Woodstock/Chapitre XXX

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 381-394).


CHAPITRE XXX.

CROMWELL.


Cassio. Celle botte, ma foi, m’eût été fatale, si mon justaucorps n’était meilleur que tu ne croyais.
Shakspeare. Othello.


Pendant l’obscure soirée d’octobre qui succéda au jour où fut tué Tomkins, le colonel Éverard, indépendamment de son fidèle compagnon Roger Wildrake, avait encore maître Néhémiah Holdenough à souper avec lui. Les prières du soir, faites suivant le rite presbytérien, un léger repas accompagné d’une double pinte de vin cuit, fut servi à ses hôtes vers neuf heures, et c’était une heure tout-à-fait indue. Maître Holdenough s’engagea bientôt dans une déclamation polémique contre les sectaires et les indépendants, sans s’apercevoir que son éloquence n’intéressait guère son principal auditeur, dont les idées, pendant ce temps-là, pensaient à Woodstock et à tout ce que le château renfermait, au prince qui y était caché… À son oncle, et surtout à Alice Lee. Quant à Wildrake, après avoir lancé une malédiction mentale contre les sectaires et les presbytériens, car dans son opinion une caque ne contenait pas un hareng meilleur qu’un autre, il étendit les jambes et se serait sans doute endormi si des pensées du même genre que celles de son patron n’étaient venues s’opposer à son sommeil.

Les convives étaient servis par un jeune garçon qui avait l’air égyptien, portant un pourpoint de couleur orange très foncée et brodé en laine bleue. Le gaillard était petit, mais actif et intelligent comme son œil noir semblait l’annoncer par sa vivacité. C’était un domestique du choix de Wildrake, qui lui avait donné le nom de guerre de Spitfire[1], et lui avait promis de l’avancement aussitôt que son jeune protégé, Déjeuner, serait capable de lui succéder dans ses fonctions actuelles ; il est inutile de dire que les frais du ménage étaient faits par le colonel Éverard qui laissait Wildrake gouverner la maison à son gré. Le page ne manquait pas, en offrant de temps à autre du vin à la compagnie, de procurer deux fois à Wildrake l’occasion de se rafraîchir, tandis qu’il jugeait qu’une seule suffisait au colonel et à son révérend hôte.

Pendant qu’ils étaient ainsi occupés, le bon théologien se perdant dans ses propres raisonnements, et les auditeurs dans leurs pensées particulières, leur attention fut, vers dix heures, attirée par un coup frappé à la porte de la rue. Pour ceux qui ont le cœur inquiet, des bagatelles sont des sujets d’alarme.

Un coup frappé à une porte peut même avoir un caractère qui excite l’appréhension. Celui qu’on venait d’entendre n’était ni un bruit faible et tranquille, annonçant une modeste visite, ni un tapage bruyant et pompeux indiquant l’arrivée d’un grand personnage. On ne pouvait pas penser non plus que ce fût un étranger venant pour affaire d’urgence, ni un ami joyeux qui est toujours le bienvenu ; c’était un seul coup, un son solennel et sombre, sinon tout-à-fait menaçant. La porte fut ouverte par un des gens de la maison ; un pas pesant retentit sur l’escalier… Un homme vigoureux entra dans l’appartement, et laissa tomber le manteau qui lui couvrait le visage en disant : « Markham Éverard, salut à toi, au nom de Dieu ! »

C’était le général Cromwell.

Éverard, déconcerté et surpris à l’improviste, s’efforça vainement de trouver des termes pour exprimer son étonnement, et s’empressa de recevoir le général, de l’aider à quitter son manteau et de lui faire, mais sans dire mot, les civilités ordinaires d’une réception. Le général promena son œil perçant autour de la chambre, et fixant d’abord le théologien, adressa la parole à Éverard.

« Je vois un révérend homme avec toi, tu n’es pas un de ceux, cher Markham, qui laissent passer le temps sans y songer, sans en profiter. Mettre de côté les choses de ce monde, s’attacher exclusivement à celles de l’autre, c’est en employant ainsi nos jours dans cette pauvre demeure de péchés et de soucis terrestres, que nous pouvons pour ainsi dire parler… Mais, qu’est-ce à dire ? » continua-t-il en changeant tout-à-coup de ton, et en prenant une voix brusque, aigre et inquiète : « quelqu’un est sorti de l’appartement depuis que j’y suis entré ? »

En effet, Wildrake s’était absenté une minute ou deux ; mais il était déjà revenu, et sortit de l’embrasure d’une fenêtre, comme s’il s’était seulement tenu à l’écart, non pas hors de la chambre. « Non, monsieur, dit-il, je me suis seulement un peu éloigné par respect. Noble général, j’espère que tout va bien dans l’État pour que Votre Excellence nous fasse visite si tard ? Votre Excellence ne voudrait-elle pas quelque… — Ah ! » dit Olivier en l’examinant d’un air sombre ; « c’est notre fidèle correspondant ; notre honnête confident ! non, monsieur, à présent je ne désire qu’un bon accueil, et il me semble que mon ami Markham Éverard ne me paraît pas très empressé à me le témoigner. — Vous êtes partout le bienvenu, milord, » dit Éverard faisant un effort pour parler. « Puis-je seulement me flatter que ce ne sont point de mauvaises nouvelles qui me procurent l’honneur de vous voir si tard, et vous demander, comme mon écuyer, quels rafraîchissements vous désirez qu’on vous serve ? — L’État est sain et en état de résister, colonel Éverard, mais il l’est moins que d’habitude, parce que beaucoup de ses membres, qui jusqu’à ce jour ont travaillé d’accord, proposé des conseils et contribué à la prospérité publique, sont devenus froids dans leur amour et leur affection pour la bonne cause, tandis que nous devrions tous être prêts à nos différents postes, à agir dès que nous sommes appelés à faire ce que nous ordonnent nos devoirs, et cela, sans témérité, sans tiédeur, sans violence, mais dans des vues et des dispositions où le zèle et la charité puissent, pour ainsi dire, se saluer et s’embrasser l’un l’autre dans nos rues. Cependant, parce que nous regardons en arrière, après avoir mis la main à la charrue, notre force nous est ôtée. — Pardonnez moi, monsieur, » dit Néhémiah Holdenough qui, écoutant avec quelque impatience, commençait à soupçonner en compagnie de qui il se trouvait ; « pardonnez-moi, car ce sont des choses sur lesquelles je puis parler. — Ah ! ah ! dit Cromwell, sûrement, très digne monsieur, nous chagrinons l’esprit quand nous réprimons ces effusions, qui, comme l’eau jaillissant d’un rocher… — Oh ! en cela je diffère de vous, monsieur ; car de même que la bouche est destinée à transmettre la nourriture au corps, et qu’il y a profit à digérer ce que le ciel a envoyé, de même le prédicateur a mission pour enseigner, et le peuple doit écouter ; le berger pour réunir le troupeau dans la bergerie, et le troupeau pour profiter des soins du berger. — Ah ! mon digne monsieur, » dit Cromwell avec beaucoup d’émotion, « il me semble que vous tombez dans la grande erreur qui suppose que les églises sont de hautes et larges maisons bâties par des maçons, et les auditeurs des hommes… de riches hommes qui paient les dîmes les plus grandes aussi bien que les petites ! et que les prêtres, hommes en robes noires ou en manteau gris, qui reçoivent les dîmes, sont en récompense les seuls distributeurs des bénédictions chrétiennes ; au lieu qu’à mon avis il n’y a plus de liberté chrétienne de laisser à la discrétion de l’âme affamée le soin de chercher son édification où elle la peut trouver, soit dans la bouche d’un prédicateur laïque qui ne reçoit sa mission que du ciel, soit dans les instructions de ceux qui ont été ordonnés prêtres et ont pris leurs degrés dans les synodes et les universités, qui ne sont au mieux que des associations de pauvres créatures sujettes comme eux au péché. — Vous parlez sans savoir ce que vous dites, monsieur, » répliqua Holdenough avec impatience ; « la lumière peut-elle sortir des ténèbres, l’instruction de l’ignorance, ou la connaissance des mystères de la religion de médecins sans expérience qui donnent des poisons pour des remèdes salutaires, et remplissent d’ordures l’estomac de ceux qui leur demandent de la nourriture ? »

À cette tirade, que le ministre presbytérien débita avec quelque chaleur, le général répondit avec la plus grande douceur.

« Là, là, là ! un savant homme, mais violent, un zèle excessif l’a dévoré… Oh ! comme il vous plaira, monsieur, vous pouvez parler de vos réguliers repas évangéliques, mais un mot dit à propos par un homme dont le cœur est comme le vôtre, lorsque vous montez à cheval pour aller à la rencontre des ennemis, ou quand vous montez à la brèche, est pour le pauvre esprit comme une grillade que l’affamé trouvera préférable à un repas splendide ; en de telles occasions l’âme rassasiée refuserait un rayon de miel. Néanmoins, quoique je parle aussi d’après mon faible jugement, je ne voudrais pas commander à la conscience de personne, je laisse à l’homme instruit la liberté de suivre l’homme instruit, et au sage celle de se laisser éclairer par le sage, pourvu toutefois qu’il ne soit pas permis de refuser à de pauvres âmes, simples et malheureuses, une gorgée de l’eau du ruisseau qui traverse le chemin. Oui, vraiment, ce sera un beau spectacle à voir en Angleterre, quand les hommes s’y conduiront comme dans un monde meilleur, soulageant entre eux leurs infirmités, se donnant les uns aux autres des consolations. Oui, vraiment, le riche boit dans des gobelets d’argent la liqueur qu’il se verse ; qu’il en soit toujours ainsi. »

Un officier ouvrit la porte et regarda dans l’appartement ; Cromvell, quittant le ton hypocrite et lent sur lequel il semblait devoir continuer, lui demanda brièvement et d’un air animé : « Pearson, est-il arrivé ? — Non, monsieur ; nous l’avons demandé à l’endroit que vous nous avez indiqué, et en d’autres lieux de la ville qu’il fréquente habituellement. — Le coquin ! » dit Cromwell avec emphase ; nous aurait-il trahis ?… Non, non, son intérêt l’en empêche ; nous le trouverons tout à l’heure. Écoute ici. »

Tant que dura cette conversation, le lecteur peut s’imaginer la frayeur d’Éverard ; il était certain que la présence de Cromwell en personne devait avoir un motif important, et il lui était impossible de ne pas soupçonner fortement que le général n’eût reçu quelque avis du lieu où Charles était caché. Si on le saisissait, on avait à craindre une seconde représentation de la tragédie du 30 janvier ; et la ruine de toute la famille Lee, dont il faisait lui-même partie, devait en être la conséquence nécessaire.

Il tâchait de se rassurer en regardant Wildrake, dont la physionomie décelait une vive crainte qu’il s’efforçait de cacher en prenant un air de calme ordinaire ; mais le poids qui pesait sur son cœur était trop lourd : il remuait les pieds, tournait les yeux, se tordait les mains, comme un témoin qui n’est nullement rassuré.

Cependant Olivier ne laissa point à ses hôtes une minute de loisir pour prendre conseil les uns des autres : même pendant que son éloquence embarrassée coulait comme un ruisseau dont le cours est si incertain qu’il est impossible de découvrir dans quelle direction il se prolonge, son œil vif, aux aguets, rendait tous les efforts d’Éverard pour communiquer avec Wildrake, même par signes, absolument impossibles. Éverard, à la vérité, regarda un instant la fenêtre, puis lança un coup d’œil à Wildrake, comme pour lui demander si on ne pouvait point s’échapper par là ; mais le Cavalier avait répondu non par un signe de tête si faible, qu’il était presque imperceptible. Éverard perdit donc tout espoir, et la triste persuasion d’un malheur prochain et inévitable était encore augmentée par l’inquiétude qu’il ressentait de savoir comment ce malheur arriverait.

Mais Wildrake avait encore une lueur d’espérance : au moment où Cromwell était entré, il était sorti de l’appartement, et avait été jusqu’à la porte de la rue. Mais les mots : « Arrière ! arrière ! » répétés par deux sentinelles armées, le confirmèrent dans l’opinion que ses craintes lui avaient déjà fait pressentir, que le général n’était venu ni sans escorte ni sans dessein. Il revint alors sur ses pas, remonta l’escalier, et rencontrant sur le palier le jeune garçon qu’il appelait Spitfire, l’entraîna dans la petite chambre qu’il occupait. Wildrake était allé le matin à la chasse, et le gibier était encore étendu sur la table ; il arracha une plume de l’aile d’une bécasse, en disant d’un ton brusque : « Sur ta vie, Spitfire, rappelle-toi mes ordres !… Je m’en vais te descendre par la fenêtre dans la cour… le mur n’en est pas bien haut… et là il n’y a point de sentinelle. Cours à la Loge, aussi vite que tu volerais au ciel, et remets cette plume à miss Alice Lee, si tu peux… sinon, à Jocelin Joliffe. Dis-leur que j’ai gagné le pari de la jeune demoiselle. Me comprends-tu, mon garçon ? »

L’intelligent jeune homme frappa de sa main dans celle de son maître, et répondit seulement : « Fait, fait. »

Wildrake ouvrit la fenêtre, et quoique la hauteur fût assez considérable, il parvint à descendre sans accident le jeune garçon en le soutenant de son manteau. Un tas de paille, sur lequel Spitfire tomba, le préserva dans ce saut périlleux ; et Wildraike le vit grimper sur la muraille de la cour, par un angle qui donnait sur une ruelle de derrière ; et l’escalade fut sitôt terminée, que le Cavalier était déjà entré dans l’appartement avant que l’on pût pu s’apercevoir de son absence ; on en était encore aux cérémonies occasionnées par l’arrivée de Cromwell.

Tant que Cromwell discuta sur la vanité des croyances, Wildrake demeura inquiet, se demandant s’il n’aurait pas mieux fait d’envoyer du moins un message verbal et explicite, puisqu’il n’avait pas eu le temps d écrire ; mais la possibilité que le jeune domestique fût arrêté, ou s’effrayât même à l’idée de la communication pressée et importante qu’on l’envoyait porter, l’engagea au total à s’applaudir d’avoir préféré une manière plus énigmatique de donner avis du péril. Il avait donc l’avantage sur son patron, car il pouvait encore garder quelque espoir.

Pearson avait à peine fermé la porte, qu’Holdenough, aussi prompt à s’armer contre le futur dictateur qu’il avait mis d’empressement à combattre les fantômes et les diables supposés de Woodstock, reprit son attaque contre les schismatiques, et il parvint à démontrer qu’ils étaient à la fois des tueurs d’âmes, de faux frères et de faux messagers, et il se disposait à citer les textes à l’appui de sa proposition, lorsque Cromwell, ennuyé sans doute de cette discussion, et jaloux d’amener la conversation sur un sujet plus conforme à ses pensées actuelles, l’interrompit, quoique fort civilement, et prit lui-même la parole.

« Hélas ! dit-il, le brave ne se trompe pas, suivant ses connaissances et ses lumières. Oui, ce sont des vérités amères et dures à digérer, puisque nous voyons comme tous les autres hommes, et non avec des yeux d’anges. De faux messagers, a dit le révérend ministre ; oui, vraiment, le monde en est plein : vous les verrez s’en allant porter votre message secret à la maison de votre plus mortel ennemi, et lui dire : « Holà ! mon maître s’approche avec une faible escorte, par tels et tels endroits déserts ; apprêtez-vous donc à tomber sur lui et à le tuer. » Et un autre, qui sait où l’ennemi de votre maison, l’ennemi à mort de votre personne est couché, au lieu d’indiquer la cachette à son maître, s’en va porter des nouvelles jusqu’au lieu où cet ennemi s’est réfugié, disant : « Holà ! mon maître connaît votre secret asile… levez-vous à l’instant, et fuyez de peur qu’il ne s’élance sur vous comme un lion sur sa proie. » Mais tout cela restera-t-il impuni ? » ajouta Cromwell en lançant à Wildrake un regard significatif. « Eh bien ! aussi vrai que vit mon âme, et que vit celui qui m’a établi chef dans Israël, ces faux messagers seront pendus aux gibets sur le bord du chemin, et leur main droite sera étendue pour montrer à d’autres la route dont ils se sont écartés. — À coup sûr, dit maître Holdenough, c’est justice de mettre à mort de tels malfaiteurs. — Merci, Mass John, pensa Wildrake ; quand les presbytériens ont-ils manqué à tendre la main au diable ? — Mais je dis, continua Holdenough, que cette affaire est étrangère à notre sujet ; car les faux frères dont je parlais sont… — À merveille, mon excellent monsieur ; sont de notre maison, répondit Cromwell : le digne homme a encore une fois raison… Ah ! de qui pouvons-nous dire aujourd’hui qu’il est un véritable frère, quoiqu’il ait reposé sur le même sein que nous ? quoique nous ayons combattu pour la même cause, mangé à la même table, assisté à la même bataille, adoré le même trône, il n’y aura point de vérité en lui… Ah ! Markham Éverard ! Markham Éverard ! »

Il s’arrêta après cette exclamation, et Éverard, impatient de connaître tout ce qu’il savait, répliqua : « Votre Excellence semble avoir sur le cœur quelque chose où il s’agit de moi. Puis-je vous prier de parler clairement, pour que je sache ce dont on m’accuse ? — Ah ! Mark, Mark, répondit le général, un accusateur n’a pas besoin de parler quand la conscience le fait à sa place. Ton front n’est-il pas mouillé de sueur, Mark Éverard ?… n’y a-t-il pas du trouble dans tes yeux ?… n’y a-t-il pas un tremblement dans tout ton corps ? et vit-on jamais pareilles choses chez le noble et ferme Markham Éverard, dont le front ne suait jadis et encore à peine, qu’après avoir porté le casque pendant tout un jour d’été ? dont la main ne tremblait qu’après avoir manié pendant des heures un sabre pesant ?… Mais, allons, homme, pourquoi ce doute ? n’as-tu pas été comme un frère pour moi, et ne te pardonnerai-je pas pour la soixante-dix-septième fois ? Le drôle s’est arrêté quelque part au lieu d’accomplir pendant ce temps-là une mission de haute importance. Profite de son retard, Mark ; c’est une grâce que Dieu t’accorde contre ton espérance. Je ne te dis pas, tombe à mes pieds ; mais parle-moi comme un ami à son ami. — Je n’ai jamais rien dit à Votre Excellence qui fût le moins du monde indigne du titre que vous m’avez donné, » répondit le colonel avec fierté.

« Non, non, Markham ; je ne le prétends pas non plus. Mais, mais vous auriez dû vous rappeler le message que je vous ai envoyé par monsieur… (en montrant Wildrake…) Et maintenant examinez en conscience comment avec un tel message, imposé à de telles conditions, vous avez pu vous croire en droit d’expulser mes amis de Woodstock, déterminé à ne point satisfaire mon désir, tandis que vous profitiez, vous, de la faveur sans remplir la condition à laquelle je l’accordais. »

Éverard allait répondre, quand, à son grand étonnement, Wildrake s’avança, et d’une voix, d’un air bien différent de ses manières habituelles, et qui approchait beaucoup d’une véritable dignité, dit avec hardiesse et calme : « Vous commettez une méprise, maître Cromwell, et vous attaquez ici l’innocent ! »

Ce discours était si imprévu et si audacieux que Cromwell recula d’un pas, et porta la main droite à ses armes, comme s’il eût pensé qu’une apostrophe d’une nature si extraordinaire et si hardie dût être suivie de quelque acte de violence. Il reprit aussitôt son altitude d’indifférence ; et, irrité d’un sourire qu’il vit briller sur la figure de Wildrake, il dit avec la dignité d’un homme dès long-temps accoutumé à voir tout trembler autour de lui : « Est-ce à moi qu’il s’adresse, camarade ?… Savez-vous à qui vous parlez ? — Camarade ? » répéta Wildrake, dont l’humeur turbulente était alors violemment agitée. « Je ne fus jamais votre camarade, maître Olivier. J’ai connu un temps où Roger Wildrake de Squatlesemaere, comté de Lincoln, aurait regardé ce titre comme une injure ; et où jeune et beau Cavalier, possédant un bon domaine, il aurait été humilié de s’entendre appeler le camarade du brasseur banqueroutier d’Huntingdon. — Silence ! silence, Wildrake ! si vous tenez à la vie. — Je n’en donnerais pas un maravédis, répliqua Wildrake… Corbleu ! si mes paroles lui déplaisent, qu’il empoigne sa lame ! Je sais après tout qu’il a de bon sang dans les veines, et je veux bien descendre faire un tour avec lui dans la cour, eût-il été dix fois brasseur. — Je traite une pareille conduite, l’ami, avec tout le mépris qu’elle mérite. Mais si tu as quelque chose à dire sur le sujet en question, parle comme un homme, quoique tu aies plutôt l’air d’une bête. — Tout ce que j’ai à dire, c’est que, tandis que vous blâmez Éverard d’avoir mis à exécution votre mandat, je puis vous affirmer qu’il ne connaissait pas un mot des lâches conditions que vous lui aviez imposées. J’ai pris mes précautions, et vous pouvez vous en venger sur moi, si bon vous semble. — Esclave ! oses-tu me parler ainsi ? » dit Cromwell réprimant encore avec soin sa colère, qui était prête à se déborder sur un objet qui en était si peu digne.

« Oui, vous rendrez chaque Anglais esclave, si vous continuez ainsi, » ajouta Wildrake sans se déconcerter ; car la frayeur qui s’était autrefois emparée de ses sens lorsqu’il se trouva seul avec cet homme remarquable, s’était entièrement dissipée alors qu’il s’expliquait devant témoins. — Mais faites le méchant à votre aise, maître Olivier ; je vous en préviens, l’oiseau vous a échappé. — Tu n’oserais le dire, échappé !… Holà ! ho ! Pearson ! commandez aux soldats de monter sur-le-champ à cheval… Tu es un coquin de menteur ! Échappé !… D’où et par où ? — Ah ! c’est là la question ; car voyez-vous, monsieur… Qu’on parte d’un endroit, c’est certain… Mais où va-t-on ? dans quelle direction ? »

Cromwell demeura immobile d’attention, s’attendant à ce que l’impétuosité irréfléchie du Cavalier laisserait échapper quelques demi-mots utiles sur la route que le roi pouvait avoir prise.

« Et dans quelle direction, comme je disais… Ma foi, Votre Excellence, maître Olivier, devra la chercher elle-même. »

En prononçant ces dernières paroles, il dégaina sa rapière, et en porta une botte terrible au général. Si son épée n’eût pas rencontré d’autre obstacle que le justaucorps de buffle, c’en était fait de Cromwell. Mais, dans la crainte qu’on n’attentât à ses jours, le général portait sous son uniforme militaire une cotte de mailles extrêmement fine, faite d’anneaux du meilleur acier, et si légère, si flexible, qu’elle ne gênait aucunement les mouvements de celui qui la portait. Elle lui sauva la vie en cette occasion, car la rapière se brisa, et Wildrake entraîné en arrière par Éverard et Holdenough, jeta avec colère la poignée contre terre, en s’écriant : « Damnée soit la main qui t’a forgée !… M’avoir servi si long-temps, et me faire faute quand ton loyal service nous eût honorés tous deux à jamais ! Mais tu n’étais plus bonne à rien, depuis que ta pointe s’était tournée, même en plaisantant, contre un érudit théologien de l’Église d’Angleterre. »

Dans le premier moment de frayeur, et peut-être soupçonnant que Wildrake avait des complices, Cromwell avait tiré à demi de son sein un pistolet caché, qu’il se hâta d’y remettre en voyant Éverard et l’ecclésiastique le tenir tous deux, de peur qu’il ne recommençât.

Pearson et un ou deux soldats arrivèrent… — Assurez-vous de ce drôle, dit le général, avec le ton calme d’un homme pour qui un péril imminent était chose si familière qu’il n’en était point troublé. Attachez-le, mais pas si fort, Pearson… » car les gens de Cromwell, pour montrer leur zèle, avaient ôté leurs baudriers, et s’en servaient, faute de cordes, pour garrotter bras et jambes à Wildrake. « Il aurait voulu m’assassiner ; eh bien, moi je lui réserve une juste punition. — Vous assassiner !… Je méprise vos rôles, maître Olivier ; je vous ai offert un noble cartel. — Le fusillerons-nous dans la rue, pour l’exemple ? » demanda Pearson à Cromwell, tandis qu’Éverard s’efforçait d’empêcher Wildrake de lâcher de nouvelles injures. — « Sur votre vie, ne lui faites aucun mal ; mais qu’on le tienne sous bonne garde et qu’on le surveille bien, » dit Cromwell, pendant que le prisonnier criait à Éverard : « Laisse-moi, je t’en prie, je ne dépends plus de toi ni de personne, et j’ai tout aussi grande envie de mourir que j’en eus jamais de boire un verre de vin ; et écoutez, vous, en parlant de cela, maître Olivier, vous avez été autrefois un joyeux gaillard ; soyez assez bon pour ordonner à vos écrevisses[2] de m’approcher cette cruche des lèvres, et Votre Excellence entendra la santé que je vais porter, une chanson et un… secret. — Laissez-lui remuer la tête, et tenez la cruche à cette bête débauchée, dit Olivier ; tant qu’il existera, ce serait une honte que de lui refuser l’élément dans lequel il a constamment vécu. Que le ciel répande sur vous ses bénédictions pour cette fois seulement ! » dit Wildrake dont le dessein, en continuant cette singulière conversation, était de gagner un peu de temps, s’il était possible, car chaque instant était précieux : « Tu as brassé de bonne ale, et cela mérite une bénédiction ; quant à ma santé et à

ma chanson, les voici qui vont ensemble :

Puisses-tu, fils d’une sorcière,
Périr un jour dans un bourbier,

Ainsi que les bouchers qui viennent l’appuyer,
Et pourrir sur le sol sans linceul et sans bière,

Jusqu’à l’heure où l’on entendra

Saluer le roi Charles, alors qu’il reviendra.


À présent, il faut que je vous fasse connaître mon secret, afin que vous ne puissiez pas dire que j’ai bu votre ale pour rien. J’imagine que ma chanson ne vous a point semblé de bon aloi. Mon secret, maître Cromwell, c’est que l’oiseau s’est envolé, et votre nez rouge sera aussi blanc que votre linceul avant que vous puissiez vous douter de la direction qu’il a prise. — Allons, drôle, » répondit Cromwell avec dédain, « gardez vos plaisanteries pour le pied du gibet. — Je regarderai le gibet avec plus de courage que je ne vous ai vu regarder le portrait du royal martyr. »

Ce reproche piqua Cromwell jusqu’au vif… « Infâme ! s’écria-t-il. Entraînez-le, prenez un détachement, et… Mais arrêtez, pas à présent. Qu’on l’emprisonne. Qu’il soit gardé de près et surveillé. Bâillonnez-le s’il cherche à parler aux sentinelles. Ou, attendez… Je veux dire, mettez une bouteille d’eau-de-vie dans sa cellule, et il se bâillonnera lui-même à sa mode, je vous en réponds. Quand le jour où je voudrai faire un exemple sera venu, il sera bâillonné à ma manière. »

Pendant les diverses interruptions qu’il mettait entre ces ordres contradictoires, le général parvenait évidemment à contenir sa colère, et quoique furieux en commençant, il parla enfin avec ce ricanement dédaigneux d’un homme à qui font pitié les injures d’un inférieur. Pourtant il lui restait encore quelque chose sur le cœur, car il ne changeait pas de place ; il était comme cloué à l’endroit de la chambre où il se trouvait, les yeux attachés sur la terre, la main appuyée contre ses lèvres, en homme qui est plongé dans une profonde méditation. Pearson, qui se disposait à lui parler, se mit à l’écart et fit signe à tous les assistants de garder le silence.

Maître Holdenough ne s’en aperçut point, ou du moins n’obéit pas ; car s’approchant du général, il dit d’un ton respectueux, mais ferme : « Ai-je bien compris ? l’intention de Votre Excellence est-elle que ce pauvre homme soit exécuté à la pointe du jour ? — Heim ? » s’écria Cromwell sortant de sa rêverie, « que dites-vous ? »

« Je prenais la liberté de vous demander si votre volonté était que ce malheureux fût mis à mort demain matin ? — Que dis-tu ? Markham Éverard sera mis à mort, dis-tu ? — À Dieu ne plaise ! » répliqua Holdenough en reculant ; « je vous demandais si cette aveugle créature, ce Wildrake, serait sitôt châtiée ? — Oui ; son compte est fait, quand même toute l’assemblée générale des ministres de Westminster, tout le sanhédrin des presbytériens… se porteraient sa caution. — Si vous n’êtes pas mieux disposé à son égard, monsieur, au moins ne donnez pas au pauvre homme, dit Holdenough, les moyens de perdre la tête, permettez-moi de l’accompagner en qualité de ministre, de veiller avec lui, en cas qu’il puisse encore être admis dans la vigne, bien qu’à sa dernière heure… et quoiqu’il ait refusé d’entendre la voix du pasteur, de le ramener au bercail, avant que sa dernière heure arrive. — Pour l’amour de Dieu, » dit Éverard qui n’avait pas encore parlé parce qu’il connaissait le caractère irritable de Cromwell en pareille occasion, « songez davantage à ce que vous faites ! — Est-ce à toi à m’instruire ? répliqua Cromwell ; mêle-toi de les propres affaires, et, crois-moi, elles demanderont toute ta sagacité. Quant à vous, mon révérend monsieur, je ne veux pas de pères confesseurs près de mes prisonniers… ni de rapporteurs d’école. Si le drôle désire des consolations spirituelles, et il est bien plus probable qu’il aura soif d’une pinte d’eau-de-vie, j’ai le caporal Hungudgeon qui commande le corps-de-garde, qui prêchera et priera aussi bien qu’aucun de vous. Mais ce délai est insupportable… Le coquin n’est-il pas encore arrivé ? — Non, monsieur, répondit Pearson ; ne serait-il pas mieux que nous allassions à la Loge ? La nouvelle de notre arrivée ici peut autrement y parvenir avant nous. — C’est vrai, » dit Cromwell, parlant à part à son officier ; mais vous savez que Tomkins nous a détournés de le faire, à moins de l’avoir avec nous pour indiquer les portes à garder, alléguant qu’il y a tant de poternes, tant de sorties, tant de portes cachées dans le vieux château, que c’est un vrai terrier de lapin, et qu’on peut aisément s’en évader à notre nez. Il a prévenu aussi qu’il pourrait venir au rendez-vous quelques minutes plus tard ; mais voici une demi-heure que nous l’attendons. — Votre Excellence pense-t-elle qu’on puisse croire absolument à la fidélité de Tomkins ? — Autant que son intérêt l’y force indubitablement, répliqua le général, c’est toujours par son intermédiaire que j’ai découvert plus d’un complot, de ceux surtout qu’a tramés Rochecliffe, ce sot entêté qui est assez oie pour croire qu’un drole comme Tomkins puisse résister à l’offre du dernier enchérisseur. Et pourtant il est déjà tard… Je crains qu’il ne nous faille aller à la Loge sans lui. Cependant, tout bien considéré, j’attendrai ici jusqu’à minuit. Ah ! Éverard, tu pourrais nous tirer de ce mauvais pas, si tu voulais. Quelques sots principes auront-ils plus d’influence sur toi que la pacification et la prospérité de l’Angleterre ? que la parole jurée à ton ami et à ton bienfaiteur, qui pourtant sera toujours le même à ton égard ? que la fortune et la sécurité de tes parents ? Tous ces motifs, dis-je, pèsent-ils moins dans la balance que la cause d’un indigne marmot qui, avec son père et la maison de son père, trouble Israël depuis cinquante ans ? — Je ne comprends pas Votre Excellence ; j’ignore quel est le service dont elle veut parler et que je puis honnêtement lui rendre. Quant à un projet honteux, j’aurais peine à vous entendre me le proposer. — Eh bien ! celui-ci peut convenir à ton honneur, à ton humeur scrupuleuse. Appelle ton entêtement comme tu voudras, dit Cromwell ; tu connais sans doute toutes les issues de ce palais de Jézabel ; indique-moi comment il les faut faire garder pour empêcher que personne ne s’en échappe. — Je ne puis vous aider en cette occasion ; je ne connais pas toutes les entrées et les poternes de Woodstock ; et d’ailleurs, je ne suis pas libre en conscience de vous donner en cette circonstance aucun renseignement. — Nous agirons donc sans vous, monsieur, » répliqua fièrement Cromwell, « et s’il se trouve quelque chose dont on puisse vous accuser, rappelez-vous que vous avez perdu tout droit à ma protection. — Je serais fâché de perdre votre amitié ; mais je crois qu’en ma qualité de gentilhomme, je n’ai nullement besoin de recourir à la protection de personne. Je ne connais pas de loi qui m’oblige à jouer le rôle d’espion ou de délateur, lors même qu’il me serait possible de remplir l’une ou l’autre de ces fonctions sans me déshonorer. — Eh bien ! monsieur, malgré tous vos privilèges et vos qualités, je prendrai sur moi la permission de vous emmener cette nuit même à la Loge de Woodstock, pour informer sur des affaires qui intéressent l’État. Ici, Pearson. » Il tira de sa poche un dessin grossier : c’était un plan de la Loge de Woodstock, avec les avenues qui y conduisaient. « Attention ! il faut nous y rendre en deux corps et à pied, avec le moins de bruit possible… Tu te dirigeras sur les derrières de cette vieille maison d’iniquité avec deux compagnies de vingt hommes, et tu les placeras tout autour de ton mieux. Emmène avec toi ce révérend homme. Il faut s’en assurer, en tous cas, et d’ailleurs il peut te servir de guide. Moi-même je m’emparerai des devants de la Loge, et, tous les terriers ainsi bouchés, tu viendras prendre mes ordres ultérieurs. Silence et promptitude, voilà tout pour le moment. Mais, quant à ce chien de Tomkins, qui m’a manqué de parole, il faudra qu’il m’apporte une bonne excuse, ou malheur au fils de son père !… Mon révérend monsieur, soyez assez bon pour aller avec cet officier. Colonel Éverard, il faut me suivre ; mais d’abord remettez votre épée au capitaine Pearson, et regardez-vous comme prisonnier. »

Éverard rendit son épée à Pearson, sans ouvrir la bouche, et, avec le pressentiment d’un malheur, il suivit le général ; car refuser d’obéir à ses ordres eût été chose inutile.


  1. Mot formé de spit, cracher, et de fire, feu : comme qui dirait crache-feu. a. m.
  2. Les soldats en uniforme rouge. a. m.