Woodstock/Chapitre XXXIV

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 435-445).


CHAPITRE XXXIV.

PRISE DU CHÂTEAU.


Le roi, pour se mettre à l’abri de la jalousie de la reine, construisit à Woodstock des souterrains tels qu’on n’en vit jamais. Ils furent construits avec beaucoup de soin, en pierres et en fortes charpentes. Cent cinquante portes s’y trouvaient, et elles s’entremêlaient avec tant d’art que, sans un peloton de fil, on ne pouvait ni y entrer ni en sortir.
Ballade de la belle Rosemonde.


La tradition du pays, ainsi que quelques témoignages historiques, confirment l’opinion qu’il exista dans l’antique Loge royale de Woodstock, un labyrinthe ou suite d’appartements et de passages souterrains construits par Henri III, pour mettre sa maîtresse, Rosemonde Clifford, à l’abri de la jalousie de la reine, la célèbre Éléonore. À la vérité, le docteur Rochecliffe, dans un de ces accès de contradictions qu’éprouvent souvent les antiquaires, fut assez hardi pour contester le motif présumé de ce labyrinthe de chambres et de corridors pratiqués dans les murs de cet ancien château ; mais on ne peut nier que, dans la construction de cet édifice, quelque architecte normand n’ait déployé, comme on en a vu souvent beaucoup d’exemples, la plus ingénieuse habileté à établir des passages secrets et des retraites cachées. Il y avait des escaliers qui montaient uniquement, à ce qu’il semblait, pour redescendre ensuite ; des passages qui, après avoir tourné long-temps, vous ramenaient dans l’endroit d’où vous étiez parti ; des trappes, des bascules, des panneaux et des fausses portes. Quoiqu’Olivier s’aidât d’une espèce de plan, tracé et transmis par Joseph Tomkins, qui, employé autrefois au service du docteur Rochecliffe, avait pu connaître parfaitement les localités ; cependant ce plan se trouva défectueux, et, de plus, les obstacles les plus sérieux les arrêtaient à chaque pas, tels que des portes épaisses, des murailles, et des grilles en fer ; de telle sorte qu’ils marchaient à l’aventure, ne sachant s’ils approchaient de l’extrémité du labyrinthe ou s’ils s’en éloignaient. Ils furent obligés d’envoyer chercher des ouvriers avec des marteaux et autres instruments pour forcer deux ou trois de ces portes, qu’on ne put ouvrir autrement. Accablés de fatigue dans ces sombres passages, où ils étaient de temps en temps presque suffoqués par la poussière qu’ils faisaient en abattant des murs, les soldats eurent besoin d’être relevés plus d’une fois, et le gros caporal Grâce-soit-ici lui-même soufflait et haletait comme une baleine échouée. Cromwell seul continuait ses recherches actives avec un zèle infatigable ; il encourageait les soldats, les exhortant, de la manière la plus propre à les toucher, à ne pas se laisser abattre par le manque de foi. Il plaçait de temps à autre des sentinelles, afin de s’assurer la possession du terrain qu’ils avaient déjà parcouru. Son œil attentif et vigilant découvrit, avec un sourire d’ironie, les cordes et les machines qui avaient servi à renverser le lit du pauvre Desborough, et quelques restes des divers déguisements, ainsi que les différents passages secrets au moyen desquels on s’était joué de Desborough, Bletson et Harrison. Il les fit remarquer à Pearson, sans autre commentaire que cette exclamation : « Les imbéciles ! »

Mais ceux qui l’accompagnaient commençaient à perdre courage, et il fallut toute son ardeur pour les ranimer. Il appela leur attention sur des voix qui semblaient se faire entendre devant eux, et les leur présenta comme une preuve qu’ils étaient sur les traces de quelque ennemi de la république qui s’était réfugié dans cette forteresse extraordinaire pour exécuter ses complots perfides.

Enfin, malgré toutes ses exhortations, le courage de ses soldats s’abattit ; ils parlaient à voix basse des lutins de Woodstock, qui peut-être les conduisaient vers une chambre qu’on disait exister dans le palais, où le plancher, s’abaissant en bascule, précipitait ceux qui y entraient dans un abîme sans fond. Humgudgeon leur dit ensuite qu’il avait consulté le matin les Écritures, et que le hasard l’avait fait tomber sur ce passage : Eutyche tomba du troisième étage. Cependant, l’énergie et l’autorité de Cromwell, quelques vivres et des liqueurs fortes qu’il fit distribuer à ses soldats, les décidèrent à continuer leur tâche.

Néanmoins, malgré tous leurs efforts, le matin les surprit avant qu’ils eussent atteint l’appartement du docteur Rochecliffe, où ils n’arrivèrent que par un chemin beaucoup plus difficile que celui que suivait le docteur lui-même. Mais là leur habileté fut longtemps en défaut. À en juger par les différents objets qu’ils y trouvèrent, tels que les débris d’un souper et un lit tout préparé, ils pensèrent avoir atteint le centre du labyrinthe ; des divers passages qui aboutissaient en ce lieu, les uns venaient de pièces déjà explorées, et les autres menaient à des parties de la maison où les sentinelles assurèrent que personne n’était encore passé. Cromwell resta long-temps dans l’indécision. Il ordonna cependant à Pearson de prendre les écritures en chiffres et les papiers les plus importants qui étaient sur la table. « Bien qu’il y ait là peu de chose, dit-il, que je ne connaisse déjà par Tomkins le fidèle ; honnête Joseph ! habile et parfait agent ! on ne trouvera pas ton pareil en Angleterre ! »

Après un intervalle assez long, pendant lequel il sonda avec le pommeau de son épée presque toutes les pierres du bâtiment et toutes les planches du plafond, le général ordonna d’amener en ces lieux le vieux chevalier et le docteur Rochecliffe, dans l’espoir de tirer d’eux quelque explication des secrets de cet appartement.

« Si Votre Excellence veut me confier ce soin, » dit Pearson, qui n’était qu’un soldat de fortune, et avait été boucanier dans les Indes occidentales, « je pense qu’avec une corde de fouet serrée autour de leur front, et tournée avec la baguette d’un pistolet, je pourrai faire sortir la vérité de leurs bouches, ou les yeux de leurs têtes. — Fi ! Pearson, » répliqua Cromwell avec horreur ; nous ne devons pas montrer tant de cruauté ni comme Anglais ni comme chrétiens. Nous pouvons tuer les rebelles que nous rencontrons, comme des animaux nuisibles ; mais les torturer, c’est un péché mortel ; car il est écrit : « Il les a faits pour être pris en pitié par ceux qui les emmèneront captifs. » Je révoque même l’ordre que je viens de donner, espérant qu’il nous sera accordé assez de sagesse pour découvrir leurs artifices. »

Il y eut encore un moment de silence, pendant lequel une idée s’offrit à l’esprit de Cromwell. « Apportez-moi ce tabouret, » dit-il ; et, le plaçant au dessous d’une des deux fenêtres qui étaient si élevées qu’on ne pouvait y atteindre du plancher, il monta sur le bord de la croisée, qui avait, comme la muraille, six à sept pieds de largeur. « Viens ici, Pearson, lui dit-il ; mais auparavant fais doubler la garde au pied de la tour appelée l’Échelle d’amour, et qu’on y porte un pétard. Maintenant viens ici. »

L’officier, quoique brave sur le champ de bataille, était un de ces hommes qui, placés à une grande élévation, éprouvent des faiblesses et des vertiges. Il recula à la vue du précipice sur le bord duquel Cromwell se tenait avec une entière indifférence, jusqu’à ce que le général, le saisissant par le bras, le fit avancer. « Je crois, dit Cromwell, avoir saisi le fil : mais par la lumière qui nous éclaire ce n’est pas trop facile. Vois, nous sommes presque au sommet de la tour de Rosemonde, et cette autre qui s’élève en face de nous, est celle qu’on appelle l’Échelle d’Amour, et d’où s’abaissait un pont-levis qui conduisait le tyran normand débauché dans l’appartement de sa maîtresse. — C’est vrai, milord ; mais le pont-levis n’existe plus. — Non, Pearson ; mais un homme agile peut s’élancer de l’endroit où nous sommes sur le plateau de cette tour. — Je ne le crois pas, milord — Quoi ! pas même si le vengeur du sang était derrière vous, son arme exterminatrice à la main ? — La crainte de la mort peut faire beaucoup, dit Pearson ; mais quand je considère cette effrayante profondeur, et la distance qui nous sépare de la tour, et qui est de douze pieds au moins, je vous assure, et vous avouerai même, qu’il faudrait que le danger fût bien imminent pour me décider à le tenter. Rien qu’en y pensant la tête me tourne ; je tremble de voir Votre Altesse ici, et se balançant comme si elle voulait sauter. Je vous le répète, quand il le faudrait pour me sauver la vie, je pourrais à peine me tenir aussi près du bord que Votre Altesse. — Esprit bas et dégénéré ! âme de boue et d’argile, ne le ferais-tu pas, et bien plus encore pour la possession d’un empire ? c’est-à-dire, » continua-t-il, et changeant de ton comme un homme qui craint d’en avoir trop dit, « si tu étais appelé à passer par cette épreuve, afin que devenant un grand homme dans les tribus d’Israël, tu pusses racheter la captivité de Jérusalem, et peut-être achever quelque grand œuvre pour le peuple affligé de ce pays. — Votre Altesse peut avoir une telle vocation ; mais il n’en est pas de même du pauvre Gilbert Pearson, son fidèle serviteur. Vous me plaisantiez bien quand je parlais votre langage, et je ne suis pas plus capable d’accomplir vos grands projets que de parler à votre mode. — Mais, Pearson, tu m’as appelé trois fois, quatre fois même, Votre Altesse. — Vous pensez, milord ? Je ne m’en suis point aperçu. Je vous en demande pardon. — Ce n’est point là une offense Je suis à la vérité à une grande hauteur, et je puis encore monter plus haut ; cependant, hélas ! il vaudrait mieux, pour une âme simple comme la mienne, que je retournasse à ma charrue. Néanmoins je ne lutterai pas contre la volonté divine, quand je serais appelé à faire encore plus pour cette sainte cause : car certainement celui qui a été pour notre Israël comme un bouclier de secours et une épée de triomphe, qui a fait plier ses ennemis sous lui, n’abandonnera pas le troupeau à ces insensés de pasteurs de Westminster, qui tondent les brebis et ne les nourrissent pas, et qui sont dans le fait plutôt des mercenaires que des pasteurs. — J’espère voir Votre Excellence les jeter en bas de l’escalier ; mais pourquoi parler ainsi, avant de nous être assurés de l’ennemi commun ? — Je n’ai pas un instant à perdre, Pearson ; ferme toutes les communications de l’Échelle d’amour, puisque c’est ainsi que l’on appelle cette tour, car je suis presque certain que celui que nous avons poursuivi de refuge en refuge toute la nuit a enfin sauté de l’endroit où nous sommes sur cette plate-forme. La tour étant bien gardée en bas, la place de refuge qu’il a choisie deviendra une souricière d’où il ne pourra sortir. — Il y a un baril de poudre dans ce cabinet, milord ; ne serait-ce pas le mieux de miner cette tour s’il ne veut pas se rendre, et de l’envoyer avec tout ce qu’elle contient à cent pieds en l’air. — Ah ! étourdi ! » dit Cromwell en lui frappant familièrement sur l’épaule, « si tu avais agi sans m’en parler, tu m’eusses rendu un bon service ; mais nous allons d’abord d’ici sommer la tour, ensuite nous verrons si le pétard suffira. Nous pourrons essayer les mines à la fin, sans faire les sommations là-bas. »

Les trompettes sonnèrent d’après l’ordre de Pearson, de manière à faire retentir toutes les retraites et tous les souterrains de ces vieilles murailles. Cromwell, comme s’il ne se souciait pas de se trouver en présence de l’individu qu’il croyait devoir paraître, recula, comme un nécromancien effrayé du spectre qu’il a évoqué.

« Il est venu sur la plate-forme, » dit Pearson au général.

« Comment est-il ? quel est son vêtement ? » répondit Cromwell de l’intérieur de la chambre.

« Habit gris galonné en argent, bottes rougeâtres, chapeau gris avec une plume, cheveux noirs. — C’est lui ! c’est lui, dit Cromwell ; le ciel m’accorde une faveur qui couronne les autres ! »

Pearson et le jeune Lee échangèrent quelques paroles de leurs postes respectifs. — Rendez-vous, dit le premier, ou nous vous ferons sauter avec votre tour. — Je descends de trop haute race pour me rendre à des rebelles, » répondit Albert avec le ton qu’un roi aurait pris en pareille circonstance.

« Je vous prends tous à témoin qu’il a refusé quartier, » s’écria Cromwell triomphant ; « que son sang retombe sur sa tête. Qu’un de nous descende le baril de poudre. Comme il aime à prendre un grand essor, nous y ajouterons ce que nous pourrons trouver dans les bandoulières de nos soldats. Viens avec moi, Pearson, ce genre d’opération te convient. Caporal Grâce-soit-ici, tenez-vous sur la plate-forme de la fenêtre où nous étions tout à l’heure, le capitaine Pearson et moi, et dirigez la pointe de votre pertuisane contre quiconque essaierait de passer ; tu es fort comme un bœuf, et je te garantirais contre le désespoir même. — Mais, » dit le caporal montant avec répugnance, « cet endroit est comme le pinacle du temple, et il est écrit qu’Eutyche tomba du troisième étage, et fut relevé mort. — Parce qu’il s’était endormi à son poste, » répondit Cromwell avec empressement ; « ne te lasse point de veiller et tu ne tomberas pas. Que quatre soldats restent ici pour secourir le caporal si cela est nécessaire, et qu’ils se retirent avec lui dans le passage voûté dès que les trompettes sonneront la retraite. Il est aussi solide qu’une casemate, et vous n’y avez rien à craindre des effets de la mine. Toi, Zorobabel Robins, tu seras leur caporal postiche[1]. »

Robins s’inclina, et le général s’éloigna pour rejoindre ceux qui étaient sortis.

Comme il atteignait la porte du vestibule, il entendit l’explosion du pétard et vit qu’il avait réussi, car les soldats se précipitèrent en brandissant leurs épées et leurs pistolets dans la poterne de la tour dont la porte avait été brisée. Un tressaillement de joie, mêlé d’horreur, émut un instant l’ambitieux soldat.

« Maintenant, maintenant ils le tiennent ! » s’écria-t-il.

Son attente fut trompée. Pearson et les autres revinrent désappointés, et rapportèrent qu’ils avaient été arrêtés par une porte en barres de fer qui fermait le petit escalier ; et ils avaient vu un obstacle du même genre dix pieds au dessus. Tenter de forcer ces grilles quand un homme désespéré et bien armé avait sur eux l’avantage de la position, c’était exposer beaucoup de monde. « Nous devons les épargner, dit le général. Que me conseilles-tu, Pearson ? — Il faut avoir recours à la poudre, milord, » répondit Pearson, qui vit son maître déterminé à lui laisser tout le mérite de l’affaire. « On peut aisément établir une chambre convenable au pied de la tour. Nous avons par bonheur une saucisse pour faire la traînée, et… — Ah ! dit Cromwell, je sais que tu t’y entends fort bien. Je vais aller visiter les postes et leur ordonner de se mettre à l’abri quand la retraite sonnera. Tu leur laisseras pour cela cinq minutes. — Trois doivent leur suffire, répondit Pearson, et il faudrait qu’ils fussent boiteux s’il leur en fallait davantage. Je n’en demande qu’une, moi qui mettrai le feu. — Aie soin qu’on écoute ce malheureux, s’il demande quartier ; il peut se repentir de sa dureté de cœur et demander merci. — On lui accordera merci, répondit Pearson, pourvu qu’il le demande assez haut pour que je l’entende ; car l’explosion de ce maudit pétard m’a rendu sourd comme la femme du diable. — Chut ! Gilbert, chut ! vos paroles ne sont pas trop convenables. — Morbleu ! milord, il faut que je parle à votre manière ou à la mienne, à moins que je ne doive rester aussi muet que je suis sourd ? Allez faire votre visite des postes, et vous entendrez bientôt parler de moi. »

Cromwell sourit de la vivacité de son aide-de-camp, lui frappa sur l’épaule, l’appela étourdi, fit quelques pas, revint, et lui dit à voix basse : « Quoique tu fasses, agis promptement. » Alors il s’avança vers la ligne extérieure des sentinelles, tournant de temps en temps la tête, comme pour s’assurer si le caporal qu’il avait posté sous la fenêtre faisait bonne garde sur l’abîme effrayant qui sépare la tour de Rosemonde de la tour voisine. Le voyant à son poste, le général murmura entre ses moustaches : « Le drôle a le courage et la force d’un ours, et il est à un poste où il est plus facile à un homme de se défendre qu’à cent de l’attaquer. » Il jeta un dernier regard sur la gigantesque figure qui se tenait dans cette position aérienne, comme une statue gothique, l’arme à demi dirigée vers la tour opposée, et appuyée contre son pied droit, son casque d’acier et sa cuirasse polie brillant aux rayons du soleil levant.

Cromwell s’avança pour ordonner que les sentinelles qui pouvaient courir quelque danger se retirassent, au son de la trompette, aux endroits qu’il leur indiqua. En aucune circonstance de sa vie il ne déploya plus de calme et de présence d’esprit. Il fut bienveillant et facétieux avec les soldats qui l’adoraient, et cependant il ressemblait à un volcan avant l’éruption, calme et paisible à l’extérieur, tandis que mille passions contradictoires fermentaient dans son âme.

Le caporal Humgudgeon restait ferme à son poste ; cependant, quoiqu’il fût aussi déterminé qu’aucun soldat qui eût jamais combattu dans le redoutable régiment des cottes de fer, et qu’il eût une bonne dose de ce fanatisme exalté qui donnait tant de force au courage naturel de ces austères religionnaires, ce vétéran ne se trouvait point fort à son aise dans sa position actuelle. À la distance de la longueur d’une pique s’élevait une tour dont les fragments allaient sauter, et il avait peu de confiance dans le temps qu’on leur laissait pour s’éloigner de ce dangereux voisinage. Il ralentissait donc en partie la vigilance qu’on lui avait recommandée, par ce sentiment naturel qui lui faisait de temps en temps baisser les yeux vers les mineurs qui travaillaient au pied de la tour, au lieu de les tenir constamment fixés sur la plate-forme opposée.

Enfin l’intérêt de la scène s’éleva au plus haut point. Après être entré dans la tour et en être sorti plusieurs fois dans l’espace de vingt minutes, Pearson en sortit, comme on pouvait le supposer, pour la dernière fois, portant dans sa main, et développant à mesure qu’il marchait son sac de toile (qu’on appelle aussi saucisse à cause de sa forme), fortement cousu et rempli de poudre, qui devait former la traînée entre la mine et l’endroit d’où l’ingénieur devait mettre le feu. Comme il achevait de le placer, l’attention du caporal fut appelée irrésistiblement sur les préparatifs de l’explosion. Mais, tandis qu’il regardait l’aide-de-camp tirer son pistolet pour mettre le feu, et le trompette saisir son instrument pour sonner la retraite au premier ordre, le destin frappa le malheureux caporal au moment où il s’y attendait le moins.

Jeune, actif, hardi, et ayant toute sa présence d’esprit, Albert Lee, qui, par les meurtrières, avait observé attentivement toutes les mesures que prenaient les assiégeants, avait résolu de tenter un dernier effort pour son salut. Pendant que le caporal regardait au pied de la tour, il sauta par dessus l’espace qui le séparait sur la plate-forme de la fenêtre, quoique l’ouverture en fût à peine assez large pour laisser passer deux personnes, renversa le soldat et se précipita dans la chambre. Le gigantesque caporal, lancé ainsi d’une hauteur de vingt pieds, fut jeté contre la muraille, qui le repoussa avec une telle force que sa tête, qui porta la première, creusa dans le sol un trou profond de six pouces, et se brisa comme une coquille d’œuf. Sachant à peine ce qui venait de se passer, mais surpris et confondu de la chute de ce corps pesant qui tomba à peu de distance de lui, Pearson lâcha son pistolet sur la traînée sans donner l’avertissement convenu. La poudre prit feu et la mine éclata. Si elle eût été plus fortement chargée, beaucoup de ceux qui n’en étaient pas très éloignés en eussent souffert ; mais l’explosion eut tout juste assez de force pour faire sauter seulement, dans une direction latérale, une partie du mur précisément au dessus des fondations, ce qui suffit toutefois pour détruire l’équilibre du bâtiment. Alors au milieu d’un nuage de fumée qui commença à envelopper la tour comme un linceul, en s’élevant lentement de la base au sommet, tous ceux qui eurent le courage de contempler ce terrible spectacle, la virent chanceler et s’ébranler. D’abord l’édifice pencha lentement, puis tomba sur lui-même, couvrant le sol d’énormes décombres ; la résistance qu’elle avait faite prouvait l’excellence de la construction. Dès qu’il eut mis le feu, Pearson s’éloigna avec un tel trouble qu’il se jeta presque sur son général qui s’avançait vers lui, et une énorme pierre partie du haut de la tour, et qui ne suivit pas la direction des autres, vint tomber auprès d’eux. — Tu t’es trop hâté, Pearson, » lui dit Cromwell avec le plus grand calme. « Quelqu’un n’est-il pas tombé de cette tour de Siloé ? — Oui, » répondit Pearson toujours troublé, « et son corps est là-bas, à moitié enseveli sous les décombres. »

Cromwell s’en approcha d’un pas rapide et déterminé, et s’écria :

« Pearson, tu m’as perdu ! le Jeune Homme est échappé ; c’est notre sentinelle. Maudit idiot ! qu’il pourrisse sous les ruines qui le couvrent ! »

Un cri partit alors de la plate-forme de la tour de Rosemonde, qui paraissait encore plus haute depuis la chute de sa rivale. « Un prisonnier, noble général ! un prisonnier !… Le renard que nous avons chassé toute la nuit est tombé dans le piège. Le Seigneur l’a mis entre les mains de ses serviteurs. — Gardez-le avec soin, dit Cromwell, et amenez-le dans l’appartement où les souterrains ont leur principale entrée. — Votre Excellence sera obéie. »

Les efforts d’Albert Lee, qui étaient la cause de toutes ces exclamations, n’avaient pas été heureux. Il avait renversé de la fenêtre, comme nous l’avons dit, le gigantesque caporal qui y était placé en faction et avait sauté aussitôt dans la chambre de Rochecliffe ; mais les soldats qui y étaient se jetèrent sur lui, et après une lutte dont l’avantage du nombre assurait l’issue, le jeune homme fut renversé entraînant sur lui deux soldats. Au même moment un bruit violent se fit entendre, et retentissant comme un coup de tonnerre, ébranla tout autour d’eux, au point que la solide et forte tour où ils se trouvaient trembla comme le mât d’un vaisseau qui va s’abattre ; il fut suivi d’un nouveau bruit, d’abord sourd, mais augmentant comme le mugissement d’une cataracte dans sa chute, et paraissant vouloir assourdir le ciel et la terre. Le fracas produit par la tour en s’écroulant fut en effet si imposant que le prisonnier et ceux qui luttaient contre lui restèrent un instant immobiles sans se lâcher.

Albert fut le premier qui revint à lui et retrouva ses forces. Il se débarrassa de ceux qui l’avaient terrassé, et faisant un effort désespéré, il parvint presque à se relever. Mais ayant affaire à des gens accoutumés à toute espèce de dangers, et qui avaient repris leur énergie presque aussitôt que lui, il fut bientôt subjugué, et les soldats lui saisirent les bras. Toujours loyal et fidèle, et décidé à soutenir jusqu’au dernier moment le rôle dont il s’était chargé, il s’écria, en voyant que tous ses efforts étaient désormais inutiles : Rebelles, voulez-vous tuer votre roi ? — Entendez-vous cela ? cria un des soldats au caporal en second qui les commandait. Ne faut-il pas frapper sous la cinquième côte ce fils d’un père corrompu, comme le tyran de Moab fut frappé par Aod avec un poignard long d’une coudée ? »

Mais Robins répondit : « Gardons-nous bien, Strickalthrow-le-Miséricordieux, de tuer de sang-froid le captif de notre arc et de notre épieu. Il me semble que depuis l’assaut de Tredagh[2], nous avons répandu assez de sang. Ainsi, sur votre vie, ne lui faites point de mal ; mais désarmez-le, et conduisons-le devant notre général, qui fera de lui ce qu’il jugera convenable. »

Pendant ce temps, le soldat que sa joie avait porté à annoncer le premier cette nouvelle à Cromwell du haut de la plate-forme, en descendit, et apporta à ses camarades des ordres conformes à ceux qu’avait donnés le caporal provisoire. En conséquence Albert Lee, désarmé et garrotté, fut conduit comme prisonnier dans la chambre qui devait son nom aux victoires d’un de ses ancêtres, en présence du général Cromwell.

Calculant en lui-même le temps qui s’était écoulé depuis le départ de Charles jusqu’au moment où le siège, si l’on peut l’appeler ainsi, s’était terminé par sa captivité, Albert avait tout lieu d’espérer que son royal maître avait pu s’échapper. Cependant il résolut d’entretenir jusqu’au dernier moment une erreur qui pouvait assurer pour quelque temps le salut du roi. Il pensait qu’on ne pourrait le reconnaître sur-le-champ, noirci comme il était par la poussière et la fumée, et teint du sang qui sortait de quelques égratignures qu’il s’était faites dans la lutte.

Ce fut dans cet état peu favorable, mais avec toute la dignité qui convenait à son rôle de prince, qu’Albert entra dans la chambre de Victor Lee, où était assis, dans le fauteuil même de son père, l’ennemi triomphant de la cause à laquelle la maison de Lee avait montré une fidélité héréditaire.


  1. Lance prisade, dit le texte ; en français, anspessade. a. m.
  2. Tredagh ou Drogheda fut pris d’assaut par Cromwell en 1649, et le gouverneur, avec toute la garnison, fut passé au fil de l’épée. a. m.