Zevaco - Triboulet/Chapitre 4

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Triboulet (1901)
A. Fayard (p. 20-27).


IV

LE GUEUX


Le roi François Ier courait à l’enclos du Trahoir.

Il ne songeait déjà plus aux prières de son Fou. Il marchait, rapide et silencieux, souriant à son rêve d’amour.

Ses compagnons respectaient sa rêverie…

Soudain, comme ils débouchaient dans la rue Saint-Denis, une femme à peine vêtue, malgré le froid, les seins nus, les cheveux dénoués, les croisa sans les voir.

Et sa voix s’éleva, stridente :

— François ! François ! Qu’as tu fait de notre fille ! de ta fille !…

Le roi s’arrêta, pâle et frissonnant.

D’un geste instinctif, il ramena son manteau sur son visage… comme s’il eût craint d’être vu par la femme, malgré la nuit profonde.

— Oh ! cette voix ! murmura-t-il éperdu. Où ai-je entendu cette voix sinistre !…

La femme déjà était passée, se dirigeant vers la porte Saint-Denis. Au loin sa voix retentit encore dans la nuit :

— François ! François ! Où est notre fille ?

Et elle balbutia un nom… un nom de jeune fille… un nom que François Ier n’entendit pas… ô sombre ironie des fatalités !

— Ce n’est rien, Sire, dit La Châtaigneraie, c’est une folle… elle est bien connue dans tout ce quartier de Paris… elle réclame sa fille à tout venant… On l’appelle Margentine.

— Margentine ! répéta sourdement le roi en essuyant la sueur qui coulait sur son front.

— Oui, Sire : Margentine la Folle… ou Margentine la Blonde.

— Margentine ! murmura le roi. Margentine !… Le crime de ma jeunesse !

Il s’absorba une minute en des pensées amères sans doute… car son front se plissait…

Puis, secouant la tête :

— Allons, messieurs ! dit-il brusquement.

Quelques minutes plus tard, ils passaient devant la rue de la Croix-du-Trahoir, et, cent pas plus loin, s’arrêtaient devant une maisonnette à toit pointu, entourée d’un jardin.

— C’est là ! fit le roi.

Ses yeux enfiévrés se fixèrent sur une fenêtre dont les vitraux se teintaient d’une lueur pâle.

La contemplation de François Ier dura peu.

— Convenons nos gestes, murmura-t-il en assemblant près de lui ses trois compagnons.

Laissons le roi de France préparer une infamie nouvelle…

Pénétrons dans la maison…

Dans une chambre de faible dimension, près d’une haute cheminée où quelques tisons achevaient de se consumer, une jeune fille, assise en un fauteuil, filait au rouet.

En face d’elle, plongée dans un vaste siège, dormait une vieille femme de forte stature.

La salle s’ornait d’un bahut, d’une armoire, d’une table à pieds sculptés et de quelques belles chaises. Il régnait là une atmosphère de calme infini, dans le silence que scandaient les coups lents du balancier dans l’horloge.

La jeune fille, assise près de la cheminée, dans la lumière d’un flambeau de cire, était vêtue de blanc.

Elle avait des cheveux d’un blond doré d’une exquise tonalité.

Toute sa personne délicate respirait une idéale pureté.

Et cela formait une de ces suaves figures comme on en voit dans les vieux missels du temps, un de ces tableaux reposants, comme on en trouve dans les naïves estampes qui représentent la Marguerite de Faust.

Parfois, elle arrêtait son rouet.

Son regard se perdait en une rapide rêverie.

Alors son sein se soulevait, et elle murmurait en rougissant :

— Dame Marceline m’assure qu’il s’appelle Manfred… Jamais je n’oublierai ce nom.

Et puis elle continuait :

— Comme il a l’air doux et fier… Comme ses yeux m’ont pénétrée d’une étrange émotion, que je ne connaissais pas…

La matrone s’éveilla et, jetant un regard effaré sur l’horloge, s’écria :

— Déjà si tardl !… Ah ! Gillette, c’est mal…

— Je n’ai pas voulu vous éveiller, dame Marceline, dit la jeune fille en souriant.

— Vite… à votre chambre !… Si votre père savait que vous veillez après le couvre-feu !…

— C’est vrai ! Pauvre père !…

Gillette prit le flambeau et se dirigea vers la porte de sa chambre.

— Seigneur Jésus ! exclama tout à coup la vieille en pâlissant, on dirait qu’on marche dans le jardin !…

— C’est le vent qui soulève les feuilles…

Gillette achevait à peine ces mots que la porte s’ouvrit violemment, comme défoncée, et quatre hommes apparurent.

Dame Marceline jeta un cri perçant et s’affaissa dans le fauteuil où elle s’évanouit…

Gillette avait pâli…

Mais elle était demeurée ferme et droite, son flambeau à la main.

— Je vois que vous portez l’épée, messieurs, dit-elle d’une voix qui tremblait légèrement. C’est une honte que des gentilshommes penètrent ainsi dans une maison comme des malandrins… Sortez !

— Jour de Dieu ! Qu’elle est belle ainsi ! s’écria le roi d’une voix ardente.

Et, s’avançant, la toque à la main :

— Belle enfant, quel inexpiable crime que d’encourir votre colère ! Mais vous pardonnerez quand vous saurez quel amour vous avez inspiré et quel homme vous aime…

— Monsieur ! Monsieur ! Sortez ! dit-elle toute frémissante d’indignation et d’effroi…

— Sortir ! Soit ! Mais avec vous ! Oh ! si tu savais, enfant, comme je t’aime ! Comme mes veines brûlent d’une passion jeune ! Veux-tu la fortune ? Veux-tu la puissance ? Viens ! oh ! viens ! Tu seras une reine !

— Horreur ! Infamie ! À moi ! À l’aide !

Le roi, brusquement, la saisit dans ses bras.

Elle eut un cri d’épouvante, essaya de se débattre.

Mais l’athlétique ravisseur déjà l’emportait en courant.

— À moi ! au secours ! À l’aide !

— Par Notre-Dame ! L’enfant regimbe !

— À l’aide ! cria encore Ginette, mais d’une voix déjà affaiblie.

Fou de passion, la main brutale, François Ier cherchait à étouffer les cris de la jeune fille.

En quelques bonds, il avait franchi le jardin et gagné la rue.

— À l’aide ! au secours ! gémit Gillette.

— Que quelqu’un ose donc te venir en aide ! gronda François Ier, furieusement.

— Holà ! cria dans la nuit une voix jeune qui résonna soudain comme une fanfare. Holà ! Quels sont ces truands d’enfer qui font pleurer les femmes ! Lâches ! Je vais, du plat de mon épée, vous montrer comme on traite les larrons !

— Au large ! cria Sansac, ou tu es mort !

— Il me plaît d’être à l’étroit, moi ! répondit la voix. Épée contre épée ! Par le ciel ! Ce sont des gentilshommes ! Voleurs de femmes, est-ce la corde ou le billot que vous choisissez ?

Celui qui parlait ainsi apparut alors dans le faible rayon de lumière de la fenêtre.

C’était un jeune homme de fière mine, l’œil hardi, la moustache hérissée, la bouche fine, arquée par un sourire plein d’un narquois dédain…

François Ier, devant cette soudaine rencontre, s’était arrêté, avait déposé à terre la jeune fille qu’il continua de maintenir par un poignet.

Gillette entrevit le jeune homme… un sourire d’extase voltigea sur ses lèvres… elle murmura un nom… et, à bout de forces, se laissa glisser contre le mur du jardin.

— Sus à l’insolent ? hurla le roi.

Un rire éclatant lui répondit.

Les trois courtisans dégainèrent.

— Arrière, manant ! gronda Sansac.

— Le vilain laquais ! ricana d’Essé.

— Le ribaud d’enfer ! tonna La Châtaigneraie.

La longue rapière de l’inconnu flamboya. Et sa voix railleuse pétilla :

— Par les cornes du diable, messieurs ! Vous êtes trop généreux ! Manant ! laquais ! ribaud ! Quelle monnaie d’impertinences ! Vous me prêtez trop vraiment ! Mais je suis bon payeur… Gare ! je rembourse ! Voici pour manant ! Ramassez, monsieur !

Sansac poussa un hurlement : l’épée de l’inconnu venait de lui traverser le bras droit…

La Châtaigneraie et d’Essé, ensemble, se précipitèrent, l’épée haute…

Il y eut de rapides froissements de fer, et la voix mordante du jeune homme s’éleva encore :

— La dette est déjà plus légère… Gare ! Je vais payer laquais ! Voici pour laquais, monsieur ! Prenez sans crainte !

Un juron furieux retentit, et d’Essé tomba comme une masse, tandis que, parmi des battements précipités, l’inconnu attaquait La Châtaigneraie.

— Jour de Dieu ! cria le roi. Prends garde !

— Ne craignez rien pour monsieur ! riposta l’inconnu : il va être payé. Je sais payer, vous dis-je ! Quarte, prime ou tierce, je paie toujours. Quelle monnaie faut-il à monsieur ? Un joli coup droit ! Gare ! maraud est payé !

La Châtaigneraie, touché à la poitrine, s’affaissa, avec une sourde plainte.

Alors l’inconnu marcha droit au roi.

— Lâchez cette femme, larron, ordonna-t-il.

— Misérable ! rugit le roi, sais-tu qui je suis ?

— Tu es un félon qui, traîtreusement, la nuit, se glisse dans les demeures pour y jeter la honte.

— Damnation ! Tu seras pendu !

— À moins que je ne te cloue à ce mur…

— Insensé ! Tu m’obliges à t’écraser de la révélation de mon nom… Mais c’est ta mort ! Sache-le donc, acheva François Ier d’une voix tonnante. Sache-le, ce nom redoutable ! À genoux, misérable, à genoux ! Je suis le roi de France !

— Et moi, riposta l’âpre voix de l’inconnu, moi, je suis Manfred, premier et dernier du nom… Manfred sans famille, sans père ni mère, sans sou ni maille, sans feu ni lieu… Manfred, roi des gueux !…

François Ier éclata d’un rire nerveux :

— Un truand !…

— Un homme, monsieur !

— Et moi qui me mettais en colère ! L’aventure est plaisante !

— Prenez garde qu’elle ne devienne tragique !

Les paroles se croisaient, cliquetaient — duel fantastique d’un hère inconnu avec le plus redoutable monarque du monde…

— Plus un mot, mon maître ! poursuivit François Ier avec un geste de souverain mépris.

— Donnons donc la parole aux épées !

— Va ! Je te fais grâce !

— Dégaînez ! Dégaînez, monsieur ! Ce que pèse l’épée de Pavie devant la rapière d’un gueux, nous allons le savoir !

— Allons donc, truand ! Tu es au bourreau !

— Et vous, à ma merci !

Le roi pâlit.

— Écoute ! fit-il, plus hautain, plus dédaigneux encore : pour la dernière fois, au large ! Et tu auras la vie sauve !

— Pour la dernière fois, monsieur, écoutez ceci !…

Manfred fit un pas.

Son bras s’allongea… le bout de son doigt vint se poser sur la poitrine de François Ier.

— Dans un instant, acheva le jeune homme, ma dague va remplacer mon doigt à cette place même, si tu ne lâches cette jeune fille !

Le doigt pesa comme une pointe de fer.

Les visages des deux hommes se touchaient presque effrayants tous deux, convulsés, livides…

Une seconde, François plongea son regard flamboyant dans les yeux de Manfred.

Et dans ces yeux, il lut une si folle témérité, une si violente résolution que le glacial frisson de la mort le toucha à la nuque…

Le roi de France eut peur !

Un rauque soupir de honte lui échappa.

Et sa main crispée sur le poignet de la jeune fille, lentement, se desserra…

Blême chancelant, il recula d’un pas…

Puis d’un autre !… Puis d’un troisième !…

Sous la poussée de ce doigt de fer qui pesait sur sa poitrine il recula !…

Manfred, alors, laissa tomber son bras.

— Allez, sire ! dit-il avec un calme inouï.

— Truand ! murmura sourdement le roi, tu fais le brave parce que tes suppôts t’entourent sans doute au fond de cette ombre !…

Alors, une idée de bravade stupéfiante, insensée, traversa l’esprit du jeune homme. Et ces paroles retentirent, sur un ton d’intraduisible insolence :

En plein jour, devant vos gardes, sire, je viendrai vous répéter que tout homme qui violente une femme est un lâche

— Tu viendras ? rugit le roi.

— Je viendrai.

— Où cela ?…

— En votre Louvre !…

Manfred, alors, se tourna vers la jeune fille qui avait assisté à cette scène, tremblante et glacée de terreur.

— Ne craignez plus rien, dit-il d’une voix très douce, qui faisait un étrange contraste avec sa voix mordante de tout à l’heure.

Elle leva sur lui des yeux troublés et répondit :

— Je suis rassurée… depuis que vous êtes là…

Manfred tressaillit.

— Venez, dit-il simplement

Il prit le bras de la jeune fille et l’entraîna après s’être assuré d’un coup d’œil qu’il n’était pas suivi.

Il était loin de penser, d’ailleurs, que le roi de France pût descendre à une besogne d’espion !

Trois cents pas plus loin, il s’arrêta devant une petite maison de bourgeoise apparence et heurta le marteau de fer par deux coups précipités.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit ; un homme, jeune encore au visage énergique, au front pensif, apparut, un flambeau à la main.

— J’ai reconnu votre façon de frapper, dit cet homme. Entrez, cher ami, et dites-moi qui vous amène… heur ou malheur ?…

— Maître Dolet, fit gravement le jeune homme, je viens vous demander l’hospitalité pour cette enfant…

— Qu’elle soit la bienvenue ! Je vais réveiller ma femme et ma fille Avette… Entrez… la maison est à vous…

Gillette fit un pas, et son doux visage apparut en plein dans la lumière du flambeau.

Manfred la vit, et ses yeux éblouis s’emplirent d’une admiration passionnée…

— Oh ! pensa-t-il, qu’elle est belle et touchante, en son candide émoi !

La jeune fille, cependant, murmurait :

— Comment vous remercier, monsieur…

À ce moment, une sourde rumeur se fit entendre.

Elle venait de loin, du fond de la rue noire.

Le jeune homme, sans répondre à Gillette, saisit la main du maître de la maison.

— Mon noble ami, dit-il, jurez-moi que vous aurez soin de cette enfant comme de votre propre fille…

— Je vous le jure, ami !

— Que, quoi qu’il advienne, je la retrouverai ici…

— Je vous le jure !

— Merci, maître Dolet, s’écria Manfred… Et maintenant, vite, fermez votre porte !… À bientôt !…

Il s’élança au dehors et s’enfonça dans l’ombre du côté de la porte Saint-Denis…