Woodstock/Chapitre XXXV

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 445-449).


CHAPITRE XXXV.

INTERROGATOIRE.


Tu as acheté bien cher un vain titre. Pourquoi as-tu dit que tu étais le roi ?
Shakspeare. Henri IV, part. Ire.


Olivier Cromwell se leva de son siège quand les deux vétérans Zorobabel Robins et Strickalthrow-le-Miséricordieux introduisirent dans l’appartement le prisonnier qu’ils tenaient par les bras, et fixa son œil sévère sur Albert, long-temps avant d’exprimer les idées qui se passaient dans son esprit. Il était alors au comble de la joie.

« N’es-tu pas, dit-il enfin, cet Égyptien qui, avant ces jours-ci, a excité du tumulte, et conduit dans le désert plusieurs milliers d’hommes qui étaient des meurtriers ? Ah ! Jeune Homme, je t’ai chassé depuis Stirling jusqu’à Worcester, et nous nous rencontrons enfin. — J’aurais voulu, » dit Albert, prenant les manières qui convenaient à son rôle, « te rencontrer dans un endroit où j’aurais pu t’apprendre la différence qui existe entre un roi légitime et un ambitieux usurpateur ! — Va, Jeune Homme, dis plutôt la différence qui existe entre un juge suscité pour la rédemption de l’Angleterre, et le fils de ces rois à qui le Seigneur, dans sa colère, avait permis de régner sur elle. Mais ne perdons pas le temps en paroles inutiles. Dieu sait que ce n’est point par notre propre volonté que nous avons été appelé à de si hautes fonctions, humble que nous sommes dans nos pensées, faible et fragile dans notre nature, et incapable de rendre raison de rien, si ce n’est par l’esprit qui est en nous, et qui ne nous appartient pas. Tu es fatigué, Jeune Homme, et tu as besoin de repos et d’aliments, ayant été sans doute élevé dans la mollesse, habitué à manger des mets délicats, à boire ce qu’il y a de plus doux, à te vêtir de pourpre et de linge fin… »

Ici le général s’interrompit tout-à-coup, et s’écria brusquement : « Qu’est-ce que ceci ? ah ! qu’avons-nous fait ? ce ne sont point les cheveux du basané Charles Stuart. Fourberie ! fourberie ! »

Albert jeta les yeux à la hâte sur un miroir placé dans la chambre, et s’aperçut qu’une perruque noire, trouvée au milieu de la garde-robe variée du docteur Rochecliffe, s’était dérangée dans la lutte qu’il avait soutenue, et laissait apercevoir une mèche de sa chevelure châtain-clair.

« Qu’est cet homme ? » demanda Cromwell frappant du pied avec rage. » Arrachez-lui son déguisement. »

Les soldats obéirent ; et ayant amené en même temps Albert près de la croisée, il lui fut impossible de soutenir plus long-temps sa ruse avec quelque espoir de succès. Cromwell s’approcha de lui en grinçant des dents, les mains serrées, tremblant d’émotion, et d’une voix creuse, amère, sourde et emphatique, comme s’il eût voulu faire suivre ses paroles d’un coup de poignard, il lui dit :

« Ton nom, jeune homme ? »

Albert lui répondit avec calme et fermeté, toutefois avec un sentiment de joie et même de mépris répandu sur toute sa personne :

« Albert Lee de Ditchley, fidèle sujet du roi Charles. — J’aurais dû le deviner… Eh bien ! tu iras rejoindre le roi Charles dès que midi aura sonné. Pearson, continua-t-il, qu’on le conduise auprès des autres prisonniers, et qu’on les exécute tous à midi précis. — Tous, général ? » dit Pearson surpris, car quoique Cromwell eût fait quelquefois de redoutables exemples, il n’était point ordinairement sanguinaire.

« Tous ! » répéta Cromwell en regardant le jeune Lee. « Oui, jeune homme, ta conduite a voué à la mort ton père, ton parent, et l’étranger qui était dans ta maison. Voilà quels maux tu as appelés sur la maison paternelle. — Mon père aussi, mon vieux père ! » dit Albert levant les yeux au ciel et s’efforçant en vain d’y lever aussi les mains qui étaient enchaînées. « Que la volonté de Dieu soit faite ! — Tu peux empêcher tous ces malheurs en répondant à une seule question, lui dit Cromwell. Où est le jeune Charles Stuart, qu’on appelait roi d’Écosse ? — Sous la protection du ciel et hors de ton pouvoir, » fut la réponse ferme du jeune royaliste.

« Qu’on le mène en prison, dit Cromwell, et qu’on l’exécute avec les autres, comme rebelle pris en flagrant délit. Qu’une cour martiale s’assemble sur-le-champ pour les juger. — Un mot, » dit le jeune homme comme on l’emmenait.

« Arrêtez, arrêtez ! » s’écria Cromwell avec l’agitation d’un espoir qui se réveille ; « laissez-le parler. — Vous aimez les textes de l’Écriture, dit Albert, que celui-ci soit le sujet de votre prochaine homélie : Zimry vécut-il en paix, après avoir tué son maître ? — Qu’on l’emmène, et qu’on le mette à mort, je l’ai déjà dit. »

Comme Cromwell prononçait ces mots, son aide-de-camp s’aperçut qu’il était extraordinairement pâle.

« Votre Excellence est trop fatiguée par les affaires publiques, dit Pearson ; une chasse au cerf pour ce soir la délasserait. Le vieux chevalier a ici un noble lévrier, et si nous pouvons l’engager à chasser sans son maître, ce qui peut être difficile, car il est fidèle, et… — Qu’on le pende ! — Quoi ? qui ? le noble lévrier ? Votre Excellence aimait autrefois les bons chiens ! — Qu’importe ! qu’on le tue. N’est-il pas écrit qu’ils tuèrent dans la vallée d’Achor, non seulement le maudit Acham avec ses fils et ses filles, mais encore ses bœufs, ses ânes, ses moutons, et toutes les créatures vivantes qui lui appartenaient ? Nous ferons de même pour la rebelle famille de Lee, qui a aidé Sisara dans sa fuite, quand Israël aurait pu en être délivré pour toujours. Mais envoie des courriers et des patrouilles ; poursuis, cherche dans toutes les directions. Que mon cheval soit préparé à la porte dans cinq minutes, ou amène-moi le premier que tu pourras trouver. »

Pearson crut remarquer de l’égarement dans les dernières paroles du général, dont une sueur froide couvrait le front. Il lui représenta donc de nouveau qu’il avait besoin de repos, et il paraît que la nature vint à l’appui de ce qu’il disait, car Cromwell se leva, fit quelques pas vers la porte de l’appartement, puis il s’arrêta, chancela, et vint enfin se rasseoir sur sa chaise. « Véritablement, Pearson, ce faible corps est pour nous une entrave perpétuelle, même dans nos affaires les plus urgentes ; je suis plus disposé à dormir qu’à veiller, ce qui n’est point mon habitude. Place donc des gardes, et nous prendrons du repos pendant une heure ou deux. Envoie des courriers dans toutes les directions, et n’épargne pas les chevaux. Éveille-moi si la cour martiale a besoin d’instructions, et n’oublie pas de faire exécuter rigoureusement la sentence contre les Lee et ceux qui ont été arrêtés avec eux. »

À ces mots il se leva, et entr’ouvrit la porte de la chambre à coucher, quand Pearson lui demanda, en s’excusant, s’il avait bien compris Son Excellence, et s’il fallait faire exécuter tous les prisonniers.

« Ne l’ai-je point dit ? » répondit Cromwell avec mécontentement. « Est-ce parce que tu es un homme de sang et que tu l’as toujours été, que tu affectes ces scrupules pour te montrer humain à mes dépens ? Je te le dis, s’il en manque un seul dans le compte que l’on me rendra de l’exécution, ta vie m’en répondra. »

Il entra aussitôt dans l’appartement, suivi de son valet de chambre que Pearson avait fait appeler.

Quand le général se fut retiré, Pearson ne savait réellement quel parti prendre : ce n’était point par scrupule de conscience, mais parce qu’il craignait de mal faire, soit en retardant, soit en hâtant et en exécutant littéralement les instructions qu’il avait reçues.

Cependant Strickalthrow et Robins, après avoir mis Albert en prison, étaient revenus dans la chambre où Pearson réfléchissait encore sur les ordres de son général. Ces deux hommes étaient de vieux et braves soldats que Cromwell avait coutume de traiter avec beaucoup de familiarité, de sorte que Robins n’hésita pas à demander au capitaine Pearson s’il comptait exécuter à la lettre les ordres du général.

Pearson secoua la tête d’un air de doute, mais ajouta qu’il n’avait pas d’alternative.

« Sois sûr, lui dit le vieillard, que si tu fais cette folie, tu feras entrer le péché dans Israël, et que le général t’en saura mauvais gré. Tu sais, et mieux que personne, que bien qu’Olivier puisse être comparé à David, fils de Jessé, en foi, en sagesse et en courage, il est des moments où le démon s’empare de lui comme autrefois de Saül, et qu’il donne des ordres qu’il ne te saura pas gré d’avoir exécutés. »

Pearson était trop politique pour approuver directement une proposition qu’il ne pouvait nier. Il se contenta de secouer encore la tête, et dit qu’il était aisé de parler quand on n’était point responsable, mais que le premier devoir d’un soldat était d’obéir d’abord aux ordres qu’on lui donnait, et qu’il n’avait pas le droit de les contrôler.

« Très bien, » reprit Strickalthrow-le-Miséricordieux, vieil Écossais refrogné ; je m’étonne où notre frère Zorobabel a pris cette faiblesse de cœur. — Je désire seulement, répliqua Zorobabel, que quatre ou cinq créatures humaines puissent respirer l’air de Dieu quelques heures de plus. Il ne peut y avoir grand mal à retarder l’exécution, et le général aura le temps de réfléchir. — Oui, mais je suis obligé d’exécuter mes ordres plus ponctuellement que tu n’y es tenu, ami Zorobabel. — Alors la casaque grossière du simple soldat recevra l’orage comme l’habit galonné du capitaine, dit Zorobabel ; oui, je pourrais vous montrer des textes pour vous prouver que nous devons nous aider mutuellement et avec charité dans nos souffrances, vu que les meilleurs d’entre nous ne sont que de pauvres pécheurs qui se trouveraient dans la peine si on leur demandait trop tôt leur compte. — En vérité, je m’étonne, frère Zorobabel, dit Strickalthrow, que toi, vieux soldat, dont la tête a blanchi sur le champ de bataille, tu donnes de pareils conseils à un jeune officier. Notre général n’a-t-il pas la mission de purger le pays des méchants, de déraciner l’Amalécite et le Jébusite, le Pérusite, le Hittite, le Girgashite et l’Amorite ? Et ces hommes ne peuvent-ils pas être comparés à juste titre aux cinq rois qui se réfugièrent dans la caverne de Makedah, et furent livrés entre les mains de Josué, fils de Nun ? N’a-t-il pas ordonné à ses capitaines et à ses soldats de s’approcher et de leur mettre le pied sur le cou ? et en effet il les étouffa, les tua, et les fit suspendre à cinq arbres jusqu’au soir. Et toi, Gilbert Pearson, ne t’écarte pas du devoir qu’on t’a imposé ; mais agis comme te l’a ordonné celui qui a été choisi pour juger et délivrer Israël ; car il est écrit : « Maudit celui dont l’épée ne prend point part aux massacres ! »

Pendant que les deux soldats théologiens discutaient ainsi, Pearson, beaucoup plus inquiet de prévenir les désirs de Cromwell que de connaître la volonté du ciel, les écoutait dans l’indécision et la perplexité.