Woodstock/Chapitre XXXII

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 403-415).


CHAPITRE XXXII.

FUITE.


À vous, à vous, vite vos masques.
Shakspeare. Henri IV.


La compagnie que nous avons laissée dans le salon de Victor Lee, se disposait à se séparer, et s’était levée pour se souhaiter le bonsoir quand on entendit frapper à la porte du vestibule. Albert, vedette des habitants du château, se hâta d’aller ouvrir, recommandant aux autres, tandis qu’il sortait de l’appartement, de rester tranquilles, jusqu’à ce qu’il sût qui avait frappé. Arrivé à la porte, il demanda qui était là et ce qu’on voulait à une heure si indue.

« C’est seulement moi, » répondit une voix faible. — Et quel est votre nom, mon petit ami ? — Spitfire, monsieur. — Spilfire ! — Oui, monsieur. Tout le monde m’appelle ainsi, et le colonel Éverard lui-même. Mais mon nom est Spittal, tout court. — Le colonel Éverard ! venez-vous de sa part ? — Non, monsieur ; je viens de la part de Roger Wildrake, écuyer de Squattlesea-Mère, et j’apporte à mistress Alice un signe que je dois lui remettre en main propre, si vous voulez seulement m’ouvrir la porte, monsieur, et me laisser entrer ; mais je ne puis rien faire tant que nous serons séparés par une porte de trois pouces. — C’est quelque caprice de cet ivrogne débauché, » dit Albert à voix basse à sa sœur qui était venue le rejoindre sur la pointe du pied. — Pourtant, ne nous hâtons pas trop de tirer une telle conclusion, lui répondit la jeune demoiselle ; en ce moment, la moindre bagatelle peut être importante… Et quel signe maître Wildrake m’envoie-t-il, mon petit garçon ? — Ah ! pas grand’chose de prix, mademoiselle, mais il tenait tellement à ce que vous le reçussiez, qu’il m’a descendu par une fenêtre, comme on ferait d’un chat, pour que je ne fusse pas arrêté par les soldats. — Entendez-vous ? dit Alice à son frère ; ouvrez la porte, pour l’amour de Dieu ! »

Son frère qui commençait alors à partager suffisamment ses soupçons, se hâta d’ouvrir, et fit entrer le jeune garçon dont l’extérieur, à peu près semblable à celui d’un lapin écorché en livrée, ou d’un singe dans une foire, leur aurait fourni, dans un autre moment, quelque amusement. Le petit messager entra dans le vestibule en faisant plusieurs salutations et révérences des plus bizarres, et remit la plume de bécasse avec beaucoup de cérémonie à la jeune miss, en l’assurant que c’était le prix qu’elle avait gagné au sujet d’un pari de chasse.

« Je t’en prie, mon petit homme, dit Albert, ton maître était-il ivre ou à jeun quand il t’a envoyé si loin porter une plume à cet heure de la nuit ? — Sauf respect, monsieur, il était ce qu’il appelle, lui, à jeun ; mais, selon moi, s’il s’agissait de toute autre personne, je dirais qu’il était ivre. — Maudit soit le fat et l’ivrogne ! s’écria Albert ; voici une pièce de douze sous, mon garçon, et dis à ton maître de réserver ses plaisanteries pour des personnes et des temps plus convenables. — Attendez encore une minute, s’écria Alice, il ne faut pas aller trop vite ; ceci demande une sérieuse réflexion. — Une plume ! dit Albert : tout ce tapage pour une plume ? ma foi, le docteur Rochecliffe, qui est si pénétrant ordinairement, ne saurait tirer de cela aucune conséquence… — Voyons donc si nous pouvons agir sans lui. » Puis s’adressant au jeune messager : « Ainsi il y a des étrangers chez votre maître. — Chez le colonel Éverard, mademoiselle, ce qui est la même chose. — Et quelle espèce d’étrangers ? des hôtes, je suppose ? — Oui, mademoiselle ; ce sont de ces hôtes qui se font bien accueillir eux-mêmes partout où ils vont, quand on ne les reçoit pas bien ; des soldats, mademoiselle. — Ce sont peut-être les hommes qui étaient cantonnés depuis long-temps à Woodstock ? dit Albert. — Non, monsieur ; ce sont des étrangers avec de beaux justaucorps de buffle, et la poitrine recouverte par des plaques d’acier. Et leur commandant ! Votre Honneur et milady n’ont jamais vu pareil homme ; du moins je suis sûr que Bill Spitfire n’en a jamais vu. — Était-il grand ou petit ? » demanda Albert, alors fort inquiet.

— Ni l’un ni l’autre, mais robuste, à larges épaules, un gros nez et une figure à laquelle on n’aimerait pas à dire non. Il a plusieurs officiers avec lui ; je ne l’ai vu qu’un instant, mais je ne l’oublierai pas de ma vie. — Vous avez deviné, » dit Lee à sa sœur, l’emmenant à l’écart, « devine juste. L’archidiable va tomber lui-même sur nous ! — Et la plume, » dit Alice, que sa crainte rendait habile à trouver le sens de ce léger signe, « veut dire fuite. Une bécasse est un oiseau de passage. — Vous y êtes, lui répondit son frère ; mais le temps nous a pris actuellement au dépourvu. Donnez au jeune garçon quelque chose de plus, rien qui puisse exciter de soupçon, et renvoyez-le. Il faut que je trouve Rochecliffe et Jocelin. »

Il sortit donc ; mais ne pouvant rencontrer ceux qu’il cherchait, il revint précipitamment au salon, où toujours, dans son rôle de Louis, le page s’efforçait de retenir le vieux chevalier, qui, tout en riant des histoires qu’il lui contait, était impatient d’aller voir ce qui se passait au vestibule,

« Qu’y a-t-il donc, Albert ? demanda le vieillard ; qui frappe à la Loge à une heure si indue, et pourquoi a-t-on ouvert la porte du vestibule ? Je ne souffrirai pas qu’on viole mes ordonnances et les règlements établis pour la tenue de la maison, parce que je suis vieux et pauvre. Pourquoi ne répondez-vous pas ? Pourquoi causer ainsi avec Louis Kerneguy, et ne faire ni l’un ni l’autre attention à tout ce que je dis ? Alice, avez-vous assez de bon sens et de politesse pour me dire qui ou quoi l’on a reçu ici contrairement à mes ordres généraux ? — Personne, mon père. Seulement un enfant a apporté un message, et j’ai peur qu’il ne soit alarmant. — La seule chose à craindre, monsieur, » dit Albert en s’avançant, « c’est qu’au lieu de pouvoir rester avec vous jusqu’au jour, il ne nous faille nous dire adieu cette nuit. — Non, mon frère ; il vous faut rester ici et nous aider à défendre le château. Si vous partez tous deux, vous et maître Kerneguy, on se mettra aussitôt à votre poursuite, et ce ne sera pas sans résultat fâcheux ; tandis que si vous restez, les asiles secrets de cette maison vous pourront soustraire quelque temps aux recherches. Vous pourrez aussi changer d’habits avec Kerneguy. — Tu as raison, ma sœur, lui répondit Albert ; projet excellent !… Oui, Louis, je reste comme Kerneguy ; et vous, fuyez, comme le jeune maître Lee. — Je ne vois pas que ce soit bien juste, » répliqua Charles aussitôt.

« Ni moi non plus, » dit le chevalier interrompant ; « on va, on vient, on forme des projets, on en change dans ma maison, sans daigner me consulter ! Et, qui est ce maître Kerneguy, ou qu’est-il à mes yeux, pour que mon fils reste et s’expose, tandis que notre page écossais s’échappera sous ses vêtements ! Je ne laisserai pas exécuter un tel projet, quand ce serait la plus belle toile d’araignée qui se fila jamais dans le cerveau du docteur Rochecliffe. Je ne vous veux point de mal, Louis, vous êtes un aimable garçon ; mais, l’ami, on m’a traité un peu légèrement dans toute cette affaire. — J’abonde pleinement dans votre sens, sir Henri. Oui, on vous a récompensé de votre hospitalité en vous jugeant indigne d’une confiance qui pourtant ne put jamais être mieux placée. Mais le moment est arrivé où je dois vous dire, d’un mot, que je suis le malheureux Charles Stuart, dont le destin a voulu qu’il causât la ruine de ses meilleurs amis, et dont la présence actuelle au sein de votre famille menace de vous perdre, vous et tout ce qui vous est cher. — Maître Louis Kerneguy, répliqua le chevalier, je vous apprendrai à mieux choisir vos sujets de plaitanterie quand c’est à moi que vous en adressez ; et vraiment la moindre provocation me donnerait envie de vous tirer une ou deux onces de sang pour vous engager à être plus honnête à l’avenir. — Calmez-vous, monsieur, pour l’amour de Dieu ! dit Albert à son père. En vérité, c’est le roi ; le danger qu’il court est si grand, que chaque moment perdu peut amener une fatale catastrophe. — Bon Dieu ! » s’écria le père en joignant les mains et prêt à tomber à genoux ; « mon plus ardent désir est satisfait ! mais de manière à me faire souhaiter qu’il ne l’eût jamais été. »

Il voulut alors fléchir le genou devant le roi, puis il lui baisa la main, et de grosses larmes brillèrent dans ses yeux… « Pardon ! milord… Votre Majesté, je voulais dire ; permettez-moi de m’asseoir un instant en votre présence, jusqu’à ce que mon sang soit plus calme, et alors… »

Charles releva son vieux et fidèle sujet ; et même dans ce moment de crainte, d’inquiétude et de péril, il insista pour le conduire lui-même à son fauteuil, où il tomba presque évanoui, sa tête retombant jusque sur sa longue barbe blanche qui se confondait avec ses cheveux argentés. Alice et Albert restèrent près du roi, l’engageant, le pressant de partir à la minute.

« Les chevaux sont à la hutte du sous-garde, et le premier relai seulement à dix-huit ou vingt milles. Si les chevaux peuvent vous mener jusque-là… — Et pourquoi, » dit brusquement Alice, « ne pas vous confier plutôt aux cachettes de cette maison, qui sont si nombreuses et si bien éprouvées ?… tels que les appartements de Rochecliffe, et d’autres encore plus difficiles à découvrir. — Hélas ! dit Albert, je ne les connais que de nom. Mon père a juré de n’en confier le secret qu’à une personne, et il a choisi Rochecliffe. — Je préfère la clef des champs à la plus sûre cachette d’Angleterre, répondit le roi. Si je pouvais seulement trouver mon chemin jusqu’à cette hutte où sont les chevaux, j’essaierais ce que peuvent les arguments du fouet et de l’éperon pour gagner le rendez-vous où je dois trouver sir John Acland et de fraîches montures. Venez avec moi, colonel Lee, et tentons la fortune. Les Têtes-rondes nous ont rossés sur le champ de bataille ; mais s’il faut courir à pied ou à cheval pour leur échapper, je pense leur pouvoir montrer qu’on est plus leste qu’eux. — Mais alors, dit Albert, nous perdons tout le temps qu’on peut autrement gagner en défendant cette maison. Si on n’y laisse que mon pauvre père, incapable dans l’état où il est de rien faire, vous serez aussitôt poursuivi par des chevaux frais, les nôtres sont harassés. Oh ! où est ce scélérat de Jocelin ? Que peut être devenu le docteur Rochecliffe ? demanda Alice, lui qui est toujours si prompt à donner un avis. Où peuvent-ils avoir été ? Oh ! Si mon père pouvait seulement se lever. — Votre père le peut, dit sir Henri se levant et s’avançant vers eux avec toute l’énergie d’un homme d’un âge mûr, peinte sur sa physionomie et dans ses mouvements ; je n’ai fait que recueillir mes idées ; mais peuvent-elles manquer à un Lee dès qu’il faut conseiller ou secourir son roi ! » Il parla alors avec toute la clarté et la précision d’un général à la tête d’une armée, qui ordonne tous les mouvements d’attaque et de défense, impassible lui-même, mais son énergie contraignant à l’obéissance, et à une obéissance joyeuse, tous ceux qui l’écoutent. « Fille, dit-il, éveillez dame Jellycot… que Phœbé se lève, fût-elle à la mort ; et fermez soigneusement portes et fenêtres. — C’est ce qu’on a régulièrement fait depuis… depuis que nous possédons ici Son Honneur, » répondit sa fille en regardant le roi ; « pourtant on peut visiter encore une fois les appartements. » Elle sortit pour donner des ordres, et revint à l’instant.

Le vieux chevalier continua avec le même ton de résolution et d’activité… Où est votre premier relai ? — Chez Gray… À Rothebury, par Henley, où sir Thomas Acland et le jeune Knolles doivent tenir des chevaux prêts ; mais comment pousser jusque-là avec nos montures si fatiguées ? — Fiez-vous-en à moi, » dit le chevalier ; et continuant sur le même ton d’autorité : Votre Majesté va se rendre sur-le-champ à la loge de Jocelin ; elle y trouvera des chevaux et tout ce qui est nécessaire pour protéger sa fuite. Les cachettes de ce château, si on sait en profiter, retiendront ces chiens de rebelles pendant deux ou trois bonnes heures. Rochecliffe, j’en ai peur, a été enlevé, et son indépendant l’a trahi. Si je l’avais mieux jugé, le misérable ! je lui aurais passé au travers du ventre une épée pointue, comme dit Will. Une fois à cheval, et à un demi-trait de flèche de la hutte de Jocelin est celle du vieux Martin-le-Verdier qui pourra vous servir de guide ; il est plus vieux que moi de vingt ans, mais il est aussi vigoureux qu’un vieux chêne. Frappez à sa porte ; il vous est dévoué à la vie et à la mort ; il vous conduira à votre relai, car jamais renard qui eut son terrier dans le parc ne connut si bien le pays à sept lieues à la ronde. — Excellent ! mon cher père, excellent ! j’avais oublié Martin-le-Verdier. — Les jeunes gens oublient tout, répondit le chevalier… Quel malheur que les jambes manquent quand la tête serait le plus en état de les diriger, quand elle est parvenue peut-être à son plus haut point de sagesse. — Mais des chevaux fatigués ! dit le roi ; ne pourrions-nous en avoir de frais ? — Impossible à cette heure de la nuit, répondit sir Henri ; mais des chevaux fatigués peuvent faire encore du chemin si on sait leur en donner la force. » Il s’avança avec empressement vers un secrétaire placé dans l’embrasure d’une fenêtre gothique, et chercha quelque chose dans les tiroirs. — Nous perdons du temps, mon père, » dit Albert craignant que l’intelligence et l’énergie du vieillard ne fussent comme l’éclat passager d’une lampe dont la lumière va s’éteindre dans les ténèbres.

« Paix, monsieur mon fils, » répliqua son père d’une voix impérieuse ; « est-ce à vous à me faire la leçon en présence du roi ? Sachez que, quand même toutes les Têtes-rondes sorties de l’enfer seraient en ce moment assemblées autour de Woodstock, je pourrais en faire sortir la royale espérance de l’Angleterre par une voie que les plus avisés ne devineraient jamais. Alice, ma chère amie, ne fais pas de questions ; mais va vite à la cuisine, et apporte-moi une ou deux tranches de bœuf, ou plutôt de gibier ; qu’elles soient longues et minces… Me comprends-tu ? — C’est un égarement d’esprit, » dit Albert à part au roi ; « nous lui faisons tort, et Votre Majesté compromet son salut en l’écoutant. — Je ne suis pas de votre avis, dit Alice, et je connais mon père mieux que vous ; » et elle sortit de la chambre pour exécuter les ordres de son père.

« Je pense comme votre sœur, dit Charles… En Écosse, les ministres presbytériens, quand ils tonnaient en chaire contre mes péchés et ceux de ma race, se permettaient de m’appeler, en ma présence, Jéroboam ou Roboam, parce que je suivais les conseils de jeunes conseillers. Morbleu ! je veux suivre ceux de l’expérience pour cette fois ; car jamais je ne vis plus d’intelligence et de fermeté que sur le visage de ce noble vieillard. »

Sir Henri avait trouvé ce qu’il cherchait… « Cette boîte de fer-blanc, dit-il, contient six boulettes composées des épices les plus efficaces, mêlées aux médicaments de la qualité la plus rare et la plus fortifiante. Donnez-en une d’heure en heure enveloppée dans une tranche de bœuf ou de venaison à votre cheval ; et pour peu qu’il ait encore quelque reste d’ardeur, il courra sans s’arrêter cinq heures et pourra faire quinze milles par heure ; et avec la grâce de Dieu, il ne faut que le quart de ce temps pour mettre Votre Majesté hors de péril ; le reste pourra vous servir en quelque autre occasion… Martin connaît la manière de les administrer, et les chevaux d’Albert, tout fatigués qu’ils sont, si vous les menez au pas pendant quelques minutes, seront en état de parcourir le chemin, comme dit le vieux Will. Mais ne perdons pas le temps en paroles inutiles ; Votre Majesté me fait trop d’honneur en se servant de ce qui lui appartient… Maintenant, Albert, voyez si la côte est sûre, et faites partir Sa Majesté sur-le-champ… Nous jouerons votre rôle fort mal si on lui donne la chasse dans ces deux heures qui séparent la nuit du jour… Changez d’habits, comme vous en aviez l’intention, dans cette chambre à coucher ; cela peut aussi être de quelque utilité. — Mais, brave sir Henri, dit le roi, votre zèle oublie un point principal. Je suis venu, à la vérité, de la hutte du garde forestier dont vous me parlez à la Loge ; mais c’était en plein jour, et avec un guide. Je ne trouverai jamais mon chemin, seul et au milieu des ténèbres… Je crains qu’il ne faille permettre au colonel de m’accompagner, et je vous prie, je vous ordonne même de ne vous exposer à aucun embarras, à aucun péril pour défendre le château. Seulement, gagnez le plus de temps possible à en montrer les retraites cachées. — Fiez-vous à moi, mon royal et digne souverain, répliqua sir Henri ; mais Albert doit rester ici, et Alice conduira à sa place Votre Majesté à la cabane de Jocelin. — Alice ! » dit Charles reculant de surprise ; « comment ! en pleine nuit… et… et… et… » Il jeta un regard sur Alice, qui était rentrée dans l’appartement, et il lut sur son visage l’expression du doute et de la crainte. Il comprit que la réserve qu’il avait imposée à son penchant pour la galanterie depuis le duel en question, n’avait pas entièrement effacé le souvenir de sa conduite passée. Il se hâta d’opposer un non formel à une proposition qui semblait si fort l’embarrasser. « Il m’est impossible, en vérité, sir Henri, d’accepter les services d’Alice. Il faut que je coure aussi vite que si j’avais sur les talons une meute de chiens de chasse. — Alice a le pied aussi leste qu’aucune fille de l’Oxfordshire, et à quoi servirait à Votre Majesté d’aller aussi vite ne connaissant pas le chemin. — Non, non, sir Henri, répliqua le roi, la nuit est trop noire ; nous perdons un temps précieux ; je trouverai mon chemin tout seul. — Changez de suite d’habits avec Albert, dit sir Henri, et reposez-vous sur moi pour tout le reste. »

Charles, qui n’était pas encore disposé à céder, passa cependant dans la chambre où le jeune Lee et lui devaient échanger leurs habits. Alors sir Henri dit à sa fille : « Prends une mante, mon enfant, et mets tes plus forts souliers. Tu aurais pu monter Pixie, mais il est un peu vif, et tu n’es pas courageuse à cheval ; tu ne l’as jamais été, d’ailleurs… c’est la seule faiblesse que je te connaisse. — Mais, mon père, » lui répondit Alice en fixant ses yeux, avec une expression particulière, sur le visage de sir Henri, dois-je réellement aller seule avec le roi ? Phœbé ou dame Jellycot ne pourraient-elles nous accompagner ? — Non, non ; Phœbé, cette petite sotte, a eu des attaques de nerfs toute la nuit, comme vous savez ; et, à mon avis, une promenade comme celle que vous allez faire ne pourrait que lui être nuisible… Dame Jellycot marche aussi lentement qu’une jument poussive… et d’ailleurs elle est sourde, et si tu avais besoin de lui parler. Non, non, tu iras seule… quand ensuite on devrait mettre sur ta tombe : « Ci-gît celle qui sauva le roi » En outre, il ne faut pas songer à revenir cette nuit… reste chez le Verdier avec sa mère. Le parc et ses environs seront avant peu cernés par nos ennemis ; et quoi qu’il arrive ici, tu l’apprendras toujours assez tôt demain matin. — Et qui pourra m’en instruire ? mon cher père, permettez-moi de rester avec vous, et de partager votre sort ! Je bannirai de mon cœur la timidité d’une femme, et je combattrai, s’il est nécessaire, pour le roi. Mais je ne puis penser à l’accompagner seule par une nuit si obscure et sur des chemins si solitaires. — Comment ! » dit le chevalier haussant la voix, « osez-vous exprimer les ridicules scrupules d’un décorum mal placé, quand la sûreté du roi, quand sa vie est en péril ? Ah ! » continua-t-il en passant la main sur sa barbe grise, « si je pouvais croire que vous n’êtes point ce que doit être une fille de la maison de Lee, je… »

Il fut interrompu en ce moment par le roi et Albert qui entraient dans l’appartement. Après avoir échangé leurs habits, l’égalité de leur taille leur donnait un air de ressemblance, quoique Charles fût très laid, et qu’Albert fût un fort joli Cavalier. Ils n’avaient pas le même teint, mais cette différence n’était pas sensible au premier coup d’œil, Albert ayant pris une perruque noire et teint ses sourcils de la même couleur.

Le jeune Lee sortit, et fit le tour de la Loge afin de découvrir, s’il était possible, dans quelle direction les ennemis approchaient, et quel était en conséquence le chemin le plus sûr pour le royal fugitif. Pendant ce temps Charles, qui était entré le premier dans l’appartement, avait entendu la fin de la réprimande sévère adressée par sir Henri à sa fille, et il avait deviné sans peine la cause de son mécontentement ; il s’avança vers lui avec cette dignité qu’il savait prendre à merveille quand il le voulait.

« Sir Henri, lui dit-il, nous vous prions, nous vous ordonnons même, au besoin, de ne point faire usage de votre autorité paternelle en cette circonstance. Miss Alice, j’en suis sûr, a de fortes raisons pour justifier sa répugnance, et je ne me pardonnerais jamais d’avoir souffert qu’elle agît contre son gré à cause de moi. Je connais trop bien le parc et le désert pour craindre de perdre ma route au milieu des chênes de Woodstock qui m’ont vu naître. — Votre Majesté ne courra pas de danger, » dit Alice, dont l’hésitation momentanée avait été dissipée entièrement par le ton calme, naturel et candide avec lequel le roi avait prononcé ces dernières paroles. « Vous ne courrez aucun péril que je ne puisse prévenir, et les tristes circonstances des temps où j’ai vécu m’ont rendue capable de trouver mon chemin dans la forêt la nuit comme le jour. Et si vous ne dédaignez pas de marcher en ma compagnie, partons à l’instant. — Si c’est de votre plein gré, je l’accepte avec reconnaissance, répliqua le monarque. — Volontairement, reprit-elle ; très volontairement. Que je sois une des premières à montrer ce zèle et cette confiance qu’un jour, j’en suis sûre, toute l’Angleterre montrera à l’envi, en faveur de Votre Majesté. »

Elle prononça ces paroles avec tant de vivacité et de détermination, fit à sa toilette les changements nécessaires avec tant de promptitude et de dextérité, qu’il était évident que toutes ses craintes paraissaient dissipées, et qu’elle entreprenait de grand cœur la mission dont son père l’avait chargée.

« Tout est tranquille dans les environs, » dit Albert Lee en rentrant ; « vous prendrez le chemin qu’il vous plaira ; le plus sombre sera le meilleur. »

Charles, avant de partir, s’avança gracieusement vers sir Henri, et lui prenant la main : « Je suis trop fier, lui dit-il, pour faire des promesses que la pauvreté pourrait m’empêcher de tenir ; mais tant que Charles Stuart vivra, il se croira l’obligé et le débiteur de sir Henri Lee. — Ne parlez pas ainsi, sire, ne parlez pas ainsi, » s’écria le vieillard d’une voix entrecoupée par les sanglots ; « celui qui peut réclamer le tout ne doit rien pour en avoir accepté une partie. — Adieu, généreux ami, adieu ! regardez-moi comme un fils, comme un frère d’Albert et d’Alice ; mais je les vois tous deux qui s’impatientent, donnez-moi la bénédiction d’un père, et je vous quitte. — Que Dieu par qui régnent les rois bénisse Votre Majesté ! » dit sir Henri fléchissant le genou, et levant vers le ciel sa figure vénérable ; puis, joignant les mains : « Que le Dieu des armées vous bénisse et sauve Votre Majesté des dangers qui la menacent, et qu’il vous rétablisse dans la paisible possession du trône qui vous appartient ! »

Charles reçut cette bénédiction comme celle d’un père, et sortit aussitôt accompagné d’Alice.

Au moment où ils quittaient l’appartement, le vieux chevalier laissa doucement tomber ses mains en terminant cette prière fervente, et sa tête s’inclina en même temps sur sa poitrine. Son fils n’osa pas interrompre sa méditation, cependant il craignait qu’il ne pût résister à de pareilles émotions, et qu’il ne perdît connaissance. Enfin, il hasarda d’approcher, et même de le toucher. Le vieux chevalier se leva aussitôt sur ses pieds, et se montra le même conseiller actif, sage et prévoyant qu’il était auparavant.

« Vous avez raison, mon fils, nous devons agir et nous tenir en garde. Ils mentent, ces perfides Têtes-rondes, quand ils le traitent de dissolu et de pervers. Il a les sentiments qui conviennent au fils du saint martyr. Vous voyez même que, dans un cas aussi dangereux que celui-ci, il eût exposé sa vie plutôt que d’accepter les services d’Alice, quand cette folle paraissait hésiter à le suivre. Le libertinage est toujours égoïste, et ne tient pas compte des sentiments d’autrui. Mais as-tu tiré les verroux et mis les barres de fer après eux ; car il m’a été impossible de les voir sortir. — Je les ai conduits à la petite poterne, dit le colonel, et à mon retour, je croyais que vous vous trouviez mal. — C’était de la joie, de la joie, rien que de la joie, Albert : je ne puis permettre à un doute de pénétrer dans mon esprit : Dieu n’abandonnera pas le descendant de cent rois, et l’héritier légitime ne sera pas livré aux voleurs. Une larme brillait dans ses yeux au moment où il a pris congé de moi. Ne mourrais-tu pas volontiers pour lui, mon fils ? — Si je perds la vie pour lui cette nuit, répondit Albert, mon seul regret sera de ne pouvoir apprendre demain qu’il a été assez heureux pour échapper. — Bien. Maintenant, mettons-nous en besogne. Penses-tu connaître assez bien ses manières, revêtu, comme tu l’es, de ses habits, pour faire croire aux femmes que tu es le page Kerneguy ? — Hum ! il n’est pas aisé de jouer le personnage du roi, surtout près des femmes ; mais il y a peu de lumières en bas, et je puis essayer. — Oui, sur-le-champ, reprit son père, car les coquins seront ici dans un moment. »

Albert sortit donc, et le chevalier continua : « Si les femmes sont réellement convaincues que Kerneguy est toujours ici, cela donnera une nouvelle force à mon projet ; les bassets suivront une fausse trace, et le cerf royal sera en sûreté dans sa retraite avant qu’ils se soient remis sur sa piste. Alors, je les ferai courir de cachette en cachette !… bah ! le soleil sera levé avant qu’ils en aient visité la moitié… oui, je jouerai avec eux à cache-cache, je mettrai sous leur nez l’appât qu’ils n’auront jamais. Je les envelopperai dans un filet d’où il ne leur sera pas facile de sortir… mais à quel prix ? » se demanda le vieux chevalier interrompant son joyeux soliloque. « Oh ! Absalon, Absalon ! mon fils, mon fils… Mais qu’importe ? il ne peut que mourir comme ses pères, et en servant la cause pour laquelle ils ont vécu. Le voilà… Eh bien !… Albert, as-tu réussi ? as-tu assez bien pris l’air de royauté pour tromper ton monde ? — Oui, mon père ; les femmes pourront affirmer que Louis Kerneguy était au château il n’y a qu’une minute. — Bien. Ce sont de bonnes et fidèles créatures ; elles jureraient n’importe quoi pour le salut de Sa Majesté ; mais elles le feront avec plus de naturel et d’une manière plus convaincante si elles croient dire la vérité… Comment es-tu parvenue les abuser ? — En imitant les manières du roi sur un point qu’il est inutile de mentionner. — Ah ! coquin, je crains que tu n’aies fait tort à la réputation du roi en cherchant à copier ses manières. — Hum ! » dit Albert, murmurant à demi-voix ce qu’il n’osait dire tout haut. « Si j’avais exactement copié mon modèle, je sais quelle réputation courrait le plus de risques. — Il faut maintenant que nous convenions des moyens de défendre les ouvrages avancés, de nos signaux, et des stratagèmes que nous pourrons employer afin d’amuser l’ennemi le plus long-temps possible. »

Il eut de nouveau recours au tiroir caché de son secrétaire, et en tira un morceau de parchemin sur lequel était tracé un plan ; « Voici, dit-il, le plan de la citadelle, comme je la nomme, qui tiendra encore long-temps après que nous aurons été forcés d’évacuer les retraites que tu connais. Le capitaine de Woodstock jurait toujours de ne révéler ces secrets qu’à une seule personne en cas de mort subite. Asseyons-nous, et étudions les lieux ensemble. »

Ils convinrent de différentes mesures dont on se pénétrera mieux par la narration qui va suivre que si nous les détaillions ici, ainsi que des précautions qu’ils prirent pour parer à des événements qui n’arrivèrent pas.

Enfin le jeune Lee, avec des armes et des provisions en vivres et en liqueurs, quitta son père et alla s’enfermer dans l’appartement de Victor Lee, qui communiquait avec le labyrinthe des appartements particuliers ou lieux de retraite dont les associés avaient si bien tiré parti dans tous les tours qu’ils avaient joués aux commissaires de la république.

« J’espère que Rochecliffe, » dit sir Henri, s’asseyant devant son pupitre, après avoir fait à son fils les plus tendres adieux, « n’a pas dévoilé le complot à ce Tomkins, qui serait homme à tout rapporter… Quoi qu’il en soit, me voici assis, peut-être pour la dernière fois de ma vie, ma Bible d’un côté et le vieux Will de l’autre, mais préparé, Dieu merci, à mourir comme j’ai vécu. Je m’étonne qu’ils n’arrivent pas encore, » ajouta-t-il après quelques moments d’attente. « J’avais toujours cru que le diable avait des éperons pour accélérer le pas de ses agents quand ils travaillaient pour son service. »