Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 23-28).
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IV


LA CLASSE


Karl Ivanovitch était de très mauvaise humeur. On s’en apercevait à ses sourcils froncés, à la manière dont il jeta son habit sur la commode, à l’air furieux avec lequel il noua la ceinture de sa robe de chambre, et à la grosse marque d’ongle qu’il fit sur le livre de dialogues pour indiquer jusqu’où nous devions apprendre par cœur. Volodia apprit assez bien sa leçon, moi j’étais si troublé que je ne pouvais absolument rien faire. Je regardai longtemps, sans rien comprendre, dans le livre des dialogues, mais les larmes qui emplissaient mes yeux, à l’idée de la séparation prochaine, m’empêchaient de lire. Quand vint le moment de réciter ma leçon à Karl Ivanovitch, qui cligna des yeux pour m’écouter (c’était mauvais signe), arrivé à l’endroit où l’on dit : Wo kommen sie her ?[1] et où l’autre répond : Ich komme vom Kaffee-Hause[2], je ne pus retenir davantage mes larmes, et des sanglots m’empêchèrent de dire : Haben sie die Zeitung nicht gelesen ?[3] Et quand la leçon arriva à l’écriture, mes larmes, en tombant sur le papier, produisaient de tels pâtés, que j’avais l’air d’avoir écrit avec de l’eau sur du papier d’emballage.

Karl Ivanovitch se fâcha, il me mit à genoux — prétendant que c’était de l’entêtement, une comédie de marionnettes (c’était son expression favorite) — me menaça avec sa règle, et exigea que je demandasse pardon, alors que je ne pouvais prononcer un seul mot à cause des larmes. À la fin, sentant probablement son injustice, il s’en alla dans la chambre de Nikolaï et claqua la porte.

De la classe, nous entendîmes une conversation dans la chambre du diatka.

— As-tu entendu dire, Nikolaï, que les enfants s’en vont à Moscou ? — dit Karl Ivanovitch en entrant dans la chambre.

— Certes, je l’ai entendu.

Nikolaï voulait probablement se lever, puisque Karl Ivanovitch lui dit : « Reste assis, Nikolaï ! » — C’est là-dessus qu’il ferma la porte. Je quittai mon coin et j’allai écouter à la porte.

— On a beau rendre des services aux gens – disait avec émotion Karl Ivanovitch, — on a beau leur être dévoué, il est clair qu’il ne faut pas attendre de reconnaissance, Nikolaï ?

Nikolaï, qui était assis près de la fenêtre et cousait une botte, fit un signe affirmatif de la tête.

— Il y a douze ans que je suis dans cette maison, continua Karl Ivanovitch, en levant ses yeux et sa tabatière vers le plafond — et je puis dire devant Dieu, Nikolaï, que je les aime et que je me suis donné pour eux plus de peine que s’ils eussent été mes propres enfants. Tu te rappelles, Nikolaï, quand Volodenka[4] a eu la typhoïde, tu te rappelles, j’ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer l’œil. Oui ! dans ce temps j’étais le bon Karl Ivanovitch, le cher Karl Ivanovitch ; on avait besoin de moi ; à présent, — ajoutait-il en souriant ironiquement – les enfants sont devenus grands ; il est temps de travailler sérieusement. Comme s’ils n’apprenaient rien ici, Nikolaï ?

— Comment apprendre mieux, bien sûr ? — dit Nikolaï en posant son alène et en tirant à deux mains sur le ligneul.

— Oui, à présent qu’on n’a plus besoin de moi, il faut me mettre à la porte ; que sont devenues les promesses ? et la reconnaissance ? Je respecte et j’aime Natalia Nicolaïevna — disait-il en posant la main sur son cœur. — Mais Nikolaï, qu’est-elle ici… Sa volonté, dans cette maison, c’est la même chose que ça ! — en disant ces mots, d’un geste expressif, il envoyait par terre les rognures de cuir. — Je sais qui m’a joué ce tour et pourquoi je suis devenu inutile ; c’est parce que je ne flatte pas et que je ne dis pas Amen à tout, comme certaines personnes. J’ai l’habitude de dire toujours et devant tout le monde la vérité — continuait-il fièrement — que Dieu leur pardonne ! Ils ne s’enrichiront pas parce que je ne serai plus là, et moi, grâce à Dieu, je trouverai toujours à gagner un morceau de pain…, n’est-ce pas, Nikolaï ?

Nikolaï leva la tête et regarda Karl Ivanovitch, comme pour s’assurer s’il pouvait, en effet, trouver un morceau de pain, — mais il ne répondit rien.

Karl Ivanovitch parla longtemps sur ce ton : il raconta combien on avait mieux apprécié ses services chez un général où il avait été avant de venir chez nous (je fus très peiné d’entendre cela) ; il parla de la Saxe, de ses parents, de son ami le tailleur Schönheit, etc., etc.

Je compatissais à son chagrin, et il m’était pénible que père et Karl Ivanovitch, que j’aimais presque autant l’un que l’autre, ne se comprissent pas ; je retournai dans mon coin, m’assis sur mes talons et me mis à songer aux moyens de rétablir entre eux la concorde.

En rentrant dans la classe, Karl Ivanovitch me dit de me lever et de préparer mon cahier de dictées. Quand tout fut prêt, il s’installa majestueusement dans son fauteuil et, d’une voix qui semblait sortir d’un abîme, il commença à me dicter ce qui suit : Von al-len Lei-denschaf-ten die grau-sam-ste ist… « haben sie geschrieben »[5] ? — Ici il s’arrêta, aspira longuement une prise de tabac et reprit avec une nouvelle force : — die grausamste ist, die Undank-bar-keit… « Ein grosses U. »[6] En attendant la suite et écrivant le dernier mot, je le regardai.

Punctum. — dit-il avec un sourire à peine perceptible, et il nous fit signe de lui donner nos cahiers.

Avec des intonations variées et une expression de vif plaisir, il lut plusieurs fois, à haute voix, cette maxime qui rendait bien sa pensée intime ; ensuite il nous donna une leçon d’histoire, et s’assit près d’une fenêtre. Son visage n’était plus sombre comme auparavant, il exprimait le contentement de l’homme qui s’est dignement vengé d’un affront reçu.

Il était une heure moins un quart, mais Karl Ivanovitch n’avait pas l’air de penser à nous renvoyer et nous donnait toujours de nouvelles leçons. L’ennui et l’appétit croissaient dans les mêmes proportions. Je surveillais avec une extrême impatience tous les signes annonçant l’approche du dîner. Voilà la servante avec son torchon, qui va laver les assiettes ; bon, on entend remuer la vaisselle dans le buffet ; on entend tirer la table et placer les chaises. Voilà Mimi avec Lubotchka et Katenka (Katenka, la fille de Mimi, a douze ans), qui reviennent du jardin, mais on ne voit pas Foka — le maître d’hôtel Foka qui vient toujours annoncer que le dîner est servi. Seulement alors, sans s’occuper de Karl Ivanovitch, on pourra jeter les livres et courir en bas. Voilà, on entend des pas dans l’escalier.

Ce n’était pas Foka ; j’avais bien étudié le pas de Foka et je reconnaissais toujours le craquement de ses bottes. La porte s’ouvrit et une figure qui m’était complètement inconnue s’y montra.

  1. D’où venez-vous ?
  2. Je viens du café.
  3. N’avez-vous pas lu le journal ?
  4. Diminutif de Volodia.
  5. De tous les défauts, le plus cruel est… « Avez-vous écrit ? »
  6. Le plus cruel est… l’ingratitude… « Un grand U. »