Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 7

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 41-47).

VII


LA CHASSE


Le chef du chenil, nommé Tourka, marchait devant tous, monté sur un cheval gris-bleu, au nez bombé ; il avait un bonnet de fourrure, un énorme cor derrière les épaules et un couteau à la ceinture. Par son aspect sombre et farouche, on aurait pensé que cet homme allait à un combat mortel plutôt qu’à la chasse. Près des pattes de derrière de son cheval, couraient, comme un peloton bigarré et mouvant, les chiens courants. Ça faisait peine de voir quel sort avait le malheureux qui était en retard. Il lui fallait, avec de grands efforts, rattraper son compagnon, et quand il y arrivait, un des chasseurs qui était derrière ne manquait pas de lui lancer un coup de fouet en criant : « Ensemble ! » Une fois la cour franchie, papa ordonna aux chasseurs et à nous de suivre la route, et lui-même prit à travers champs.

La moisson battait son plein. Les champs, immenses, étincelants, dorés, se finissaient d’un côté par la forêt toute bleuâtre qui, en ce temps, nous semblait l’endroit lointain et mystérieux derrière lequel, ou bien finit le monde, ou bien commencent les pays inhabités. Tous les champs étaient couverts de meules et de paysans. Dans le seigle haut, épais, on apercevait çà et là, dans un sillon, le dos courbé d’une moissonneuse, le balancement des épis, quand elle les rejetait ; à l’ombre, une femme penchée sur un berceau, et les gerbes couchées dans le champ constellé de bleuets. De l’autre côté des paysans en chemise, debout sur des charrettes, entassaient les meules et soulevaient la poussière dans le champ brûlé et desséché. Le starosta,[1] chaussé de bottes, le caftan jeté sur les épaules, les tailles[2] à la main, en apercevant de loin papa, ôta son chapeau de feutre, essuya sa tête rousse et sa barbe avec une serviette et cria après les femmes. Le petit cheval roux que montait papa marchait d’un trot léger et allègre, et baissait rarement la tête sur le poitrail, mais tendait les rênes et chassait de sa queue épaisse les mouches et les œstres qui avidement se posaient sur lui. Deux lévriers, la queue en trompette, élevant haut les pattes, sautaient gracieusement par-dessus le blé, derrière les pattes du cheval : Milka courait en avant, et tournant la tête, attendait qu’on lui jetât quelque chose. Le bruit des conversations des paysans, le piétinement des chevaux et le bruit des chariots, le sifflement gai des cailles, le bourdonnement des insectes volant en l’air en groupes compacts et immobiles, l’odeur de l’absinthe, de la paille, de la sueur des chevaux, les milliers de couleurs diverses et l’ombre que le soleil brûlant jetait sur le champ clair, doré, sur le lointain bleu de la forêt et dans les nuages blanc-bleuâtre ; les blanches toiles d’araignées qui voltigeaient dans l’air et tombaient sur le chemin — je voyais, j’écoutais, je sentais tout cela.

En arrivant à la forêt de Kalinov, nous y trouvâmes déjà le break et, contre toute attente, encore une charrette attelée d’un cheval, dans laquelle était assis le sommelier. Au-dessus du foin, on apercevait : le samovar, une sorbétière, et encore quelques boîtes et paquets très attrayants. Il n’y avait pas à se tromper, c’était le thé en plein air, la glace et les fruits. À la vue de la charrette, nous montrâmes une joie bruyante, parce que prendre le thé dans la forêt, sur l’herbe, et en général dans un endroit où jamais personne n’a pris le thé, comptait comme un très grand plaisir.

Tourka s’approcha de la clairière, s’arrêta, écouta attentivement les ordres détaillés que lui donnait papa sur l’endroit où aller et la conduite à tenir (d’ailleurs, il ne tenait jamais compte de ces ordres et n’en faisait qu’à sa tête), détacha les chiens, monta à cheval et en sifflant, disparut derrière les jeunes bouleaux. Les lévriers détachés exprimèrent tout d’abord leur plaisir en agitant la queue, puis après s’être secoués et étirés, ils se mirent à courir de divers côtés, à petits pas, en flairant et en agitant la queue.

— As-tu un mouchoir ? demanda papa.

Je le pris de ma poche et le lui montrai.

— Eh bien ! alors, prends par ce mouchoir le chien gris…

— Girane ? — demandai-je d’un air entendu.

— Oui, et cours par la route. Quand tu arriveras à la clairière, arrête-toi et souviens-toi de ne pas revenir sans un lièvre !

J’attachai mon mouchoir autour du cou velu de Girane et je courus en toute hâte à l’endroit désigné. Papa riait et me criait :

— Plus vite, plus vite, autrement tu seras en retard !

Girane s’arrêtait sans cesse, dressait les oreilles, écoutait les cris des chasseurs. Je n’avais pas assez de forces pour l’arracher de la place et je me mis à crier : « Taïaut ! taïaut ! » Alors Girane s’élança avec une telle violence, que je pus à peine le retenir, et que je tombai plusieurs fois avant d’arriver où il fallait. Choisissant près des racines d’un grand chêne, un endroit plat et couvert d’ombre, je me couchai sur l’herbe, fis asseoir Girane près de moi et attendis. Mais mon imagination, comme il arrive toujours en pareil cas, allait beaucoup au-delà de la réalité : je m’imaginais en être déjà au troisième lièvre, quand, dans la forêt, plus forte et plus animée, le lévrier poussa des cris aigus et de plus en plus fréquents. À cet aboiement s’en ajouta un autre, puis un troisième, un quatrième… les voix, tantôt s’arrêtaient, tantôt s’interrompaient l’une l’autre. Les sons, peu à peu, devinrent plus forts et ininterrompus, et enfin se confondirent en un vacarme sonore. La clairière était très sonore et les lévriers aboyaient de toutes leurs forces.

En entendant cela, je restai immobile à ma place. Les yeux fixés sur l’entrée de la forêt, je souriais stupidement, la sueur coulait à grosses gouttes, qui, glissant sur mon menton, me chatouillaient, mais je ne les essuyais pas. Il me semblait qu’il ne pouvait pas y avoir un moment plus décisif que celui-là. Cette situation, avec une tension aussi forte, était trop peu naturelle pour durer longtemps. Tantôt les lévriers aboyaient à l’entrée même, tantôt ils s’éloignaient de moi, et pas de lièvre. Je commençai à regarder à côté. Le même changement avait lieu chez Girane, au commencement il s’agitait et aboyait, mais ensuite il se coucha près de moi, posa son museau sur mes genoux et resta tranquille.

Près des racines nues du chêne sous lequel j’étais assis, sur la terre grise, sèche, parmi les feuilles mortes, les glands, les petits morceaux desséchés et couverts de lichens, les petites herbes fines, vertes, qui rarement se dressaient au milieu de tout cela, circulaient une multitude de fourmis les unes derrière les autres, chargées ou sans fardeau. Elles se hâtaient, en suivant de petits sentiers tracés par elles ; je pris de petites branches et leur barrai la route. Il fallait voir comment les unes, méprisant le danger, passaient dessous ou grimpaient par-dessus, tandis que d’autres, celles qui portaient les fardeaux, étaient perdues et ne savaient que faire ; tantôt elles s’arrêtaient, cherchaient une issue pour fuir, ou, par la petite branche sèche, grimpaient jusqu’à ma main, et me semblait-il, avaient l’intention de se glisser sous la manche de mon veston. Je fus détourné de ces observations intéressantes par un papillon à petites ailes jaunes, qui voletait gracieusement devant moi. Dès que je l’eus remarqué, il s’envola à deux pas de moi, tournoya autour d’une fleur de trèfle sauvage, blanche, presque fanée et s’y posa. Je ne sais si c’est le soleil qui le chauffait ou s’il pompait le suc de cette herbe, mais on voyait qu’il s’y trouvait très bien. De temps en temps, il agitait ses petites ailes, se serrait contre la fleur et enfin il resta tout à fait immobile. J’appuyai ma tête dans ma main et le contemplai avec plaisir.

Subitement, Girane poussa un hurlement et quitta sa place si brusquement que je faillis tomber. Je me retournai. À la lisière de la forêt, une oreille rabattue et l’autre dressée, sautait un lièvre. Le sang me monta à la tête, et spontanément, oubliant tout, d’une voix extraordinaire, je criai quelque chose, je lâchai le chien et me mis à courir. Mais, à peine avais-je commencé à faire cela que je me repentis : le lièvre s’assit, fit un saut et je ne le revis plus.

Mais quelle ne fut pas ma honte, quand, derrière les lévriers qui se montrèrent à la lisière, de l’autre côté du buisson, j’aperçus Tourka !

Il avait vu ma faute (celle de n’avoir pas pu me retenir), et, me regardant avec mépris, il me dit seulement : « Eh seigneur ! » Mais il fallait entendre l’intonation ! Je me serais senti mieux, s’il m’eût pris comme un lièvre et attaché à la selle. Longtemps, je fus au désespoir et demeurai à la même place ; je ne rappelais pas mon chien, et je répétais seulement en me frappant la cuisse :

— Mon Dieu, qu’ai-je fait !

J’entendais comment les lévriers couraient plus loin et piétinaient de l’autre côté de la clairière, et un coup de fusil, et Tourka appelant les chiens aux sons de son énorme cor, — mais je ne bougeais pas…

  1. Le starosta est l’ancien, l’élu qui gère les affaires des paysans du village.
  2. Taille, morceau de bois sur lequel on fait des encoches pour marquer les journées de travail des ouvriers. (N. d. T.)