrader les victimes qu’elle flétrit, quoique injustement. Mais espérons qu’un plus beau jour approche, où un gentilhomme campagnard écossais sera lettré sans avoir la pédanterie de notre ami le baron, chasseur sans les manières grossières de M. Falconer, et cultivateur judicieux de sa propriété sans devenir un rustre de bouvillon à deux jambes comme Killancureit. »

Ce fut ainsi que Flora prophétisa une révolution, que le temps a amenée en effet, mais d’une manière tout autre qu’elle ne l’avait pensé.

On cita ensuite l’aimable Rose, en faisant les plus vifs éloges de sa personne, de ses manières et de son esprit. « Il trouvera, dit Flora, un inestimable trésor dans les affections de Rose Bradwardine, l’homme qui aura le bonheur d’en devenir l’objet. Elle place le bonheur de son âme dans sa maison et dans l’accomplissement de ces vertus paisibles dont l’intérieur domestique est toujours le centre. Son époux sera pour elle ce que son père est maintenant, l’objet de tous ses soins, de sa sollicitude et de son affection. Elle ne verra rien, ne s’unira à rien que par lui et avec lui. Si c’est un homme de bon sens et de vertu, elle sympathisera avec ses chagrins, le distraira de ses fatigues, et partagera ses plaisirs. Si elle vient à appartenir à un époux négligent et grossier, elle s’accordera également avec son goût, car elle ne survivra pas longtemps à sa dureté. Hélas ! combien est grande la chance que quelque parti aussi indigne devienne celui de ma pauvre amie ! Que ne suis-je reine dans ce moment, et que ne puis-je commander au plus digne jeune homme de mon royaume d’accepter le bonheur avec la main de Rose Bradwardine ! »

« Je souhaiterais que vous lui commandassiez d’accepter la mienne en attendant, » dit Fergus en riant.

Je ne sais par quel caprice ce souhait, quoique exprimé d’un ton plaisant, contraria les sentiments d’Édouard, malgré son inclination croissante pour Flora et son indifférence pour miss Bradwardine. C’est un de ces points inexplicables de la nature humaine, que nous nous dispenserons d’examiner.

« La vôtre, mon frère ? reprit Flora en le regardant fixement. Non, vous avez une autre épouse ; l’honneur et les dangers qu’il vous faut courir à la poursuite de sa rivale briseraient le cœur de la pauvre Rose. »

Tout en discourant ils atteignirent le château, et Waverley eut bientôt préparé ses dépêches pour Tully-Veolan. Comme il savait que le baron était pointilleux dans de pareilles affaires, il était prêt à imprimer sur son billet un cachet sur lequel étaient gravées ses armes, mais il ne le trouva pas après sa montre, et crut l’avoir laissé à Tully-Veolan. Il en annonça la perte, en empruntant en même temps le cachet de la famille du chef.

« Assurément, dit miss Mac Ivor, Donald Bean Lean n’aurait pas… »

« J’engagerais ma vie pour lui en pareille circonstance, reprit son frère ; d’ailleurs, en pareil cas, jamais il n’aurait laissé la montre en arrière. »

« Après tout, Fergus, dit Flora, et avec toutes les concessions, je suis étonnée que vous favorisiez cet homme. » — « Que je le favorise ? Cette bonne sœur vous persuaderait, capitaine Waverley, que je prends ce que les gens de l’ancien temps appelaient a steakraid c’est-à-dire a collop of the foray, ou, en termes plus clairs, une portion du butin du voleur, qu’il paie au laird ou chef sur le terrain duquel il fait passer sa proie. Oh, il est certain que si je ne trouve moyen de jeter un charme sur la langue de Flora, le général Blakeney enverra de Stirling un détachement avec un sergent (il prononça ces mots avec une ironie hautaine et emphatique) pour saisir Vich-Jan-Vohr, sobriquet qu’on me donne, dans son propre castel. »

— « Allons, Fergus, notre hôte doit-il s’apercevoir que tout ceci est folie et affectation ? Vous avez assez d’hommes pour vous servir, sans enrôler des bandits, et votre propre honneur est au-dessus de toute tache. Pourquoi ne chassez-vous pas ce Donald Bean Lean que je hais plus pour sa duplicité et sa flatterie, que même pour sa rapine, hors de vos domaines ? Nulle cause ne pourrait me faire souffrir un pareil bandit. »

« Nulle cause, Flora ? » dit le chef d’un air significatif. — « Nulle cause, Fergus ! pas même celle que j’ai le plus à cœur. Épargnez-lui le présage de soutiens aussi dangereux ! »

« Oh ! mais, ma sœur, reprit gaiement le chef, vous n’avez pas égard à mon respect pour la belle passion. Evan Dhu Maccombich est amoureux de la fille de Donald, Alice ; et vous ne devez pas compter que je le dérangerai dans ses amours. Tous les clans crieraient honte sur moi. Vous savez qu’un de leurs sages proverbes est : qu’un parent est une partie du corps de l’homme, mais qu’un frère de lait est une partie de son cœur. » — « Fergus, il n’y a point à disputer avec vous, mais je désire que tout ceci se termine bien ! » — « C’est prier dévotement, ma chère et prophétique sœur, et c’est le meilleur moyen de mettre fin à un argument douteux. Mais n’entendez-vous pas les cornemuses, capitaine Waverley ? Peut être aimerez-vous mieux danser avec eux dans la salle, que d’être étourdi par leur harmonie sans prendre part à l’exercice auquel ils nous invitent ? »

Waverley prit la main de Flora. La danse, les chants et les jeux continuèrent, et terminèrent la fête du château de Vich-Jan-Vohr. Édouard se retira enfin, l’esprit agité d’une variété de sentiments nouveaux et confus, qui interrompirent son repos pendant quelque temps, et retinrent son esprit dans cet état qui n’est pas sans agrément, où l’imagination s’empare du gouvernail, et où l’âme glisse paisiblement sur le torrent rapide et trouble des réflexions plutôt que de s’exercer à les combattre, les mettre en système, ou les examiner. Enfin, à une heure avancée, il s’endormit, et rêva de Flora Mac-Ivor.


  1. Ces vers se trouvent dans le texte anglais. a. m.
  2. Oh je me soucie peu, ma foi, de boire à la source d’Hélicon (y boira pourtant qui voudra), car je n’aime pas à boire de l’eeau. a. m.