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comme une force de contrainte irrésistible. Tandis que chez les autres peuples gréco-slaves la société façonne le pouvoir à son image, chez les Russes, le tsarisme façonne la société et la subordonne à ses besoins. Le peu d’élémens sociaux qui soient restés slaves en Russie forment avec ce régime le plus criant contraste. Tels sont par exemple les magnifiques privilèges légaux de la commune russe opposés aux mesures oppressives de l’administration impériale, ce qui met perpétuellement en conflit les droits du pouvoir local avec les exigences du pouvoir central, et fait lutter avec une énergie toujours brisée, mais toujours renaissante, la loi contre le sabre, la nation contre le tsar.

Le tsarisme ne se contente pas de violer le génie slave en abolissant les franchises des provinces et en introduisant partout de force un code, une langue, un culte unique, tandis que les différences morales les plus tranchées séparent entre elles les populations de l’empire. La loi du tsar combat encore les mœurs slaves par la hiérarchie nobiliaire qu’elle établit. En effet, même chez ceux des peuples slaves où l’influence germanique a implanté l’aristocratie, comme en Hongrie et en Pologne, l’égalité la plus parfaite règne au moins parmi les nobles, et les titres qu’on y rencontre ne sont que des titres allemands, sans aucune valeur indigène. En créant des comtes et des barons de l’empire, en établissant des majorats et un code spécial pour la noblesse, les tsars vont directement contre le génie de leur nation. Le Russe en effet n’a pas même d’expression pour désigner l’idée de noblesse ; il la rend par le mot dvoranstvo, qui signifie à la fois la courtisanerie et la réunion des cultivateurs possédant en propre une cour et une terre qu’ils sont censés labourer de leurs mains. Le mot blagorodie (littéralement, bonne naissance) ne désigne qu’une naissance honnête, et convient à tout homme libre, sans désigner une classe particulière de citoyens. Il en est de même de l’ancien mot boïar, qui s’appliquait indistinctement à toutes les personnes riches.

Enfin, si l’on compare la liberté dont jouissent le paysan et le prolétaire gréco-slave dans tout l’Orient non russe avec l’état de ces mêmes hommes sous le sceptre du tsar, on ne peut se défendre d’une douloureuse pitié pour les serfs moscovites. Les statistiques russes nous révèlent un fait terrible qui en dit plus contre le régime tsarien que les déclamations les plus passionnées : l’empire apparaît plus peuplé et plus florissant là où se trouvent le plus d’esclaves. Ainsi la gubernie de Moscou, terre classique de la servitude, a huit cents habitans par lieue carrée, tandis que celle de Smolensk, toute voisine,