Woodstock/Chapitre XXXIII

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 415-435).


CHAPITRE XXXIII.

L’ATTAQUE.


Mais voyez, sa figure est noire et toute couverte de sang ; les yeux lui sortent de la tête plus que quand il vivait ; son regard est fixe et sombre ; on dirait un homme étranglé. Ses cheveux sont hérissés… Ses narines ouvertes comme dans une lutte violente ; ses mains étendues comme celles d’un mourant qui veut se cramponner, mais que le courant emporte.
Shakspeare. Henri IV, partie 1re


Si ceux dont sir Henri attendait la visite désagréable étaient venus droit à la Loge, au lieu de s’arrêter trois heures à Woodstock, ils auraient saisi leur proie. Mais Tomkins, en partie pour prévenir l’évasion du roi, en partie pour se rendre plus important dans cette affaire, avait représenté les habitants de la Loge comme toujours sur leurs gardes ; il avait en conséquence persuadé à Cromwell de se tenir tranquille jusqu’au moment où lui Tomkins viendrait lui donner avis que toute la maison était endormie. Au moyen de cet arrangement, il s’était chargé non seulement de découvrir la chambre à coucher de l’infortuné Charles, mais encore, s’il le pouvait, de trouver quelque moyen de fermer la porte en dehors, de façon à rendre sa fuite impossible. Il avait encore promis de s’assurer de la clef d’une poterne, par laquelle les soldats pénétreraient dans la maison sans donner l’alarme. En un mot, l’entreprise pouvait, disait-il, être conduite par lui, grâce à la connaissance des lieux, avec tant de sûreté, qu’il se chargeait de placer Son Excellence, ou toute autre personne qu’elle désignerait, au chevet du lit de Charles, avant qu’il se fût éveillé de l’ivresse causée par ses abondantes libations de la soirée précédente. Il avait surtout représenté qu’il y avait dans cet édifice antique une foule d’issues et de poternes dont il faudrait s’assurer très soigneusement, avant que les habitants eussent le temps de connaître la surprise, qu’autrement le succès de toute l’expédition serait compromis. Il avait eu conséquence engagé Cromwell à l’attendre à Woodstock, dans le cas où il ne l’y trouverait pas en arrivant ; il l’avait assuré que les marches et contremarches des soldats étaient si fréquentes à cette époque que, quand bien même on apprendrait à la Loge l’arrivée à Woodstock d’un nouveau détachement, un événement si ordinaire ne produirait pas le moindre effet. Il avait insisté pour que les soldats choisis pour cette entreprise fussent des hommes sur qui on pût compter, et non pas de ces esprits faibles, de ceux qui fuient le mont Gilead, de crainte des Amalécites, mais des hommes de guerre accoutumés à frapper juste, et à n’avoir pas besoin de donner un second coup. En dernier lieu, il avait ajouté qu’il serait sage que le général confiât le commandement du détachement à Pearson ou à un autre officier digne de toute sa confiance, et que, s’il jugeait convenable de commander lui-même l’expédition, il n’en instruisît pas ses soldats.

Cromwell s’était ponctuellement conformé à tous ces conseils. Il avait marché à la tête de ce détachement, composé de cent soldats armés de hallebardes et choisis par lui. C’étaient des hommes d’un courage à toute épreuve, qui avaient passé leur vie au milieu des périls, qui ne connaissaient ni l’hésitation, ni la compassion, suite inévitable du fanatisme sombre et exalté qui était le principal mobile de leurs actions ; des hommes qui, regardant Cromwell comme un général et comme un chef élu du ciel, obéissaient à ses ordres comme à des injonctions émanées d’en haut.

Cromwell fut cruellement contrarié de ne pas trouver, comme il s’y attendait, l’agent auquel il s’était aveuglément confié dans cette affaire ; il formait mille conjectures pour s’expliquer une conduite aussi étrange ; il pensait qu’il s’était enivré, ce qui du reste lui arrivait quelquefois ; et quand il s’arrêtait à cette opinion, il exhalait sa colère en malédictions qui, quoique différentes des jurons et des imprécations des Cavaliers, n’étaient pas moins blasphématoires, et exprimaient encore plus de colère et de méchanceté. D’autres fois il supposait que quelque alarme inattendue ou quelque partie de débauche parmi les Cavaliers ivrognes avaient empêché les habitants de Woodstock de se coucher aussitôt que de coutume. Cette conjecture lui paraissait la plus probable de toutes ; et elle se représentait constamment à sa pensée. L’espoir que Tomkins allait paraître l’engageait toujours à rester au village, inquiet de ne pas recevoir de nouvelles de son émissaire, et craignant de compromettre le succès de l’entreprise par une démarche inconsidérée.

Cependant il disposait tout pour n’apporter aucun retard à la réalisation de son projet. Il avait ordonné à la moitié de ses cavaliers de mettre pied à terre et de conduire leurs chevaux à l’écurie ; les autres reçurent l’ordre de tenir leurs chevaux sellés, et d’être prêts à monter à cheval à la minute même. Ces hommes entrèrent dans la maison successivement, et prirent quelque nourriture ; une garde suffisante restait pendant ce temps-là auprès des chevaux : on la relevait de temps en temps.

Cromwell, en proie à cette cruelle incertitude, jetait souvent un regard soupçonneux sur le colonel Éverard, qui, à ce qu’il supposait, aurait pu, s’il l’avait voulu, remplacer son émissaire. Éverard était calme, aucune trace d’émotion sur le visage, ne faisant paraître ni inquiétude ni abattement.

Enfin minuit sonna, et il devint nécessaire de prendre un parti décisif. Tomkins pouvait avoir trahi, ou, ce qui approchait plus de la réalité, son complot pouvait avoir été découvert, et lui-même assassiné ou pendu par les royalistes pour le punir de sa perfidie.

En un mot, si l’on voulait tirer parti de l’occasion offerte par la fortune de s’emparer du plus redoutable prétendant au pouvoir souverain, que Cromwell convoitait déjà depuis long-temps, il n’y avait plus de temps à perdre. Il ordonna donc à Pearson de faire mettre son monde sous les armes ; il lui donna par écrit ses instructions sur la manière de former le bataillon. On devait marcher dans le plus grand silence possible, ou, pour se servir de ses propres expressions, « comme Gédéon marchait en silence quand il s’avança vers le camp des Madianites, n’ayant avec lui que Phurah son serviteur. Peut-être, » continuait cette pièce singulière, « apprendrons-nous de quoi ces Madianites ont rêvé. »

Une seule patrouille, composée d’un caporal et de cinq hommes intrépides et expérimentés, formait l’avant-garde du détachement. Une arrière-garde de dix hommes entourait Éverard et le ministre. Cromwell voulut que le premier l’accompagnât, comme s’il pouvait être nécessaire de l’interroger ou de le confronter avec les habitants de la Loge. Quant à maître Holdenough, il l’emmena, parce que, s’il fût resté à Woodstock, il aurait pu s’évader, et peut-être exciter un soulèvement dans le village. Quoique les presbytériens eussent non seulement soutenu activement la guerre, mais même qu’ils l’eussent commencée les premiers, ils étaient profondément irrités de l’ascendant des sectaires de l’armée, maintenant qu’elle touchait à son terme, et de ce qu’on ne les employait jamais comme des agents sûrs dans les mesures même où leur intérêt personnel était engagé. L’infanterie, disposée comme nous l’avons expliqué, fit demi-tour et se mit en marche, Pearson et Cromwell se tenant à la tête du centre ou principal corps de la petite armée. Ils étaient tous munis de pétrinals, sorte de fusils courts, semblables aux carabines modernes et, comme elles, à l’usage de la cavalerie. Ils marchaient dans le plus profond silence et dans le meilleur ordre, et tout le détachement ne paraissait être qu’un seul homme.

Environ cent pas après l’arrière-garde des cavaliers qu’on avait mis à pied, venaient ceux qui étaient restés à cheval. On eût dit que les animaux obéissaient eux-mêmes aux ordres de Cromwell, car ils ne hennissaient pas, et ils semblaient poser les pieds à terre avec précaution et avec moins de bruit que de coutume.

Le général, rempli de pensées inquiètes, ne disait rien, si ce n’est quelques mots à voix basse pour recommander de nouveau le silence ; les soldats, surpris et charmés de se trouver sous le commandement de leur illustre général, et employés évidemment à quelque service de la plus haute importance, se conformaient avec la plus grande attention à ses ordres réitérés.

Ils traversèrent les rues de la petite ville dans l’ordre que nous avons exposé. Quelques bourgeois seulement qui étaient hors de chez eux, et qui avaient prolongé une orgie jusqu’à cette heure indue, se trouvèrent heureux d’échapper sans être vus par un fort détachement de soldats qui remplissaient l’office d’agents de police, et ne songèrent pas à s’informer ni du motif qui mettait cette troupe en mouvement à une telle heure, ni de la route qu’elle suivait.

La porte extérieure du parc avait toujours été, depuis l’arrivée du détachement à Woodstock, gardée par trois postes de soldats, afin d’intercepter toute communication entre la Loge et la ville. Spitfire, émissaire de Wildrake, qui avait été mainte fois dénicher des oiseaux dans le parc, ou y commettre d’autres maraudes de cette espèce, avait mis en défaut la vigilance de ces hommes, en escaladant une brèche qu’il connaissait à merveille dans une autre partie de la muraille.

Quelques mots furent échangés à voix basse entre ce détachement et l’avant-garde de Cromwell, conformément aux règles de la discipline. L’infanterie entra dans le parc et fut suivie par la cavalerie à laquelle on recommanda d’éviter le chemin ferré et de se tenir, autant que possible, sur le gazon qui bordait les deux côtés de l’avenue. On prit encore une autre précaution : deux soldats à pied furent détachés pour fouiller le bois à droite et à gauche, et faire prisonnier, ou, en cas de résistance, mettre à mort quiconque s’y trouverait caché pour quelque prétexte que ce fût.

Le temps se montra aussi propice à Cromwell qu’il l’avait été maintes fois dans le cours de son heureuse carrière. Le brouillard sombre qui jusque-là avait obscurci tous les objets, et rendu la marche dans le bois incertaine et difficile, avait laissé passage à la lune qui, après d’inutiles efforts, s’était ouvert un chemin à travers les vapeurs, et laissait voir son flambeau pâlissant au milieu du ciel qu’elle éclairait à demi, comme la lampe mouvante d’un anachorète éclaire sa cellule pendant qu’il sommeille. Le détachement était en vue de la Loge quand Holdenough dit tout bas à Éverard qui marchait à ses côtés : « Ne voyez-vous pas comme la lumière mystérieuse se promène dans la tour de l’incontinente Rosemonde ? Cette nuit décidera lequel est le plus puissant du diable des sectaires ou du diable de ces malveillants. Oh ! entonnez un hymne, car les enfants de Satan sont divisés les uns contre les autres. »

Le théologien fut interrompu par un sous-officier qui arriva précipitamment, mais sans bruit, pour lui dire d’une voix basse et sombre : « Silence ! prisonnier de l’arrière-garde ; silence, ou tu es mort ! »

Un moment après font le détachement s’arrêta, le mot de halte ayant couru de rang en rang et chacun obéissant aussitôt à cet ordre.

La cause de cette halte était le retour d’un des hommes envoyés en reconnaissance sur les flancs du corps principal ; il apportait à Cromwell la nouvelle qu’on avait vu une lumière dans le bois à quelque distance sur la gauche.

« Qu’est-ce que cela peut-être ? » dit Cromwell, sa voix sonore et forte se faisant entendre distinctement, même quand il parlait bas. « La voit-on bouger, ou rester en place ? — Autant que nous en pouvons juger, elle se meut, répondit le soldat à qui cette question s’adressait ; « c’est singulier, il n’y a pas de chaumière dans les environs. — Avec la permission de Votre Excellence, cela peut être une ruse de Satan, » dit le caporal Hungudgeon d’une voix nasillarde ; « il a de bien grands pouvoirs dans le parc, et depuis long-temps. — Avec la permission de Votre Idiotisme, vous êtes un âne, » lui répondit Cromwell ; mais aussitôt, se rappelant que le caporal avait été un des excitateurs ou tribuns des soldats, et qu’en conséquence il fallait le traiter avec des égards convenables, il ajouta : « Néanmoins si c’est le diable, avec l’aide du Seigneur, nous lui résisterons, et l’esprit de ténèbres fuira devant nous, Pearson, » dit-il, reprenant son laconisme militaire, « prends huit hommes, et vois ce qu’il y a là ; non… les coquins t’abandonneraient. Marche droit sur la Loge… investis-la de la manière dont nous sommes convenus ; fais en sorte qu’aucun oiseau ne puisse s’en échapper… Forme un double cercle de sentinelles au dedans et au dehors, mais ne donne pas d’alarme jusqu’à ce que je sois de retour. S’ils font quelque tentative pour s’évader, tue-les. » Il prononça cet ordre avec une énergie terrible. « Tue-les sur la place, répéta-t-il, n’importe qui que ce soit : cela vaut mieux que d’embarrasser la république de prisonniers. »

Pearson l’entendit, et se mit en devoir d’exécuter les ordres de son général.

De son côté, le futur Protecteur disposait la petite troupe qu’il avait gardée, de manière à ce qu’elle pût approcher en même temps dans diverses directions de la lumière qui excitait ses soupçons ; il donna l’ordre de s’avancer aussi près que possible, en prenant soin de ne pas s’écarter les uns des autres, et de se tenir prêts à se précipiter au même moment qu’il en donnerait le signal, qui consistait en un fort coup de sifflet. Voulant s’assurer de la vérité par ses propres yeux, Cromwell, qui avait, par inspiration naturelle, les ressources d’un vieux soldat, tandis que chez d’autres elles sont le fruit de l’éducation des camps et de l’expérience, se mit en marche vers l’objet de sa curiosité. Il se glissa d’arbre en arbre, avec le pas léger et la sagacité pénétrante d’un chasseur indien ; et, avant qu’aucun de ses gens ne se fût approché si près, il aperçut, à la clarté d’une lanterne posée à terre, deux hommes qui paraissaient avoir creusé à la hâte une espèce de fosse. À côté d’eux, quelque chose était étendu à terre, enveloppé dans la peau d’un daim, et ce quelque chose ressemblait fort au corps d’un homme mort. Ils s’entretenaient à voix basse, mais assez haut pour que leur dangereux auditeur pût parfaitement entendre ce qu’ils disaient.

« Enfin, dit le premier, c’est achevé. Voilà la plus difficile et la pire besogne que j’aie faite de ma vie : je crois qu’il ne me reste plus rien à attendre de bon ici-bas. Je ne sens plus mes bras ; et, chose étrange à dire ! j’avais beau travailler, je n’ai pu m’échauffer les jambes. — Quant à moi, je me suis échauffé autant qu’il faut, » répondit le docteur Rochecliffe haletant de fatigue.

« Mon cœur est glacé, reprit Jocelin ; j’ai peine à croire qu’il se réchauffe jamais. C’est étrange ! il semble qu’un charme ait été jeté sur nous : nous avons été près de deux heures à faire ce que Digger le fossoyeur aurait fait mieux que nous en une demi-heure. — Nous sommes de mauvais terrassiers, répondit le docteur Rochecliffe ; chacun s’entend à sa besogne… toi, à ton cor de chasse, moi, à mes chiffres… mais ne te décourage pas ; c’est la dureté du sol desséché par le froid, et un grand nombre de racines, qui ont rendu notre tâche difficile. Et maintenant que toutes les cérémonies religieuses ont été accomplies sur ce malheureux homme, que j’ai récité le service de l’Église, valeat quantum, déposons-le solennellement dans sa dernière demeure : on ne s’apercevra guère qu’il manque sur la terre. Allons, camarade, lève bravement la tête, comme un soldat que tu es. Nous avons lu le service de l’Église sur son corps ; quand les temps nous le permettront, nous le transporterons en terre consacrée, quoiqu’il soit indigne d’une telle faveur. Allons, aide-moi à le mettre en terre. Quand nous aurons jeté poussière sur poussière, nous attirerons des ronces et des broussailles sur la fosse ; mais ne te laisse pas abattre par cet accident comme une femme, et souviens-toi que tu es le maître de ton secret. — Je n’en puis répondre, répliqua Jocelin : le vent de la nuit, parmi les feuilles de ces arbres, racontera ce que nous avons fait ; les arbres eux-mêmes diront : Il y a un homme mort couché parmi nos racines. Les témoins se trouvent vite alors. — Ils sont trouvés, et bien promptement, » s’écria Cromwell s’élançant de derrière un buisson, saisissant Jocelin, et lui mettant son pistolet sur la gorge. Dans tout autre moment, et à toute autre époque de sa vie, le forestier, même assailli par un ennemi supérieur en nombre, aurait opposé une résistance désespérée ; mais l’horreur que lui avait inspirée le meurtre d’un ancien compagnon, quoique dans un cas de légitime défense, jointe à la fatigue et à la surprise, lui avait ôté son courage et ses forces ; il se laissa saisir aussi aisément qu’une brebis par le boucher. Le docteur Rochecliffe ne se rendit pas aussi vite ; mais les soldats qui se pressaient autour de lui s’en emparèrent.

« Que quelqu’un regarde, dit Cromwell, quel est le corps sur lequel ces pervers enfants de Bélial ont commis un meurtre ? Caporal Humgudgeon-Gràce-soit-ici, voyez si vous reconnaîtrez sa figure. — Aussi bien que je reconnaîtrais la mienne dans un miroir, » répondit le caporal d’une voix nasillarde, après avoir examiné les traits du mort avec le secours de leur lanterne. « En vérité, c’est notre fidèle frère dans la foi, Joseph Tomkins. — Tomkins ! » s’écria le général s’élançant vers le cadavre, et s’assurant de la vérité par ses propres yeux. « Tomkins !… et assassiné, comme l’indique ce coup qu’il a reçu à la tempe… Chiens que vous êtes, confessez la vérité ; vous l’avez assassiné parce que vous avez découvert sa trahison. Je devrais dire son dévouement pour la république d’Angleterre, et sa haine pour les complots dans lesquels vous avez entraîné son honnête simplicité. — Oui, dit Humgudgeon-Gràce-soit-ici, et pour outrager son cadavre par vos cérémonies papistes, comme si vous aviez introduit un potage froid dans sa bouche glacée. Je vous en prie, général, permettez qu’on enchaîne étroitement les prisonniers. — Non, non, caporal, répondit Cromwell, le temps nous presse… L’ami, vous que je crois être le docteur Antoine Rochecliffe, si je sais bien vos noms et prénoms, je vous donne le choix d’être pendu demain au point du jour, ou de racheter le meurtre que vous avez commis sur l’un des enfants du Seigneur, en nous révélant ce que vous savez des secrets renfermés dans cette maison. — En vérité, monsieur, je n’ai fait que remplir les devoirs de mon ministère en enterrant un mort ; quant à répondre à vos questions, je suis résolu pour mon propre compte, et j’engage mon compagnon de souffrance en cette circonstance… — Qu’on l’emmène, dit Cromwell ; je connais son entêtement depuis long-temps, quoique je l’aie fait plus d’une fois labourer dans mon sillon, quand il s’imaginait relever sa propre charrue. Qu’on l’emmène à l’arrière-garde. Amenez ici son compagnon. Approche donc de ce côté, plus près, plus près ; caporal, Grâce-soit-ici, tenez la main sur le ceinturon avec lequel il est garrotté. Nous devons prendre soin de notre vie, dans l’intérêt de ce malheureux pays, quoique, si nous ne considérions que ce qu’elle vaut, nous la risquerions pour la pointe d’une épingle, le ciel en est témoin. Maintenant, écoute-ami, camarade, choisis entre racheter ta vie par une confession sans réserve, ou être pendu à l’un de ces vieux chêne… cela te plaît-il ? — En vérité, mon maître, » répondit le forestier, affectant un air plus rustique qu’il ne lui était naturel, car ses fréquents entretiens avec sir Henri Lee avaient, jusqu’à un certain point, adouci et poli ses manières ; « Je pense que ce chêne porterait un gland beaucoup plus gros, et voilà tout. — Ne plaisante pas avec moi, l’ami, car je te déclare que je ne suis pas amateur de plaisanteries. Quels hôtes as-tu vu dans cette maison appelée la Loge ? — J’y ai vu de mon temps bien de nobles hôtes, maître ; les cheminées fumaient de la belle façon, il y a douze ans ; rien que l’odeur aurait fait le dîner d’un pauvre homme. — Coquin, te moques-tu de moi ? Dis-moi sur-le-champ quels hôtes il y a eu dernièrement à la Loge. Penses-y bien, mon ami. Sois assuré qu’en faisant ce que je te demande, non seulement tu sauveras ton cou de la corde, mais aussi tu rendras un signalé service à l’État, dont je ferai en sorte que tu sois généreusement récompensé. Car, en vérité, je ne suis pas de ceux qui veulent que la pluie tombe seulement sur les nobles et orgueilleuses plantes ; je voudrais plutôt, autant que cela dépend de mes pauvres désirs et de mes prières, qu’elle arrosât aussi la prairie et la moisson, afin de réjouir le cœur du laboureur, et, de même que le cèdre du Liban se glorifie de sa hauteur, de ses branches, de ses racines, le pauvre hysope, qui croît sur les murs, fleurit, etc. ; et, en vérité… me comprends-tu, maraud ? — Pas parfaitement, monsieur, répondit Jocelin ; mais on dirait que vous prêchez, et il y a un goût de doctrine dans ce que vous dites. — Eh bien ! en un mot, tu sais qu’un certain Louis Kerneguy, ou Carnego, ou quelque autre nom pareil, est caché à la Loge ? — Non, monsieur. — Je te promets mille livres, si tu peux me livrer ce jeune homme. — Mille livres ! c’est une belle somme, répondit Jocelin ; mais j’ai déjà plus de sang sur les mains que je ne le voudrais. Je ne sais pas jusqu’à quel point le prix du sang peut profiter. Au reste, pendu ou non, je ne veux pas essayer. — Emmenez-le à l’arrière-garde, dit Cromwell, et qu’il ne communique point avec le prisonnier qu’on vient d’arrêter. Que je suis fou de perdre mon temps à vouloir tirer du lait d’une mule ! Allons à la Loge ! »

Ils avancèrent en silence comme auparavant, malgré les difficultés qu’ils rencontraient, ne connaissant ni la route ni ses détours. Enfin ils s’entendirent interroger, à voix basse, par une de leurs sentinelles placées autour de la Loge, sur une double ligne, et si rapprochées les unes des autres, que personne n’aurait pu s’en échapper. Le rang extérieur était formé en partie de cavaliers postés sur la route et le terrain découvert, et de fantassins dans les endroits escarpés et fourrés. La ligne intérieure n’était composée que d’infanterie. Tous étaient sur le qui-vive, attendant quelque résultat important, intéressant, de l’entreprise extraordinaire où ils étaient engagés.

« Quelles nouvelles, Pearson ? » dit le général à son aide-de-camp, qui se hâta de s’approcher de lui ?

« Aucune. »

Cromwell conduisit l’officier en face de la porte de la Loge, et s’arrêta entre les deux lignes de sentinelles, de manière à ce que leur conversation ne pût être entendue.

Il continua alors les questions, lui demandant « s’il avait vu quelques lumières, quelque apparence de mouvement, quelque tentative de sortie, quelques préparatifs de défense ? — Tout est silencieux comme la vallée de l’ombre de la mort, comme la vallée de Josaphat. — Ne me parle pas de la vallée de Josaphat, Pearson. Ces paroles sont déplacées dans ta bouche. Parle franchement, en soldat enfin. Chacun a sa manière de parler ; la tienne doit être la franchise, non la sainteté. — Eh bien ! alors, rien n’a remué ; cependant, par hasard… — Ne me parle pas de hasard, Pearson, ou tu me donneras envie de te briser les dents. Je me défie toujours d’un homme qui parle un langage qui n’est pas le sien. — Corbleu, laissez-moi parler, à la fin, et je le ferai comme il plaira à Votre Excellence ! — Ton corbleu, ami, annonce peu de grâce, mais beaucoup de sincérité. Parle donc ; tu sais que je t’aime et me fie à toi. As-tu fait bonne garde ? Il faut que nous en soyons informés avant de donner l’alarme. — Sur mon âme, j’ai surveillé le château, comme le chat surveille le trou d’une souris ; j’ai fait une ronde aussi vite qu’un tournebroche. Il est impossible que qui que ce soit ait trompé notre vigilance, qu’on ait même remué dans la maison sans que nous ne l’ayons entendu. — C’est bien, je n’oublierai pas tes services, Pearson. Tu ne peux ni prêcher, ni prier, mais tu exécutes bien les ordres qu’on le donne, Gilbert Pearson, et cela fait compensation. — Je remercie Votre Excellence, mais je lui demande la permission de me conformer à l’esprit du temps. Un pauvre diable n’a pas le droit de se singulariser. »

Il se tut en attendant les ordres que Cromwell allait lui donner, et il n’était pas peu surpris que l’esprit vif et actif du général lui eût permis, dans un moment si critique, de parler de telles futilités à son aide-de-camp. Il le fut encore davantage, quand, à la lueur d’un rayon de lune plus brillant que de coutume, il vit Cromwell immobile, les mains appuyées sur son épée qu’il avait tirée de son ceinturon, et les yeux fixés vers la terre. Il attendit quelques instants avec impatience, et n’osant rompre le silence, de peur de changer cet accès inaccoutumé de mélancolie en colère ou en mauvaise humeur, il écouta les sons inarticulés qui s’échappaient des lèvres à demi ouvertes de son général, et les mots « dure nécessité, » qu’il répéta plusieurs fois, furent les seuls qu’il put distinguer. « Milord général, dit-il enfin, le temps passe. — Paix ! démon de l’activité, ne me presse point. Penses-tu, comme d’autres fous, que j’aie fait un pacte avec le diable pour réussir, et que je doive agir à heure fixe, de peur que le charme ne perde de sa puissance ? — Je pense seulement, milord général, que la fortune a mis entre vos mains ce que vous désiriez depuis long-temps, et que vous hésitez. »

Cromwell poussa un profond soupir et répondit : « Ah ! Pearson, dans ce monde de trouble, un homme appelé, comme moi, à faire de grandes choses dans Israël, a besoin d’être, comme disent les fictions poétiques, d’un métal endurci, inaccessible aux sentiments de la charité humaine, impassible, inébranlable. Le monde croira peut-être un jour, Pearson, que j’ai été ce que je viens de dire, un homme de fer, et fondu dans un moule de fer : ce sera faire injure à ma mémoire. Mon cœur est un cœur de chair, et mon sang est aussi doux que celui des autres. Quand j’étais chasseur, j’ai pleuré sur le héron que mon faucon jetait à terre ; je me suis affligé sur le lièvre qui criait sous la dent de mon chien. Crois-tu que ce soit une affaire de peu d’importance pour moi de mettre encore en danger la vie de ce jeune homme, quand le sang de son père est déjà sur ma tête ? Ils sont de la race des bons souverains anglais, sans doute, et ceux de leur parti les adorent comme des demi-dieux. On m’appelle parricide, usurpateur altéré de sang, pour avoir fait couler celui d’un homme afin de détourner le fléau, ou comme Achab fut tué afin qu’Israël pût de nouveau faire face à ses ennemis. Qui a dit du bien de moi depuis cette grande action ? Ceux qui y ont pris part voudraient que je fusse le bouc d’expiation ; ceux qui nous ont regardés sans nous aider agissent maintenant comme si la violence les avait réduits à l’inaction ; et quand je croyais qu’ils me couvriraient d’applaudissements pour la victoire de Worcester, dont le Seigneur m’a fait l’instrument, ils se détournent pour dire : « Ah ! ah ! le tueur de roi ! le parricide ! son séjour sera bientôt celui de la désolation. » En vérité, il est beau, Gilbert Pearson, d’être élevé au dessus de la multitude ; mais quand on sent que cette élévation attire plus de haine et de mépris que d’amour et de respect, c’est une chose cruelle à supporter pour un esprit doux et pour une conscience tendre et timide. Et Dieu m’est témoin que plutôt que de faire ce que je vais faire, je verserais vingt fois le meilleur de mon sang sur un champ de bataille. » Ici il fondit en larmes, ce qui n’était pas très naturel chez lui ; et cet excès d’attendrissement avait un caractère singulier. Ce n’était point alors l’effet du repentir, encore moins d’une complète hypocrisie ; c’était une suite du tempérament de cet homme extraordinaire, chez qui une politique profonde et un ardent enthousiasme se mêlaient à des mouvements hypocondriaques qui lui faisaient souvent donner de pareils spectacles toutes les fois qu’il allait, comme en cette circonstance, exécuter quelque grand projet.

Pearson, qui connaissait parfaitement le caractère de son général, ne fut pas moins surpris et confondu de cet accès d’hésitation et de repentir qui semblait paralyser subitement son esprit entreprenant. Après un moment de silence, il dit d’un ton assez sec : « S’il en est ainsi, Votre Excellence a mal fait de venir ici. Le caporal Humgudgeon et moi, le plus grand saint et le plus grand pécheur de l’armée, nous eussions fait l’affaire et partagé le crime et l’honneur. — Ah ! » dit Cromwell, comme piqué au vif, « voudrais-tu enlever la proie au lion ? — Si le lion, » répondit Pearson hardiment, « se conduit en chien de village qui tantôt aboie et semble vouloir tout dévorer, et tantôt fuit devant un bâton levé ou une pierre, je ne vois pas pourquoi je le craindrais. Si Lambert eût été ici, il aurait moins parlé, et plus agi. — Lambert ! que dis-tu de Lambert ? » lui demanda Cromwell vivement. — « Je dis seulement, répliqua Pearson, que j’ai long-temps hésité si je m’attacherais à lui ou à Votre Excellence, et je commence à douter n’avoir bien choisi, voilà tout. — Lambert ! » s’écria Cromwell avec impatience, mais en baissant la voix de peur qu’on ne l’entendît déprécier le caractère de son rival. « Qu’est-ce que Lambert ? un fou de tulipes, que la nature avait fait pour être jardinier hollandais à Delft ou à Rotterdam. Ingrat que tu es, qu’est-ce que Lambert aurait pu faire pour toi ? — Il ne serait pas resté indécis devant une porte fermée, répondit Pearson, quand le hasard lui offre les moyens d’assurer d’un seul coup sa fortune et celle de tous ceux qui l’ont suivi. — Tu as raison, Gilbert Pearson, » lui dit Cromwell en lui serrant affectueusement la main ; « que la moitié de ce grand compte te revienne, qu’il faille le rendre sur la terre ou dans le ciel. — Qu’il soit tout entier à ma charge dans l’autre vie, » dit Pearson avec chaleur, « et que Votre Excellence en ait tout le profit sur cette terre ! Retirez-vous à l’arrière-garde pendant que je vais forcer la porte, car il pourrait y avoir quelque danger s’ils faisaient une sortie désespérée. — Et quand ils la feraient, y a-t-il un de mes bras de fer qui craigne le feu ou l’acier moins que moi ? que dix hommes des plus déterminés nous suivent, deux armés de hallebardes, deux de mousquets et les autres de pistolets. Que leurs armes soient chargées, et qu’ils fassent feu sans hésiter si quelqu’un tente de résister ou de faire une sortie. Que le caporal Humgudgeon les accompagne ; et toi reste ici, et veille à ce que personne ne s’échappe, comme tu veillerais pour ton salut. »

Le général frappa alors à la porte avec le pommeau de son épée, d’abord deux ou trois fois, puis à coups redoublés qui retentirent dans le vieil édifice. Cette bruyante sommation fut répétée plusieurs fois sans produire le moindre effet.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit Cromwell : certainement ils n’ont pu s’échapper et laisser la maison vide. — Non, Je vous le garantis ; mais Votre Excellence frappe si vivement que vous ne leur laissez pas le temps de répondre. Écoutez, j’entends aboyer un chien et la voix d’un homme qui cherche à l’apaiser. Faut-il forcer la porte ou parlementer ? — Je leur parlerai le premier, dit Cromwell. Holà ! y a t-il quelqu’un ici ? — Qui fait cette question ? » demanda sir Henri Lee de l’intérieur ; « que voulez-vous ici à pareille heure ? — Nous venons avec un ordre de la république d’Angleterre, répondit le général. — Il faut que je le voie avant d’ouvrir un seul verrou ; nous sommes assez nombreux ici pour faire résistance : mes compagnons et moi nous ne rendrons ce poste que sur bonnes conditions, et nous n’en traiterons qu’en plein jour. — Puisque vous ne voulez pas reconnaître notre droit, vous allez éprouver notre pouvoir, reprit Cromwell. Prenez garde à vous dans l’intérieur. La porte tombera au milieu de vous avant cinq minutes. — Prenez plutôt garde à vous au dehors, » répondit le courageux sir Henri. « Nous faisons feu sur vous si vous tentez la moindre violence. »

Mais, hélas ! pendant qu’il tenait ce fier langage, toute sa garnison consistait en deux femmes effrayées ; car son fils, d’après le plan qu’ils avaient arrêté, s’était retiré dans les appartements secrets du château.

« Que peuvent-ils faire maintenant, monsieur ? » dit Phœbé en entendant un bruit semblable à celui d’une vrille de charpentier, mêlé à plusieurs voix d’hommes.

« Il mettent un pétard, » dit le chevalier avec le plus grand calme. « Je te connais pour une fille intelligente, Phœbé, et je vais t’expliquer cela : c’est un pot de métal, de même forme, à peu près, que les chapeaux en pain de sucre de ces coquins, si les bords étaient plus étroits. Il est rempli de quelques livres de poudre à canon. Puis… — Ciel ! nous allons sauter tous ! » s’écria Phœbé, qui ne s’était appesantie que sur le mot de poudre à canon dans toute cette description.

« Point du tout, folle que tu es ; conduis la vieille Jellycot dans l’embrasure de cette croisée, nous nous mettrons dans celle-ci, et j’aurai le temps de t’achever mon explication, car les ingénieurs ne me paraissent pas très habiles. Nous avions un Français à Newark qui aurait fait l’affaire aussi vite qu’on tire un pistolet. » Elles avaient à peine gagné la place de sûreté, que le chevalier continua son explication : « Le pétard étant formé, comme je viens de te le dire, est assujetti dans une planche forte et épaisse, appelée madrier, qu’on suspend ou plutôt qu’on attache à la porte qu’on veut forcer. Mais tu ne m’écoutes pas. — Serait-ce possible, sir Henri, quand nous pouvons être atteints par cette machine que vous décrivez. Oh, mon Dieu ! j’en deviendrai folle de peur. Nous serons écrasés ; nous allons sauter dans quelques minutes. — Nous n’avons rien à craindre de l’explosion, » répondit le chevalier gravement ; « elle agira principalement en ligne directe vers le milieu de la chambre, et cette profonde embrasure nous garantit assez de quelques fragments qui pourraient être lancés latéralement. — Mais ils nous tueront, quand ils seront entrés. — Ils te feront quartier, Phœbé. Et si je n’envoie pas une couple de balles à ce coquin d’ingénieur, c’est pour ne point m’exposer à la peine prononcée par la loi martiale, qui condamne à être passée au fil de l’épée toute personne qui défend un poste non tenable. Je ne pense pas toutefois que la rigueur de la loi puisse vous atteindre, toi et la dame Jellycot, puisque vous ne portez pas d’armes. Si Alice eût été ici, elle eût pu nous être utile, car elle sait manier un fusil. »

Phœbé aurait pu alléguer ses exploits comme ayant plus de rapport aux batailles que tout ce que la jeune mistress pouvait avoir jamais fait ; mais elle était tellement effrayée de ce que lui avait dit le chevalier sur le pétard, qu’elle attendait quelque terrible catastrophe, dont elle ne comprenait pas au juste la nature, malgré les explications libérales de sir Henri.

« Ils sont singulièrement maladroits, dit sir Henri. Le petit Boutirlin aurait déjà fait sauter toute la maison. Ah, le drôle ! il creusait la terre comme un lapin. S’il était ici, que jamais je ne bouge ! si Je ne les avais pas contreminés, et

C’est un plaisir de voir l’habile ingénieur
Périr par le pétard dont il est l’inventeur,


dit notre immortel Shakspeare. — Oh, mon Dieu ! le pauvre homme est fou, pensa Phœbé. Oh, monsieur ! ne feriez-vous pas mieux de laisser les comédies et de penser à votre fin, » ajouta-t-elle tout haut, troublée par la terreur.

« Si je n’y étais pas préparé depuis long-temps, répondit le chevalier, je ne verrais pas arriver ce moment avec autant de calme :

Je m’en vais à la mort d’un air aussi dispos
Que si j’allais goûter un bienfaisant repos :
La loyauté toujours, aux pièges inhabile,

S’avance avec un cœur tranquille.

Il avait à peine achevé sa citation, qu’un large trait de feu brilla du dehors par les fenêtres de la salle, à travers les grosses barres de fer qui les fermaient. C’était une flamme large et décolorée qui jeta une lueur rouge sombre sur les vieilles armures, comme si c’eût été la réflexion d’un incendie. Phœbé jeta un cri, et, dans ce moment d’effroi, oubliant le respect qu’elle devait à son maître, elle saisit le manteau et le bras du chevalier, tandis que dame Jellycot, seule dans sa niche, ayant l’usage de la vue, mais n’entendant rien, criait comme un hibou quand la lune brille tout-à-coup.

« Prends garde, Phœbé, dit le chevalier ; tu m’empêcheras de me servir de mon arme, si tu te suspends ainsi à mon bras. Les imbéciles ! ils ne peuvent attacher leur pétard sans se servir de torches ! Il faut que je profite de ce moment ; souviens-toi de ce que je t’ai dit pour gagner du temps. — Oh, monsieur ! oui, monsieur, je dirai tout ce que vous voudrez. Oh, mon Dieu ! quand sera-ce fini ! Ah ! ah ! » et elle poussa deux cris effrayants. « J’entends un sifflement comme celui d’un serpent. — C’est la fumée, comme nous appelons, nous autres militaires, répondit le chevalier ; c’est-à-dire, Phœbé, la mèche qui met le feu au pétard, et qui est plus ou moins longue, selon la distance… »

Le discours du chevalier fut interrompu par une terrible explosion, qui, comme il l’avait annoncé, mit la porte en pièces, toute forte qu’elle était, et brisa toutes les vitres des croisées, avec les héros et les héroïnes peints depuis des siècles sur cette fragile matière. Les femmes poussèrent de grands cris auxquels Bévis répondit par ses aboiements, quoiqu’il fût renfermé à une grande distance du lieu de la scène. Le chevalier se débarrassant, non sans peine, de Phœbé, s’avança dans le vestibule, à la rencontre de ceux qui s’y précipitaient avec des torches allumées et les armes à la main.

« Mort à ceux qui résistent ! quartier pour ceux qui se rendent ! » s’écria Cromwell en frappant du pied. « Qui commande la garnison ? — Sir Henri Lee de Ditchley, » répondit le vieux chevalier en s’avançant ; « comme sa garnison ne consiste qu’en deux faibles femmes, il est forcé de se soumettre, malgré tout le désir qu’il aurait eu de résister, — Qu’on désarme ce rebelle opiniâtre ! s’écria Olivier. N’avez-vous pas honte, monsieur, de me retenir devant la porte d’une maison que vous ne pouvez pas défendre… Portez-vous une barbe si blanche sans savoir que la loi martiale punit de la corde le refus de rendre un poste qui n’est pas tenable ? — Ma barbe et moi, répondit le vieillard, nous nous sommes entendus à ce sujet, et nous sommes parfaitement d’accord. Il vaut mieux courir risque d’être pendu comme un honnête homme, que d’abandonner son poste comme un traître et un lâche. — Ah ! tu crois ? tu as sans doute de puissants motifs pour placer ainsi ta tête dans un nœud coulant. Mais je te parlerai tout à l’heure. Holà ! Pearson, Gilbert Pearson, prends ce papier ; emmène avec toi cette vieille femme ; fais-toi conduire par elle dans les divers endroits qui y sont indiqués ; cherche partout, et arrête ou tue à la moindre résistance tous ceux que tu y trouveras. Fais attention aux différents points désignés comme pouvant couper les communications entre les diverses parties de la maison ; le carré du grand escalier, la grande galerie, etc. ; surtout ne fais point de mal à cette femme. Le plan joint à ce papier t’indiquera les points à garder, quand elle ne pourrait ou ne voudrait les enseigner. Que le caporal, escorté par un peloton, m’amène le vieillard et la jeune fille dans quelque chambre, dans le parloir, par exemple, qui porte, je crois, le nom de Victor Lee, nous échapperons à cette odeur étouffante de poudre. »

À ces mots, et sans avoir besoin de guide, il se dirigea vers l’appartement en question. Sir Henri fut très surpris de voir le général montrer la route sans hésiter, ce qui semblait indiquer une connaissance plus complète de Woodstock, qu’il n’eût fallu pour la réussite de son dessein, qui était d’engager les républicains en une recherche inutile dans le labyrinthe de la Loge.

« Je vous ferai maintenant quelques questions, vieillard, » dit le général quand ils furent arrivés dans la chambre ; « et je vous avertis que vous ne pouvez concevoir quelque espoir de pardon des continuels efforts que vous avez faits contre la république, qu’en me répondant avec précision. »

Sir Henri s’inclina. Il aurait voulu parler, mais il sentit sa colère s’enflammer, et il craignit de ne pouvoir la maîtriser avant d’avoir remplir le rôle qu’il s’était imposé, pour donner au roi le temps de s’échapper.

« Quelles sont les personnes que vous aviez ici dernièrement, sir Henri Lee ? Quels hôtes ? Qui vous est venu visiter ? Nous savons que vos moyens ne vous permettent plus de recevoir comme par le passé, de sorte que la liste de vos hôtes ne peut fatiguer votre mémoire. — Bien loin de là, » répondit le chevalier avec un calme qui ne lui était pas ordinaire ; « ma fille et récemment mon fils, étaient mes hôtes, et j’avais ces deux femmes, avec Jocelin Joliffe, pour nous servir. — Je ne veux point parler des membres de votre famille : mais qui aviez-vous encore ici comme hôtes ou comme rebelles fugitifs cherchant un asile ? — Il peut y en avoir eu des uns et des autres, plus que je ne pourrais me le rappeler ; je me souviens cependant que mon neveu Éverard est venu ici un matin, ainsi qu’un jeune homme de sa suite, je crois nommé Wildrake… — N’avez-vous point reçu aussi un jeune Cavalier nommé Louis Kerneguy ? — Je ne me rappelle point ce nom, dussé-je être pendu. — Kerneguy ou quelque autre nom, nous ne nous querellerons pas pour la prononciation ? — Un jeune Écossais, appelé Louis Kerneguy a été mon hôte, et il est parti ce matin pour le Dorsetshire. — Ce matin ! » s’écria Cromwell en frappant du pied ; « comme la fortune se joue de nous quand elle paraît nous être le plus favorable. Quel chemin a-t-il pris, vieillard ? Quel cheval monte-t-il ? Qui l’accompagne ? — Mon fils est avec lui ; il l’a amené ici comme le fils d’un lord écossais. Je vous prie, monsieur, de mettre fin à ces questions ; car, bien que je vous doive, comme

dit Shakspeare :

Respect pour ton haut rang, comme honneur par semblant,
Au diable même assis sur son trône brûlant ;


je sens que ma patience se lasse. »

Cromwell parla à l’oreille d’un caporal, qui, à son tour, donna des ordres à des soldats, qui quittèrent la chambre.

« Tenez le chevalier à l’écart ; nous interrogerons cette jeune fille, dit le général. As-tu vu, dit-il à Phœbé, un certain Louis Kerneguy, se disant page écossais, qui est venu ici il y a peu de jours ? — Certainement, monsieur, je ne l’ai pas oublié, et je vous assure qu’une fille de bonne mine qui se trouvera sur son chemin ne l’oubliera pas plus que moi. — Ah, vraiment ! je crois que la jeune fille sera plus véridique. Quand a-t-il quitté cette maison ? — Je ne m’inquiète pas de ce qu’il fait ; car je suis trop contente quand je puis éviter de le rencontrer. Je ne sais s’il est parti maintenant, mais je pourrais vous affirmer qu’il était ici il y a quelques heures. Il a passé près de moi dans le corridor qui conduit du vestibule à la cuisine. — Comment avez-vous su que c’était lui ? — J’en ai eu une preuve assez convaincante ; là, monsieur, pourquoi me faire de pareilles questions ? » répondit Phœbé en baissant la tête.

Humgudgeon prit alors la parole avec la liberté d’un coadjuteur : « Véritablement si cette fille doit dire quelque chose d’inconvenant, je demande à Votre Excellence la permission de me retirer, de peur que mes méditations de la nuit ne soient troublées par de telles paroles. — Ce vieillard me fait pitié ; qui parle de décence ou d’indécence ? Maître Louis ne m’a pris qu’un baiser ; c’est la vérité, et il faut la dire. »

Humgudgeon poussa un gémissement, et Cromwell retint à grand’peine un éclat de rire. « Tu nous as donné d’excellentes preuves, Phœbé, lui dit le général ; et si c’est la vérité, tu auras ta récompense. Voici notre envoyé qui revient de l’écurie. — Il n’y a pas la moindre apparence qu’il y ait eu des chevaux dans l’écurie depuis un mois. Il n’y a ni litière sur le pavé, ni foin dans les râteliers, les coffres à avoine sont vides, et les mangeoires remplies de toiles d’araignée. — Oui, oui, dit le vieux chevalier ; il y eut un temps où j’avais vingt bons chevaux dans mon écurie, ainsi qu’un nombre suffisant de palefreniers et de garçons d’écurie pour en avoir soin. — En attendant, l’état présent de votre écurie ne confirme guère ce que vous nous avez dit, qu’il y avait ce matin des chevaux sur lesquels ce Kerneguy et votre fils ont pris la fuite pour échapper à notre justice. — Je n’ai point dit que les chevaux fussent en cet endroit, répondit le chevalier ; j’ai des chevaux et des écuries ailleurs. — Fi ! fi ! c’est honteux ! Comment, avec votre barbe blanche, je vous le demande encore, vous osez rendre un faux témoignage ! — Sur ma foi, monsieur, c’est un métier à faire fortune, et je ne m’étonne pas que vous, qui en vivez, soyez si sévère contre ceux qui se mêlent de ce commerce de contrebande. Mais ce sont les temps et les gouvernants, qui rendent trompeuses les barbes blanches. — Tu es, l’ami, un rebelle aussi facétieux que hardi ; mais, crois-moi, je serai quitte envers toi avant que nous nous séparions. Où conduisent ces portes ? — Aux chambres à coucher. — Aux chambres à coucher ? pas ailleurs ? » dit le général d’une voix qui indiquait que son esprit était tellement occupé, qu’il n’avait pas bien compris sa réponse. — Qu’y voyez-vous d’étrange, monsieur ? Je vous dis que ces portes conduisent aux chambres à coucher, où les honnêtes gens trouvent le sommeil et les coquins restent éveillés. — Vous chargez encore votre compte, sir Henri, mais nous le réglerons intégralement. »

Pendant toute cette scène, Cromwell, quelle que fût l’incertitude intérieure de son esprit, conserva le plus grand calme dans son langage et ses manières, comme s’il n’eût pas été plus intéressé à ce qui se passait qu’un militaire qui exécute une consigne. Mais la contrainte qu’il imposait à ses sentiments n’était que

« Le calme d’un torrent avant qu’il ne s’élance[1]. »

La marche de sa résolution fut d’autant plus rapide, qu’elle n’était précédée ni suivie d’aucune violence dans l’expression. Il se jeta sur une chaise d’un air qui indiquait, non pas l’indécision, mais une détermination qui n’attendait que le signal pour agir. Cependant le chevalier, comme s’il eût résolu de ne rien abandonner des privilèges de son rang et de sa place, s’assit à son tour, et, se couvrant de son chapeau qui était sur une table, regarda le général d’un air calme et indifférent. Les soldats entouraient l’appartement, les uns avec des torches qui y répandaient une clarté sombre et livide, les autres appuyés sur leurs armes. Phœbé, les mains croisées, les yeux levés vers le plafond, ses joues ordinairement vermeilles ne portant alors au une trace de couleur, restait debout comme un accusé qui attend sa condamnation et l’ordre de son exécution.

Des pas lourds se firent entendre, et Pearson revint avec quelques soldats. Il paraît que c’était là ce que Cromwell attendait. Il se leva, et demanda à la hâte : « Quelles nouvelles, Pearson ? As-tu fait des prisonniers, ou tué quelques rebelles pour ta défense ? — Non, général. — Et tes sentinelles ont-elles été disposées conformément à l’écrit de Tomkins, et dans un ordre convenable ? — On y a mis le plus grand soin. — Es-tu bien sûr, » dit Cromwell en le tirant à l’écart, « qu’aucune précaution n’a été négligée ? Songe que quand nous serons engagés dans les communications secrètes, tout serait perdu si celui que nous cherchons pouvait s’échapper dans les appartements, et de là peut-être dans la forêt. — Milord général, il suffit d’avoir placé des sentinelles à tous les endroits indiqués sur le papier, avec la consigne la plus stricte d’arrêter, et, au besoin, de tuer quiconque voudrait passer. J’ai donné ces ordres à des hommes qui ne manqueront pas de les exécuter. S’il faut quelque chose de plus, Votre Excellence n’a qu’à parler. — Non, non, non, Pearson, c’est fort bien comme cela. Cette nuit passée, et si elle se termine comme nous le désirons, ta récompense est assurée ; mais maintenant à la besogne. Sir Henri Lee, ouvrez le ressort secret de ce portrait d’un de vos ancêtres ; allons, épargnez-vous l’embarras et le péché du mensonge ou de la dissimulation, et ouvrez, vous dis-je, ce ressort sur-le-champ. — Quand je vous reconnaîtrai pour mon maître, et que je porterai votre livrée, je pourrai obéir à vos ordres ; et encore, faudra-t-il que je les comprenne. — Allons, dit Cromwell à Phœbé, ouvre ce ressort ; tu savais bien le faire quand tu as aidé à la farce des lutins de Woodstock, et effrayé Mark Éverard lui-même, que je croyais plus sensé. — Ciel ! que ferai-je, monsieur ? » dit Phœbé regardant le chevalier ; « ils savent tout ; que faire ? — Sur ta vie, tiens bon jusqu’au dernier moment ; chaque minute vaut un million. — Ah ! entends-tu, Pearson ? » dit Cromwell à l’aide-de-camp ; puis frappant du pied, il ajouta : « Ouvrez ce ressort, ou j’emploierai les leviers et la hache. Un second pétard fera plutôt l’affaire. Appelez l’ingénieur. — Ciel, monsieur ! s’écria Phœbé ; un autre pétard me tuera. Je vais ouvrir le ressort. — Fais comme tu voudras, lui répondit sir Henri ; ils n’en tireront pas grand profit. »

Soit agitation réelle, soit désir de gagner du temps, Phœbé fut quelques minutes avant de pouvoir ouvrir le secret. En effet, il avait été confectionné avec art, et le ressort qu’il fallait faire jouer était caché dans le cadre du portrait parfaitement fixé à la boiserie ; et on n’apercevait rien qui indiquât le moyen de faire mouvoir le portrait, ainsi que Mark Éverard s’en était assuré. Il s’ouvrit pourtant à la fin, et laissa voir une étroite ouverture, avec un escalier montant d’un côté dans l’épaisseur du mur. Cromwell était alors comme un chien de chasse qu’on vient de détacher, et qui aperçoit le gibier. « Allons, Pearson, cria-t-il, tu es plus leste que moi ; allons, caporal ; » puis, avec une agilité qu’on n’aurait pas attendue de sa taille et de son âge, car il n’était pas de la première jeunesse, il s’écria en s’élançant : « En avant ceux qui ont des torches ! » Il les suivit tous comme un actif piqueur suit les chiens pour les stimuler et les diriger en même temps, et ils entrèrent dans le labyrinthe que le docteur Rochecliffe a décrit dans les Merveilles de Woodstock.


  1. Citation d’un vers de Campbell, dans sa Gertrude de Wioming. Voici le passage anglais :
    But mortal pleasure, what are thou in truth ?
    The torrent’s smoothness ere it dasth below.
    Mais plaisir mortel, qu’es-tu en réalité ? le calme d’un torrent avant qu’il se précipite. a. m.