Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 27

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 166-173).


XXVII


CHAGRIN


Le lendemain, très tard le soir, je voulus la revoir encore une fois ; surmontant le sentiment involontaire de peur, j’ouvris doucement la porte et sur la pointe du pied, j’entrai au salon.

Au milieu de la chambre, sur une table, était le cercueil, entouré de cierges allumés posés dans de hauts chandeliers d’argent ; dans un coin reculé était assis un diacre qui, d’une voix basse et monotone, psalmodiait les prières.

Je m’arrêtai à la porte et regardai, mais dans mes yeux il y avait tant de larmes, et mes nerfs étaient si dérangés, que je ne pouvais rien distinguer ; tout se confondait d’une façon étrange : la lumière des cierges, le brocart, le velours, les grands chandeliers, l’oreiller rose garni de dentelles, la petite couronne de fleurs, le bonnet à rubans et encore quelque chose de diaphane, couleur de cire. Je montai sur une chaise pour mieux regarder son visage, mais à l’endroit où il devait être, je vis encore la même chose, transparente, jaunâtre. Je ne pouvais croire que ce fût son visage. Je me mis à le regarder plus fixement, et peu à peu, je reconnus les traits si chers. Quand je fus convaincu que c’était elle, je tressaillis d’horreur. Pourquoi ses yeux fermés sont-ils si enfoncés ? Pourquoi cette effrayante pâleur, et sur une des joues, une tache noire sous la peau transparente ? Pourquoi l’expression du visage si sévère et si froide ? Pourquoi les lèvres sont-elles si pâles, et leur ligne si belle, si majestueuse, exprime-t-elle si bien la tranquillité de l’au-delà qu’un frisson glacé court dans mon dos et mes cheveux, tandis que je la regarde fixement ?…

Je regardais et je sentais qu’une force inexplicable, invincible attirait mon regard sur ce visage sans vie. Je ne le quittais pas des yeux et mon imagination dessinait les tableaux les plus riants de la vie et du bonheur. J’oubliais que le cadavre couché devant moi et que je regardais stupidement comme un objet n’ayant rien de commun avec mes souvenirs, c’était elle. Je me la représentais dans l’une ou dans l’autre attitude : vivante, gaie, souriante ; puis, subitement, je fus frappé d’un trait du visage pâle sur lequel s’arrêtèrent mes yeux. Je me rappelai la terrible réalité, je frissonnai, mais ne cessai de regarder. Et de nouveau les rêves remplaçaient la réalité, et de nouveau la réalité détruisait les rêves. Enfin, l’imagination lassée, cessa de me tromper, la conscience de la réalité disparut aussi, et je m’oubliai tout à fait.

Je ne sais combien de temps je restai en cet état, je ne saurais même le définir, je sais seulement que pour un certain temps je perdis conscience de mon existence et éprouvai une jouissance sublime, inexplicable, triste et agréable.

Peut-être qu’en s’envolant vers un monde meilleur, sa belle âme regardait-elle tristement celui dans lequel je restais ; peut-être voyait-elle ma douleur, en avait-elle pitié, et sur les ailes de l’amour, avec un céleste sourire de consolation se baissait-elle vers la terre pour me consoler et me bénir.

La porte grinça et dans la chambre, est entré un nouveau diacre pour remplacer l’autre. Ce bruit m’éveilla, et la première idée qui me vint fut que, comme je ne pleurais pas et que ma pose n’avait rien de désolé, le diacre pourrait me prendre pour un garçon sans cœur, qui par pitié ou par curiosité était monté sur une chaise : je fis le signe de la croix, je m’inclinai et me mis à pleurer.

En me rappelant maintenant mes impressions, je trouve que cette seule minute d’inconscience était la vraie douleur. Avant et après l’enterrement, je ne cessais de pleurer et j’étais triste, mais j’ai honte à me rappeler cette tristesse, parce qu’elle était toujours unie à un certain sentiment d’amour-propre : tantôt le désir de montrer que j’étais attristé plus que tous, tantôt la préoccupation de l’effet que je produisais sur les autres, tantôt une curiosité sans but qui me faisait faire des observations sur le bonnet de Mimi et les physionomies des assistants. Je m’en voulais de ne pas éprouver rien qu’un sentiment de douleur, et je tâchais de cacher tous les autres : aussi ma tristesse n’était elle ni franche, ni naturelle.

En outre, j’éprouvais un certain plaisir à penser que j’étais malheureux ; je m’efforçais d’augmenter la conscience de mon malheur, et ce sentiment égoïste, plus que tous les autres, étouffait en moi le vrai chagrin.

Cette nuit-là, je dormis d’un sommeil profond et tranquille, comme il arrive toujours après un très vif chagrin. Je m’éveillai, les larmes taries, les nerfs calmés. À dix heures, on m’appela pour le service célébré avant la levée du corps. La chambre était pleine de domestiques et de paysans qui, tout en larmes, venaient dire adieu à leur maîtresse. Pendant le service, je pleurai comme il convient, je fis les signes de croix et m’inclinai jusqu’à terre, mais je ne priais pas dans l’âme, et j’étais assez indifférent ; j’étais occupé de l’habit neuf que je portais et qui me gênait fort sous l’aisselle. Je veillais à ne pas trop salir mes pantalons, en me mettant à genoux, et à la dérobée, j’observais tous les assistants. Père était à la tête du cercueil, blanc comme un linge, et on voyait qu’il avait peine à retenir ses larmes. Sa haute personne, en frac noir, son visage pâle, expressif, et ses mouvements gracieux et sûrs, comme toujours, quand il se signait, s’inclinait en touchant la terre de sa main, en prenant le cierge des mains du prêtre, en s’approchant du cercueil, produisaient un grand effet, mais je ne sais pourquoi, j’étais mécontent de ce qu’il pût paraître si élégant, en un tel moment. Mimi s’appuyait contre le mur et semblait avoir peine à se tenir sur ses jambes, sa robe était fripée et couverte de duvet, son bonnet posé de travers, ses yeux étaient rouges et gonflés, sa tête tremblait, et elle cachait sans cesse son visage dans son mouchoir et dans ses mains. Il me semblait qu’elle cachait ainsi son visage des spectateurs, pour se reposer un moment de sanglots peu sincères. Je me rappelais comment la veille, elle avait dit à papa, que la mort de maman était pour elle un coup terrible qu’elle ne pourrait supporter, que cette mort la privait de tout, que cet ange (elle appelait ainsi maman), en présence même de la mort ne l’avait pas oubliée et avait exprimé le désir de garantir son avenir et celui de Katenka. Elle pleurait à chaudes larmes en racontant cela, et peut-être sa douleur était-elle en partie sincère, mais en tous cas, elle ne l’était pas entièrement.

Lubotchka, en robe noire garnie de pleureuses, tout en larmes, baissait la tête, regardait rarement le cercueil et son visage n’exprimait que la peur enfantine. Katenka se tenait près de sa mère, et malgré sa mine allongée, son visage était rose comme toujours.

La nature franche de Volodia était franche aussi dans la douleur : tantôt il restait pensif, le regard fixé sur un objet quelconque, tantôt, subitement, sa bouche se tordait, et il faisait des signes de croix et s’inclinait.

Tous les étrangers qui étaient aux funérailles me semblaient insupportables ; les phrases de consolation qu’ils disaient à mon père — que là-bas elle serait mieux, qu’elle n’était pas de ce monde, — me causaient une sorte d’irritation.

Quel droit avaient-ils de parler d’elle, de la pleurer ? Quelques-uns d’entre eux, parlant de nous, nous ont appelés orphelins, comme si on ne savait pas sans eux qu’on désigne de ce nom les enfants qui n’ont plus de mère ! Ils étaient sans doute contents d’être les premiers à nous appeler ainsi, de même qu’on s’empresse d’appeler pour la première fois une fille mariée : madame.

Dans un coin reculé de la chambre, se cachant presque derrière la porte ouverte d’une armoire, une vieille femme voûtée, à cheveux gris, était à genoux. Les mains jointes, elle levait les yeux au ciel, priait, mais ne pleurait pas. Son âme aspirait vers Dieu, et elle lui demandait de l’unir à celle qu’elle aimait le plus au monde, et elle désirait sincèrement que ce fût bientôt.

« Voilà qui l’aimait sincèrement, » pensai-je ; et j’eus honte de moi.

Le service finissait. Le visage de la défunte fut découvert, et tous les assistants, sauf nous, l’un après l’autre, s’approchèrent pour l’embrasser.

Une des dernières personnes qui s’avancèrent pour dire adieu à la morte fut une paysanne tenant dans ses bras une belle petite fille de cinq ans, Dieu sait pourquoi elle l’amenait ici. Dans ce moment, par hasard, je laissai tomber mon mouchoir mouillé et je voulus le ramasser ; mais à peine étais-je baissé qu’un cri terrible, aigu, effrayant retentit. Dussé-je vivre cent ans, je ne l’oublierai jamais, et quand je me le rappelle, toujours un frisson glacé traverse mon corps. Je relevai la tête ; sur un tabouret, près du cercueil, était la même paysanne qui, avec peine, retenait la fillette. Celle-ci agitait ses petites mains, rejetait en arrière son visage effrayé, et, les yeux dilatés, fixés sur le visage de la morte, elle criait d’une voix terrible, effroyable. Je poussai un cri, encore plus effrayant, je crois, que celui qui m’avait frappé, et je m’enfuis de la chambre.

Seulement alors je compris d’où venait cette odeur forte et étouffante qui, mêlée à celle de l’encens, emplissait la chambre ; et la pensée que ce visage, quelques jours auparavant, radieux de beauté et de tendresse, et que j’aimais le plus au monde, pouvait causer un tel effroi, me fit comprendre pour la première fois l’amère vérité et remplit mon âme de désespoir.