Histoire de dix ans/Tome 5/Texte entier

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(Vol 5p. i-523).
RÉVOLUTION FRANÇAISE.





HISTOIRE DE DIX ANS.

1830–1840.

V.
TROYES - IMPRIMERIE DE CARDOX.
RÉVOLUTION FRANÇAISE.

HISTOIRE
DE DIX ANS.
1830—1840.
PAR M. LOUIS BLANC.
TOME V.
PREMIÈRE À QUATRIÈME ÉDITION.
PARIS.
PAGNERRE, ÉDITEUR,
RUE DE SEINE, 14 BIS.

1844.
TABLE DES MATIÈRES.


DEPUIS LE COMMENCEMENT DE L’ANNÉE 1836 JUSQU’AU COMMENCEMENT DE L’ANNÉE 1840.
CHAPITRE Ier Page 1
Procès de Fieschi. Morey. Pépin. Nina Lassave. Triple exécution.
CHAPITRE II 23
Réaction de la politique du continent contre la révolution de juillet. — Causes générales de cette réaction. — Occupation de Cracovie par les Autrichiens, les Prussiens et les Russes ; caractère politique de cette mesure. — Violation des traités de Vienne par les trois grandes Puissances continentales ; silence de France et de l’Angleterre. — Intervention en Espagne demandée au Cabinet des Tuileries par celui de Saint-James. — Le roi et M. Thiers insensiblement détachés de l’alliance anglaise ; demande de lord Palmerston repoussée ; l’alliance anglaise compromise ; triomphe de la diplomatie continentale ; première phase du ministère du 22 février. — Voyage du duc d’Orléans à Berlin et à Vienne. La main d’une archiduchesse d’Autriche refusée au duc d’Orléans. — Entrevue fortuite entre ce prince et Marie-Louise.
CHAPITRE III 45
Attentat du 25 juin 1836. — Arrestation d’Alibaud ; son caractère ; son attitude devant tes juges ; son exécution. — Mort d’Armand Carrel.
CHAPITRE IV. 71
Le gouvernement français s’allie à la politique du continent. — Manœuvres de la Cour d’Autriche. — Dispositions des refugiés accueillis par la Suisse. Note menaçante adressée par le duc de Montebello au Directoire fédéral. — Indignation de la Suisse. Timidité de la Diéte ; conclusum adopté par elle. — Affaire de l’espion Conseil. — Réponse de la Diète à l’office du duc de Montebello. — La persécution

éclate contre les réfugies. — Mission contre-révolutionnaire imposée par les Puissances du nord au gouvernement français. — L’envoi de l’espion Conseil caché à M. Thiers. M. Thiers veut revenir à l’alliance anglaise ; pourquoi. — L’intervention en Espagne est remise sur le tapis. — Résistance du roi. — Situation de l’Espagne sous le ministère de M. Mendizabal. — Système de ce ministre il est sourdement combattu par M. de Rayneval ; sa chute ; avènement de M. Isturitz. — M. Thiers est appuyé dans la question d’intervention par le duc d’Orléans. Portrait du duc d’Orléans. — Événements de ta Granja. — Secrètes démarches tentées auprès de M. Guizot ; on parvient à le détacher de M. de Broglie. — M. de Talleyrand est employé contre le système de l’alliance anglaise. — M. Thiers est abandonné par M. de Montalivet. — Le ministère du 22 février dissous.
CHAPITRE V 111
Avènement du ministère Molé au 6 septembre. — Continuation de l’affaire Suisse. — Adoption par la Diète du rapport sur l’espion Conseil. — M. Molé trompé. — Note du 27 septembre 1836 adressée à la Suisse. — Indignation du peuple en Suisse ; préparatifs ; souscription ; adresse au peuple français. — Indécision et frayeur du gouvernement de Berne ; procès du Nouvelliste vaudois. — Réponse de la Diète à la note du 27 septembre. — Langage de la Gazette d’Augsbourg. — La république de Saint-Marin et Louis-Philippe. — Conclusion à tirer de la querelle du gouvernement français avec la Suisse. — Projets de Louis Bonaparte. — Caractère de ce prince. — Préparatifs de complot. — Insurrection militaire à Strasbourg ; comment elle échoue. — Louis Bonaparte fait prisonnier et conduit à Paris. — Le brigadier Bruyant à Vendôme. — Lettre de Louis Bonaparte au roi. — Louis Bonaparte exilé en Amérique. — Mort de Charles X.
CHAPITRE VI 145
Coup-d’œii général sur les affaires d’Afrique. — Mission historique de la France à Alger. — Système du maréchal Clausel. — Le général Berthezène. — Le duc de Rovigo. — Abd-el-Kader. — Système pacifique du général Desmichels ; traité du 26 février 1834 ; ses conséquences. — Le comte Drouet d’Erlon remplace le lieutenant-général Voirol. — Incertitudes du gouvernement. — Affaire de la Macta. — Le maréchal Clauzel est envoyé de nouveau en Afrique. — Expéditions de Mascara et de Tlemsen. — Influence du séjour de l’Afrique sur les Français. — Camp de la Tafna. — Victoire de la Sickak. — Le maréchal Clauzel à Paris. — Opinion du parti doctrinaire sur Alger ; opinion du roi ; vues de M. Thiers. — Première expédition de Constantine.
CHAPITRE VII 187
Elargissement des prisonniers de Ham. — Attentat. — Débats sur l’Espagne. — Procès de Strasbourg. — Lutte sourde entre M. Molé et M. Guizot. — Projet d’ostracisme. — Loi de disjonction rejetée. Tableau des souffrances publiques. — Présentation de la loi d’apanage. — Pamphlet de M. de Cormenin, — Continuation de la
lutte secrète engagée au sein du Conseil. — Origine, physionomie et influence du tiers-parti. — Dislocation du Cabinet du 6 septembre. — Efforts pour constituer un ministère de tiers-parti ; comment ils échouent. — M. Guizot vaincu ; Cabinet du 15 avril.
CHAPITRE VIII 225
Annonce du mariage du duc d’Orléans. — Discussion sur les affaires d’Afrique. — Dotation du duc d’Orléans. Débats parlementaires. — Le Cabinet du 15 avril est sauvé par M. Thiers. — Amnistie. Arrivée de la princesse Hélène ; son entrée dans Paris. — Ouverture du musée de Versailles. — Fêtes dans Paris.
CHAPITRE IX 253
Affaires d’Afrique. — Anarchie dans l’administration de la colonie. — Entrevue du général Bugeaud et d’Abd-el-Kader. — Traité de la Tafna. — Prise de Constantine.
CHAPITRE X 273
Nouvelle attitude prise par le parti démocratique. — Portrait de M. Arago. — Formation du Comité central ; sa physionomie ; résultats de son influence. — Élections. — Origine de la Coalition. — Fausse tactique de M. Guizot. — Première défaite de la Coalition. — Derniers moments de M. de Talleyrand.
CHAPITRE XI 301
Travaux législatifs dans l’année 1838 ; lois sur l’organisation départementale, sur l’état-major, sur les justices de paix, sur les aliénés. — Finances : question de la conversion des rentes. — Exposé des doctrines financières de M. Jacques Laffite : théorie de la dette perpétuelle. — Nécessité d’abolir l’amortissement. — État moral de la société. — Agiotage. — Question des chemins de fer. — Le principe d’autorité défendu par le parti démocratique, abandonné par l’État. — Rapport de M. Arago. — Comment la question est résolue.
CHAPITRE XII 343
Procès Hubert. — Couronnement de la reine d’Angleterre ; le maréchal Soult à Londres. — Condamnation du lieutenant Laity. — Louis Bonaparte forcé de quitter la Suisse. — Naissance du comte de Paris. — Évacuation d’Ancône. — La Coalition se ranime. — Fermentation générale des esprits. — Réveil du fanatisme religieux ; troubles à Reims ; mort du comte de Montlosier. — Procès de M. Gisquet contre le Messager. — Ouverture de la session de 1839. — Dernier combat de la Coalition contre le ministère. — Attaques du parti légitimiste. — M. de Genoude ; son portrait. — Traité des 24 articles imposé à la Belgique ; abandon du Limbourg et du Luxembourg. — Chute du Cabinet du 15 avril ; jugement sur le ministère Molé.
CHAPITRE XIII 393
Premiers débats entre les chefs de la Coalition : M. Guizot demande le ministère de l’intérieur ; on le lui refuse. — Cabinet de Centre Gauche essayé ; comment la combinaison avorte. — Scène devant le roi. — Piège tendu à M. Thiers. — Ambassade offerte à M. Thiers pour l’éloigner. — Nomination d’un ministère provisoire. — M. Passy président de la Chambre. — Nouvelles combinaisons vainement essayées. — Effroi de la bourgeoisie ; fermentation générale. — Insurrection du 12 mai. — Formation d’un nouveau ministère. — Barbès, Martin Bernard ; leur procès ; leur attitude devant les juges ; leur condamnation ; physionomie de la capitale.
CHAPITRE XIV 429
Question d’Orient : — Mahmoud et Méhémet-Ali en présence. — Situation respective des cinq grandes Puissances relativement à Constantinople et à Alexandrie. — Préparatifs de guerre en Syrie. — Passage de l’Euphrate. — Apparente modération du vice-roi. — Commencement de la campagne diplomatique. — Fautes commises par les ministres du 12 mai. — Bataille de Nezib. — Ibrahim arrêté par la France au pied du Taurus. — Mort du sultan Mahmoud. — Jugement sur son règne. — Débats parlementaires sur la question d’Orient. — Le Cabinet français invite tous les Cabinets a garantir en commun l’intégrité de l’empire ottoman. — Concert européen. — Manœuvres diplomatiques de l’Angleterre. — Imprudences réitérées du gouvernement français. — Défection de la flotte ottomane. — Note du 27 juillet coupant court à un arrangement direct entre la Porte et Mehemet-Ali. — La note du 27 juillet désapprouvée par la Russie. — Maladie de M. de Metternich. — Efforts de lord Palmerston contre le vice-roi mesures coercitives proposées. — L’Angleterre et la Russie se rapprochent. — M. de Brunnow à Londres. — Le ministère français se déclare pour le vice-roi. — Ligue contre la France. — M. Sebastiani représentant d’une politique occulte. — Discours de M. Thiers sur l’alliance anglaise. Dotation du duc de Nemours rejetée. — Chute du ministère du 12 mai.
CONCLUSION HISTORIQUE 493
DOCUMENTS HISTORIQUES 509
Note adressée par le Directoire à M. le duc de Montebello, ambassadeur de France près la Confédération Suisse. — Note adressée par l’ambassadeur de France à LL. EE. MM. les avoyer et conseil-d’état de la république de Berne, Directoire fédéral. — Réponse à la note de M. l’ambassadeur du roi des Français, adoptée par la Diète dans la séance du 29 août. — Note adressée par l’ambassadeur de France à MM. les avoyer et conseil-d’état de la république de Berne, Directoire fédéral. — Réponse à M. de Montebello par la Diète helvétique. — Traité de paix entre le général Desmichels et Abd-el-Kader. — Traité de la Tafna entre le lieutenant-général Bugeaud et l’émir Abd-el-Kader.
CHAPITRE PREMIER.



Procès de Fieschi. — Morey. — Pépin. — Nina Lassave. — Triple exécution.

Le 30 janvier 1836, les portes du palais du Luxembourg s’ouvrirent pour un procès nouveau. La Cour des pairs allait juger l’assassin du 28 juillet et ses complices. Dans l’enceinte, et en avant du bureau du greffier, on voyait étalés, entre autres pièces à conviction, une machine supportant des fusils inclinés, un tison, un poignard, un martinet à lanières garnies de balles de plomb, un gantelet de fer, une corde ensanglantée. La foule se pressait dans les tribunes, partagée entre une sorte de curiosité sauvage et un profond sentiment d’horreur.

Les accusés furent introduits. Ils étaient au nombre de cinq ; mais il y en eut trois qui fixèrent plus particulièrement l’attention des spectateurs.

Le premier était un homme petit, impétueux dans ses mouvements. Son visage, défiguré par de récentes blessures, exprimait tout à la fois l’astuce et l’audace. Il avait le front étroit, les cheveux courts, le coin de la bouche relevé à gauche par une cicatrice, le sourire provocateur et faux, la lèvre impudente. Il s’agitait beaucoup pour qu’on ne remarquât que lui seul, insultant d’un geste familier ceux qu’il connaissait, et jouissant avec affectation de son odieuse importance.

Le second était un vieillard malade et blême. Toutefois, à l’austérité de sa physionomie, à son œil plein d’une flamme sombre, au calme implacable de sa face romaine, on devinait son cœur. Il s’avança lentement, s’assit à la place désignée sans donner le moindre signe d’émotion et, la tête penchée sur sa main amaigrie, il demeura immobile, le regard fixe, indifférent à ce qui l’entourait, et comme plongé dans la contemplation du monde intérieur.

Le troisième ne se détachait de ses compagnons que par l’excès de son abattement.

On procéda aux interrogatoires. Mais, avant d’aller plus loin, il faut reprendre l’affaire au point où nous avions dû la laisser dans le volume qui précède.

Le lecteur connaît les détails de l’horrible catastrophe qui, le 28 juillet 1835, avait épouvanté Paris. Quelques instants après l’explosion, une jeune fille venant de l’hospice de la Salpétrière traversait le boulevard, à la hauteur du jardin Turc. Une pâleur mortelle couvrait ses joues, et son regard effaré semblait interroger les passants avec angoisse. Arrivée au no 50, et apprenant que c’était de là qu’était partie l’explosion, elle revint sur ses pas précipitamment, regagna la Salpétrière et ne s’y arrêta que le temps nécessaire pour changer de vêtements. Elle pleurait, elle tremblait, et ne cessait de répéter d’une voix étouffée « Je suis perdue ! » C’était la maîtresse de l’assassin: Nina Lassave.

Dans sa frayeur, elle courut se réfugier chez un vieux bourrelier nommé Morey, avec lequel son amant avait eu des relations fréquentes. Celui-ci la reçut affectueusement, la rassura, la conduisit dans un asile qu’il croyait sûr, et ne la quitta qu’après lui avoir promis de revenir le lendemain. Il revint en effet suivi d’un commissionnaire qui portait une malle mystérieuse ; et ce fut par là que tout se découvrit. Cette malle avait appartenu à l’assassin et avait été portée, quelques heures avant l’attentat, chez un ouvrier marbrier, avec ordre de ne la remettre qu’à Morey. On n’eut pas de peine à connaître l’itinéraire de la malle, par les commissionnaires auxquels elle avait été successivement confiée ; et, le 3 août (1835), l’asile de Nina Lassave était envahi par les agents de la force publique. À leur aspect, elle essaya de se tuer, mais on enchaîna son désespoir. Alors elle tira de son corset une lettre qui contenait ces mots « Vous êtes prié de ne plus aller « voir Nina elle n’existera plus dès ce soir. Elle « laisse dans la chambre la chose dont elle était dépositaire. Voilà ce que c’est que de l’avoir abandonnée. Adieu. » Interrogée, Nina Lassave refusa quelque temps de s’expliquer. Enfin elle avoua que c’était Morey qui avait fait porter la malle chez elle, et que c’était à lui qu’était destiné le billet.

Morey nourrissait contre les rois une haine contenue. Ame violente et profonde dans un corps usé par l’âge, il parlait peu, et possédait cette sinistre puissance que donnent une passion unique et le mépris de la mort. On l’arrêta, et il fut traîné devant le juge d’instruction. Mais là il se montra si impassible, si complétement maître de sa pensée, il répondit avec tant de sang-froid aux questions dont on le pressa, que la justice le rendit à la liberté. Elle se ravisa bientôt ; et, quand elle se présenta pour la seconde fois, il lui ouvrit tranquillement sa porte et se livra de nouveau à elle avec une inconcevable sérénité.

L’arrestation la plus importante après celle de Morey fut celle d’un marchand d’épiceries nommé Pépin, homme excessivement timide et faible, mais qui avait été compromis dans les troubles de juin et qu’un solennel verdict d’acquittement n’avait pu protéger, depuis, contre les soupçons de la police. Une fouille opérée dans sa maison et en sa présence par trois agents seulement, lui ayant fourni l’occasion de s’évader, il en profita. Où se cachait-il ? On l’ignora long-temps ; et une fausse nouvelle, rapidement propagée par les journaux, le faisait déjà supposer hors du royaume, lorsque tout-à-coup M. Gisquet reçut avis qu’on était sur la trace du fugitif ; que sa retraite était située entre Meaux et Coulommiers, dans l’épaisseur de la forêt de Crécy. Il ne tarda pas effectivement à être arrêté à Magny, où il fut trouvé en chemise, caché dans une fausse armoire, au fond d’une alcôve, et troublé à un point qui touchait au délire.

Indépendamment des ouvriers Boireau et Bescher, qui figurèrent au procès, on mit la main sur plusieurs individus dont on ne devait plus entendre parler. À Péronne, par exemple, dans la nuit du 30 au 31 juillet (1835), on raconte que, profitant du moment où une des portes s’ouvrait pour livrer passage à une diligence, un homme s’introduisit furtivement dans la ville. Il était sans chapeau, sans papiers on le mena au chef de la gendarmerie, et bientôt on remarqua qu’une de ses mains, qu’il s’étudiait à cacher, portait l’empreinte d’une blessure qui semblait faite par une corde le long de laquelle il se serait laissé glisser. On le dirigea sur Paris ; mais aucun indice ne vint fortifier l’hypothèse de sa complicité.

Cependant, les ténèbres qui avaient d’abord environné l’assassin commençaient à se dissiper. Il s’était donné d’abord le nom de Girard et s’était dit natif de Lodève : sur l’indication de M. Olivier Dufresne, inspecteur des prisons, M. Lavocat fut appelé auprès de lui et le reconnut. Son véritable nom était Fieschi.

Doué d’une énergie que servaient en lui les calculs de la bassesse la plus raffinée, et vaniteux jusqu’à la démence, cet homme avait contracté toutes les souillures. Condamné comme voleur et comme faussaire, après s’être battu bravement comme soldat, il était sorti des prisons d’Embrun, amant d’une femme dont plus tard il corrompit la fille. En lui tout apparaissait monstrueux, même son origine ; car il était né en Corse, terre habitée par une race héroïque, et jamais pareil misérable n’appartint à si noble pays. Long-temps il traîna de ville en ville son inquiétude d’esprit, sa pauvreté intrigante et ses vices. Attiré à Paris en 1830, il y exerça, non sans intelligence, divers métiers dont sa fourberie accrut les profits. C’est ainsi qu’à l’aide de certificats supposés, il avait obtenu du gouvernement les faveurs réservées aux condamnés politiques. Sicaire en disponibilité, il lui arriva d’offrir à ceux dont le patronage s’était égaré sur lui, ses services meurtriers. Ayant vendu à la police son âme et son bras, il se fit l’homme des partis contraires, souffla la révolte, marcha contre l’émeute un poignard à la main, et vécut en aventurier de carrefour jusqu’au moment où ses fraudes découvertes ne lui laissèrent que périls, opprobre et détresse. Réduit alors à fuir un châtiment plein d’ignominie, abandonné par l’une des deux femmes qu’il flétrissait d’une affection incestueuse, désespéré, furieux, impuissant pour tout, si ce n’est pour un crime, il médita quelque coup terrible. Comment il le frappa, et comment sa rage fut trompée, nous l’avons dit.

Il n’y a jamais eu peut-être de scélérat complet : Fieschi possédait une vertu, la reconnaissance. M. Lavocat, directeur de la manufacture des Gobelins, avait su le gagner en le traitant avec bonté dans les rapports qu’ils avaient eus ensemble antérieurement au crime. On put juger, d’après les discours de Fieschi, que, pour obtenir de lui des aveux, le plus sûr était de le soumettre à l’influence de celui qu’il appelait son bienfaiteur. La Cour des pairs avait confié l’instruction à M. Pasquier et aux membres de la pairie par lui désignés M. Lavocat fut prié d’intervenir officieusement auprès du coupable. Mission fâcheuse qu’on ne saurait accepter, surtout dans un pays tel que le nôtre, sans encourir le blâme de l’opinion publique et blesser le plus susceptible de tous les instincts.

Devant M. Lavocat, Fieschi se composa un rôle dont la suite dévoila bien l’hypocrisie. Il exagéra, il enfla d’une manière étrange l’expression de sa reconnaissance il l’étala orgueilleusement, et il en vint à croire qu’elle lui serait une sauve-garde. Alors, pour que l’homme dont il attendait protection acquît la puissance et le crédit nécessaires, il en fit le sauveur du roi. « Au moment d’accomplir le dessein fatal, disait-il, j’ai aperçu mon bienfaiteur, je me suis troublé ; et la machine, abaissée de deux ou trois pouces, a manqué le but. »

Quant aux révélations qu’on lui demandait, il s’y refusa d’abord, fuis, abordant les demi-confidences, il promena les juges instructeurs dans un dédale de contradictions, de subterfuges, de réticences, de mensonges. On dut penser qu’indirectement il marchandait le prix de ses aveux, et l’on s’oublia jusqu’à faire luire à sa vue la promesse d’une grâce qu’on était décidé à ne pas lui accorder[1]. M. Lavocat contribua-t-il à l’entretenir dans le lâche espoir de racheter sa vie en trahissant ses complices ? Nous croyons pouvoir affirmer le contraire. Mais ce qui est certain,— et l’on en verra plus bas la preuve, — c’est que Fieschi conserva jusqu’à la fin la conviction qu’au moment décisif sa tête serait refusée au bourreau. Ce qui est encore certain, c’est que les représentants de la justice ne dédaignèrent pas de spéculer sur la vanité de ce malheureux. On l’entoura d’égards dont l’artifice égalait à peine le scandale. Pour qu’il pût envoyer de l’argent à sa maîtresse, faire largesse à ses gardiens, et ajouter, comme Pépin et Morey, quelques douceurs au régime de la prison, diverses sommes lui furent successivement données elles finirent par s’élever à près de quatre mille francs, et il se plaisait à en disposer d’une manière fastueuse. Que de fois ne s’entendit-il pas appeler monsieur et mon cher ! On s’informait de sa santé avec une sollicitude dont l’urbanité l’enchantait, on lui laissait deviner en quelle estime on tenait son intelligence. Et lui, il acceptait ces hommages comme une sorte d’amende honorable faite tardivement par la société à son génie long-temps méconnu ! Du fond de sa prison, il poursuivait les plus hauts personnages de lettres écrites dans un jargon à part, et où aux plus bizarres adulations se trouvaient cousus des lambeaux d’érudition grotesque. Un jour, il traça un parallèle entre Pépin l’épicier et Pépin-le-Bref ; un autre jour, il composa un long travail dans lequel il se comparait à Salvator Rosa. « Lorsque Talleyrand m’a entendu, disait-il, il s’est troublé, retrouvant dans mon organe celui de Napoléon, qu’il a trahi. » Si bien qu’un scélérat, le plus vil peut-être qui ait jamais existé, en était venu à tomber dans l’adoration de lui-même.[2]

Pour tirer parti de cette ivresse sans nom, il ne restait qu’à rendre odieux à Fieschi les complices qu’on lui supposait. Or, Nina Lassave ayant déclaré tenir de Morey que c’était lui qui, dans la nuit du 27 au 28, avait chargé la machine, on eut soin de rappeler à l’assassin l’explosion qui l’avait mis à deux doigts de la mort. Plus de doute : Morey avait chargé quelques-uns des fusils de manière à les faire éclater, parce que, craignant une trahison de la part de son complice, il l’avait pris pour victime. Ces insinuations eurent le succès prévu le A septembre 855 l’assassin compléta ses aveux.

Il en résultait en substance que Fieschi avait inventé la machine dans un but purement stratégique que l’idée de la faire servir à tuer le roi était venue de Morey que Pépin avait fourni l’argent pour le loyer de la maison et l’achat du bois de la machine. Du reste, le dénonciateur niait la complicité de Victor Boireau, si fortement compromis dès l’origine et, pour ce qui est de Bescher, on n’avait à lui reprocher que d’avoir prêté à Fieschi, sur la prière de Morey, son livret et son passeport.

Tel était l’état des choses lorsque, le 30 janvier 1836, comme nous l’avons dit, les débats s’ouvrirent.

Morey s’y montra jusqu’au bout ce qu’on l’avait vu d’abord. Il y avait dans l’attitude de ce vieillard quelque chose de terrible et de singulier. Au milieu de tant d’hommes diversement émus, seul il ne témoignait ni haine, ni inquiétude, ni étonnement, ni colère, ni pitié. Toujours taciturne, toujours immobile, il n’appartenait à l’assemblée que lorsqu’on l’interrogeait. Il répondait alors pour nier ce dont il était accusé, mais cela froidement, en peu de mots, sans ostentation, sans embarras sans insistance. Hautement dénoncé par Fieschi, il ne sortit pas un instant de cette impassibilité extraordinaire. Son front resta de glace, et l’on ne surprit pas même sur ses lèvres le sourire du dédain.

Pépin, au contraire, passait tour-à-tour d’une agitation fébrile à un morne accablement. À la moindre question, il se troublait, promenait sur l’assemblée des yeux suppliants et remplis de larmes, parlait de sa femme, de ses quatre enfants, et balbutiait des paroles étranges, évidemment dictées par l’égarement de la peur. Je suis innocent, disait-il sans cesse. Il ajoutait qu’il était victime d’un complot infernal, qu’on avait juré de le perdre. Puis, il retombait sur son banc, épuisé, anéanti.

Pour ce qui est de Fieschi, comment décrire son attitude et son rôle dans ces déplorables débats ? La tête haute, le regard superbe, le sourire du triomphe sur les lèvres, il marquait ses victimes d’un geste théâtral et se haussait en quelque sorte sur son infamie, amusant les juges par des bouffonneries ignobles, faisant l’orateur, affichant des prétentions d’érudit, visant à l’effet, attendant qu’on l’applaudît, ainsi qu’un bateleur sur ses tréteaux. Et parmi les juges, il s’en trouva qui l’applaudissaient. À chacune de ses atroces pasquinades, on se mettait à rire, sur les bancs de la pairie, de ce rire approbateur qui semble encourager. L’assassin venait-il à se lever ? les lorgnons se braquaient de toutes parts sur lui, comme en un spectacle. Faisait-il signe qu’il avait à parler ? aussitôt des voix impatientes s’élevaient « Fieschi a demandé la parole ; Monsieur le président, la parole est à Fieschi. » On ne voulait pas perdre un mot de ce qui pouvait sortir de la bouche de ce grand homme Et lui ne se possédait pas d’orgueil et de joie. Sa main sanglante cherchait des mains à presser publiquement. et elle en trouvait. Il échangeait avec sa concubine, placée dans les tribunes, des signes d’intelligence et d’affection. Il posait, il trônait. Que dire encore ? C’était lui qui dirigeait les débats, lui qui excitait ou gourmandait les témoins, lui qui exerçait les fonctions d’accusateur public, lui qui gouvernait l’audience. Etait-il rien qui ne lui fut permis ? Tantôt, pour donner une idée de la manière dont il fallait viser, il criait à M. Pasquier en le couchant en joue avec ses doigts « Je suppose, Monsieur le président, que vous soyez un canard ; » tantôt, raillant le malheureux Pépin, qui semblait engagé dans un commencement d’aveu : « Il ne faut a pas se décourager, disait-il : une femme accouche à sept et à neuf mois. Voilà sept mois… Pépin commence à accoucher. » Quelle que fut son impudence, Fieschi n’osait, tout en le dénonçant, insulter Morey mais, voyant la timidité de Pépin, il prenait un plaisir féroce à le tourner en ridicule et à l’accabler. Pour lui, il s’accusait avec complaisance, s’avouait le plus grand des criminels, et se déclarait trop heureux d’avoir à payer de son sang la vie des infortunés morts sous ses coups. Mais plus II insistait sur le sort qui lui était réservé, sur l’échafaud qui l’attendait, plus il devenait manifeste qu’intérieurement il croyait à sa grâce. D’autant qu’il avait soin de flatter outre mesure ceux de qui elle paraissait dépendre.

Heureusement, il se passa, dans le cours du procès, quelques scènes qui consolent du scandale d’un tel triomphe. Parmi les témoins que Fieschi eut pour contradicteurs, il s’en était présenté un qui avait le front couvert en partie d’une plaque d’argent. Après la déposition Fieschi s’étant écrié « Que voulez-vous que je réponde à un homme qui a la tête felée ? —Il est vrai, répliqua le témoin en foudroyant de son regard le meurtrier, il est vrai que j’ai eu la tête fracassée, mais c’est dans une bataille, ce n’est pas dans un assassinat. »

Les débats avaient employé déjà douze audiences sans ajouter de grandes lumières à celles qui jaillissaient de l’instruction, lorsque la situation d’un des accusés fut aggravée par une circonstance inattendue. Irrité d’une déclaration de Pépin dirigée en apparence contre lui, et vaincu d’ailleurs par les larmes de sa mère, qui le conjurait de tout avouer, Boireau exposa, le février (1836), que si, la veille de l’attentat, il avait fait une promenade à cheval pour que Fieschi pût ajuster ses canons, c’était à la demande de Pépin, qui devait la faire lui-même.

Il y avait là, pour Pépin, comme un coup de foudre. Et pourtant ce fut le signal de la transformation qui s’opéra subitement en lui, transformation complète et véritablement phénoménale. L’un de ses deux avocats, Me Marie, s’était empressé de l’aller voir dans sa prison, au sortir de l’audience. Il le trouva plein de calme, de résolution et de dignité. « Boireau m’envoie à la mort, dit le prisonnier, et je pourrais bien aisément me venger. Mais non… je ne veux pas l’exciter à charger aussi Morey. » À dater de ce moment, Pépin fut un autre homme. Sa figure prit une expression de fermeté simple et touchante sa parole devint lucide ; on eût dit que des horizons nouveaux venaient d’apparaître à cette intelligence jusque-là si bornée.

La compassion qu’il avait généralement éveillée s’en accrut. Il n’avait en effet échappé à personne que si un homme de la nature de Pépin avait trempé dans un complot du genre de celui qu’on jugeait, ce ne pouvait être que par entraînement, terreur ou faiblesse. On l’accusait d’avoir commandité le crime ? Mais l’argent donné par lui, l’avait-il offert spontanément ou pour obéir à une influence terrible que sa pusillanimité ne lui avait permis ni de fuir, ni de secouer, ni de vaincre. L’opinion s’était emparé des interrogatoires des condamnés et de ce document, produit sous la garantie du président de la Cour des pairs, il résultait que Pépin avait fait, pour détourner Fieschi du crime projeté, tous les efforts que comportait la timidité de son caractère que ne pouvant détruire la machine et ne l’ayant jamais vue, il en avait du moins détruit le modèle qu’il avait cherché à arrêter Fieschi en lui représentant le nombre des victimes qu’il allait frapper. Voilà ce qui ressortait, même des dénonciations de Fieschi confronté avec Pépin. N’étaient-ce point là, dans tous les cas, des circonstances atténuantes ? Ainsi pensaient beaucoup d’esprits modérés, bien que l’attentat commis le 28 juillet leur fit horreur.

Cependant, le procureur-général, M. Martin (du Nord), avait prononcé son réquisitoire. Il y avait soutenu l’accusation avec beaucoup de force à l’égard de Fieschi, de Pépin et de Morey, l’avait abandonnée à l’égard de Bescher, et s’était exprimé sur Boireau en termes qui provoquaient une sentence indulgente. Les plaidoiries commencèrent immédiatement.

Chargé de la défense de Fieschi, cause impossible à plaider, Me Patorni ne put que se rejeter sur le meilleur emploi qu’auraient trouvé les facultés de Fieschi dans une société dirigée d’une manière plus intelligente. Mais, comme il partait de ce point de vue pour reprocher au gouvernement d’avoir réduit Fieschi au ésespoir, un mouvement de désapprobation se manifesta sur les bancs de la pairie. Alors, fidèle à son rôle, Fieschi eut l’effronterie de rappeler à l’ordre son propre avocat, ce qui était une flatterie indirecte adressée aux juges et le couronnement de tant de bassesses !

Me Dupont, avocat de Morey, prit à son tour la parole. Après avoir marqué Fieschi au front comme avec un fer rouge, et fait ressortir, à côté de la jactance du délateur, le courage si calme et si vrai de son client, Me Dupont signala des contradictions sans nombre, soit dans les dépositions des témoins à charge, soit dans les déclarations du principal accusé. Il s’étudia ensuite à prouver que Fieschi avait un complice dont il cachait le nom et auquel se rapportaient les inculpations dirigées contre Morey ; que celui-ci n’avait été choisi que pour tenir la place du complice inconnu protégé par Fieschi ; que Fieschi, en un mot, et Nina Lassave, s’étaient entendus pour perdre Morey. Ce système, développé avec un admirable talent d’induction, avait produit sur l’auditoire une impression profonde ; elle fut au comble quand, d’une voix saisissante et avec un geste violent, M. Dupont s’écria: « Croyez-vous que la tâche de l’avocat soit achevée quand il a défendu son client ? Oui, si son client est acquitté ; mais, si on le condamne, il est pour l’avocat un autre devoir à remplir. Pour moi, si Morey est condamné, je ne passerai pas un seul jour de ma vie sans rechercher le complice véritable de Fieschi. Et vous, Messieurs, après avoir fait tomber la tête de Morey, ne craindriez-vous pas que mes recherches ne fussent suivies de succès, et qu’un jour je ne vinsse jeter à votre audience un nom de coupable… quand Morey serait mort ? »

La sensation ne fut pas moindre lorsque, dans sa plaidoirie en faveur de Pépin, Me Marie prononça ces vives paroles « Fieschi peut être satisfait de sa gloire. Comment donc ! mais on l’admire, mais on le caresse, mais on vous a parlé de l’intérêt qu’il a reconquis ! Oh, apparemment, vous voulez que sa marche à l’échafaud soit une marche triomphale ! J’espère, moi, que la morale publique protestera contre cette prétention. Votre crime, vous en subirez la peine ; et si votre nom passe à la postérité, il y passera exécrable ! »

On entendit encore pour Fieschi, Me Parquin et Chaix-d’Est-Ange ; pour Pépin, Me Dupin jeune ; pour Boireau, Me Paillet ; pour Bescher, Me Paul Fabre. Puis, Fieschi se leva et débita une espèce de discours dans lequel il insistait avec emphase sur la grandeur de son crime, sur l’immensité de son repentir, sur la postérité qui l’attendait, sur le courage avec lequel on le verrait mourir. Et toutefois, n’oubliant pas de qui sa grâce dépendait, il avait soin d’affirmer en terminant qu’il estimait Louis-Philippe à l’égal de Napoléon.

Le lendemain, 15 février (1836), la Cour prononça un arrêt qui acquittait Bescher, condamnait Fieschi à la peine du parricide, Pépin et Morey à la peine de mort, Boireau à vingt ans de détention[3]

MM. Philippe Dupin et Marie s’étaient rendus, après l’arrêt, dans la prison de Pépin. Ils le trouvèrent dans sa camisole de force et au milieu de ses gardiens, aussi calme, aussi maître de lui que s’il eût été libre et environné de sa famille. Il les entretint de ses affaires privées avec une netteté d’esprit et une précision de langage qui les étonna.

Morey avait été tel jusqu’alors, qu’il ne pouvait étonner personne en se montrant incapable d’être ému. On avait imaginé un moyen détourné pour lui faire tenir du poison, il répondit « J’aime mieux être guillotiné ; je veux que mon sang leur coule sur la tête. »

Quant à Fieschi, il conservait toujours l’espoir d’avoir la vie sauve. Et comment n’aurait-il pas espéré ? Entouré de soins prévoyants, de complaisances empressées, il pouvait se croire des admirateurs. On lui demandait son portrait, on recueillait précieusement ses facéties, on attendait de lui des mémoires, on s’arrachait ses autographes, devenus pour sa maîtresse l’objet d’un commerce lucratif Et il y en avait, même parmi ses juges, qui brûlaient d’avoir de son écriture, de posséder ses fautes d’orthographe. Il y a plus recevoir la fille de son ancienne concubine, Laurence Petit, passer avec elle des heures entières, prendre avec elle ses repas, voilà ce qu’on lui permettait !

Ajoutons qu’il n’était pas de forme qu’il ne donnât à son repentir ; jusque-là qu’il écrivit un jour à l’archevêque de Paris une lettre dans laquelle il sollicitait la permission d’entendre la messe, rappelant que la première messe avait été servie par le larron pénitent.

Aussi, quelle ne dut pas être la surprise de Fieschi lorsque son confesseur lui vint dire il faut se préparer à mourir. C’est impossible, s’écria-t-il aussitôt, et la suite prouva combien ce cri était sincère. La veille de l’exécution, il disait à Me Patorni, son avocat, qu’on devait lui faire une pacotille et l’envoyer en Amérique. Me Patorni essayant de lui prouver qu’il se berçait d’un faux espoir, il devint soucieux, et, regardant Nina Lassave, assise à sa table « En tout cas, Nina ira se jeter aux genoux de Madame de Trévise, qui ne refusera point de parler au roi. » Il prétendit, du reste, qu’on lui avait fait des promesses et, comme son avocat lui avait prêté quelques livres « Je vais écrire, dit-il, ce qu’on m’a promis, et, si je meurs, a vous trouverez l’écrit caché dans un de vos livres, quand on vous les rendra. » Les livres furent rendus, mais l’écrit ne s’y trouvait point.

Cependant, l’heure dernière approche, l’échafaud a été dressé pendant la nuit sur la place de la Barrière Saint-Jacques, tout est prêt, les condamnés sont attendus. Fieschi prie l’abbé Grivel de remettre un cigare à Morey comme gage de réconciliation. Morey refuse le cigare, Pépin l’accepte.

La pièce destinée aux préparatifs mortuaires s’ouvrit et reçut les trois condamnés. Fieschi était agité dans sa jactance, Pépin résigné, Morey indifférent et austère. Pendant qu’on procédait à la toilette funéraire, Fieschi n’avait cessé de diriger vers la porte des regards inquiets il s’écrie enfin « Mais M. Lavocat ! est-ce que M. Lavocat ne vient pas ? » On lui répond qu’il ne doit point s’y attendre. Alors, l’œil en feu, le visage crispé, le corps animé d’un mouvement convulsif, furieux, effrayant, il s’écrie « Ah ! si M. Lavocat ne vient pas, je meurs damné ! »

Trois voitures, qui devaient transporter les condamnés et les abbés Grivel, Gallard et Montès, leurs confesseurs, stationnaient dans la cour de l’Orangerie. Au moment où Fieschi montait dans celle qui lui était réservée, le colonel de Pozac lui cria « Fieschi, pense à Dieu, et souviens-toi du soldat de Gaëte. » Fieschi expliqua aussitôt à son confesseur qu’il s’agissait d’un soldat corse qui, au siége de Gaëte, avait déployé un courage prodigieux. Lui-même, au reste, il fit preuve, durant tout le trajet, de la plus grande intrépidité. Croyant la conserver, il avait tenu à la vie, mais, rendu à l’affreuse certitude, il contemplait la mort sans trouble. « Je devrais être superstitieux, disait-il à l’abbé Grivel dans la voiture qui le traînait à l’échafaud ; car, lorsque j’étais en Calabre, une bohémienne me prédit que je mourrais un jour guillotiné et l’âme contente elle ne m’a pas trompé. »

Vers huit heures, le lugubre cortège arrivait sur le lieu du supplice. Le triple rang de soldats qui en barrait l’entrée s’ouvrit pour livrer passage aux condamnés et se referma. Pépin, Morey et Fieschi descendirent de voiture. Morey, courbé par les souffrances physiques, s’avançait à demi porté par deux gardes. Il leur avait dit « Soutenez-moi. Le cœur va, mais les jambes ne vont plus. » Les trois condamnés allèrent se placer, les mains liées derrière le dos, au pied de l’instrument du supplice, les prêtres qui les assistaient leur donnant à plusieurs reprises le crucifix à baiser. En cet instant suprême, un commissaire de police vint avertir Pépin que, s’il avait des révélations à faire, il serait sursis pour lui à l’exécution. Il répondit avec fermeté qu’il n’avait rien à dire.

Il s’écoula un moment d’inexprimable angoisse. Puis, un homme fut aperçu qui, la figure pâle, un long manteau jaune sur les épaules, montait d’un pas assuré les degrés de l’échafaud c’était Pépin. Arrivé sur la plate-forme, il cria : « Je meurs innocent, je meurs victime, adieu ! » leva les yeux au ciel, et se livra aux exécuteurs.

Morey vint ensuite. Il n’y avait pas la plus légère altération sur ses traits, et il gardait le silence. Seulement, comme l’exécuteur portait sur ses vêtements une main brusque « Pourquoi, lui dit-il avec douceur et à voix basse, gâter ce gilet ? il peut servir à un pauvre. » Quand on ôta au vieillard son bonnet de soie, ses cheveux blancs furent soulevés par le vent sur sa tête nue. Et il se fit dans la foule un mouvement suivi d’une rumeur sourde.

C’était le tour de Fieschi. Accompagné du digne abbé Grivel, qu’il avait prié « de ne le quitter que le « plus près possible de l’éternité », il s’avance fièrement, prend sur l’échafaud l’attitude d’un orateur, prononce quelques paroles d’adieu, de repentir, et, se penchant vers son confesseur : « Je voudrais bien pouvoir, dans cinq minutes d’ici, venir vous donner de mes nouvelles. » Cela dit, il se retourne vivement, se place de lui-même sur la planche…, et pour la troisième fois le couteau de la guillotine s’abaissa.

Deux jours après, la foule s’amoncelait et se pressait sur la place de la Bourse, aux portes d’un café. Dans un comptoir orné de sculptures précieuses et qu’ombrageaient de riches draperies, vous eussiez vu gravement assise une femme d’une figure commune, borgne, et n’ayant d’autre mérite extérieur que l’éclat de la jeunesse. C’était Nina Lassave. Elle était là, le front rayonnant, la lèvre épanouie, aussi joyeuse que fière de l’empressement qui rendait hommage à sa célébrité. Par un de ces traits qui servent à caractériser une époque, un spéculateur avait compté, pour s’enrichir, sur l’exposition d’une femme immortalisée par la délation et maîtresse incestueuse d’un assassin. Il y en eut beaucoup à qui cela parut tout simple.



CHAPITRE II


Réaction de la politique du continent contre la révolution de juillet. Causes générales de cette réaction. — Occupation de Cracovie par les Autrichiens, les Prussiens et les Russes caractère politique de cette mesure. — Violation des traités de Vienne par les trois grandes Puissances continentales ; silence de la France et de l’Angleterre. Intervention en Espagne demandée au Cabinet des Tuiteries par celui de Saint-James. — Le roi et M. Thiers insensiblement détachés de l’alliance anglaise demande de lord Palmerston repoussée ; l’alliance anglaise compromise triomphe de la diplomatie continentale première phase du ministère du 22 février. Voyage du duc d’Orléans à Berlin et à Vienne. — La main d’une archiduchesse d’Autriche refusée au duc d’Orléans. — Entrevue fortuite entre ce prince et Marie-Louise.


La révolution de juillet avait tenu le monde en suspens. Or, quel prodige qu’un semblable réveil de la nation française ! Que vers la fin du dix-huitième siècle elle se fût montrée capable de tout faire trembler, de tout faire fléchir autour d’elle, au moment même où elle portait allumé dans son sein le foyer de vingt guerres civiles et qu’ensuite, décimée par les batailles, décimée par les échafauds, à bout d’enthousiasme révolutionnaire, de génie, de fureurs, elle eût suffi, avec ce qui lui restait encore de fougue et de sang, à l’immense fatigue de l’Empire et à ses miracles… n’y avait-il pas déjà dans de tels témoignages de force un assez profond sujet d’étonnement pour le monde ? Aussi, lorsqu’en 1815 on avait vu la France tomber enfin d’épuisement aux pieds d’un roi ramené par un million de soldats étrangers, on l’avait regardée comme une nation finie. Et c’était après quinze ans d’une domination énervante, c’était lorsque, immobile, humiliée, sous le double joug des courtisans et des prêtres, elle paraissait morte à demi, qu’on venait de la voir en 850 se relever tout-à-coup, plus que jamais remplie de jeunesse et de sève, ivre d’audace, le front rayonnant, et prête à fournir une fois encore aux peuples stupéfaits la preuve de son inépuisable vigueur !

En de telles circonstances, un grand homme ayant une dynastie à fonder n’avait, ce semble, qu’une marche à suivre.

Loin d’aspirer à l’anéantissement du génie révolutionnaire et démocratique, il se serait appliqué à le contenir en le dirigeant ; loin de s’en faire un obstacle, il s’en serait fait un appui. Et, après avoir dit à la France « La liberté n’est possible qu’avec la paix. Tenons l’Europe en respect ; mais gardons nous de l’effrayer, et ne la provoquons pas », il aurait dit à l’Europe « Rendez ma dynastie populaire en ne refusant rien à mon pays de ce qui lui est dû légitimement, et résignez-vous à l’honorer dans ma personne. Car la tempête m’appartient, et je puis, d’un signe, donner une secousse aux trônes. » Maître alors de la situation, et pouvant tout : d’une part sur la France au moyen de l’Europe, de l’autre sur l’Europe au moyen de la France, il se serait élevé peut-être, dans son rôle de modérateur, au-dessus de la gloire des plus illustres conquérants, et, du moins autant que cela se peut dans une monarchie, il aurait fondé la grandeur de sa maison sur celle de son pays.

Ce fut une politique toute contraire que crut devoir suivre, dès l’origine, la royauté de juillet. Pour se concilier les Puissances continentales, elle déclara au génie révolutionnaire dont elle était issue la guerre la plus acharnée. Or, c’était se priver d’un appui pour acheter un patronage c’était tomber du rôle de modérateur à celui de vassal c’était encourager dans les souverains d’injustes caprices, après avoir perdu la force qui aurait servi à y résister ; c’était, enfin, pour ce qui concernait la dynastie à établir, la miner au dedans par l’impopularité et au dehors par la dépendance. Double danger ! double folie !

Et cependant, chose incroyable, les inspirateurs de cette politique sans intelligence s’étaient donnés pour des hommes habiles. Mais les faits ne permettent pas long-temps que les peuples s’abusent au point de prendre les calculs de l’égoïsme pour de l’habileté, et la ruse pour du génie. La vérité est que l’égoïsme accuse un esprit borné encore plus qu’un cœur sec. La ruse n’est qu’un procédé de l’impuissance, qu’une ressource de la médiocrité.

Voilà ce dont M. Thiers put aisément se convaincre dès son avènement à la présidence du Conseil. À cette époque, tout faisait silence autour du trône de Louis-Philippe : plus d’insurrections, plus d’émeutes ; l’assassinat était descendu à Fieschi la presse respirait à peine sous les lois de septembre ; la France était calme jusqu’à l’abattement. Et qu’en résultait-il ? Que les Cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin redoublaient, à l’égard de la Cour des Tuileries, de morgue, d’exigences et de bravades. De sorte que, placé entre la France révolutionnaire et l’Europe monarchique, le gouvernement de juillet n’avait pu affaiblir la première sans subir de plus en plus le despotisme insolent de la seconde et ses rancunes immortelles. Abordons ce triste épisode de notre histoire.

Dans l’adresse votée par la Chambre des députés au commencement de l’année 1836, dont nous allons tracer le tableau, les sympathies de la France pour la Pologne avaient été formulées d’une manière touchante quoique timide. Adoptant un amendement de M. de Mornay, la Chambre avait dit, à propos de nos relations extérieures « Cette heureuse harmonie nous donne l’espoir que, d’accord avec la Grande-Bretagne et les Puissances dont les intérêts sont liés aux nôtres, vous pourrez, Sire, rétablir l’équilibre européen, si nécessaire au maintien de la paix, et que le premier gage en sera la conservation de l’antique nationalité polonaise, consacrée par les traités. »

Ces paroles exprimaient, avec une réserve convenable, les vœux et les sentiments du peuple français. Elles ne faisaient, d’ailleurs, que répondre à un discours adressé par l’empereur Nicolas à la municipalité de Varsovie, discours plein de hauteur, plein d’emportement, et qui trahissait une pensée hostile au Cabinet des Tuileries. Cependant, les Cours étrangères s’émurent, et aussi audacieuses alors qu’elles l’étaient peu en 1830, elles prirent la résolution de braver, par une manifestation collective, la Grande-Bretagne et la France.

On sait comment le congrès de Vienne, congrès de rois fut le berceau de la république de Cracovie. L’Europe étant devenue, en 1815, une proie saignante à partager entre les plus forts, l’Autriche et la Prusse se disputèrent la possession de Cracovie, dont elles avaient besoin toutes deux pour clore, l’une la Gallicie, l’autre la Silésie. De son côté, le Cabinet de Saint-Pétersbourg couvait d’un regard inquiet la ville en litige. On ne put s’entendre, et, pour que Cracovie n’appartînt à personne, on décida qu’elle s’appartiendrait. Ainsi érigée en république par l’égoïsme de trois monarques rivaux et jaloux, elle n’avait pas tardé à devenir, par ses institutions politiques, son langage, ses croyances religieuses, son université, le sanctuaire de la nationalité polonaise. Neutre en 1830, et, en 1831, occupée, rançonnée, foulée aux pieds par le général Rudiger, elle avait recueilli et conservait les derniers débris de la Pologne accablée. Ce fut par la violation brutale de son indépendance que les Cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin, résolurent d’insulter le gouvernement français.

Le projet d’occupation fut communiqué à M. de Broglie dans les premiers jours du mois de février 1836. Il quittait les affaires, et il dut, par conséquent, se borner à recevoir la communication. Mais comme les Puissances du continent ne prenaient, pour agir, conseil que d’elles-mêmes, elles donnèrent sans plus de retard le signal de l’insulte. Le 9 lévrier, puisant un prétexte dans quelques troubles éphémères dont la fête de l’empereur de Russie venait d’être l’occasion, elles sommèrent, par leurs résidents, le Sénat de Cracovie d’expulser, dans le délai de huit jours, du territoire de la république, tous les réfugiés qu’elles tenaient pour dangereux, Polonais ou autres. La résistance eût été insensée, l’hésitation même était impossible. M. Wieloglowski, président du Sénat, se borna donc à représenter, dans une note suppliante, que, parmi les réfugiés qu’on frappait d’un coup si terrible et si imprévu, plusieurs avaient contracté depuis long-temps, à Cracovie, des relations de famille ou de fortune. Ne pouvait-on leur laisser, au moins, le temps indispensable au règlement de leurs affaires ? Les trois Cours furent inflexibles. Le délai de rigueur fut maintenu, et, comme il était insuffisant, dès le 17 février, les soldats autrichiens entrèrent dans Cracovie, les armes à la main et la menace sur le front.

Ce fut un véritable scandale européen. Jamais les traités n’avaient été violés, à la face du monde, d’une manière aussi brutale. Et il est à remarquer que le traité qu’on violait ici, c’était précisément celui sur l’inviolabilité duquel la Russie, la Prusse, l’Autriche, faisaient reposer leurs usurpations de 1815. Car, par l’article 6 de l’acte du congrès de Vienne, Cracovie avait été déclarée ville libre, indépendante, strictement neutre, sous la protection des trois Puissances ; et, pour ôter d’avance tout prétexte à la mauvaise foi, on avait eu soin d’ajouter, dans l’article 9, qu’aucune force militaire ne pourrait être introduite dans la ville, sous quelque prétexte que ce fût. À la vérité, le même article portait que Cracovie ne donnerait asile et protection, ni à des transfuges ou déserteurs, ni à des gens poursuivis par la loi, appartenant aux trois Puissances. Et c’était sur cette clause qu’on osait s’appuyer pour occuper militairement une ville indépendante ! Comme si des réfugiés pouvaient être confondus avec des malfaiteurs ; comme si la défense faite aux habitants de Cracovie de recevoir parmi eux des transfuges impliquait le droit d’envahir leur territoire, alors qu’un pareil envahissement se trouvait interdit par les traités en termes absolus comme si, enfin, il était loisible aux gouvernements russe, autrichien et prussien, d’étendre à des Italiens, par exemple, ou à des Français, leur droit de souveraineté et leurs mesures de contrainte !

Mais quand la force compte sur l’impunité de ses violences, que valent, pour l’arrêter, le texte des conventions et les lois de la justice ? Plus le fait était monstrueux, hardi, mieux il servait le but des royautés du continent, qui était d’humilier la France et l’Angleterre, pour relever en Europe l’ascendant du vieux principe monarchique.

Aussi l’affaire fut-elle conduite avec une hauteur, une brusquerie un dédain des usages diplomatiques, un mépris de la faiblesse, dont l’histoire fournit peu d’exemples. Les Autrichiens avaient été suivis par les Russes : les Russes le furent par les Prussiens. Aussitôt, la milice de Cracovie est dissoute ; les réfugiés sont traqués avec une rigueur inouïe ; on maltraite plusieurs habitants on menace de la prison ou de l’amende quiconque recèlera un proscrit la main des étrangers pèse sur le gouvernement, trop faible pour désobéir et réduit à trembler : l’indépendance de Cracovie a complétement disparu.

L’occupation militaire de cette ville avait eu lieu le 17 février, et c’était le 22 que M. Thiers avait été nommé ministre des affaires étrangères. Quel parti allait-il prendre ? Honorerait-il son entrée aux affaires par un acte de décision et de vigueur ? On ne craignait rien de semblable, ni à Saint-Pétersbourg, ni à Berlin, ni à Vienne. On s’en fiait du maintien de la paix à une volonté plus puissante que celle du nouveau ministre ; et, d’ailleurs, M. Thiers lui-même, par des raisons qu’on verra plus bas, commençait alors à pencher vers la politique du continent et à se détacher de l’Angleterre. Le pousser de plus en plus sur cette pente, tel était le mot d’ordre donné à MM. de Werther, d’Appony et de Pahlen. Ils lui firent donc part de l’occupation de Cracovie, en le priant de remarquer qu’aucune communication analogue n’avait été et ne serait faite au Cabinet de Saint-James, attendu que la Russie, l’Autriche et la Prusse tenaient à marquer au gouvernement français par cette différence de procédés, combien elles prisaient sa modération et sa sagesse. Ainsi, d’une part, on masquait sous un vain témoignage de déférence ce que la récente bravade avait d’excessif ; et, de l’autre, on essayait de semer entre M. Thiers et lord Palmerston des causes de défiance et de jalousie. L’artifice était grossier : si M. Thiers en fut dupe ou feignit seulement de l’être, c’est ce que nous ne saurions dire. Toujours est-il qu’il se tint pour satisfait, au milieu de l’indignation générale excitée en France par un acte qu’on y considérait avec raison comme un outrage calculé au génie révolutionnaire.

En Angleterre, l’élan ne fut pas moindre, et d’ardentes interpellations assaillirent, dans le parlement, le Cabinet whig. Mais, sans l’appui du gouvernement français, lord Palmerston ne se croyait pas en mesure de faire parler à la nation anglaise le langage de la menace il déclara du haut de la tribune que l’entrée des Autrichiens, des Russes et des Prussiens à Cracovie lui paraissait une violation flagrante des traités mais aucune, mesure vigoureuse ne fut prise par lui pour soutenir l’honneur de cette déclaration.

Le résultat de tout cela était facile à prévoir. L’orgueil des ennemis de la révolution de juillet s’accrut à un point extraordinaire. Dans les feuilles des chancelleries, l’occupation militaire de Cracovie fut vantée comme une magnifique réponse aux déclamations des tribunes anglaise et française, comme une revanche à jamais glorieuse de l’occupation d’Ancône. Bientôt l’orgueil des journaux censurés de l’Allemagne ne connut plus de bornes, et, dans une correspondance publiée par la Gazette d’Augsbourg, un Prussien, qui avait oublié san~doute Iéna, nous rappela Rosbach.

Si la France et l’Angleterre, resserrant alors les nœuds de leur alliance, s’étaient décidées à intervenir en Espagne, nul doute que la victoire remportée par la diplomatie continentale n’eût été efficacement contrebalancée. C’est ce qu’aperçut clairement lord Palmerston.

La situation de l’Espagne était d’ailleurs devenue pour le Cabinet de St-James le sujet de préoccupations fort vives. Tant que la cause de don Carlos lui avait paru chancelante, il avait plus craint que désiré l’intervention française, qui l’aurait gêné dans le maniement des affaires de la Péninsule. Et voilà précisément pourquoi la diplomatie britannique ne nous avait assigné qu’un rôle d’expectative dans ce fameux traité de la Quadruple-Alliance, dont il est permis de dire que M. de Talleyrand le signa sans le comprendre. Mais les progrès de l’insurrection carliste étaient venus changer, pour les Anglais, la face de la question. La présence de la France au-delà des Pyrénées, importune dans le premier cas, devenait nécessaire dans le second. Car il fallait, avant tout, avoir raison de don Carlos et tarir les sources sanglantes de la guerre civile il fallait, avant de prétendre aux bénéfices d’une tutelle exclusive, aviser aux moyens de la conquérir. Or, le ministère whig n’ignorait pas que la légion d’Evans, composée de pillards, déshonorait le nom anglais, sans profit pour l’affermissement de la royauté d’Isabelle. Et les soldats manquaient pour la remplacer. Lord Palmerston se tourna donc du côté des Tuileries, invoquant le traité de la Quadruple-Alliance et demandant appui.

Mais les motifs pour lesquels Louis-Philippe s’était opposé à l’intervention en 1834 lui paraissaient plus forts, plus décisifs que jamais ; et deux causes, futiles en apparence, rendaient son obstination intraitable.

Depuis le jour où lord Palmerston, avec une légèreté arrogante, l’avait fait attendre dans son antichambre, M. de Talleyrand avait juré au Cabinet whig une haine implacable. Pour détourner ce faible esprit de l’alliance anglaise, qu’il avait d’abord voulue, et dont il avait tiré vanité aux yeux de l’Europe, quoiqu’il se fût montré incapable de la nouer, il avait sum d’un procédé injurieux. M. de Talleyrand repoussait donc l’intervention en Espagne, sans autre but que d’humilier lord Palmerston. Rancunes misérables, qui servaient à merveille la répugnance que le roi éprouvait pour le ministre anglais Il est certain que lord Palmerston réunissait en lui les défauts les plus antipathiques à Louis-Philippe. la fatuité, l’amour-propre dans les affaires, le goût du bruit, une activité tracassière et imprudente. Bientôt lord Palmerston ne fut plus considéré aux Tuileries que comme un brouillon, que comme un homme éminemment propre à gâter la paix, Et telle était, du reste, l’opinion qu’on avait de lui dans presque toutes les Cours de l’Europe, auxquelles il était devenu odieux.

D’un autre côté, le roi s’était laissé insensiblement détacher de l’alliance anglaise par les adroites flatteries de M. de Metternich. Le vieux courtisan autrichien ne cessait de dire que Louis-Philippe était le plus grand homme qui eût, depuis bien longtemps, occupé le trône ; que sa gloire était dans sa sagesse que sa force lui venait de son amour invariable pour la paix et de cet illustre entêtement auquel l’Europe monarchique devait son repos. Quelque manifeste que fût le piège, Louis-Philippe ne sut pas s’en garantir. Il ouvrit une oreille complaisante à des flatteries d’autant plus douces pour lui qu’elles venaient de loin et semblaient lui être apportées par le souffle de la renommée. Il s’enivra de l’espoir de prendre rang parmi tant de rois qui jusqu’alors avaient affecté de ne voir dans les princes de la maison d’Orléans que des artisans de troubles, des ambitieux descendus jusqu’au carrefour, des protégés de la populace. Il se crut du génie, enfin, sur la foi de ceux qui avaient besoin de l’attirer à leur politique : résultat digne de remarque, le roi se piquant de posséder au plus haut degré la connaissance des hommes, et supposant volontiers dans les actions humaines l’artifice et le calcul.

M. Thiers, lui aussi, fut pris au piège des cajoleries. À peine ministre des affaires étrangères, il s’était vu recherché par de grands personnages, dont les familières caresses gonflaient sa fierté plébéienne. L’aristocratie européenne se plaçait presque sous sa protection, le voulant pour jouet. Ainsi avait-elle agi à l’égard de M. de Talleyrand, réputation factice qui fut un de nos malheurs. On entourait donc M. Thiers, on l’encourageait quelle gloire si, par lui, ministre encore si jeune, le repos de l’Europe était assuré ! Et quel rôle original, éclatant, que celui d’un homme sorti des tempêtés et se servant de son élévation même pour les calmer ! L’âge mûr s’immortalisait quelquefois par l’audace ; mais quoi de plus beau que d’immortaliser sa jeunesse par la prudence !

M. Thiers vivait, sans se l’avouer, sous le charme de ces adroites insinuations, lorsque, au nom de la Quadruple-Alliance, lord Palmerston invita formellement la France à coopérer avec l’Angleterre au salut de l’Espagne, en occupant le port du Passage, Fontarabie et la vallée de Bastan.

L’embarras de M. Thiers dut être immense. D’une part, on ne lui demandait que ce qui avait toujours fait l’objet de ses plus chères pensées et formait le fond de sa politique. Mais, de l’autre, intervenir en Espagne, même dans les limites proposées, n’était-ce pas rompre d’une manière dénnitive avec la politique du Continent ? et lord Palmerston valait-il qu’on lui sacrifiât la mielleuse amitié de M. de Metternich ? Intervenir en Espagne ! Mais qu’en penserait cette diplomatie de boudoir dont M. Thiers aimait tant l’approbation ? Qu’en penserait le roi ? Qu’en penserait M. de Talleyrand, devenu le plus violent adversaire de l’alliance anglaise ? Aussi bien, M. Thiers se disait que, dans le Conseil, personne, excepté lui et M. Passy, n’était d’avis de l’intervention. Il se décida en conséquence ; et, le 18 mars, il adressa au général Sébastlani, qui avait remplacé M. de Talleyrand à Londres comme ambassadeur, une dépêche par laquelle la demande d’intervention était repoussée.

La dépêche exposait qu’une coopération de la nature indiquée conduirait irrésistiblement la France à des mesures plus décisives ; que l’intervention et les immenses sacrifices qui en devaient résulter seraient sans but comme sans dignité, à moins qu’on ne pût raisonnablement espérer de pacifier l’Espagne et les partis qui la déchiraient ; que, si l’idée d’une intervention ou d’une coopération avait pu être jugée praticable à une autre époque, il n’en était plus de même, depuis que l’anarchie croissante et des scènes d’horreur sans cesse renouvelées avaient remis tout en question dans la Péninsule.

Qu’il s’attendît ou non à un refus, lord Palmerston ne put se défendre d’une irritation profonde ; et, à dater de ce jour, l’alliance du Cabinet des Tuileries et de celui de Saint-James se trouva, sinon rompue, du moins fort altérée et compromise.

D’un autre côté M. de Metternich triomphait au milieu de ses alliés désormais rassurés. De là une série de mesures toutes pacifiques. La Gazette d’Augsbourg, qui nous avait précédemment insultés dans une correspondance prussienne, inséra, vers la fin du mois de mars, une correspondance autrichienne pleine d’avances doucereuses à l’adresse du gouvernement français ; l’Observateur autrichien du 19 avril publia une proclamation dans laquelle le général Kaufmann annonçait comme prochain le départ d’une grande partie des troupes qui occupaient Cracovie ; l’armée autrichienne fut réduite à des proportions qui la remettaient sur le même pied qu’avant 1830 ; enfin, le Cabinet de Saint-Pétersbourg parut disposé à faire preuve de modération, et le Journal de Paris du 22 avril annonça la réduction de la dette turque et l’évacuation de Silistrie par les Russes.

Il n’en fallait pas tant pour ranimer, à la Cour des Tuileries, un espoir auquel on n’avait jamais eu le courage de renoncer. Après le service qu’on venait de rendre à la politique du Continent, on se crut en droit de demander une place dans la famille des souverains, et la royauté de juillet se mit à vivre tout entière dans le roman de ses désirs.

Le duc d’Orléans, fils aîné du roi, était jeune, bien fait, d’un esprit agréable, d’une figure régulière, et, quoique peu expressive, attirante. Destiné, selon des apparences dont l’orgueil humain ne devine jamais le mensonge, à porter un jour la plus brillante couronne de l’univers, il avait joui de bonne heure de cette grandeur élégante et de ce frivole éclat, éternel enchantement du cœur des femmes. Le célibat n’ayant plus rien à lui promettre en plaisirs imprévus et en poétiques fantaisies, il rêva un mariage dont la splendeur compensât les devoirs austères, et ses vœux firent choix d’une archiduchesse d’Autriche. Rien ne pouvait plaire davantage à la famille royale, qui brûlait de rentrer en grâces auprès de l’Europe monarchique. Mais n’y avait-il pas en un tel espoir excès de témérité ? Irait-on affronter l’humiliation d’un refus ? M. Thiers avait trop de sagacité pour s’abandonner sans réserve à une politique d’illusions. Il pressentit une réponse pleine de dédains, et ne crut pas devoir s’en cacher. Avec plus de hardiesse dans l’esprit et de hauteur dans l’âme, il eût donné à la famille royale les seuls conseils vraiment dignes d’être suivis il lui eût représenté que courir après des alliances contre-révolutionnaires, c’était s’amoindrir gratuitement ; qu’après une révolution comme celle de juillet, et dans un pays comme le nôtre, la monarchie n’avait rien à emprunter à de gothiques majestés ; qu’elle n’était possible, si elle Fêtait, qu’à la condition de se suffire ; qu’une Française fille de quelque grand citoyen valait bien, pour un prince français, une princesse issue d’un sang étranger, d’un sang ennemi que Rome avait dominé les nations pour avoir cru le moindre des citoyens de Rome supérieur en noblesse au plus auguste des rois ; que Napoléon, en poursuivant, par une mesquine vanité de parvenu, l’alliance des Césars germaniques, avait abdiqué moralement aux yeux du monde et préparé sa chute. Voilà ce que M. Thiers, ou ne comprit pas, ou n’osa pas dire. Il se contentait de faire observer qu’il n’y avait pas lieu de se hâter que les parvenus devaient se marier tard, parce qu’ils augmentaient ainsi la part des bonnes chances ; que, dans tous les cas, il fallait jeter les yeux sur une petite princesse d’Allemagne, pourvu qu’elle eût du sang de roi dans les veines. Les objections de M. Thiers n’allèrent pas au-delà, et l’on n’eut pas de peine à vaincre sa résistance. Soit esprit de conduite, soit conviction, le roi, devant son ministre, ne s’était jusqu’alors qu’à demi associé aux désirs ambitieux du duc d’Orléans et il en était résulté, entre le père et le fils de légers indices de désaccord. Un jour, prenant M. Thiers à part, madame Adélaïde le pressa de mettre fin à des hésitations qui jetaient, disait-elle, un certain trouble dans la famille. Et M. Thiers céda. Au fond, il n’était sans doute pas taché de marquer son passage aux affaires par un événement notable. Et puis, comment ne se serait-il pas senti flatté de l’hommage qu’on rendait à son importance d’obscure origine en faisant de lui l’introducteur de la maison d’Orléans dans la famille des vieux souverains ?

Prenant donc résolument son parti, il se ménage un entretien avec MM. de Werther et d’Appony, ambassadeurs de Prusse et d’Autriche, leur parle d’un voyage en Allemagne projeté par le duc d’Orléans, les prie d’obtenir l’agrément de leurs Cours respectives et leur recommande le secret.

Un ambassadeur est toujours intéressé à ce que des rapports de bienveillance et d’intimité se nouent entre la Puissance qu’il représente et celle auprès de laquelle il est accrédité MM. de Werther et d’Appony accueillent avec empressement la communication de M. Thiers. On met sur-le-champ des courriers à leur disposition, et l’on ne tarde pas à recevoir une réponse favorable. Qu’on juge de la surprise, du dépit de l’ambassadeur de Russie, dupe d’un secret trop bien gardé. Mais M. Thiers connaissait particulièrement le comte de Pahlen : il s’était chargé de l’adoucir et n’y eut pas de peine. Tout avait donc réussi parfaitement. Le duc d’Orléans était transporté de joie ; le duc de Nemours, son frère, fut désigné pour l’accompagner ; et, quant au roi, rompant avec ses habitudes d’économie parce qu’il s’agissait ici d’un intérêt dynastique, il mit à la disposition de ses enfants autant d’or qu’il leur en fallait pour briller à la manière des princes.

En même temps, M. Thiers écrivait à M. de Saint-Aulaire une lettre qui avait l’importance d’une dépêche sans en avoir le caractère, et que celui-ci devait se borner à lire à M. de Metternich, le cas échéant. On ne voulait pas, en effet, que l’affaire de famille ressemblât à une affaire de Cabinet ; et il avait été convenu que le duc d’Orléans ferait, de sa personne, les frais de la négociation, sauf à être appuyé par l’ambassadeur français si le succès devenait probable. Dans sa lettre, M. Thiers n’avait pas manqué d’énumérer les divers avantages que promettait à l’Autriche l’auguste amitié de la France. Conviction difficile à faire prévaloir dans une Cour où de telles idées réveillaient naturellement de douloureux souvenirs ! Car enfin, Marie-Louise devenant l’épouse du triomphant empereur des Français, n’avait-elle pas été le gage de la protection accordée à l’Autriche vaincue par un soldat inévitable ? Et, en remontant plus haut, n’était-ce pas du sein de l’Allemagne qu’était sortie, pour venir mesurer la distance qui, dans notre pays, sépare un échafaud d’un trône, cette belle et imprudente fille de Marie-Thérèse, cette pauvre femme qu’avait si vite emportée une révolution nécessaire et puissante comme le destin, mais, comme lui, terrible et sans pitié ?

L’accueil que les ducs d’Orléans et de Nemours reçurent à Berlin fut très-gracieux et plus sincère qu’on ne le crut généralement en Europe. Le roi de Prusse était un esprit modéré. Au plaisir d’offenser la France, il préférait l’avantage de se l’attacher en la calmant, et, quoique engagé autrefois contre nous dans une guerre d’extermination il ne partageait, à l’égard du gouvernement français, ni les fiers ressentiments de l’empereur de Russie, ni les défiances systématiques du vieux diplomate autrichien. Il offrit donc aux deux princes français une hospitalité toute royale. Il n’en fallut pas davantage : ils virent aussitôt se presser sur leurs pas les imitateurs du souverain, foule nombreuse dont la bassesse leur fit cortége.

Eux, cependant, ils avaient soin de se montrer magnifiques, ajoutant à la courtoisie des manières les séductions d’une prodigalité habile. D’un autre côté, pour les hommes qu’avait gagnés, au-delà du Rhin, la contagion héroïque des idées modernes, pour le peuple, que tourmentait un vague besoin de liberté, c’était quelque chose d’émouvant que l’arrivée de deux princes faisant voyager avec eux, en dépit d’eux-mêmes ; la vivante image d’une révolution dont ils avaient bien pu abjurer la politique, mais dont ils étaient forcés, après tout, de porter et d’agiter les couleurs.

De Berlin, ils se rendirent à Vienne. Et là aussi on leur fit un accueil de nature à encourager leur secrète espérance ; là aussi, la foule laissa éclater, à leur vue, une sorte de curiosité passionnée. On raconte, à ce sujet, que M. de Metternich alla jusqu’à dire « Vous avez à Paris des révolutionnaires scélérats, nous avons ici des révolutionnaires niais. »

Le duc de Nemours n’était pas homme à se faire aimer, car il avait un maintien raide à l’excès et des airs dédaigneux. Mais son frère fut charmant. Bientôt on ne s’entretint plus, parmi les dames de Vienne, que de l’amabilité du duc d’Orléans, de sa bonne mine si bien que le parfum de cette popularité de salon lui monta aisément à la tête et l’enivra. La princesse Thérèse, fille de l’archiduc Charles, lui avait plu il s’insinua dans les bonnes graces du père, devint l’ami du fils et, quand tout lui parut suffisamment préparé pour le succès, il n’hésita pas à se déclarer. L’archiduc Charles parut prêt à accepter la proposition. Mais une autre approbation que la sienne était nécessaire. M. de Saint-Aulaire court chez le ministre autrichien, lui fait part de ce qui se passe, lui montre la lettre de M. Thiers. M. de Metternich, tout en se montrant touché des considérations qu’on faisait valoir auprès de lui, répondit que c’était à la famille qu’il appartenait de décider la question, ce qui ressemblait à un commencement de refus. Et en effet, les objections ne pouvaient manquer. Etait-il digne de l’illustre maison d’Autriche d’accorder le bénéfice de son intimité à un souverain de date si récente et qui avait égaré dans les barricades ses titres de noblesse ? Que penserait d’une telle mésalliance l’aristocratie autrichienne, la plus fière, la plus susceptible des aristocraties de l’Europe ? On assure que, de la part de l’archiduchesse Sophie surtout, l’opposition fut vive. Enfin, la négociation échoua. « Est-il possible d’exposer une princesse au danger de monter dans une voiture à travers laquelle passent des coups de pistolet ? » : voilà de quel prétexte se colora l’outrage lait à la maison d’Orléans.

Surpris, humilié, impatient de couvrir la blessure de son orgueil, le fils aîné de Louis-Philippe se mit en route pour les Cours d’Italie, dont il attendait mieux. Et le hasard voulut que Marie-Louise se rendît à Vienne par le même chemin qui en éloignait le duc d’Orléans. Ils se rencontrèrent donc et ce que dut être une semblable entrevue, on le devine. Dans un prince tout brillant de jeunesse, dans un prince venu des rives de la Seine, il était naturel que, malgré ses torts d’épouse et de veuve, la mère du duc de Reichstadt retrouvât, à travers les nuages du souvenir, une image absente et chère. Or, tandis que l’un se fatiguait, sur les routes de l’Europe, à chercher des héritiers pour un trône que Napoléon, en tombant, avait rendu vide à jamais, l’autre dormait de l’éternel sommeil dans le caveau sombre où l’Empire était avec lui descendu. À peine Marie-Louise eût-elle aperçu le duc d’Orléans, qu’elle fut saisie d’un attendrissement invincible. Elle voulut parler, mais en vain ; et, succombant à son cœur, elle fondit en larmes. Rapprochement fatidique ! Six ans après cette scène, une escorte gémissante et funèbre couvrait la route de Paris à Dreux, petite ville où les d’Orléans ont leurs tombeaux de famille. Un jeune prince venait de se briser le crâne contre le pavé d’un chemin, laissant une douteuse couronne suspendue sur la tête d’un enfant !



CHAPITRE III.


Attentat du 25 juin 1836. — Arrestation d’Alibaud ; son caractère ; son attitude devant les juges son exécution. — Mort d’Armand Carrel.



Le duc d’Orléans et son frère se proposaient de prolonger leur séjour en pays étranger, lorsqu’ils furent rappelés à Paris par une nouvelle sinistre.

Le 25 juin 1856, à six heures et demie du soir, le roi quittant le palais des Tuileries pour se rendre à Neuilly, un grand tumulte éclata tout-à-coup au tournant du guichet du Pont-Royal. Un fusil-canne venait d’être déchargé dans la voiture royale au moment où le prince, se penchant à la portière, saluait la garde. Un rapide mouvement en arrière sauva le roi, mais la bourre resta dans ses cheveux. On s’était jeté sur l’assassin on lui arrache un poignard avec lequel il cherchait à se frapper, et il est traîné au poste du drapeau, à travers des clameurs confuses.

Par un contraste aussi poignant que bizarre, le jeune homme qui venait de descendre à cet odieux attentat avait quelque chose de prévenant et d’affectueux dans toute sa personne son visage, qu’encadraient de longs cheveux noirs bottants, était régulièrement beau ses yeux bleus étaient pleins de tendresse, et sa physionomie présentait un singulier mélange de mélancolie, de grâce féminine et de fierté. On l’accablait d’invectives. Mais il ne laissait lire sur son front d’autre regret que celui d’avoir épuisé dans un vain effort toutes les puissances de sa passion ; sa contenance était assurée quoique modeste, un sourire grave animait ses lèvres, et il s’avançait calme sous l’injure. Un garde surveillant s’étant emporté jusqu’à lui arracher une poignée de cheveux, « voilà du courage, dit-il amèrement, vous êtes un brave. » Le premier qui s’était emparé de lui était un armurier nommé Devisme. « Je le connais, criait cet homme d’une voix troublée. Il se nomme Louis Alibaud. C’est moi qui lui ai fourni l’arme dont il vient de se servir… Malheureux ! c’était donc pour cet abominable usage… » Alibaud l’interrompit avec douceur et par une simple formule de politesse. Un colonel lui ayant dit: « Monstre ! je t’aurais donné du pain, si tu m’en avais demandé » son œil brilla d’un éclat terrible, et il répondit « Du pain ? je ne le mendie pas, je le gagne ; et celui qui m’empêche d’en gagner, je le tue. » Conduit à la Conciergerie, il y fut plongé dans le cachot qu’avait occupé Fieschi. On remarqua qu’il parcourait avec une distraction dédaigneuse les inscriptions que la vanité de son prédécesseur avait tracées sur les murs. Plus tard on put se convaincre qu’aucun désir de célébrité n’était arrivé jusqu’à lui. Triste, indomptable et résigné, il ne voulait pas se défendre, il voulait mourir.

Il avait en effet beaucoup souffert ; mais, tout entier à sa foi républicaine, il ne s’était pas cru le droit de renoncer à la vie uniquement pour échapper à la douleur ; et c’était dans l’espoir, aussi insensé que déplorable, de rendre son suicide utile aux peuples par le meurtre d’un roi, qu’il avait quitté Perpignan. On raconte qu’à la veille de partir, il reçut publiquement un soufflet, à la suite d’une querelle. Ses amis le savaient doué d’un courage extraordinaire, et pourtant ils le virent dévorer son outrage en silence. L’offenseur lui-même s’émut d’une résignation qui sans doute couvrait un mystère, et comme il provoquait Alibaud à prendre enfin souci de son honneur, « voulez-vous que je vous demande pardon, répondit Alibaud ? J’y consens. Me battre ?… Ah j’ai autre chose à faire. » Peu de jours après, il arrivait à Paris. Là il vécut plusieurs mois livré à d’inexprimables tortures, poursuivi et obsédé par son dessein fatal, épiant cet ennemi de sa pensée qu’il s’était promis d’immoler, et, en attendant, pauvre, humilié, en peine de l’existence de chaque jour, et même traité d’espion par des citoyens honorables que trouva incrédules et qu’indigna la hardiesse de ses demi-confidences. Et telle était sa détresse que, pour se procurer l’instrument du crime, il fut réduit à offrir ses services à un armurier, comme commis-voyageur. L’armurier lui confia des cannes-fusils, et Alibaud les renvoya, quinze jours après, n’en gardant qu’une, qu’il prétendit avoir perdue, et dont il se reconnaissait débiteur. Pendant ce temps il avait obtenu un modique emploi: il le perdit parce que, dans un débat où la religion de sa parole était invoquée, il n’avait pas voulu s’associer à un mensonge. Son dégoût des hommes et de la vie s’en accrut. On sait le reste.

Les ministres se hâtèrent de dérober aux regards de la multitude un homme qu’il était difficile d’avilir suffisamment et avec profit. Dès le 25 juin, la Chambre des pairs avait été constituée en Cour de justice, et l’on procéda sans retard aux interrogatoires. Alibaud répondit aux diverses questions qui lui furent adressées, avec beaucoup de politesse et d’énergie. Il avait déjà dit « Le chef de la conspiration, c’est ma tête ; les complices, ce sont mes bras. » Il ne prononça pas un mot qui ne se rapportât à cette déclaration. Par une réserve attentive, il protégea contre tout soupçon les personnes même qui n’avaient eu avec lui que des relations éloignées. Quant à lui, il se montrait inaccessible au repentir. Il y eut un moment, toutefois, où sa fermeté l’abandonna. Ayant été amené à parler de sa famille, le malheureux se sentit tout-à-coup saisi d’un grand trouble, les paroles expirèrent sur ses lèvres, son visage s’altéra d’une manière étrange, et il se mit à pleurer. Voici ce qu’on lit dans l’instruction (interrogatoire du 27 juin 1836) :

« M. Pasquier : Ayant échoué dans vos tentatives, qu’avez-vous fait ?

Alibaud : Ma famille est partie pour Perpignan, où elle réside actuellement. »

(Ici l’interrogatoire a été suspendu pendant quelques minutes par les larmes et les sanglots du prévenu.)

M. Pasquier : L’affliction que vous témoignez paraîtrai provenir d’un bon sentiment. Qui est ce qui vous cause cette émotion si vive ?

Alibaud : La nature.

M. Pasquier N’est-ce pas aussi la pensée du mal que vous faites à vos parents et du chagrin que doit leur causer votre action ?

Alibaud : C’est vrai.

M. Pasquier : Eh bien, ce sentiment ne devrait-il pas vous conduire à atténuer, par la sincérité de vos aveux, l’horreur que votre crime inspire ?

Alibaud : C’est le roi qui est l’auteur de mon crime, c’est lui qui a fait de moi un assassin, c’est lui qui fait le malheur de mon père. »

On a vu qu’Alibaud avait pris la résolution de ne se point détendre il y persista tant qu’il crut n’avoir affaire qu’au bourreau. Mais il ne tarda pas à savoir qu’on cherchait à lui prêter des actions viles, des penchants ignobles, et que, soit pour mieux noircir le régicide, soit par flatterie l’égard du prince, quelques-uns s’étudiaient à charger d’opprobre cette tête qu’on allait couper. L’acte d’accusation portait : « Les institutions humaines n’ont d’influence que sur l’avenir, et il ne leur est pas toujours donné de rétroagir sur le passé. Il pouvait donc se rencontrer une de ces organisations à part, qui, par une sorte d’anomalie, réunit en a elle toutes les conditions nécessaires pour un crime dont la cause n’existe plus aujourd’hui des idées démagogiques avec des inclinations basses et perverses, la misère et le désœuvrement, la cupidité et la paresse, l’ignorance et la vanité, le désir immodéré de parvenir avec l’inhabileté à « tout. » D’un autre côté, M. le comte Bastard, dans le rapport dont on l’avait chargé, représentait Alibaud comme ayant été chassé, pour inconduite, par le marchand qui l’employait : imputation dont la fausseté fut reconnue, et qui transformait en un malheur mérité un sacrifice honorable commandé par la conscience !

Sous le coup de ces accusations, qui ne semblaient témoigner que du désir de déshonorer sa vie entière, Alibaud accepta la lutte judiciaire qu’il avait d’abord voulu éviter. Il fait choix d’un avocat, et rassemble ses souvenirs dans un récit destiné à servir de base à la défense. Rien n’était donné, dans ce récit, ni à l’ostentation, ni à la haine. Et même, l’accusé y passait sous silence plusieurs traits de dévoûment dont il aurait pu se faire honneur, et qu’on eût toujours ignorés si les débats, qui étaient au moment de s’ouvrir, ne les eussent mis en lumière.

La première audience eut lieu le 8 juillet (1836). Alibaud parut devant ses juges dans une attitude également exempte de faiblesse et d’arrogance. Un léger nuage de tristesse était répandu sur son front, et pourtant il était aisé de voir que l’accusé gardait intacte la foi violente et inexorable qui l’avait rendu meurtrier. Le président lui ayant demandé depuis combien de temps il nourrissait son projet funeste, il répondit : « Depuis que le roi a mis Paris en état de siège, qu’il a voulu gouverner au lieu de régner ; depuis qu’il a fait massacrer les citoyens dans les rues de Lyon et au cloître Saint-Méry. Son règne est un règne de sang, un règne infâme. J’ai voulu tuer le roi. » Tel était le sombre fanatisme de cet homme, telle sa résolution implacable. Les dépositions commencèrent, et il en résulta qu’à une exaltation politique poussée jusqu’à la fureur Alibaud joignait une extrême aménité de mœurs et de caractère, une sensibilité profonde, une probité courageuse, et cette flamme intérieure qui porte l’homme à se prodiguer. Enfant et ne sachant pas encore nager, il s’était précipité dans les flots pour en retirer un autre enfant, avec lequel il faillit périr ; à dix-sept ans se trouvant à Narbonne, il avait sauvé une jeune fille qui se noyait, et l’avait ramenée sur le rivage aux acclamations d’une foule nombreuse ; sous-officier à Strasbourg, il avait affronté et subi la sévérité d’un châtiment militaire pour s’être dévoué, dans une rixe, au salut de quelques-uns de ses camarades. Voilà ce que divers témoins vinrent affirmer. Il y en eut qui l’avouèrent hautement pour ami. À propos des insinuations dirigées contre sa vie privée, un de ses anciens compagnons d’armes s’écria impétueusement qu’on l’avait calomnié, et à ce cri d’une conviction sans peur, l’assemblée ayant paru diversement agitée, « oui, Messieurs, reprit le témoin avec énergie, je jure qu’on l’a calomnié, et toutes les puissances du monde ne me feraient pas dire le contraire. »

Un seul jour fut employé à l’audition des témoins. L’accusé n’avait pas eu le temps de convoquer tous ceux qui lui étaient favorables, la Cour des pairs ayant abrégé, pour Alibaud, malgré les vives protestations de son défenseur, les délais prescrits par la loi.

Ce fut dans l’audience du 9 juillet que M. Martin (du Nord) prononça son réquisitoire. Il fit ressortir avec beaucoup de force de chaleur et de raison, tout ce qu’il y a dans l’assassinat politique de barbare et d’insensé ; mais il méconnut la gravité de sa mission et manqua de respect à la vérité lorsqu’il s’écria « Consultez tous les documents de l’Instruction, demandez-vous quel est Alibaud. Vous le verrez dominé par les inclinations les plus vicieuses, plongé dans la misère par la paresse et la vanité, maudire une existence qui n’était pour lui qu’un fardeau et une honte. » L’instruction à laquelle le procureur-général en appelait l’avait d’avance démenti.

M. Charles Ledru ne pouvait qu’implorer en faveur de son client la clémence des juges. C’est ce qu’il fit en termes touchants et convenables. Il montra dans l’accusé, à côté des égarements du fanatisme, des sentiments nobles et des germes de vertu. « Messieurs les pairs, s’écria-t-il en finissant, je vous convie à la clémence. L’accusé n’en veut pas repoussez ses vœux, couvrez-le de votre pardon. Non, il ne doit pas périr, vous devez le sentir comme moi. Vous ne ferez pas tomber cette tête si noble, au milieu même de l’effroi que la fermeté d’Alibaud vous inspire… Encore un mot, Messieurs cette nuit, dans l’agitation où m’a plongé cette affaire terrible, ne sachant que dire pour cet homme et n’apercevant qu’abîmes devant moi, je jetai les yeux sur un livre, je l’ouvris. C’était Corneille. Et j’y lus, Messieurs, qu’un jour Auguste découvrit la conspiration de Cinna, de Cinna comblé de ses bienfaits :

Tu veux m’assassiner demain au Capitole,
Pendant le sacrifice ; et ta main, pour signal
Me doit, au lieu d’encens, donner le coup fatal.


Auguste était victime et juge ! il fut clément… Depuis lors, le poignard des meurtriers ne rechercha plus sa poitrine. »

À peine M. Charles Ledru prononçait-il les derniers mots de la défense qu’Alibaud était debout.

Il commença en ces termes : « Messieurs, je n’ai jamais eu l’idée de défendre ma tête mon intention était de vous l’apporter loyalement, croyant que vous l’auriez prise de même. Un conspirateur réussit ou meurt. Moi, réussissant ou non, la mort était mon partage. » Il s’attacha ensuite à repousser les accusations dont on lui avait prodigué l’outrage. Arrivant à l’attentat qui le jetait sur la route de l’échafaud : « J’avais, dit-il, à l’égard de Philippe Ier, le droit dont usa Brutus contre César. » Des rumeurs violentes l’interrompirent. Il continua « Le régicide est le droit de l’homme qui ne peut obtenir justice que par ses mains. » Alors un mouvement ayant éclaté sur les bancs de la pairie, le président retira la parole à l’accusé. Il la lui rendit après la réplique du procureur-général ; mais comme. Alibaud en revenait toujours à l’expression de sa haine pour le roi, M. Pasquier, pour la seconde et dernière fois, lui imposa silence. Le régicide Louvel avait été jusqu’au bout écouté par ses juges.

Il n’y avait pas de doute possible sur la nature de l’arrêt qui allait être rendu : Alibaud fut condamné à avoir la tête tranchée.

Ce procès et cette condamnation firent sur le peuple une impression profonde. Les uns tremblaient d’ajouter à la force contagieuse du fanatisme, s’ils laissaient percer pour le coupable le moindre sentiment de compassion ; ils craignaient que les esprits faibles ne prissent pour une apologie de l’attentat l’intérêt manifesté au coupable, et, sous l’empire de cette crainte, ils s’abstenaient. Quelques-uns, plus passionnés, maudissaient Alibaud à cause de ses vertus, après l’avoir maudit à cause de son crime : moins convaincu et moins courageux, ils l’eussent poursuivi d’une haine moins ardente. D’autres enfin jugeaient que la vérité est inviolable dans tous les cas, et que l’assassinat est en soi assez odieux pour qu’on se dispense d’être injuste même à l’égard d’un assassin ; ils s’apitoyaient donc sur la jeunesse d’Alibaud, si déplorablement égarée, sur sa sensibilité pervertie, sur son courage ; ils songeaient à ce que le condamné avait souffert, et à cette expiation si prochaine, si formidable !… Les accusations de vol et d’imposture lancées contre lui étonnaient aussi les âmes généreuses. Alibaud était-il un voleur pour s’être élancé au-devant d’une mort certaine, armé d’un instrument dont il n’avait pas payé le prix, et léguant à ses amis les modiques dettes de sa misère ? Eh quoi ! pour Fieschi des flatteries pleines de scandale ! pour Alibaud tous les genres d’outrage ! À quoi bon, d’ailleurs, injurier un homme au moment où l’échafaud le réclame, et quand Dieu déjà pèse sa vie ? Armand Carrel rappela, dans le National, que, même chez les sauvages du lac Erié, on ne se croit pas le droit d’insulter celui qui va mourir ; et il opposa aux véhémentes affirmations de M. Martin (du Nord) sur la bassesse que suppose la pensée du régicide, ces paroles de M. Thiers, devenu depuis ministre :

« Des républicains qui croyaient voir un nouveau César pouvaient s’armer du fer de Brutus sans être des assassins. Il y a une grande faiblesse à les en justifier[4]. »

La discussion s’animant et se généralisant, les écrivains du Château appelèrent l’assassinat politique une conception républicaine. Armand Carrel répondit : « Il y a eu, depuis cinquante ans, bien des rois, bien des princes assassinés. Comptons, et nous verrons par quelles idées ont été aiguisés les poignards ou chargées les armes régicides. Gustave III, roi de Suède, a été assassiné par l’aristocratie suédoise. Paul Ier a été égorgé, comme un bœuf à l’abattoir, par sa propre famille, parce qu’il avait traité avec le premier consul et menaçait de s’unir à lui pour défendre la liberté des mers contre l’aristocratie britannique. Sultan Sélim a été mis en pièces par ses soldats, à la voix des émissaires de l’Angleterre et de la Russie, parce qu’il était l’ami de la France. Murat, l’admirable Murat, reconnu roi par l’Europe entière, a été fusillé comme le dernier des voleurs de grand chemin par la misérable dynastie qui règne à Naples. Napoléon, souverain de la France, aussi légitimement que tous ceux qui ont occupé depuis lui les Tuileries, Napoléon, sacré par un pape, et porté au trône par les suffrages volontaires de six millions de Français, est mort à Sainte-Hélène victime de l’assassinat le plus longuement et le plus horriblement consommé qui ait jamais été subi par une créature vivante, dans les temps anciens et modernes ; et toutes les têtes couronnées du monde ont été complices de ce régicide. »

Le dimanche 10 juillet, dans l’après-midi, Alibaud reçut, en présence du directeur de la prison, M. Valette, et du chef de la police municipale, M. Joly, la visite de son défenseur. Il commença par lui témoigner avec effusion sa reconnaissance, il le chargea de remercier vivement de sa part les témoins qui avaient protégé son honneur, et, entre autres, MM. Léon Fraisse, Bothrel, Wattelier, Lespinasse. Il paraissait aussi très-touché de la manière dont M. Cauchy, greffier de la cour, lui avait notifié l’arrêt de mort. « Remerciez-le bien en mon nom, dit-il à M. Charles Ledru. Quelle voix bienveillante et douce ! Je souffrais pour cet excellent homme, qui n’osait pas me dire de quoi il était question. » Il raconta ensuite qu’au moment où on l’entraînait hors de la salle d’audience une dame lui avait serré la main, au passage, d’un air affectueux et attristé. « Ce moment-là m’a bien vengé, ajouta-t-il, des invectives de M. Martin (du Nord). » Au souvenir de son père, l’attendrissement le gagna, et il quitta son défenseur, qu’il ne devait plus revoir.

N’ayant pu obtenir d’Alibaud qu’il se pourvût en grâce, M. Charles Ledru prit sur lui-même de présenter au roi un placet ainsi conçu :

« Sire, Alibaud, décidé à mourir, m’a légué le soin de consoler son vieux père. Je viens, pour remplir cette mission sainte, vous supplier de jeter un regard de clémence sur un condamné dont l’inébranlable résolution rendra plus éclatante encore la grâce que votre majesté laissera tomber du haut de son trône. Il était impossible, sire, de vaincre l’obstination d’un homme trop dédaigneux de la vie pour vouloir la prolonger d’un seul jour ; mais il m’a semblé que, s’il est du devoir de tout citoyen de pardonner son ennemi, il est digne du premier citoyen de l’État de pardonner à son assassin. »

Le placet fut rejeté.

À cette nouvelle, M. Charles Ledru courut, accompagné de M. Gervais de Caen, chez M. Sauzet, garde-des-sceaux, entre les mains duquel il voulait déposer un pourvoi en cassation, car c’était un jour de dimanche, et les greffes étaient fermés. M. Sauzet répondit qu’on ne se pourvoyait pas en cassation contre un arrêt de la cour des pairs ; que ce serait une inconvenance.

Alibaud passa la journée du dimanche, tantôt plongé dans une grave contemplation, tantôt chantant des airs de son enfance et de son pays. Il devait être exécuté le lendemain. Le lendemain donc, à la pointe du jour, le respectable abbé Grivel entra dans la prison. Le condamné était profondément endormi. Une lampe brûlait à deux pas de lui, éclairant son visage, où régnait une grande sérénité. Le confesseur éveilla son pénitent, et ils échangèrent, sous l’oeil de Dieu, quelques paroles suprêmes. Alibaud écoutait le prêtre avec respect ; mais la terrible pensée qui était, pour ainsi dire, entrée dans son sang, il devait la garder jusque la fin. Avant qu’on l’appelât pour la toilette fatale, l’abbé Grivel lui demanda s’il ne désirait pas goûter du vin de son pays. Un verre fut apporté, dans lequel Alibaud trempa ses lèvres. Mais aussitôt sa figure se décomposa, ses yeux se remplirent de colère et de terreur. L’abbé Grivel devine les appréhensions d’Alibaud ; il prend le verre avec vivacité, le vide et rassure ainsi le condamné. L’eau, que la prudence des gardiens avait mêlée au breuvage offert, avait fait craindre à Alibaud qu’on n’eût voulu, au moyen d’un narcotique, assoupir son énergie pour calomnier son courage. À quatre heures du matin, l’exécuteur étant arrivé à la prison, on fit descendre Alibaud dans la petite pièce de l’avant-greffe. Son visage était pâle et fier. Lorsque l’exécuteur lui toucha le col, ayant éprouvé un rapide frisson, il se mit à sourire. On jeta sur lui le peignoir blanc et le voile noir des parricides costume lugubre qu’on avait épargné à Fieschi. Tous ensuite se mirent en marche.

L’échafaud, que l’on vante comme imprimant la terreur par l’exemple, l’échafaud, qui, d’après la loi, doit être dressé devant le peuple assemblé, avait été comme caché sur la place Saint-Jacques, loin du centre de Paris, à une heure où tout n’est, dans les rues, que solitude et obscurité. Autour du lieu de l’exécution se pressaient, sur un triple rang, des milliers de soldats.

Placé au pied de l’instrument du supplice et débarrassé du voile noir qui lui cachait la figure, Alibaud écouta sans trouble la lecture de son arrêt. Près de recevoir le coup mortel, il cria d’une voix forte « Je meurs pour la liberté ! » Puis il parcourut lentement du regard la foule des soldats, témoins silencieux et immobiles.

À cinq heures, le trot sonore des chevaux fit retentir le pavé qui mène au cimetière des suppliciés, et les cavaliers d’escorte parurent. Déjà le corps était hors du panier, et on allait le rendre à la terre, lorsque, suivant une formalité sinistre, le fossoyeur prit la tête par les cheveux, et la montra en disant : « Vous le voyez, c’est bien Alibaud. »

La presse était encore sous l’impression de ce drame, lorsqu’elle fut amenée tout-à-coup à s’occuper de sa propre constitution car une grande révolution allait s’introduire dans le journalisme.

Parmi les auteurs de cette révolution figura M. Émile de Girardin, un spéculateur.

Diminuer le prix des grands journaux quotidiens, accroître leur clientelle par l’appât du bon marché, et couvrir les pertes résultant du bas prix de l’abonnement, par l’augmentation du tribut qu’allaient payer à une publicité, devenue plus considérable, toutes les industries qui se font annoncer à prix d’argent, tel était le plan de M. Émile de Girardin.

Ainsi, l’on venait proposer de changer en un trafic vulgaire ce qui est une magistrature, et presque un sacerdoce on venait proposer de rendre plus large la part faite jusqu’alors, dans les journaux, à une foule d’avis menteurs, de recommandations banales ou cyniques, et cela aux dépens de la place que réclament la philosophie, l’histoire, les arts, la littérature, tout ce qui élève, en le charmant, l’esprit des hommes : le journalisme, en un mot, allait devenir le porte-voix de la spéculation. Nul doute que, sous cet aspect, la combinaison nouvelle ne fut condamnable. D’un autre côté, elle appelait à la vie publique un grand nombre de citoyens qu’en avait éloignés trop long-temps le haut prix des journaux ; et cet avantage, il y avait évidemment injustice à le méconnaître. Mais les intérêts sont toujours absolus et exclusifs dans leurs colères : M. Émile de Girardin, qui avait commencé l’attaque, fut attaqué à son tour, et avec un blamable excès d’âpreté, par quelques-unes des feuilles dont une concurrence inattendue menaçait la prospérité ou l’existence. Et, chose étrange ! ce fut le Bon Sens, journal démocratique, qu’on vit figurer à la tête de ce mouvement. Il est vrai qu’alors la direction du Bon Sens était flottante et divisée, circonstance qui permit à un des rédacteurs du feuilleton, M. Capo de Feuillide, de faire agréer ses attaques contre la presse à bon marché et contre M. de Girardin. Les articles publiés étaient écrits avec beaucoup de verve, beaucoup d’esprit, mais sur un ton qui manquait de mesure et de gravité. M. Émile de Girardin, qui avait un journal pour se défendre, se défendit par un procès en diffamation, se réfugiant de la sorte sous la protection d’une loi qui n’admet point l’accusateur à prouver que l’accusation est juste. De là une irréparable catastrophe.

Armand Carrel, en effet, n’avait pas cru devoir rester spectateur impassible d’une querelle commencée par un journal de son parti et le 20 juillet 1836, il publiait dans le National quelques lignes dans lesquelles il soutenait que M. de Feuillide avait bien le droit de trouver mauvaise l’entreprise de M. de Girardin, blamant d’ailleurs ce dernier d’avoir eu recours aux lois de septembre.

M. Émile de Girardin répondit par un article qui semblait jeter des doutes sur la loyauté du rédacteur en chef du National et annonçait en termes généraux des attaques ultérieures.

À l’égard de l’homme qui prétendait entrer en lice avec lui, Carrel était placé assez haut pour ne se pas émouvoir. Mais il se laissa emporter par l’ardeur de son sang.

Avant d’aller plus loin, je dirai quelle était alors sa situation d’esprit. Un trouble invincible l’agitait. Car, tout en le saluant chef de parti, l’opinion ne lui fournissait aucun point d’appui sérieux, et il le sentait amèrement. Comme il était dans sa nature de redouter les emportements populaires, et que la possibilité d’une vaste réforme sociale lui apparaissait à peine dans le lointain, peut-être se serait-il appuyé volontiers sur la bourgeoisie, s’il l’avait jugée digne de la république et accessible au goût des grandes choses. Mais la voyant soumise en général à des passions grossières, amoureuse d’un repos sans grandeur, passionnée pour le médiocre et servile par cupidité, il s’était détourné d’elle avec un mélange de regret et d’indignation. Il portait, d’ailleurs, à celui qu’elle avait choisi pour guide une haine presque personnelle, une haine dont chaque accident nouveau de la politique venait envenimer et creuser dans lui la blessure.

D’un autre côté, il se trouvait mal à l’aise dans son propre parti. Il s’effrayait d’avoir à conduire certains hommes dont l’obéissance même était impérieuse et violente ; il leur supposait une ardeur de représailles, des arrière-pensées de despotisme, dont sa modération prenait alarme. Au milieu des tentations de la crise prévue, sauraient-ils respecter la liberté individuelle ? consentiraient-ils à proclamer sur-le-champ le régime du droit commun ? Voilà ce qu’il se demandait sous l’empire d’une magnanime inquiétude. Eux cependant, ils étaient là, l’encourageant à l’audace, le pressant, le poussant, lui criant de marcher et de vaincre, sans s’inquiéter des limites futures. parce que, la victoire une fois remportée, l’essentiel est moins de la faire absoudre par les vaincus que de la compléter et de l’asseoir. C’est ce qu’il fut impossible à Armand Carrel de nier jusqu’au bout, surtout en présence des excès d’un pouvoir qui ne gouvernait que par la colère. Les pensées de l’homme d’État et les ressentiments du citoyen qu’on opprime combattaient donc en lui les inspirations du chevalier, et ce combat avait fini par le jeter dans une tristesse héroïque.

Il s’affligeait aussi du perpétuel refoulement de ses désirs. Il lui aurait fallu les tourments de la gloire, la vie des camps et il n’avait, pour employer son énergie, que le journalisme, genre de lutte dont les émotions, si vite effacées, ne rachetaient point à ses yeux les froids soucis et les fatigues vulgaires.

Heureux encore s’il n’avait pas été en butte, parmi les siens, à des défiances qui, austères seulement de la part des uns, présentaient chez les autres un caractère marqué d’injustice. Suivant ceux-là, il n’était ni assez respectueux pour le peuple, ni assez impatient de son triomphe. Ceux-ci allaient plus loin ils lui reprochaient son élégance militaire et les formes patriciennes de son dédain ils ne pouvaient lui pardonner l’injure de sa supériorité et qu’il eût conquis jusqu’à l’estime de ses adversaires. C’est là en effet ce que pardonne le moins aisément aux hommes d’élite la médiocrité envieuse qui, dans un pays libre, gronde au fond de tous les partis. Mais la liberté vaut bien que, pour la servir, on affronte le plus grave de ses dangers, qui est l’ostracisme !

Pour achever ce tableau de l’agonie morale d’un grand cœur, ajoutons qu’Armand Carrel recevait depuis quelque temps des lettres anonymes qui lui prodiguaient tantôt la menace, tantôt l’insulte elles l’appelaient spadassin, et lui prédisaient comme châtiment de la dictature exercée par son courage, une fin prochaine et tragique. Quelques-unes de ces lettres présentaient de sinistres emblèmes un pistolet et une épée en croix, par exemple. Dans des temps meilleurs, Armand Carrel n’aurait eu que du mépris pour tant de lâcheté ; mais, au point de découragement où il était tombé alors, il ne put se défendre d’une secrète angoisse, et il eut des pressentiments. Un jour il raconta en ces termes aux plus intimes de ses amis un songe dont le souvenir le poursuivait : « J’ai vu ma mère pendant mon sommeil. Elle était vêtue de noir et avait les yeux pleins de larmes. Je lui ai demandé avec effroi : Qui pleurez-vous ? Est-ce mon père ? — Non. — Est-ce mon frère ? — Non. — Et de qui donc portez-vous le deuil ? — De vous, mon fils. » Le lendemain de ce rêve prophétique, Armand Carrel écrivait dans le National les lignes que nous avons mentionnées plus haut, et qui provoquèrent, de la part de M. Émile de Girardin, la réponse dont nous avons parlé.

Le débat était-il engagé de telle sorte que, s’il demeurait dans les mêmes termes, une rencontre dût naturellement s’en suivre ? Carrel avait une susceptibilité trop altière pour hésiter. Accompagné de M. Adolphe Thibaudeau, homme d’un rare talent et son ami, il se rendit en toute hâte chez M. Émile de Girardin, décidé à obtenir, ou une explication publique, ou une réparation par les armes. Il entra tenant à la main le journal de son adversaire. Il faisait effort sur lui-même pour être calme, et il n’y eut rien que de très-poli, soit dans ses manières, soit dans son langage. Mais à peine avait-il commencé que M. Émile de Girardin exprima le désir d’appeler dans la discussion un de ses amis, M. Lautour-Mézeray, qu’il envoya aussitôt chercher. Jusqu’à l’arrivée de M. Lautour-Mézeray, il y eut un assez vif échange de paroles. Armand Carrel crut voir dans la résistance de M. de Girardin une intention de duel, et, comme il en faisait l’observation, « une rencontre avec un homme tel que vous, Monsieur, lui dit M. de Girardin, me paraîtrait une bonne fortune. — Un duel ne me paraît jamais une bonne fortune, à moi, répondit Carrel. » Peu d’instants après, M. Lautour-Mézeray étant arrivé, sa présence vint donner à la discussion un tour plus conciliant, et il fut enfin convenu que quelques mots d’explication seraient publiés dans l’un et l’autre journal. M. Émile de Girardin parlant de rédiger la note, séance tenante, « vous pouvez vous en fier à moi, Monsieur, lui dit Armand Carrel avec dignité. » La querelle paraissait presque éteinte : un incident la ralluma. M. de Girardin demandait que la publication de la note eût lieu simultanément dans les deux journaux. Carrel voulait, au contraire, qu’elle eût lieu d’abord dans la Presse mais il rencontra, sur ce point, une opposition persistante. Alors, étonné, blessé au vif, n’ayant plus rien à ajouter aux efforts de modération auxquels jusque-là il s’était plié si noblement, Carrel se leva et dit : « Je suis l’offensé, je choisis le « pistolet. » Il sortait, lorsque, par une louable inspiration, M. Lautour-Mézeray courut après lui pour le retenir et le calmer. Mais une inexorable fatalité pesait sur toute cette anaire. Le soir, la discussion se ranima entre MM. Ambert et Thibaudeau, amis de Carrel, Lautour-Mézeray et Paillard de Villeneuve, représentants de M. de Girardin. On ne put s’entendre.

Il est souvent donné aux natures supérieures d’avoir de ces intuitions sûres qu’on ne saurait nier, quoique la raison soit impuissante à en pénétrer le mystère. Armand Carrel, dans les affaires d’honneur, s’était toujours élancé au-devant du péril avec une insouciance extraordinaire, en homme qui s’abandonne à sa fortune et qui se plaît à interroger fièrement la destinée. Or, on observa que, sous ce rapport, un changement notable venait de s’opérer en lui. C’était bien toujours le même sang-froid, la même sérénité ; mais ses discours semblaient contenir, pour ses amis, je ne sais quelles consolations cachées, son sourire avait quelque chose d’un adieu, et il était tout entier par la pensée à ceux qui lui étaient chers. Il mit à rendre un dépôt qu’on lui avait confié une précipitation étrange ; et, ce qu’il n’avait jamais fait, il s’occupa de son testament.

Ce fut le vendredi 22 juillet 1836 de grand matin, qu’Armand Carrel et M. de Girardin se retrouvèrent en présence dans le bois de Vincennes. Le premier avait pour témoins MM. Maurice Persat et Ambert ; les témoins du second étaient MM. Lautour-Mézeray et Paillard de Villeneuve. Pendant qu’on chargeait les pistolets, Carrel dit à M. de Girardin « Si le sort m’est contraire, Monsieur, et que vous fassiez ma biographie, elle sera honorable, n’est-ce pas, c’est-à-dire vraie ? —Oui, Monsieur, répondit celui-ci. » Les témoins avaient mesuré une distance de quarante pas on devait s’approcher jusqu’à une distance de vingt. Armand Carrel s’avança aussitôt, sourd aux exhortations de M. Ambert, qui lui criait de s’effacer, et présentant à la balle qui le cherchait toute la largeur de son corps. M. de Girardin s’était avancé de quelques pas. Les deux coups étant partis presqu’en même temps, on vit les deux adversaires tomber, blessés tous deux, l’un à la jambe, l’autre dans l’aine.

Au nombre des amis les plus dévoués de Carrel était M. Grégoire, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte du bois et qui attendait là le dénoûment dans un cruel état d’anxiété. Tout-à-coup, le bruit d’un tilbury roulant avec rapidité dans les avenues se fait entendre. Le tilbury s’arrête à la grille, et deux amis de M. de Girardin en descendent. C’étaient MM. Cleemann et Boutmy, qui, de la part de Carrel, venaient chercher M. Grégoire. Par eux il apprit l’issue fatale du combat, et avec eux il se hâta vers le lieu de la scène. En arrivant, il aperçut les deux adversaires étendus par terre, l’un à gauche, l’autre à droite, aux bords du chemin. La blessure de Carrel était la plus profonde, la plus dangereuse, la balle ayant froissé les intestins. On s’empressa autour de lui pour le soulever. En passant à côté de M. de Girardin, il lui demanda s’il souffrait, noble et généreux jusqu’au bout. Cependant il était en proie à de vives douleurs et il se sentait perdu. Un homme qui travaillait aux champs étant accouru et cherchant à le rassurer sur les suites, il répondit par un sourire d’incrédulité et de résignation. Transporté à St-Mandé chez un de ses anciens camarades de l’école militaire, M. Peyra, il y reçut l’hospitalité la plus affectueuse et la plus touchante. Pendant les premières heures, un léger rayon d’espoir soutint ses amis. Les docteurs Jules Cloquet et Marx veillaient sur cette vie précieuse.

Au dehors, cependant, la sinistre nouvelle s’étant répandue de proche en proche, la consternation fut universelle, inexprimable. Les uns refusaient de croire qu’une aussi haute destinée pût être tranchée par une balle vulgaire ; les autres, comme il arrive aussi dans les grandes inquiétudes, osaient à peine se livrer à l’espérance, et ils reprochaient à Carrel cette magnanime puérilité qui lui avait fait jouer sa vie contre un homme qu’ils jugeaient indigne d’un tel adversaire. Chez plusieurs, la fureur contre M. Émile de Girardin était au comble, et ils l’accusaient de n’avoir vu dans une rencontre dont on devait tant parler, qu’une affaire de bruit, qu’une manière de spéculation. Tous enfin rappelaient à l’envi la carrière fournie par Armand Carrel et ses qualités éclatantes.

Dans la nuit du 25 au 24 juillet, l’état du blessé prit le caractère le plus alarmant. Ses souffrances étaient devenues intolérables et, d’une voix déchirante, il suppliait les assistants de lui faire apporter un bain. Il demanda tout-à-coup à M. Grégoire, qui ne l’avait point quitte, si l’on venait de retirer la lampe. Oui, répondit M. Grégoire avec une émotion contenue. La lampe brûlait toujours auprès du blessé, mais Carrel entrait déjà dans la nuit éternelle. L’agonie commença alors. Au sein de ces ténèbres de la mort, qui déjà prenait possession de lui, et en présence d’amis silencieux, Armand Carrel eut un délire sublime. Ses bras, étendus hors du lit, cherchaient sans cesse la main de ceux qu’il savait là et qu’il aimait. Dans son monologue, mystérieux comme un rêve et coloré comme une prophétie, on eût dit qu’il se hâtait d’exhaler tout ce que renfermait son âme puissante. Il parla de la France, de l’Espagne, dont ses vœux et ses regrets mêlaient étroitement les destins. Il fit avec une netteté surprenante la description imaginaire des rues de Madrid, qu’il n’avait jamais vu. Il exprima quelques plaintes sur l’injustice de ses ennemis, et il évoqua le souvenir de plusieurs de ses amis dans un langage d’une éloquence passionnée. En parlant d’un officier nommé Maillé, mort en Afrique, il s’écria « Il a été tué d’un coup de pistolet… non…, d’un coup d’épée… c’était un brave. » Les parties de cette funèbre improvisation étaient diverses, sans liaison entre elles mais chaque fragment, pris à part, formait un sens complet et présentait des aperçus d’une grandeur singulière. De temps en temps, le mourant s’interrompait pour redemander son bain. On dut céder à ce désir, qu’il n’y avait plus, hélas ! de danger à satisfaire. Après avoir indiqué de quelle manière le bain devait être préparé, Carrel perdit le mouvement et la parole. Il y eut là un moment d’une solennité terrible. Était-ce le sommeil ? était-ce la mort ? Tous étaient debout, muets, remplis de respect, et comme enchaînés dans une attente formidable. Tout-à-coup on entend dans l’escalier le frôlement de la baignoire. Aussitôt, Carrel, qui depuis un quart d’heure ne donnait plus signe de vie, se soulève dans un indescriptible transport « Voilà le bain ! Allons ! allons ! » Ses amis le prirent dans leurs bras ; mais à peine avait-il touché l’eau, qu’une suffocation le saisit. Il murmura quelques paroles confuses France, ami, république, poussa un faible cri, et rendit l’âme. Ceux qui ont assisté à une pareille scène ne pourront jamais l’oublier. Je l’ai vu dans sa dernière attitude son pâle visage exprimait la passion au repos la mort chez lui paraissait pleine de pensées ; et il avait la raideur guerrière et la fière immobilité d’un capitaine endormi.

Tous les partis s’unirent pour bénir sa mémoire et pour le pleurer ; MM. Arnold Scheffer, Thibaudeau, Martin Maillefer, lui firent des adieux touchants auxquels s’associa la France entière ; et Chateaubriand, Arago, Cormenin, Béranger, furent aperçus en larmes autour de la fosse qui attendait et qui garde ce vailtant homme. L’illustre sculpteur David l’a fait revivre en bronze, et son tombeau est devenu le but d’un pèlerinage austère. IL manque aujourd’hui encore à son parti, qu’il honora, mais dont il n’a pas emporté avec lui le courage et la fortune.



CHAPITRE IV.


Le gouvernement français s’allie à la politique du continent. Manœuvres de la Cour d’Autriche. — Dispositions des réfugiés accueillis par la Suisse. — Note menaçante adressée par te duc de Montebello au Directoire Fédéral. — Indignation de la Suisse. — Timidité de la Diète ; conclusum adopté par elle. — Affaire de l’espion Conseil. — Réponse de la Diète à l’office du duc de Montebello. — La persécution éclate contre les réfugiés. — Mission contre révolutionnaire imposée par les puissances du nord au gouvernement français. — L’envoi de l’espion Conseil caché à M. Thiers. — M. Thiers veut revenir à l’alliance anglaise ; pourquoi. — L’intervention en Espagne est remise sur le tapis. — Résistance du roi. Situation de l’Espagne sous le ministère de M. Mendizabal. — Système de ce ministre ; il est sourdement combattu par M. de Rayneval ; sa chute ; avènement de M. Isturitz. — M. Thiers est appuyé dans la question d’intervention par te duc d’Orléans. Portrait du duc d’Orléans. — Évènements de la Granja. — Secrètes démarches tentées auprès de M. Guizot ; on parvient il le détacher de M. de Broglie. — M. de Taleyrand est employé contre le système de l’alliance anglaise. — M. Thiers est abandonné par M. de Moutalivet. — Le ministère du 22 février dissous.


Le ministère de M. Thiers comprend deux phases bien distinctes.

Dans la première, M. Thiers se montra l’allié le plus fervent des monarchies absolues, séduit qu’il était par les avances de la diplomatie continentale et par l’espoir de faire accorder au duc d’Orléans la main d’une archiduchesse d’Autriche.

Dans la seconde, déçu cruellement, et revenu de ses illusions d’un jour, il essaya, mais trop tard, de reprendre en Europe une attitude révolutionnaire, et ce fut alors que, par l’intervention en Espagne, il s’efforça de rentrer dans l’alliance anglaise.

Mais, avant d’aborder ce dernier point, il convient de dire jusqu’où furent poussés, en 1836, les sacrifices faits par le gouvernement français au génie contre-révolutionnaire.

Le pays qui avait toujours tenu le plus de place dans les préoccupations de M. de Metternich, c’était l’Italie, et, après l’Italie, la Suisse. Placée en effet entre l’Autriche et la France, la Suisse pouvait devenir, soit pour l’un, soit pour l’autre de ces deux pays, ou une grande force ou un grand danger. M. de Metternich nourrissait donc un très-vif désir de soustraire les vingt-deux cantons à l’influence française, surtout depuis que les révolutions cantonales de 1830 et 1831 étaient venues saper les bases du patriciat helvétique.

Tant que la France fut représentée en Suisse par M. de Rumigny, notre autorité y resta prépondérante. Mais, à l’arrivée de M. de Montebello, les choses changèrent de face. Appuyé faiblement par M. Morier, diplomate anglais d’une insouciance parfaite, M. de Montebello eut à combattre des rivaux fort actifs dans M. Severin, le ministre de Russie, et dans l’envoyé d’Autriche, M. de Bombelles, dont l’ascendant se faisait sentir particulièrement sur les cantons d’Uri, d’Unterwald et de Schwitz.

Mais ce n’était pas assez pour l’Autriche, la Prusse et la Russie liguées, de miner sourdement le crédit de la France. Pour nous porter le dernier coup, il fallait un prétexte : on le trouva dans l’hospitalité accordée par la Suisse aux réfugiés de diverses nations.

M. de Bombelles ne cessait d’écrire, sur les prétendues menées des proscrits italiens, des rapports propres à semer l’alarme. On parlait de réfugiés prêts à envahir à main armée le grand duché de Bade. L’Autriche affecta de grandes terreurs. Des représentations furent faites au cabinet des Tuileries sur la nécessité d’éteindre le foyer de conspirations allumé au cœur même de l’Europe. C’était en Suisse, disait-on, que les ennemis des trônes tenaient école de régicide : il y avait urgence à la fermer, cette école sanglante. Et quel prince y était plus intéressé que Louis-Philippe, environné de tant d’assassins ?

En même temps, M. de Metternich donnait à entendre que, si la France refusait d’agir contre la Suisse, l’Autriche, pour son compte, n’hésiterait pas.

M. Thiers voulut, sans déplaire à l’Autriche, l’empêcher d’intervenir, et il prit le parti d’intervenir lui-même par des injonctions hautaines et des menaces.

Ainsi, M. de Metternich réussissait au-delà de ses espérances. La France, devenue subitement la maréchaussée des rois absolus, consentait à prendre sur elle tout l’odieux d’une initiative brutale ; elle allait poursuivre jusque dans leur dernier asile quelques malheureux réfugiés, provoquer la Suisse, l’irriter, se la rendre hostile à jamais peut-être double triomphe pour le Cabinet autrichien, qui avait amené de la sorte le gouvernement de juillet, et à s’armer contre la liberté, et à détacher de lui, pour le pousser dans les bras de l’Allemagne, un peuple dont il lui importait à un si haut degré de conserver les sympathies.

Le gouvernement français commença donc à élever des plaintes sur la conduite des réfugiés que la Suisse avait recueillis, sur l’abus qu’ils faisaient du droit d’asile, sur leurs relations ténébreuses avec les conspirateurs de Paris.

Or, rien de plus injuste que ces accusations, du moins en ce qui concernait la France. Car, loin de s’entendre avec la Haute Vente Universelle, siégeant à Paris, les principaux membres de l’association dite la Jeune Europe la dénonçaient comme le plus dangereux de tous les pouvoirs occultes. Ils lui reprochaient de rêver l’unité absolue de l’Europe, de prétendre à la confiscation des droits de tous au profit d’un seul peup !e, la France, et même d’une seule ville, Paris ; ils lui reprochaient d’avoir conçu l’audacieux et tyrannique dessein d’ériger au milieu du 19e siècle une papauté républicaine tout aussi dévorante que la monarchie universelle convoitée jadis par Charles-Quint et Philippe II. Et comment nier que tel lut le but de la Haute Vente Universelle ? Ses théories de centralisation sa physionomie dictatoriale, le secret redoutable dont son noyau suprême restait enveloppé, l’art avec lequel elle avait morcelé, fractionné les forces révolutionnaires des divers pays, de manière à ce qu’elles ne pussent jamais se concerter contre une mesure qui leur aurait paru funeste ou oppressive, en fallait-il davantage pour trahir les projets de ceux qui aspiraient à gouverner, de Paris, l’Europe souterraine ? Voilà sur quelles défiances, sincères évidemment, mais mal fondées, vivaient les meneurs de la Jeune Europe : c’était le fédéralisme en matière de conspiration. Aussi les efforts de la Jeune Europe étaient-ils dirigés, non du côté de la France, mais du côté de l’Allemagne et du Piémont. De sorte qu’en sommant la Suisse d’expulser les réfugiés, les ministres français, ne faisaient, à leurs risques et périls, que les affaires de la monarchie autrichienne.

Mais cela même servit à décider la Cour des Tuileries, tant on y était impatient de donner des gages à la ligue des Puissances absolutistes !

On en était là et l’on n’attendait plus qu’une occasion, lorsque, le 22 juin 1836, le Directoire de Berne[5] adressa au duc de Montebello une note[6] par laquelle le gouvernement français était prié de recevoir sur son territoire les réfugiés dont la Suisse pouvait être amenée à ordonner l’expulsion.

Ainsi, la Suisse allait d’elle-même au-devant de toutes les exigences. Mais ce n’était pas assez pour les Cabinets étrangers, qui brîilaient de compromettre la France, de la décrier, de lui aliéner le cœur des Suisses, de forcer enfin la royauté de juillet à faire amende honorable de son origine en se prononçant, à la face du monde, contre l’esprit révolutionnaire. M. de Montebello fut donc chargé, chose à peine croyable ! de répondre aux avances du Directoire de Berne par une note qui, rédigée à Paris, au ministère des affaires étrangères, avait un caractère si menaçant, si injurieux, qu’adressée à une grande Puissance, elle eût été renvoyée immédiatement et sans réponse. Après avoir exprimé la satisfaction que causait au gouvernement du roi la démarche récente du Directoire, et après avoir dit « Il importe que les mesures ordonnées par le Vorort s’exécutent ponctuellement, » le rédacteur de la note rappelait l’expédition tentée en 1834 contre la Savoie et les tentatives qui avaient troublé la sécurité de certains états d’Allemagne. Puis il ajoutait ces lignes, où, comme au temps de l’inquisition, l’on osait incriminer des espérances, des désirs, des pensées. « Le soussigné n’a parlé jusqu’à présent que de la Sardaigne et de l’Allemagne, dont ces attentats et ces complots menaçaient la sécurité. Mais la France elle-même n’est-elle pas éminemment intéressée dans cette importante question de droit international, lorsqu’il est avéré que les réfugiés en Suisse sont en rapport avec les anarchistes français, lorsque leurs indiscrétions attestent si évidemment la connaissance qu’ils ont des abominables projets des régicides, lorsqu’enfin il est démontré que leurs desseins se lient tout au moins d’intention et d’espérance aux crimes récemment tentés en France ? »[7] La note demandait ensuite au gouvernement fédéral de soumettre à la Diète les moyens les plus propres à assurer, dans chaque canton, l’accomplissement des mesures prises contre les réfugiés, demande sanctionnée par cette menace : « Le Directoire comprendra sans doute que, si les gages que l’Europe attend de lui devaient se borner à des déclarations, sans qu’aucun moyen de coercition vînt les appuyer au besoin, les Puissances intéressées à ce qu’il n’en soit pas ainsi, seraient pleinement en droit de ne plus compter que sur elles-mêmes pour faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse contre leur tranquillité, et pour mettre un terme à la tolérance dont ces incorrigibles ennemis du repos des gouvernements continueraient à être l’objet. »

Jamais l’indépendance d’un État n’avait été plus ouvertement méconnue, foulée aux pieds. En Europe, la note fit scandale. Interpellé, dans le parlement, par MM. Bowring et Hume, lord Palmerston déclara que le gouvernement anglais n’avait pris aucune part efficace à cette affaire. (No efficacious steps upon the subject.) En France, toutes les âmes nobles s’émurent et s’Indignèrent. « La Diète a écrivit le Bon Sens, feuille démocratique, la Diète aurait pu rappeler à l’ambassadeur de Louis-Philippe, que son maître, frappé par les tempêtes révolutionnaires, avait été heureux, autrefois, de trouver un réfuge et du pain dans ces tranquilles vallées, que les partis vaincus ou triomphants devraient respecter comme un sanctuaire protégé par la conscience du genre humain. »

Mais comment donner une idée du frémissement de la Suisse ? À Reiden, dix mille confédérés des cantons de Berne, Lucerne, Schwitz, Soleure, Bâle-Campagne et Argovie, se réunirent pour protester. Dans une assemblée nombreuse et ardente qui se tint à Munzingen, le major Clias ayant parlé de solliciter le renvoi du duc de Montebello, sa voix fut couverte par une immense clameur d’approbation et d’enthousiasme. À Flawil, canton de St-Gall, un orateur populaire, M. Hume, avait déjà fait entendre des accents dignes d’être répétés par tous les échos de la Suisse. À Viedikon, près Zurich, vingt-mille hommes s’étant donné rendez-vous sur le vaste emplacement du tir fédéral, et du haut d’une tribune décorée par les drapeaux pris dans les guerres de Bourgogne, M. Zehnder s’étant écrié : « Êtes-vous décidés tous à repousser, au prix de votre sang, une agression injuste, » —Oui, oui, répondirent avec force les vingt mille voix ; et une adresse fut votée à la Diète, gardienne de l’indépendance et des droits de la patrie.

Mais la Diète ne devait pas répondre à l’élan populaire, dominée qu’elle était par une prudence sans élévation. Une commission avait été nommée, qui semblait hésiter entre l’honneur et la peur. Ce fut alors que M. Thiers écrivit au duc de Montebello une lettre dans laquelle il déclarait que, si les conclusions adoptées n’étaient point satisfaisantes, la Suisse serait immédiatement bloquée. C’était proclamer comme un droit l’abus de la force, c’était combler la mesure des outrages. Et cependant, la peur eut pour elle la majorité. Le projet de conclusum présenté à ta Diète par la commission portait qu’une police centrale serait établie ; que l’obligation d’expulser les réfugiés qui, par des faits constatés, auraient compromis les rapports internationaux de la Suisse, serait imposée aux cantons ; que le Directoire veillerait à l’exécution et adresserait aux cantons les invitations convenables qu’en cas de conflit entre lui et un canton, ce serait lui qui déciderait avec un conseil de représentants fédéraux ; et que si le canton n’obtempérait pas, la Diète pourvoirait à l’exécution aux frais du canton en défaut. Si bien, qu’en violation du pacte fédéral, la souveraineté cantonale était complètement sacrifiée à un pouvoir central, placé lui-même sous l’empire de la diplomatie.

Soumis à la Diète, le 9 août (1836), le projet fut vivement attaqué par M. Steiger, député de Saint-Gall, c’est-à-dire du plus démocratique de tous les cantons ; mais il fut appuyé par l’avoyer Tscharner, particulièrement responsable de l’honneur de la Suisse à cause de la haute magistrature dont il était revêtu. M. de Chambrier alla plus loin. Député de Neuchâtel, et inspiré par la Prusse, il osa demander que le Directoire fut investi du droit de désigner directement les suspects et d’intimer l’ordre de l’expulsion. En vain fit-on ressortir ce qu’il y aurait de honteux pour la Diète, pliant sous la menace, à bouleverser le pacte, à renoncer au droit d’asile, à se faire l’instrument des haines de l’étranger, treize états et demi adoptèrent le projet Zurich, Uri, Unterwald, définitivement ; et, sous réserve de ratification Zug, Soleure, SchaSbuse, Valais, Neuchâtel, Grisons, Fribourg, Lucerne, Berne, Bale-Ville et Schwitz. Avaient voté ad intruendum : Appenzell, Thurgovie, Baie-Campagne et Vaud ; et, quant aux cantons de Genève, de Glaris, d’Argovie, ils gardaient le protocole ouvert, de même que Saint-Gall, qui voulait, par une déclaration expresse, réserver le droit de souveraineté de son canton.

À cette nouvelle, toute la Suisse s’agita ; et, dans les grands conseils, appelés à ratifier la décision de la Diète, les débats se ranimèrent avec une vivacité croissante. Toutefois seize cantons se prononcèrent pour le conclusum. Mais parmi ceux qui le rejetèrent figuraient Saint-Gall, Thurgovie, Vaud et Genève, quatre des plus considérables, et tous cantons frontières. Vaud et Genève formant la partie principale de la Suisse française, leur résistance aux prétentions injustes du gouvernement français en fut plus remarquée, plus applaudie. Et aussitôt s’éleva une question grave, pour la majorité dissidente, le conclusum était-il obligatoire ? En créant une police centrale, en dépouillant la souveraineté cantonale du droit d’asile, en soumettant aux décisions du Directoire et des représentants fédéraux, la Diète, autorité suprême de la confédération, n’avait-on pas porté sur le pacte une main impie ? ne l’avait-on pas renversé de fond en comble ? et, pour changer les termes d’un si auguste contrat, ne fallait-il pas l’unanimité des cantons ? Voilà ce que M. Gaullieur soutint avec beaucoup de force et de véhémence dans le Nouvelliste vaudois, organe fidèle des patriotes Suisses.

Telle était la situation des choses et des esprits, lorsqu’une machination odieuse fut tout-à-coup découverte.

Le 9 juillet 1836, M. de Montebello s’était adressé au Directoire pour réclamer l’expulsion d’un nommé Conseil, dans lequel l’ambassadeur français dénonçait un complice de Fieschi. Or, le 10 août, à dix heures du soir, le préfet de Nidau reçut avis que, parmi plusieurs étrangers qui étaient logés à l’hôtel-de-ville, se trouvait un espion. Là-dessus le préfet de Nidau exigea l’exhibition des passeports. On lui en remit deux sous les noms de Berthola et Migliari, italiens, et un troisième sous le nom de Hermann, français, natif de Strasbourg, commis-voyageur, circulant en Suisse pour affaires de commerce. Ce dernier passeport avait été délivré par l’ambassade française, le 15 novembre 1835, et était signé : Le chargé d’affaires de France, G. de Belleval. Le même fonctionnaire reçut aussi divers papiers appartenant au prétendu Hermann, parmi lesquels 1o un passeport sous le nom d’Auguste Chéli Conseil, daté d’Ancône, le 22 avril 1834 2o un autre passeport sous le nom de Corelli, délivré à Besançon par le préfet du Doubs, le 4 août 1836, valable pour un an. Arrêté et conduit devant le préfet de Nidau, le prétendu Hermann avoua que son nom véritable était Conseil ; il reconnut les trois passeports, et finit par confesser qu’il était, depuis quelque temps, au service de la police française. Le 12, il fut livré à la police de Berne, avec ses deux compagnons de voyage, Berthola et Migliari ; et, le 16, on ordonna une information qui eut pour résultat un rapport que nous citerons ici textuellement, comme un témoignage immortel de la moralité des gouvernements monarchiques !…

« Conseil déclare que depuis les premiers jours de juin dernier, il est entré au service de la police de Paris. Immédiatement après la tentative d’assassinat d’Alibaud, il fut mandé dans un bureau du ministère de l’intérieur, faubourg Saint-Germain. Un secrétaire nommé Jacobin lui dit qu’il devait partir pour la Suisse, où l’on faisait arrêter les réfugiés politiques, pour les transporter en Angleterre à travers la France. Il lui dit que l’on écrirait à l’ambassade française à Berne, en le désignant comme complice des attentats de Fieschi et d’Alibaud, afin de le faire arrêter et transporter hors du territoire que par ce moyen il entrerait en relation avec les Allemands, les Français et autres qui seraient expulsés ; qu’il devait chercher à gagner leur amitié et leur confiance, afin de savoir s’ils préméditaient quelqu’attentat contre la famille royale de France qu’au besoin il devait faire en sorte d’être arrêté et conduit en Angleterre pour continuer sa mission, et qu’on attendait qu’il fit exactement son rapport sur tout ce qu’il pourrait apprendre. On lui indiqua l’adresse de M. le sous-secrétaire du ministère de l’intérieur. Là-dessus, il lui fut donné un passeport sous le nom de Chéli Napoléon, et une somme de 450 francs (comme agent de la police il tirait un salaire fixe de 300 francs par mois en cas de déplacement, 150 francs de plus) ; on lui donna en même temps pour direction, qu’aussitôt arrivé à Berne, il se rendrait à la police, où il déclinerait son véritable nom, Auguste Conseil, en ajoutant que, par un enchaînement de circonstances malheureuses il s’était trouvé impliqué dans les procès de Fieschi et d’Alibaud, qu’à la suite du dernier, il avait dû quitter Paris pour éviter la prison, qu’il venait en Suisse chercher un asile qu’il sollicitait par cette raison un permis de séjour ; qu’au surplus ses moyens d’existence étaient assurés par sa famille de manière à ne le faire tomber à la charge de personne.

« Le 4 juillet, Conseil retint une place dans la diligence de Paris à Berne, pour le lendemain, jour où il partit effectivement. Le 8, il était à Besançon ; le 9, à Neufchâtel le 10, il arriva à Berne, où il séjourna jusqu’au 15 août. Il se logea d’abord à l’abbaye des Gentils-Hommes, ensuite à la Croix-Fédérale il s’inscrivit dans le contrôle des étrangers sous le nom de Napoléon Chéli.

Le jour de son arrivée, le 10, Conseil se rendit à midi sur la plate-forme ; c’était un dimanche, on y faisait de la musique, il y avait foule. Là, il lia conversation avec les Italiens Boschi et Primavesi qu’il entendit parler sa langue il leur fit aussitôt entendre qu’il était impliqué dans les procès de Fieschi et d’Alibaud, ce qui, d’après leurs déclarations, excita leur surprise, de la part d’un homme qu’ils voyaient pour la première fois. Conformément aux instructions qui lui avaient été données à Paris, Conseil se rendit au bureau de la police de la ville.

Le permis de séjour lui fut refusé, et Conseil reçut ordre de quitter Berne.

Il n’en continua pas moins à habiter, jusqu’au 22 juillet, cette capitale, sous prétexte qu’il y attendait des fonds demandés à ses parents. Pendant son séjour à Berne, il fréquentait souvent la taverne des Juifs, située dans la rue d’Aarberg, observait, à ce qu’il dit, les réfugiés, selon l’ordre qu’il en avait reçu, avait de fréquentes entrevues avec le comte romain Berthola et le vénitien Maxata, qu’il voulait, d’après la déclaration de ces deux derniers, engager à entrer dans la Société des Familles, nouvellement organisée à Paris, et calquée sur celle des Droits de l’Homme, société à laquelle il cherchait à procurer, à Berne, des affiliés dont la majeure partie se serait composée d’étudians. C’est ainsi qu’il franchissait la limite qui sépare la carrière de l’espion de celle de l’agent provocateur, habitude assez ordinaire aux individus une fois engagés dans les liens de la dépravation.

Pendant ce temps, Conseil avoue avoir adressé à diverses reprises des rapports à un sieur Jacobin, de Paris ; il prétend en avoir reçu deux réponses, qui lui furent adressées, poste restante, par cet individu. Ces deux réponses seraient les deux lettres mutilées, sans adresses et sans signatures (l’adresse paraît avoir été déchirée), qui sont jointes aux pièces, et qui sont conçues dans ces termes :

N°1 « Acceptez toutes les propositions que vous feront vos compatriotes. Donnez votre adresse là où vous serez, pour que l’on puisse continuer la correspondance.

Paris, 16 juillet 1836. »

N°2. « 16 juillet 1836. Si l’on veut vous forcer à quitter Berne, informez-vous auprès de vos amis d’un refuge dans un canton voisin où vous ne puissiez être inquiété et où vous soyez avec des amis. Si l’on vous expulse de la Suisse, remettez-vous à la Providence. »

Inquiété par la police, Conseil quitte Berne le 22 juillet, passe la nuit à Neufchâtel, prend le lendemain la poste de Pontarlier et arrive à Besançon le 24. Il écrit sur-le-champ à Paris pour demander de nouvelles instructions, qui ne lui parviennent pas tout de suite. Aussitôt qu’elles sont arrivées, il se transporte à la préfecture, où il reçoit un passeport sous le nom de Pierre Corelli, en échange de celui qui lui a été délivré sous le nom de Napoléon Chéli, et 150 francs en argent (pour ses dépenses d’auberge et de voyage), avec ordre de se rendre à Berne, par Morteau, Neufchâtel et le Locle, et d’aller chercher de nouvelles instructions à l’ambassade française. Comme il objectait avoir reçu, à Paris, l’ordre de ne pas mettre les pieds à l’ambassade, on lui répondit qu’il était arrivé contre-ordre. Il fit remarquer qu’un passeport tout récent pourrait faire naître des soupçons sur sa qualité de réfugié, mais on n’eut aucun égard à cette observation.

Il se remit aussitôt en route, et arriva de nouveau à Berne, dans la journée du 6 août ; descendu devant la porte d’Aarberg, il s’informa où était l’auberge du Sauvage là, il s’inscrivit sur le registre des étrangers sous le nom de Corelli.

Conseil avait excité la dé6ance des réfugiés Migliari, Boschi, Primavesi, qui résolurent de visiter secrètement sa malle et de s’emparer de ses papiers. L’arrivée de Conseil avait fait manquer ce projet, on arrêta pour le lendemain (7 août) un déjeuner auquel devait assister Conseil. Les réfugiés avaient pour but dans cette réunion de se laver réciproquement du reproche d’espionnage.

Dans la soirée (6 août), Conseil se rendit fort tard à l’ambassade française. Voici ce qu’il raconte à ce sujet : « Arrivé chez M. de Montebello, je dis à un domestique de m’annoncer. Celui-ci fit d’abord des difficultés ; il voulait connaître mon nom, savoir ce qui m’amenait, etc. ; mais comme j’insistais, on m’introduisit directement dans une salle du rez-de-chaussée où se trouvait une société de messieurs et de dames. Le duc vint aussitôt vers moi et me conduisit dans un petit cabinet, où j’aperçus un bureau ainsi que des papiers. Là, je lui donnai des détails sur la position dans laquelle je me trouvais, et le duc me répondit à peu près en ces termes : « Savez-vous que cette position est très-mauvaise ? Que faire ? La police est à votre recherche depuis que je vous ai signalé. Il faut que vous quittiez Berne ; je vous délivrerai un passeport sous un autre nom, et vous tâcherez de vous échapper. » Là-dessus le duc s’assit, m’engagea également à prendre un siège, et fit chercher son secrétaire. Ce dernier n’ayant pu être découvert, le duc me dit de revenir le trouver le lendemain dès les cinq heures du matin. Comme je lui fis observer qu’une visite à une heure aussi indue pourrait me faire découvrir, il changea d’avis et m’ordonna de me rendre le lendemain à neuf heures du soir, à la chancellerie de l’ambassade, où l’on me remettrait un nouveau passeport et de l’argent pour le voyage. En me congédiant, le duc m’adressa ces paroles « Je donnerai à mon premier secrétaire les ordres nécessaires, et il arrangera l’affaire avec vous », Sur quoi je repris le chemin du Sauvage.

Le dimanche 7 août, dès six heures du matin, Berthola, Migliari, Boschi, Primavesi et Conseil se rendirent au déjeuner convenu.

On exigea de Conseil la clé de sa malle, qu’il jeta aussitôt sur la table. Berthola s’en saisit, ainsi que du passeport, et il fut arrêté qu’on retournerait au Sauvage pour visiter les effets de Conseil.

C’est alors, disent-ils, qu’eut lieu la visite de la malle. S’il faut en croire l’un d’eux, on alla jusqu’à fouiller Conseil, sur lequel on trouva 7 à 8 fr. en argent. Berthola se saisit de tous les papiers suspects au nombre de 10, les mêmes qui plus tard furent remis entre les mains du préfet de Nidau.

Dans cet instant, Conseil renouvela ses aveux, et, pour donner une preuve de sa bonne volonté et de l’intention où il était de réparer sa faute, il confia à ses camarades qu’il devait se transporter le soir même, à 9 heures, au secrétariat de l’ambassade française pour y recevoir un nouveau passeport, de l’argent et des instructions qu’il promit de leur communiquer.

À l’heure fixée, Conseil, suivi de Berthola et de Migliari, qui l’accompagnèrent jusque sur la place de la cathédrale, se rendit à la chancellerie de l’ambassadeur.

J’y trouvai, dit Conseil, M. de Belleval il échangea avec moi quelques paroles et me dit entre autres choses: « Eh bien ! comment arrangerons-nous l’affaire, elle est de nature à mettre dans l’embarras. » Puis, il prit un formulaire de passeport en blanc, le remplit en ma présence, apposa sa signature au bas et me dit d’y joindre la mienne, ce que je fis sur-le-champ. Il avait daté le passeport, qui portait le nom de François Hermann, du 5 novembre 855. Il me remit encore 200 fr. de France en napoléons d’or, en me donnant l’ordre de quitter Berne pour me rendre dans d’autres villes de la Suisse, où il me serait facile de passer pour voyageur, et pour y surveiller plusieurs réfugiés appartenant à diverses nations. Les noms de ces réfugiés se trouvaient dans mon portefeuille, où je les avais inscrits mais les feuilles qui les contenaient furent détruites par moi à Nidau, où l’on ne me saisit mon portefeuille que le lendemain de mon arrestation. Je ne me rappelle plus que les noms de Mazzini et des deux frères Ruffini.

Immédiatement après ce dernier aveu (en date du 26 août), Conseil tira de son sein un papier qu’il avait pu cacher jusqu’alors et qui n’était autre que celui dont il vient d’être question. Il contient, écrits par deux mains différentes, plusieurs noms de personnes et de localités, entre autres

« Rauschenplatt, Ruffini, due fratelli.
« Genevra, Depercy, Dumokr.
« À Zuriche, Gragne (sans doute Granier).
« À Lusana, M. de Ludre.
« À Interlachen, Chancel.
« À Bal-Champagne, Liestal.

D’après l’aveu de Conseil, les mots Rauschenplatt, de Ludre, Interlachen, Chancel ont été écrits par M. de Belleval. Dans le mot Depercy, M. de Belleval aurait changé l’S mis en tête par Conseil, en un D, qui commence maintenant le mot.

Conseil courut immédiatement de la chancellerie de l’ambassade à l’Ober-Thor, où l’attendaient les quatre Italiens, comme on en était convenu. Il leur donna connaissance du passeport qu’il avait reçu sous le nom de François Hermann, commis-voyageur de Strasbourg, et des instructions qui lui avaient été données, en leur nommant les personnes qu’on lui avait désignées il parla aussi à Berthola et à Migliari de l’argent qu’il avait reçu, et le montra, en pièces d’or. Après avoir promis de ne trahir aucun des Italiens qui lui avaient été signalés, Conseil rentra en ville avec les Italiens, et, suivant le conseil que lui donna Berthola, au lieu de se rendre au Sauvage, il alla loger à la Cigogne', où il s’inscrivit dans le registre des étrangers sous le nom d’Hermann.

Cependant Migliari avait formé la résolution de dévoiler le but de la mission de Conseil, et de le signaler publiquement comme un agent de la police française.

Il fit retenir, à cet effet, à la poste, deux places pour Fribourg (où il devait encore aller chercher ses papiers pour le voyage qu’il avait déjà projeté antérieurement), les paya avec un napoléon d’or qu’il avait reçu à cet effet de Conseil, et écrivit à M. Bandelier, ancien employé à la Jeune Suisse, à Brienne, qu’il amènerait quelqu’un, le mercredi (10 août), à Nidau. À midi, il partit avec la poste. Ses compagnons l’attendaient à l’Ober-Thor, sur la route, où Conseil monta dans la voiture.

Depuis ce moment, Migliari ne perdit plus Conseil de vue. Il alla loger au même hôtel, et passa la nuit sur un banc placé devant la porte qui séparait sa chambre de celle de Conseil, veillant pour faire échouer toute tentative d’évasion que pourrait essayer Conseil. »

Qu’ajouter à ces révélations accablantes ?

Cependant, aucune réponse autre que le Conclusum n’avait encore été faite à la trop fameuse note du duc de Montebello : ce fut au milieu des sentiments d’indignation et de dégoût nés de l’affaire Conseil, que les délibérations de la Diète s’ouvrirent sur un projet de réponse terminé et résumé par ces mots[8] « L’office de M. le duc de Montebello ne respecte pas assez les légitimes susceptibilités de la Suisse, lorsqu’il suppose le cas où elle manquerait à ses obligations internationales. La Confédération a montré, par des faits, qu’elle connaît ses devoirs sans qu’on les lui rappelle, et qu’elle les remplit sans qu’on l’en somme. Mais elle connaît de même ses droits, que sa position géographique n’affaiblit point. Aussi ne saurait-elle admettre la prétention que d’autres qu’elle même s’arrogent le droit de faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse, et de mettre un terme à la tolérance qu’elle exerce. La Diète repousserait de la manière la plus énergique une telle violation de la souveraineté fédérale, forte du droit d’un État souverain et indépendant, ainsi que de l’appui de la nation entière. »

Un pareil langage aurait suffi, à la rigueur, pour couvrir la dignité de la Suisse, sans l’adoption préalable du Conclusum. Mais, après un acte aussi déplorable d’obéissance, que signifiaient quelques phrases pompeuses sur l’inviolabilité d’une nation souveraine, indépendante ? La Diète aurait dû comprendre que ce n’était pas trop du rappel de l’ambassadeur qui l’avait offensée, pour rétablir entre les deux pays l’ancienne égalité d’honneur. C’est ce qu’elle ne comprit point. Car, tout pâle qu’il était, le projet fut adopté par dix-huit états. Trois cantons avaient trouvé la réponse trop énergique ! C’étaient Uri, Unterwald et Schwitz.

Encore si le Conclusum n’avait pas été rigoureusement exécuté ! Mais, dès le 24 août. Le Vorort enjoignait à tous les cantons d’expulser les étrangers atteints par l’article 1er ; l’ordre était donné de conduire à la frontière française les réfugiés Mazzini, Ruffini, Rauschenplatt, Peters et Litzius on arrêtait à Berne, Harro Harring ; on dirigeait Strohmeyer vers l’Angleterre, et, sur de simples soupçons, non sur des faits constatés, Boschi se voyait frappé par le décret d’expulsion.

De là, de la part des Puissances du Nord, un redoublement de menaces poussé jusqu’à l’insolence. « Nous apprenons de source certaine, écrivait la Gazette d’Augsbourg, que les troubles de la Suisse ont donné lieu à un traité entre les Puissances de l’Est et de l’Ouest de l’Europe, qui ont choisi la France pour organe de leurs demandes… Si la Diète helvétique n’accorde pas de bonne grâce ce qu’exige d’elle la diplomatie, les mesures coercitives les plus sévères seront prises contre la Confédération. M. le syndic Thomas a développé au sénat de notre ville libre le plan d’opérations préparé. » Voilà le rôle que, six ans après la révolution de 1830, on faisait jouer en Europe au gouvernement français Ce n’était pas ainsi que Napoléon en avait agi avec la Suisse, dont il fut presque le législateur, et qui dut tant à la protection de son génie. Mais le temps était passé des grandes conceptions et des grands hommes !

Suspendre le récit commencé devient ici nécessaire, car nous touchons à la chute de M. Thiers, sous le ministère de qui s’était engagée la querelle avec la Suisse.

Quelle fut, dans cette querelle funeste et honteuse, la part de responsabilité de M. Thiers ? La vérité est qu’il ne sut pas tout, ainsi qu’il en devait faire, plus tard, la déclaration solennelle. Il ignora, par exemple, lui premier ministre, la mission pleine d’ignominie donnée à l’espion Conseil. Mais ce qu’on peut justement et ce qu’on doit lui reprocher, c’est d’avoir accablé la Suisse, pays ami, terre de liberté, c’est d’avoir feint de prendre au sérieux des prétextes dont sa vive intelligence devinait bien le mensonge, et de s’être, par suite, associé aux entreprises des rois absolus contre le principe démocratique.

Il finit, il est vrai, par s’en repentir, mais ce fut seulement lorsque l’affront fait au fils aîné de Louis-Philippe par la Cour de Vienne vint enfin démontrer clairement combien artificieuses étaient les caresses de M. de Metternich et ce qu’avaient d’invincible ses répugnances. M. Thiers voulut alors remonter la pente. Vain effort ! La situation, telle qu’il avait contribué à la faire, fut plus forte que lui, et, comme on va le voir, elle l’écrasa.

C’était la question espagnole qui devait renverser M. Thiers. Or, voici quelle avait été, durant l’année 1836, la situation de la Péninsule.

Elle se trouvait gouvernée, au commencement de 1836, par M. Mendizabal, nature volcanique, tête pleine de combinaisons et d’expédients, homme sans égal en Espagne pour la vivacité du coup-d’œil et l’audace des entreprises, mais ne sachant ménager ni ses succès ni la fortune aventurier brillant s’il eût été dans une petite sphère, et, au pouvoir, révolutionnaire passionné. Il avait d’ailleurs en lui tout ce qui parle puissamment aux hommes rassemblés taille haute, regard de feu geste décisif, faculté de s’émouvoir telle, qu’un jour il lui arriva, en pleine tribune, d’éclater en sanglots.

Éblouir les esprits par l’annonce d’un secret qui sauverait l’Espagne, obtenir de la Chambre des procuradorès un vote de confiance, ordonner à tout risque une levée de cent mille hommes, appeler la discussion sur un remaniement de la loi électorale, briser aux applaudissements du peuple la première résistance des Cortès, mettre en vente les biens nationaux, autoriser le rachat des redevances appartenant aux communautés religieuses, décréter la suppression des couvents dans cette Espagne, ancienne patrie de l’inquisition, tout cela fut pour M. Mendizabal l’affaire de quelques mois. Au sujet de la suppression des couvents, on assure que, s’étant un soir présenté à la régente Christine, il lui dit, en tirant sa montre : « Madame, des courriers sont disposés sur toutes les routes. Ils partent dans une heure, si la régente daigne adhérer à la mesure que je propose, » et dans le cas contraire, il rendait son portefeuille. Christine signa le décret, c’est-à-dire toute une révolution.

Il était impossible qu’un pareil ministre ne fût pas odieux à la Cour des Tuileries d’autant que les réformes par lui tentées s’accomplissaient au plus fort de l’étrange alliance contractée par le gouvernement français avec les Cours absolutistes. Aussi, pendant que notre ambassadeur à Madrid, M. de Rayneval, s’étudiait à desservir M. Mendizabal dans l’esprit de la régente, on le faisait accuser à Paris d’être vendu aux intérêts britanniques. On ne citait pourtant rien qu’il leur eût sacrifié ; mais on s’armait contre lui des apparences il avait long-temps vécu en Angleterre, il était servi par un domestique anglais, certaines habitudes anglaises étaient les siennes, et il recevait du Cabinet de Saint-James, pour combattre don Carlos, des fusils, des munitions et de l’argent.

Au reste, la Cour des Tuileries avait, pour perdre le ministre espagnol, des motifs particuliers qu’il est bon de faire connaître.

M. Mendizabal — et ce fut là de sa part une déplorable inconséquence — avait apporté au pouvoir, avec le désir de révolutionner l’Espagne, celui d’y raffermir la monarchie. Mais ce dernier résultat dépendait de la solution de trois problèmes il fallait d’abord étouffer la guerre civile, en préservant le trône de la trop grande popularité d’un général victorieux prévoir ensuite le cas où la régence deviendrait vacante avant la majorité d’Isabelle et, en troisième lieu, prévenir les difficultés diplomatiques que ne manquerait pas de soulever le mariage de la jeune reine. M. Mendizabal proposa secrètement à Christine de fondre les trois problèmes en un seul, par le mariage immédiat d’Isabelle. On n’aurait plus à redouter alors, pour la monarchie, l’ascendant d’un guerrier triomphateur, puisque le chef suprême de l’armée serait l’époux de la reine la régence venant à vaquer, l’autorité se trouverait fixée entre les mains d’un prince placé au-dessus des rivalités de l’ambition et, quant aux complications matrimoniales à éviter, le mieux était de ne pas leur laisser le temps de se produire, en brusquant la solution.

Restait à choisir un prince en qui fussent réunies les diverses qualités que la situation réclamait, savoir : l’habitude des armes, pour qu’il pût se mettre à la tête des troupes une grande naissance, pour que les souverains n’eussent pas de peine à l’agréer ; une condition telle en Europe, que son mariage ne fit pas éclater la jalousie dont les Puissances principales étaient animées l’une contre l’autre ; de la fortune, enfin, pour qu’on ne lui reprochât point d’être venu s’enrichir en Espagne. Le prince qui, suivant M. Mendizabal, réunissait toutes ces qualités, était le duc de Leuchtemberg[9] il n’hésita pas à le proposer à Christine.

La régente parut accueillir ce plan avec faveur. Mais il ne pouvait réussir que par la promptitude et le secret des moyens d’exécution. Or, M. de Rayneval fut instruit de la combinaison projetée, et c’en était assez pour qu’elle échouât. Aux yeux de Louis-Philippe, le duc de Leuchtemberg avait un tort irrémissible, celui de tenir à la famille des Bonaparte. M. Mendizabal avait, par conséquent, alarmé un intérêt dynastique, et il ne fut pas longtemps à savoir quelle influence minait son crédit, quelles mains préparaient sa chute. Donc, l’intervention française, qu’il repoussait comme Espagnol et révolutionnaire, M. Mendizabal était intéressé à la repousser aussi comme ministre.

Et pourtant, de combien de maux la guerre civile n’avait-elle pas accablé l’Espagne depuis l’avénement de M. Mendizabal ? En 1835, les carlistes avaient perdu dans Zumalacarréguy un homme aussi propre à organiser une armée qu’à la conduire à l’ennemi, un soldat indomptable, un chef expérimenté, un héros. Mais, quelle que grande que fût cette perte pour don Carlos, l’insurrection s’était maintenue sur son terrain et fortifiée. Campée, en 1836, sur un territoire d’une étendue de plus de trente lieues compris entre les Pyrénées, l’Arga, l’Ebre et l’Océan, elle y occupait des positions formidables, inaccessibles s’appuyait sur une masse compacte de près de quarante mille hommes, et rayonnait au loin par des bandes hardiment commandées, ivres de fureur, fortes par l’audace, par l’agilité, par la ruse, et dont la trace sanglante était partout marquée en Catalogne, dans le bas Aragon, dans la Manche, dans la vieille Castille, dans la Galice, dans les Asturies. Ainsi, point de batailles rangées, mais des attaques sans cesse renaissantes, des embuscades à chaque pas, des villes surprises, des villages pillés, d’épouvantables vengeances, des incendies, des égorgements. La vieille mère de Cabrera fusillée à Tortose, et aussitôt après vengée parle meurtre de vingt-quatre femmes que Cabrera fit fusiller à son tour, que faut-il de plus pour caractériser la lutte au sein de laquelle se débattait, meurtrie et désespérée, une brave, une malheureuse nation ? Encore si l’arène avait été circonscrite Mais aux excès du brigandage armé qui pesait sur les campagnes, l’émeute répondait, du fond des villes, par des hurlements sauvages et d’affreux holocaustes. Pour soulever la multitude, il suffisait souvent d’un cri mort aux carlistes ! Et à Barcelone, par exemple, on avait vu le peuple, dans la nuit du 4 janvier 1836, courir, à la lueur des torches, vers la citadelle, l’escalader, massacrer cent vingt prisonniers carlistes, et lancer du haut des remparts le colonel O’Donnell, dont le cadavre, traîné dans les rues au bout d’une corde, fut enfin brûlé sur la place publique au milieu des rugissements d’une foule en délire.

Comment couper court à tant d’horreurs ? Comment sortir de la lice ensanglantée dans laquelle l’Espagne tournait depuis si long-temps ? Pour ceux que n’effrayait pas l’importation des idées contre-révolutionnaires mûries à la Cour de France, la question n’était pas douteuse, et ils invoquaient l’intervention à grands cris. Mais, sur ce point, M. Mendizabal n’était pas homme à fléchir. Tout ce qu’il s’était décidé à vouloir, c’était le système de translimitation, destiné uniquement à priver don Carlos des secours que les Puissances du Nord lui faisaient passer ; et nous avons exposé les causes qui portèrent M. Thiers à repousser ce système dans sa dépêche du 8 mars (1836).

Environ deux mois après l’envoi de cette dépêche, M. Mendizabal tomba victime de l’erreur qui lui avait fait croire conciliables le salut d’une révolution populaire et la consolidation d’une monarchie ; il tomba sous des intrigues de Cour, malgré l’appui de la Chambre des procuradorès, malgré les sympathies du peuple Et c’était M. Isturitz qui gouvernait l’Espagne quand M. Thiers essaya de renouer par l’intervention cette alliance anglaise qu’il avait lui-même rompue.

L’occasion semblait favorable. Gagné par Christine, M. Isturitz, en arrivant au pouvoir, s’était présenté sans scrupule comme adversaire de ses anciens amis et des principes soutenus par lui jusqu’alors, comme déserteur de la cause révolutionnaire, et enfin comme partisan de l’intervention. M. Thiers, en intervenant en Espagne, n’avait donc plus à craindre, ni de se heurter à un ministère hostile, ni d’aller prêter main-forte aux idées démocratiques.

La légion étrangère, composée de trois mille soldats, avait été formée et destinée à secourir la Péninsule M. Thiers résolut de porter cette légion à douze mille hommes, et de protéger ainsi Christine d’une manière plus efficace. Il fallait pour cela faire entrer dans la légion étrangère des soldats d’élite, et la placer sous le commandement d’un chef plein de nerf et d’audace. M. Thiers jeta les yeux sur M. Bugeaud, dont il appréciait au plus haut point les qualités militaires, et sur le dévouement duquel il comptait. Il lui écrivit donc en Afrique, ou ce général venait de remporter la victoire de la Sickak, et il fit si adroitement valoir à ses yeux les avantages de l’expédition confiée à son zèle, que M. Bugeaud accepta, bien qu’il lui en coûtât beaucoup d’aller combattre sous une cocarde étrangère.

Restait le consentement du roi à obtenir ; et M. Thiers, sur ce terrain, eut à engagea contre le monarque une lutte fort vive. Mais, prévoyant bien cette résistance, il avait su se créer des appuis dans la famille royale elle-même. La reine désirait, quoique timidement, qu’on ne laissât point Christine exposée aux chances de la guerre civile ; le duc de Nemours s’était laissé gagner Insensiblement par l’éloquence persuasive de M. Thiers ; mais, de tous les membres de la famille royale, celui qui soutenait le plus chaudement la politique du premier ministre, c’était le duc d’Orléans.

Mélange de bonnes et de mauvaises qualités, ce prince était plein de ruse, mais plein de bravoure. Les Intérêts de la liberté le touchaient faiblement, quoiqu’il affectât des dehors de libéralisme, par une dissimulation commune aux héritiers présomptifs mais ceux de la nationalité avaient une place énorme dans ses préoccupations. Il aimait passionnément la France militaire et abhorrait l’Europe. Aussi, nul ne se plaisait plus que lui aux manœuvres des camps et au maniement de l’armée. Il entrait volontiers dans la familiarité du soldat avec un naturel bien joué aux habitudes soldatesques, se faisant aimer par la liberté de ses propos, par la rondeur de ses allures, attentif aux mécontentements de la caserne, et habile courtisan des hommes d’épée. Il préparait ainsi un règne destiné par lui aux agitations. Car le dédain avec lequel sa famille avait été traitée dans les grandes Cours, les discours insolents qu’on s’y permettait contre elle, ses sœurs réduites à désirer des maris et à les attendre, les refus humiliants essuyés par lui-même, tout cela avait laissé dans son cœur une trace envenimée. Son orgueil de jeune homme et de prince se révoltait contre des affronts auxquels se résignait la philosophie prudente de son père.

La lutte commença donc entre le roi et M. Thiers, soutenu par le duc d’Orléans. Elle fut longue, opiniâtre et M. Thiers parla enfin d’abandonner son portefeuille.

Le roi, qui avait une sagacité rare quand il ne s’agissait que d’une décision à prendre dans les petites choses, ne possédait d’ailleurs aucune connaissance administrative. Personne n’avait l’esprit moins généralisateur que lui, et cependant, chose bizarre ! il ne s’entendait à rien de ce qui est détail d’exécution. Témoin de l’inefficacité des efforts tentés par les agens de la reine Christine pour recruter en France des auxiliaires, il s’imagina qu’on ne viendrait pas à bout de faire franchir les Pyrénées à neuf mille volontaires, et ce fut dans cet espoir qu’il consentit enfin à laisser agir son ministre. M. Thiers se mit à l’œuvre sur-le-champ. On s’adressa aux régiments qui, sous les ordres du général Harispe, formaient le corps d’observation envoyé aux Pyrénées on fit appel aux hommes de bonne volonté et telle était l’impatience belliqueuse du soldat, que, dans un court espace de temps, la légion auxiliaire se trouva organisée et prête à combattre. Ces troupes étaient superbes, remplies d’ardeur, ivres de confiance, et l’on pouvait tout espérer de leur courage.

Le roi ne s’était pas attendu à ce résultat il en fut alarmé et déconcerté. Mais ses inquiétudes redoublèrent lorsqu’il sut que le général Bugeaud était disposé à prendre le commandement de la légion. Car il se défiait de la fougue militaire du général, qu’il n’aimait pas à cause de ses manières brutales et de son arrogance.

Cependant, l’Espagne était aux abois, et les haines de parti, surexcitées par un continuel état de troubles, y avaient revêtu un caractère d’exaltation de plus en plus dangereux qu’allait y devenir la révolution ? Le Cabinet de Saint-James ne cessait d’insister pour que le traité de la Quadruple-Alliance fût exécuté. Christine envoya un moine déguisé à M. Thiers pour solliciter des secours, promettant la main d’Isabelle au duc d’Aumale.

Mais le roi résistait toujours. L’offre de la couronne d’Espagne pour un de ses fils répondait à une éventualité qui l’avait toujours faiblement tenté. Il n’aurait jamais consenti, pour agrandir sa famille, à effrayer les grandes Cours, qu’il était décidé à ménager à tout prix. D’ailleurs, il croyait ou paraissait croire que, pour se maintenir en Espagne, l’influence française avait besoin d’y être plus soigneusement masquée. Suivant lui, un prince français sur le trône d’Espagne eût donné trop d’ombrage au peuple espagnol, et cet aperçu ne manquait pas de justesse. Pour ce qui est du danger que courait la révolution espagnole, le roi n’était pas homme à sacrifier au désir de la sauver son système de paix et la bienveillance du Continent.

Une crise ministérielle approchait, elle était inévitable. Toutefois, comme le roi tenait aux services de M. Thiers, qui, en matière de politique intérieure, partageait ses idées et ses répugnances, il tenta quelques efforts pour le retenir au pouvoir en le faisant céder.

M. de Talleyrand était alors en France, où il traînait une vieillesse inutile. Il s’était complétement asservi au roi, qui avait su le gagner en caressant sa vanité sénile, et, par exemple, en se tenant debout devant le fauteuil où il exigeait qu’à cause de son infirmité le diplomate pied-bot restât assis. Ce fut M. de Talleyrand que Louis-Philippe employa pour ramener M. Thiers. Mais c’était une cause que les antécédents même du négociateur rendaient bien difficile à plaider. « Quoi ! disait M. Thiers au prince de Talleyrand, c’est vous, signataire du traité de la Quadruple-Alliance, qui m’engagez à en fouler aux pieds les clauses ! C’est vous, premier ambassadeur de la révolution de juillet à Londres, qui cherchez à m’éloigner de l’Angleterre pour me rapprocher du Continent ! »

La négociation échoua donc, et de secrètes démarches furent faites pour la formation d’un nouveau~Cabinet, après qu’on eût épuisé auprès de M. Thiers la ressource des séductions. Car Louis-Philippe aimait dans M. Thiers la créature du régime inauguré en 1830, l’homme nouveau, et il n’eut jamais beaucoup de goût pour les ministres qui avaient servi un autre gouvernement que le sien. Ainsi, chose singulière ce qui lui déplaisait le plus dans M. Guizot, c’était son voyage à Gand. Il lui reprochait, au fond, de n’être pas assez bleu, et il lui échappa plus d’une fois de dire « M. Guizot me décolore » .

Ce fut de son côté, pourtant, qu’il résolut de se tourner.

Malheureusement, M. Guizot avait pour ami et pour collègue nécessaire le duc de Broglie, dont la Cour ne voulait à aucun prix. Détacher ces deux personnages l’un de l’autre devint donc la grande affaire du moment. M. Guizot se vit entouré de caresses soigneusement étudiées. À lui seul revenait désormais la gloire d’assurer la politique du 11 octobre par la conservation de la paix ; mais, pour se rendre propre à bien remplir une aussi haute mission, il devait avoir le courage de sacrifier ses affections personnelles au bien de l’État, en se séparant de M. de Broglie, homme raide, orgueilleux, que la diplomatie n’aimait pas et qui pouvait tout compromettre. M. Guizot se défendit pendant quelque temps. Outre qu’il s’agissait pour lui de s’abaisser à ses propres yeux par une espèce de trahison qui n’était pas exempte d’ingratitude, il sentait bien au fond qu’il allait commettre une faute et perdre à jamais un appui sans lequel il ne lui serait plus donné d’exercer le pouvoir qu’en sous-ordre. L’impatience de son ambition finit par l’entraîner, et le roi eut un jour la satisfaction de lui entendre dire « À dater de ce moment, votre majesté peut me considérer comme libre. » C’était pour le Château une grande victoire : on eut soin de la rendre complète. M. Guizot, en se séparant de M. de Broglie, qu’il aimait, avait consenti à être ministre sous la présidence de M. Molé, qu’il n’aimait pas on alla plus loin. M. de Montalivet fut sondé, toujours en secret, et on le détermina sans peine à servir les vues de la Cour. Collègue de M. Thiers, auquel il avait donné le droit de compter sur lui, il se tint prêt à l’abandonner pour prendre place, dès que le moment en serait venu, auprès de son successeur. De la sorte, le Cabinet dirigé par M. Thiers se trouva miné quelque temps avant sa chute, et la Cour en devint plus intraitable, sachant qu’elle ne serait pas prise au dépourvu.

Les choses en étaient là, quand survint la nouvelle d’un grand événement arrivé en Espagne.

Lors de la chute de Mendizabal, l’insurrection de Navarre étouffait dans un cercle de cent dix mille baïonnettes. Mais cette situation périlleuse avait été de courte durée. Successeur du comte de Casa Eguia dans le commandement de l’armée carliste, Villaréal ne tarda pas à déjouer les combinaisons du général en chef ennemi Cordova ; et, pendant que celui-ci courait se mêler, à Madrid, aux cabales fomentées par un ministère nouveau, le général carliste Gomez brisait, vers Balmacéda, la ligne de blocus, suivi de cinq mille aventuriers intrépides. L’expédition de Gomez eut quelque chose d’étincelant. Pressé par Espartero, qui haletait sur sa trace, il parcourut avec la rapidité de la foudre les Asturies, la Gallice et les montagnes de Léon, franchissant les rivières, échappant aux mouvements combinés des généraux Manso, Latre et de la Puente, traversant les capitales d’un pas victorieux, frappant des contributions, semant partout l’épouvante et la révolte. Pendant ce temps, une autre bande envahissait la province de Soria Cabrera et Serrador étendaient de toutes parts leurs ravages ; le général anglais Evans s’éloignait précipitamment de Fontarabie, qu’il avait menacée, il s’éloignait sous le coup d’une panique ; Cordova, de retour au camp, s’agitait dans son impuissance le carlisme, en un mot, semblait déjà se dresser devant Madrid comme un fantôme sanglant, inévitable… Et, pour comble de maux, le ministère Isturitz, poussant la contre-révolution à l’extrême, mettait le feu aux passions. Déchirée alors, exaspérée, palpitante, l’Espagne fut tout-à-coup saisie d’un mouvement terrible. À Malaga, une junte est formée sur les cadavres encore chauds du comte de Donadio et de M. San Just, impitoyablement égorgés. Cadix, Xérès, l’île de Léon, Séville, Cordoue, Saragosse, Badajoz, Valence, Carthagène, Lorca, Alicante, Murcie, se soulèvent d’un commun élan. D’un bout à l’autre de la Péninsule, un même cri s’élève c’est la constitution de 1812 qu’on proclame, cette constitution démocratique votée jadis sous le feu des envahisseurs de la patrie, et sur un rocher, dernier refuge de la liberté espagnole.

Au milieu de cette immense tempête, seule la ville de Madrid restait immobile, silencieuse. Mise en état de siège, elle paraissait trembler sous la main du général Quesada, qu’environnait l’appareil d’une dictature homicide. Soudain, à quelque distance de la ville, presqu’aux portes de la Granja, palais qu’habite la reine, le régiment des milices provinciales se met en marche en chantant l’hymne de Riégo. C’était le 12 août 1836, à huit heures du soir. Les soldats du 4e régiment d’infanterie de la garde agrandissent, en s’y joignant, cette sédition militaire. Quelques instants après, des sergents pénétraient dans l’appartement de Christine, et, à leur voix, sous leur regard, la régente signait un écrit portant « La reine autorise le général San Roman à laisser jurer la constitution jusqu’à la réunion des Cortès. » » Il n’en fallait pas tant pour que Madrid fît explosion. C’est en vain que le ministère se prépare à une résistance furieuse, c’est en vain que Quesada parcourt les rues le sabre à la main, d’un air menaçant et indomptable la révolte possède la ville ; de la Porte du Soleil ordinaire foyer des troubles, un mugissement sinistre s’élève ; d’heure en heure augmente le bouillonnement de la foule… il faut que le pouvoir tombe. M. Calatrava est, en effet, nommé président du Conseil des ministres, et le général Seoane capitaine-général de la Nouvelle-Castille. Ce fut dans la maison même de ce dernier que se cacha M. Isturitz, cherché par les vengeances populaires. Moins heureux, le général Quesada était sorti de Madrid et s’était dirigé vers le village d’Hortaleza. On le reconnut à une cicatrice de son visage, et sa fuite ayant été annoncée à Madrid, le général Seoane fit aussitôt partir des cavaliers pour le protéger. Ils arrivèrent trop tard. Devancés par quelques frénétiques, ils ne trouvèrent plus qu’un corps inanimé, proie funeste dont ils s’emparèrent et dont ils coururent à Madrid crier les lambeaux.

Telles étaient les nouvelles apportées aux Tuileries. Le roi s’en fit des armes contre M. Thiers. Pouvait-on porter secours à un gouvernement né d’une semblable révolte ? Convenait-il de mettre l’épée de la France monarchique au service des caporaux vainqueurs de Christine ? M. Thiers aurait pu répondre au roi que l’insurrection de la Granja prouvait d’une manière péremptoire combien il était urgent d’extirper la guerre civile en Espagne que c’était par la guerre civile qu’était allumée, entretenue la colère des partis ; que c’était dans la prolongation de ces discordes funestes que les ennemis de Christine puisaient l’audace d’accuser ses intentions et de porter la main sur sa couronne en un mot, qu’abandonner l’Espagne à elle-même, c’était lui creuser un tombeau entre l’anarchie et la guerre. M. Thiers aima mieux convenir que les scènes dont l’Espagne venait d’être le théâtre demandaient ajournement. Il désirait seulement que les auxiliaires réunis à Pau ne franchissent pas les Pyrénées jusqu’à ce que la situation de l’Espagne se fût dessinée plus nettement.

Sur ces entrefaites, on apprit qu’arrivé le 2 août (1836) à Pampelune pour prendre le commandement de la légion étrangère, le général Lebeau avait publié un ordre du jour dans lequel, après s’être dit « honoré par le roi des Français du commandement des légions étrangère et française au service de l’Espagne, » il ajoutait « Je précède de nombreux auxiliaires que la France, dans son alliance avec l’Espagne, envoie de plus à son service. Le mois ne s’écoulera pas avant leur arrivée. » Le général Lebeau était, certes, autorisé par les circonstances à tenir ce langage, surtout au moment d’entrer en campagne, et presque sous le feu de l’ennemi. Il fut désavoué néanmoins, et cela par quelques lignes insérées au Moniteur contrairement au vœu du président du Conseil. Vint alors la question de savoir ce qu’on ferait des auxiliaires réunis à Pau. Suivant MM. Thiers, Passy, Duperré, Maison, Sauzet, Pelet de la Lozère, il fallait conserver le corps, en attendant qu’on pût voir clair dans les événements. Suivant le roi, au contraire, il le fallait dissoudre. Là était le nœud de la difficulté.

M. Thiers sentit bien qu’il chancelait ; mais, voulant essayer d’une lutte dernière, il rassembla ses collégues. Jusque-là, il avait marché d’accord avec eux ; et, malgré des avertissements, malgré des indices de plus d’un genre, il s’était plu à croire jusqu’au bout que l’appui de M. de Montalivet ne lui manquerait pas. Il fut donc aussi surpris qu’irrité lorsqu’il entendit M. de Montalivet se prononcer hautement pour le système du roi. Cédant à sa colère, « Qui donc, Monsieur, s’écria-t-il d’une voix altérée, vous a appris cette leçon ? Vous ne la saviez pas si bien il y a huit jours. » M. de Montalivet répondit avec hauteur, et le président du Conseil répliqua « Eh bien, allons trouver le roi, il s’expliquera lui-même. » Devant le roi, M. Thiers continua la lutte, et il eut la satisfaction de se voir énergiquement appuyé par le maréchal Maison. Le maréchal n’était pas d’avis d’une intervention en Espagne, mais il pensait que, puisqu’on s’était engagé par un traité, il fallait faire honneur à la signature de la France. Il parla en ce sens avec une fermeté et une franchise militaire dont le roi se sentit ému sans en être ébranlé. Dès ce moment, le Cabinet du 22 février fut dissous.

M. Thiers, en quittant les affaires, avait de graves reproches à s’adresser. La scandaleuse occupation de Cracovie si long-temps soufferte, les avances de M. de Metternich légèrement acceptées, l’Angleterre mécontentée par la dépêche du 18 mars, la Suisse poursuivie odieusement, au nom et pour le compte des plus cruels ennemis de la révolution française, c’étaient là sans contredit des fautes capitales, des fautes dignes d’un blâme éternel. La partie honorable du ministère de M. Thiers est celle qui se rapporte à ses .luttes en faveur de l’Espagne. Il y déploya non-seulement de la fermeté, mais encore un désintéressement élevé et courageux. Ce n’était pas, il est vrai, la cause de la vraie démocratie qu’il entendait soutenir au-delà des Pyrénées ; mais il ne serait pas juste de faire peser sur son caractère et de reprocher à sa conduite ce qui ne fut que le tort de son opinion.

Il abandonnait, du reste, sans regret un pouvoir dont certaines influences, difficiles à dompter, lui avaient rendu la jouissance très-amère. Il s’était engagé dans l’affaire de Suisse parce qu’on lui avait laissé croire qu’à ce prix on lui accorderait l’intervention en Espagne, et il s’était vu ensuite trompé dans son espoir ; il avait cru qu’on n’aurait rien de caché pour lui, et l’affaire de l’espion Conseil était venue lui prouver qu’à côté de là police ministérielle il y avait une autre police que de motifs de dégoût Attaqué par la presse, combattu par le roi, aiguillonné par l’Angleterre, trompé par les autres Cabinets de l’Europe, il était naturel que la fatigue le prît. Aussi tourna-t-il les yeux vers l’Italie, où sa vive imagination l’appelait et où il voulait pendant quelques mois oublier les tourments de la politique. Mais, comme les négociations pour la formation du nouveau Cabinet traînaient eh longeur, il s’en plaignit. Il tremblait que, durant l’interrègne ministériel, il ne survînt en Espagne quelque malheur de nature à engager sa responsabilité. Selon le roi, le devoir d’un ministre était de rester aux affaires jusqu’à ce qu’on lui eût trouvé un successeur mais à cela M. Thiers répondait avec raison que, si on lui laissait la responsabilité du pouvoir, il devait en exercer les fonctions, et qu’il lui était loisible, tant qu’il n’était pas remplacé, de faire entrer, si bon lui semblait, une armée en Espagne.

Le roi craignit un coup de tête de la part de M. Thiers, il pressa la négociation, et en fit connaître enfin le résultat. Mais, n’ayant garde de se faire un ennemi d’un homme qui venait d’être ministre, il manda M. Thiers, le reçut à Neuilly avec un empressement affectueux, l’accabla de caresses, et, par quelques mots prudemment hasardés, lui laissa entrevoir la route qui ramène au pouvoir. M. Thiers prit congé du monarque, de la reine, et partit pour l’Italie, laissant à ses successeurs une autorité sans indépendance et des honneurs qui devaient finir par n’être plus qu’une servitude pompeuse.
CHAPITRE V.


Avènement du ministère Molé au 6 septembre. — Continuation de l’affaire Suisse. — Adoption par la Diète du rapport sur l’espion Conseil. — M. Molé trompé. — Note du 27 septembre 1836 adressée à la Suisse. — Indignation du peuple en Suisse ; préparatifs ; souscription ; adresse au peuple français. —Indécision et frayeur du gouvernement de Berne ; procès du Nouvelliste vaudois. — Réponse de la Diète à la note du 27 septembre. — Langage de la Gazette d’Augsbourg. — La république de Saint-Marin et Louis-Philippe. — Conclusion à tirer de la querelle du gouvernement français avec la Suisse. — Projets de Louis Bonaparte. — Caractère de ce prince. — Préparatifs de complot. — Insurrection militaire à Strasbourg ; comment elle échoue. — Louis Bonaparte fait prisonnier et conduit à Paris. — Le brigadier Bruyant à Vendôme. — Lettre de Louis Bonaparte au roi. — Louis Bonaparte exilé en Amérique. — Mort de Charles X.


Ce fut le 6 septembre (1836) que le roi signa les ordonnances qui constituaient un nouveau Cabinet. Ces ordonnances donnaient la présidence du Conseil et les affaires êtrangères à M. Molé, la justice et les cultes à M. Persil, l’intérieur à M. Gasparin, la marine à M. de Rosamel, les finances à M. Duchâtel, l’instruction publique à M. Guizot. Quelques jours après, le lieutenant-général Bernard, ayant été nommé ministre de la guerre, et M. Martin (du Nord) ministre du commerce et des travaux publics, le ministère se trouva complet.

On fut généralement surpris de n’y point voir figurer M. de Montalivet. Il était en effet singulier que ce personnage n’eût retiré aucun bénéfice de ses dissidences avec M. Thiers, et d’une rupture dont le roi avait été si touché ! Mais M. de Montalivet tenait fortement au portefeuille de l’intérieur, portefeuille trop important pour n’être pas convoité par un homme tel que M. Guizot. Et de là naquit un désaccord auquel M. de Montalivet fut sacrifié.

Ce n’est pas que M. Guizot désirât pour lui-même le ministère de l’intérieur. Vivement pressé de le prendre, et par M. Duvergier de Hauranne, et par les principaux chefs du parti doctrinaire, il s’y refusa constamment mais il prétendait l’occuper par une de ses créatures il le demanda et l’obtint pour M. de Gasparin, dont il était sûr. Car dominer le Cabinet, dans une position secondaire, plaisait à cet homme orgueilleux.

Au premier rang des difficultés dont M. Thiers lui laissait l’héritage, M. Molé trouva la question Suisse.

Nous avons fait connaître la réponse de la Diète à la note de M. de Montebello. Mais, après l’arrestation et les aveux de Conseil, il était impossible que la Suisse se bornât à une protestation timide. Le 9 septembre (1836), la Diète entendit, au sujet de l’affaire Conseil, la lecture du rapport rédigé par MM. Monnard et Keller, rapport cité plus haut, et qui contenait ces mots « Qu’on pense ce que l’on voudra de l’emploi des espions par les gouvernements et les ambassades ; qu’on admette comme vrai ou faux que la limite entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ne se trace pas pour la diplomatie et la police selon les idées ordinaires des hommes sur l’honneur et la probité, nous ne pourrons néanmoins jamais nous persuader que des actes tels que ceux dont il est ici question, que la fraude et le faux, qui, dans tous les pays du monde, sont qualifiés crimes et tombent dans le domaine du mépris public, soient, lorsqu’ils émanent de la diplomatie, qui a la haute mission de rapprocher et de réunir les peuples, des actes ordinaires et de tous les jours. L’honneur de la confédération ne lui permet pas de supporter en silence une pareille conduite. Et tout ceci s’est passé en Suisse, au nom de la France et de son roi et ces faits ont donné lieu à une information judiciaire ! L’honneur de la France et celui de son roi ! sont également compromis. Mais la France et son roi ne fabriquent pas de faux passeports la France et son roi ne commettent point de crimes, et ils n’ont chargé personne d’en commettre en leur nom et quiconque ne craindrait pas d’en commettre en leur nom aurait cessé d’agir comme leur représentant. Il faut qu’ils connaissent la vérité…, qu’il plaise à la haute Diète de charger le Vorort d’informer, par le canal du chargé d’affaires suisse à Paris, ou par toute autre voie. sûre, le roi des Français, ainsi que son gouvernement, du véritable état de l’affaire, et de joindre à cette communication copie certifiée des pièces. »

Quelque terribles que fussent par leur sens caché de pareilles conclusions, M. Bruggiser, député d’Argovie, les combattit comme empreintes de mollesse M. de Chambrier, au contraire, les déclarait offensantes à l’excès et pleines de périls. Après des débats fort animés, dix états seulement-la majorité voulue était de douze se prononcèrent pour le rapport. Plusieurs cantons avaient demandé le referendum.[10] Mais les cantons de Fribourg et de Saint-Gall n’ayant pas tardé à adhérer aux conclusions, le Directoire fédéral dut songer à exécuter la décision de la Diète.

Qui le croirait ? Sur l’opprobre de cette affaire Conseil, M. Molé fut trompé comme l’avait été M. Thiers. Il prit des renseignements auprès de ceux qui étaient le mieux en état d’éclairer sa religion, et il ne sut pas tout. Plus tard, un sourire expressif de M. d’Appony lui ayant inspiré d’étranges soupçons, il parvint enfin à connaître la vérité mais déjà le mal était fait déjà se trouvait consommée, à l’égard de la Suisse, une scandaleuse iniquité. Persuadé, en effet, qu’il n’y avait rien de vrai dans la mission d’espionnage attribuée à Conseil, et que le rapport adopté par la Diète n’était que le résultat d’une trame ourdie par les réfugiés pour perdre l’ambassadeur français, M. Molé n’avait pas hésité à frapper la Suisse et, le 27 septembre 1836, M. de Montebello adressait au Directoire fédéral une note qui interrompait toute relation diplomatique entre la Suisse et la France.

La note du 27 septembre reconnaissait d’abord — aveu d’une imprudence rare — que, dans le débat soulevé, la France n’était pas engagée directement.[11] Venaient ensuite de violentes attaques contre le régime intérieur de la Suisse, qu’on représentait comme dominé par des conspirateurs insensés. Dans l’affaire Conseilla note ne voyait qu’un guet-apens concerté contre l’ambassade de France. Elle se terminait ainsi : « La France croit fermement que la Suisse ne tardera pas à retrouver dans ses souvenirs, dans ses intérêts bien compris, dans ses intérêts véritables, des inspirations qui la préserveront des périls auxquels l’expose une poignée de conspirateurs étrangers. Si, par malheur, il en devait être autrement, forte de la justice de sa cause, elle n’écoutera plus que sa dignité offensée, et jugera seule alors des mesures qu’elle doit prendre pour obtenir une juste satisfaction. Enfin, elle saura, et sans compromettre la paix du monde, montrer qu’elle ne laissera jamais un outrage impuni. »

C’était placer la Suisse entre la honte d’une réparation et les désastres d’un blocus commercial.

De quel étonnement douloureux fut saisie la partie vive du peuple français, on l’exprimerait diffieilement. Et, quant à la Suisse, un cri de malédiction s’éleva du fond de ses plus tranquilles vallées. Eh quoi ! on avait commencé par adresser à la Diète des injonctions manifestement contraires au droit des gens, attentatoires au principe de la souveraineté des États ; puis, pour attiser ces mêmes complots qu’on reprochait au gouvernement fédéral d’avoir tolérés trop long-temps, on envoyait à Berne un vil espion, un agent provocateur… Et lorsqu’après une information judiciaire minutieuse, la Suisse élevait des plaintes, offrait des preuves, c’était par la violence qu’on lui répondait, et l’on ne rougissait pas d’exiger qu’elle demandât pardon des affronts qu’on lui avait infligés ! La Suisse était trop faible pour soutenir le choc de la puissance française ? Raison de plus pour que la France reconnût ses torts. Car, à céder l’honneur était double, quand on avait contre soi la justice et pour soi la force. À l’effet de ces discours, répandus parmi le peuple, s’ajoutait l’agitation produite et entretenue par les discussions dont retentissaient les assemblées politiques. « Quelle est, s’écria M. Stettler « dans le grand Conseil de Berne, quelle est la Puissance qui nous insulte ? Celle pour laquelle nous avons versé des torrents de sang qui rougiraient le Rhin depuis sa source jusqu’à la a mer. » Les journaux tonnaient, de leur côté. Dans le Nouvelliste vaudois, M. Gaullieur prodiguait les encouragements à ceux des députés qui, tels que MM. Baumgartner et Bruggiser, couvraient courageusement de leurs personnes l’honneur de leur pays, et il poursuivait sans relâche ceux qu’animaient des susceptibilités moins fières MM. de Chambrier (de Neufchatel), Schmid (d’Uri), Burckardt (de Bâle). « On remarque, disait le Fédéral, que parmi les membres de la haute administration française se trouvent actuellement trois ministres élevés en Suisse ou par des Suisses MM. Guizot, Gasparin, Duchâtel ; un fonctionnaire issu d’une famille suisse, M. Delessert ; et le président du Conseil, M. Molé, qui, lors de l’émigration, vint en Suisse réclamer un asile et l’obtint : sans parler de S. M. Louis-Philippe 1er, qui plus d’une fois s’est montrée glorieuse de l’hospitalité que le duc de Chartres avait trouvée en Suisse. » Tout semblait ainsi concourir à précipiter la rupture, et même à la rendre terrible. Les uns faisaient remarquer que le blocus commercial, après tout, ne serait pas moins funeste à la France qu’à la Suisse ; ils prouvaient par d’irréfutables calculs qu’il s’agissait pour le commerce français d’une perte de plus de 40 millions ils montraient les villes de Lyon et de Marseille profondément émues et inquiètes. Les autres, prévoyant la guerre, rappelaient à leurs concitoyens tout un passé d’héroïsme guerrier le Bourguignon fuyant sur la route ensanglantée de Granson, au bruit de la trompe d’Unterwald et des cornets de Lucerne ; le chapeau du rival de Louis XI essayé sur le champ de bataille par un paysan des cantons victorieux ; l’ossuaire de Morat, et cet étang glacé où, dans la personne du Téméraire, la maison de Bourgogne était venue s’engloutir.

En même temps, on se préparait à la résistance par des actes. Une souscription nationale fut ouverte en faveur des citoyens sur qui pesait le manifeste du duc de Montebello. Et, pour qu’il restât bien constaté qu’aux yeux de la Suisse, la nation française n’était pas solidaire des fautes de son gouvernement, on fit circuler dans le canton de Vaud une adresse au peuple français conçue en ces termes :

« Français de juillet, vous allez nous faire la guerre, à nous qui vous sommes unis par six siècles de fraternité, à nous qui avons accueilli avec enthousiasme votre glorieuse révolution, qui avons donné asile à vos proscrits, qui avons mêlé notre sang au vôtre dans les batailles. Et quel est notre crime ? D’avoir secoué le joug d’une faction qui mettait notre vieille indépendance républicaine aux pieds des monarques de l’Europe d’avoir déchiré le voile qui couvrait des menées infâmes ! Crime irrémissible, pour l’expiation du quel on nous appelle à un combat sacrilége ! Mais Dieu est juste ; il nous donnera le courage et la force, si l’on précipite vos soldats contre nous. Avec quelle douleur nous verserions leur sang ! Ah que du moins ils se rappellent, si la fortune leur livrait quelque point de notre territoire, que les hommes contre lesquels on les pousse sont leurs frères, et qu’ils doivent relever par leur humanité cette injuste et cruelle guerre. »

Mais, au milieu de ce vaste mouvement, le gouvernement de Berne ne montrait qu’indécision et frayeur. Le parti de la résistance n’y était guère représenté que par M. Stockmar. L’avoyer Tscharner voulait qu’on se soumît, et M. de Tavel qu’on eût recours à la médiation anglaise. Quelques voix s’élevèrent honteusement contre le préfet de Nidau, qui avait arrêté Conseil contre MM. Bille et Luft, qui, par ordre supérieur, avaient instruit contre l’espion. Enfin, pour comble d’humiliation, le Conseil d’État du canton de Vaud n’hésita pas à faire un procès au Nouvelliste vaudois sur la demande de l’ambassadeur français, et pour plaire à un gouvernement qui, non content de tenir la Suisse bloquée, suspendait le paiement des rentes dues à des Suisses par la France. Le Nouvelliste vaudois avait parlé de transfuge de Famars, d’apostat de l’Hôtel-de-Ville : M. de Montebello basa sa plainte sur ce que le journal, par ces expressions, avait désigné Louis-Philippe. Et, comme on craignait que la condamnation de la feuille n’allât point jusqu’à l’emprisonnement de son rédacteur, le parquet de Lausanne fit arrêter M. Gaullieur préventivement, sous prétexte qu’il n’avait pas fourni un cautionnement extraordinaire, exigé pour un cas pareil. L’événement prouva que le parquet de Lausanne avait bien fait de hâter l’accomplissement des vengeances qu’il servait, car M. Gaullieur ne fut condamné qu’à une faible amende « Vu, était-il dit dans les considérants, empreints d’une légèreté injurieuse et inconvenante, que, bien que le roi des Français ne fût pas nominativement désigné dans l’article incriminé, il n’y avait pas moyen de le méconnaître dans les expressions de transfuge et d’apostat ; vu, surtout, quant à la première, que, d’après l’Histoire de la Révolution française par M. Thiers, le duc d’Orléans était le seul officier général qui eût passé dans le camp ennemi avec Dumouriez. »

Une Diète extraordinaire avait été convoquée elle se rassembla le 7 octobre 1836, et le périlleux honneur de préparer une réponse à l’ultimatum de M. de Montebello fut confié à une commission composée de sept membres MM. Tscharner, Monnard, Keller, Amrhyn, Kern, Nagel et Maillardoz. Des travaux de cette commission sortirent bientèt trois projets de réponse, dépourvus tous trois d’énergie, et présentés, le premier par la majorité de la commission, le second par M. Tscharner, le troisième par M. Maillardoz. La discussion eut lieu à huis clos, et ce ne fut qu’après plusieurs séances orageuses que la Diète composa, des divers projets, une réponse définitive. La Suisse y revenait formellement sur ses décisions antérieures, et y déclarait que la Diète n’avait eu aucunement l’intention d’offenser le gouvernement français en décidant que les pièces de l’affaire Conseil lui seraient envoyées[12] De sorte que la mauvaise cause triomphait, et par la violence du plus fort, et par la pusillanimité du plus faible triste couronnement de tant de scandales !

Or, la veille même du jour où la Diète oubliait à ce point ce que réclame la dignité d’une république, voici ce que racontait, avec une arrière-pensée d’insulte sans doute, la Gazette d’Augsbourg, organe censuré des chancelleries « La petite république de St-Marin, qui fait si peu de bruit dans le monde politique, avait écrit à Louis-Philippe une lettre de félicitation à l’occasion de l’attentat d’Alibaud. Le monarque répondit en termes très-gracieux que la continuation de sa bienveillance était acquise à la république de Saint-Marin, mais que, pour la mériter, elle ferait bien d’éloigner de son territoire huit réfugiés qui y avaient été accueillis. La lettre mentionnait, entre autres individus à expulser, le docteur Bergonzi, de Modène. Le gonfalonier répondit, au nom de la république, qu’il ne pouvait être donné suite à la demande du roi des Français, et que les réfugiés désignés avaient si bien su acquérir l’estime des citoyens de la république, que ceux-ci n’hésiteraient pas à s’opposer, même par la force, à l’expulsion des proscrits. Il est à observer que la France a pris l’initiative de cette demande d’expulsion, et que jusqu’ici aucune insinuation semblable de la part d’une autre Puissance n’est arrivée à Saint-Marin. »

Le gouvernement français ayant fait savoir à la Suisse qu’il se tenait pour satisfait, la querelle se trouva ainsi apaisée. Mais il en resta dans le cœur des Suisses un ressentiment amer, un ressentiment légitime. Et l’Autriche eut cette double satisfaction d’avoir créé des ennemis nouveaux à la royauté de juillet, et de l’avoir humiliée, à la face du monde, jusqu’à l’armer contre le principe démocratique, au nom des intérêts, des haines et des défiances du vieux despotisme.

Cependant, un complot se tramait qui allait causer en France beaucoup de surprise et d’agitation. Des deux fils de l’ancien roi de Hollande, frère de Napoléon, l’aîné, on l’a vu, avait succombé, dans les troubles d’Italie, à une mort aussi mystérieuse que prématurée. Et quant au plus jeune, retiré en Suisse, il s’y était appliqué sans relâche à préparer de loin des projets qui souriaient à son orgueil et répondaient aux plus vives aspirations de son âme. Neveu de celui que la France appelait l’Empereur, l’Empereur par excellence (Imperator), et condamné au tourment d’une jeunesse obscure, ayant à venger ses parents proscrits, exilé lui-même par une loi injuste d’un pays qu’il aimait et dont on pouvait dire sans exagération que Napoléon le couvrait encore de son ombre, Louis Bonaparte se croyait destiné tout à la fois à soutenir l’honneur de son nom, à punir les persécuteurs de sa famille, à ouvrir à son pays abaissé quelque issue vers la gloire.

Du reste, et bien qu’il se posât en prétendant, la démocratie lui paraissait une puissance trop redoutable pour qu’il se crût dispensé de compter avec elle. Son dessein était donc d’essayer du prestige de son nom pour renverser la dynastie d’Orléans, sauf à convoquer ensuite le peuple pour le consulter et lui obéir.

Que ce respect pour le principe de la souveraineté populaire fût, de la part du jeune prince, parfaitement sincère et loyal, rien de plus certain ; mais la part que, dans son désir, il faisait à son ambition, n’en était point pour cela moins grande. Héritier de la tradition impériale, pourrait-il n’être pas désigné par le peuple, surtout lorsqu’il lui apparaîtrait entouré de l’éclat d’une révolte heureuse ? Voilà ce que Louis Bonaparte ne mettait pas en doute, bien convaincu que toute révolution, dans des temps d’ignorance et d’incertitude, s’accomplit suivant le programme, adopte le drapeau avec lequel on l’a commencée, et tourne aisément au profit du gouvernement provisoire qui se présente le lendemain.

Mieux inspiré, plus magnanime, il eût cherché la gloire dans un désintéressement absolu, et peut-être y eût-il trouvé le succès. Mais l’éducation que reçoivent les princes ne les porte pas à d’aussi hautes pensées !

Quoi qu’il en soit, l’entreprise était hasardeuse, et le prince qui l’avait conçue n’avait pas encore tout ce que devaient lui donner plus tard les enseignements de la mauvaise fortune.

Savoir commander à son cœur, être insensible et patient, n’aimer que son but, dissimuler ; ne pas dépenser son audace dans les projets et la réserver tout entière pour l’action pousser au dévouement sans trop y croire, traiter avec la bassesse en la devinant, mépriser les hommes ; pour devenir fort, le paraître ; et se donner des créatures, moins par la reconnaissance, qui fatigue le zèle, que par l’espérance, qui le stimule… : là est, dans le sens égoïste et vulgaire du mot, le génie des ambitieux. Or, le prince Louis Bonaparte n’avait, soit en qualités, soit en vices, presque rien de ce qui le compose. Sa sensibilité, facile à émouvoir, le livrait désarmé aux faux empressements des subalternes. Il lui arrivait quelquefois de mal juger les hommes, par précipitation ou par bonté. La fougue de ses désirs le trompait et l’entraînait. Doué d’une droiture nuisible à ses desseins, il avait, par un rare assemblage, et l’élévation d’âme qui fait aimer la vérité, et la faiblesse dont profitent les flatteurs. Pour augmenter le nombre de ses partisans, il se prodiguait. Il ne possédait, en un mot, ni l’art de ménager ses ressources ni celui d’en exagérer habilement l’importance. Mais, en revanche, il était généreux, entreprenant, prompt aux exercices militaires, élégant et fier sous l’uniforme. Pas d’officier plus brave, de plus hardi cavalier. Quoique sa physionomie fût douce plutôt qu’énergique et dominatrice, quoiqu’il y eût une sorte de langueur habituelle dans son regard, où passait la rêverie, nul doute que les soldats ne l’eussent aimé pour ses allures franches, pour la loyauté de son langage, pour sa taille, petite comme celle de son oncle, et pour l’éclair impérial que la passion du moment allumait dans son œil bleu. Quel nom, d’ailleurs, que le sien !

Aussi aurait-il voulu prendre son point d’appui dans l’armée et c’était pour se révéler à elle qu’il avait publié, sous le titre de Manuel d’artillerie, un ouvrage où le résultat des plus savantes études était exposé dans un style ferme, clair et précis.

Mais comment vaincre, sans le concours du peuple ? Et, une fois vainqueur, comment se maintenir, sans l’assentiment de la bourgeoisie ? Elevé dans rexil et ne connaissant pas son pays, Louis Bonaparte se persuada que la bourgeoisie n’avait gardé, de l’Empire, d’autres souvenirs que ceux de la révolution tenue en lesse, de l’ordre rétabli, du Code civil fondé. Le peuple, il crut que pour l’entraîner il suffirait de la vue de l’aigle sur les étendards et du bruit des clairons. Double erreur ce que la bourgeoisie, adonnée aux arts de la paix, se rappelait le mieux, dans l’histoire de Napoléon, c’était son despotisme coloré par la guerre ; et, parmi le peuple, les plus intelligents, ceux qui donnent le signal, savaient bien que si Napoléon, par la conquête, avait semé en Europe les germes de la démocratie, il n’avait rien négligé pour les étouffer en France.

Continuer l’Empereur ! Mais c’était parce que son œuvre était finie, sa mission épuisée, qu’on l’avait laissé mourir sur ce rocher où, selon le mot de Chateaubriand, on l’apercevait de toute la terre.

Et puis, Louis Bonaparte, s’il voulait plaire en France à la classe bourgeoise, était irrésistiblement conduit à abandonner ses idées guerrières. Et dès-lors, qu’eût-il apporté à l’armée ? qu’eût-il apporté au peuple ? La continuation de l’œuvre de Napoléon moins la guerre ; c’eût été — il était permis de le craindre — le despotisme moins les triomphes, les courtisans sur nos têtes moins l’Europe à nos pieds, un grand nom moins un grand homme, l’Empire enfin moins l’Empereur.

Louis Bonaparte, cependant, était pressé d’agir. Par des agents dévoués, il sonde les dispositions des troupes, interroge le zèle des officiers, entre en relation avec des personnages importants, se fait rendre compte de la situation des partis. Le résultat des informations prises ne fut ni tout-à-fait favorable ni tout-à-fait décourageant des germes de fermentation existaient dans l’armée ; nul doute que, par le souvenir, elle n’appartînt à Napoléon parmi les chefs de corps, quelques-uns promettaient leur épée, mais seulement pour le lendemain d’un premier succès ; et les personnages marquants auxquels des ouvertures avaient été faites se montraient plutôt bienveillants qu’hostiles. Quant au parti républicain, le seul que Louis-Bonaparte craignît et fût résolu à ménager, n’était-il pas réduit à ajourner ses espérances, faute d’un nom, faute d’un chef ? C’est ce que le jeune prince crut complaisamment, sur la foi de quelques paroles d’Armand Carrel qu’on lui rapporta, et dont ses illusions exagérèrent la portée.

Il quitta donc le château d’Arenenberg, et, libre des trop doux liens dont l’entourait, dans sa vigilance alarmée, la tendresse maternelle, il se rendit aux eaux de Baden-Baden, où l’attirait le voisinage de l’Alsace, et où le plaisir devait masquer les projets de son ambition.

Ce fut là que se nouèrent les principaux fils du complot. Ce fut là aussi que le prince gagna le colonel Vaudrey, qui commandait à Strasbourg le 4e régiment d’artillerie conquête précieuse pour Louis Bonaparte, puisque Strasbourg figurait en première ligne dans le plan qu’il s’était tracé.

Ce plan était hardi et bien entendu. On devait d’abord obtenir l’adhésion des démocrates alsaciens par la perspective du peuple loyalement convoqué, enlever la garnison de Strasbourg au cri de Vive l’Empereur, appeler les citoyens à la liberté et la jeunesse des écoles aux armes, confier les remparts à la garde nationale, puis, à la tête des soldats soulevés, marcher sur Paris. Et alors ce qui se peignait naturellement à l’esprit de Louis Bonaparte, c’étaient les villes surprises, les garnisons enlevées, les jeunes gens poussés sur la trace d’une telle aventure, les vieux soldats quittant de toutes parts la charrue pour venir saluer le passage de l’aigle, au bruit des acclamations prolongées le long des routes d’échos en échos, et le ressentiment de l’invasion, le souvenir des grandes guerres, se réveillant sur chaque point des Vosges, de la Lorraine, de la Champagne.

Que pourrait alors le gouvernement ? S’enfermerait-il dans la capitale, au milieu de l’agitation croissante des faubourgs ? Ou bien, avec les troupes qui servent d’ordinaire à la contenir, s’avancerait-il en rase campagne, appuyé sur leur fidélité douteuse et laissant derrière lui Paris embrasé ? Dans l’un et l’autre cas, la situation pour lui était terrible.

Mais il fallait l’emporter à Strasbourg. Louis Bonaparte s’y était ménagé des intelligences : il s’y rend en secret pour juger par lui-même de l’état des choses, convoque ses amis, les consulte. La réponse trompa son désir. Il trouvait des hommes incertains quoique très-dévoués à la mémoire de son oncle, et ne croyant qu’à demi au succès. Il repassa le Rhin, l’âme ouverte aux inquiétudes. Mais on ne renonce pas si vite à des espérances si, chères. D’ailleurs, le prince avait autour de lui des hommes qui l’excitaient, parce qu’ils jouaient sur les hasards de sa fortune.

Le département du Bas-Rhin était commandé, à cette époque, par un vieux soldat de l’Empire, le lieutenant-général Voirol. Louis Bonaparte avait compté sur lui, et lui avait demandé un rendez-vous dans une lettre aussi affectueuse que pressante. Le général Voirol s’abstint d’une démarche qui ne pouvait que le compromettre, et même il crut devoir parler à M. Choppin d’Arnouville, préfet de Strasbourg, des projets qu’on semblait nourrir aux portes de la France. Le préfet répondit, — d’après ce que le général Voirol a déclaré plus tard, — qu’il avait un agent auprès du jeune prince. D’un autre côté, l’éveil était donné au gouvernement. Un capitaine, nommé Raindre, avait reçu de Louis Bonaparte des ouvertures qu’il ne s’était pas contenté de repousser et dont il donna communication à M. de Franqueville, son commandant, qui en référa au général Voirol. Celui-ci, qui n’avait pas envoyé au ministre la lettre de Louis Bonaparte, n’hésita plus à le faire, et le capitaine Raindre partit, avec cette lettre, pour Paris. Mais, soit qu’on ne vît aux tentatives dénoncées aucun caractère sérieux, soit qu’on ne fût pas fâché de laisser se développer jusqu’à un certain point un complot qu’on se croyait sûr d’étouffer sans peine, nul obstacle ne fut mis aux menées des conspirateurs, et le dénoûment devint inévitable.

L’ardeur des conjurés allait croissant ; et s’ils n’avaient pas été capables de puiser dans leur propre sein la résolution et l’audace, une femme était là qui leur en eût donné l’exemple. Fille d’un capitaine de la garde impériale et élevée dans le culte de Napoléon, Mme Gordon avait été initiée, à Lille, aux projets de Louis Bonaparte, à l’insu du prince lui-même et se jetant aussitôt dans la conspiration avec cette impétuosité qui caractérise le dévoûment des femmes, elle était accourue à Strasbourg. Cantatrice, elle parut à Bade, y donna des concerts et un jour Louis Bonaparte apprit, avec un étonnement mêlé d’abord d’inquiétude, qu’il n’y avait pas à se cacher de l’artiste dont il applaudissait le talent, et qu’elle savait tout. À dater de ce jour, Mme Gordon n’eut plus qu’une pensée, celle du succès et, comme elle avait beaucoup d’intelligence et de passion, elle ne tarda pas à acquérir une influence qu’elle mit tout entière au service du complot.

Le 25 octobre 1836, Louis Bonaparte, qui était revenu de Bade à Areneaberg, quittait de nouveau l’asile maternel, après avoir prétexté une partie de chasse dans la principauté d’Héchingen. Un rendez-vous avait été assigné dans le grand duché de Bade à quelques personnages importants sur lesquels on comptait. Le prince n’y trouva personne, attendit pendant trois jours, et se décida enfin à partir pour Strasbourg, où il arriva, le 28 octobre, à dix heures du soir. Le lendemain, il eut avec le colonel Vaudrey un entretien qui aurait fait hésiter une âme plus patiente que la sienne. Le colonel objectait la témérité de l’entreprise, le nombre des chances contraires, l’extrême incertitude du succès au milieu de tant d’intérêts prompts à s’alarmer et de tant de passions ennemies, l’inconvénient d’exposer le neveu de l’Empereur à de si grands périls. Et ces conseils de la prudence avaient d’autant plus d’autorité qu’ils venaient d’un homme plein de bravoure et long-temps éprouvé par les combats. Mais Louis Bonaparte se jugeait trop engagé pour reculer le colonel céda. Alors, le prince lui ayant montré un papier par lequel il assurait 10,000 francs de rente à chacun de ses deux enfants, le loyal militaire déchira le papier et répondit « Je donne mon sang, je ne le vends pas ».

Louis Bonaparte avait eu beaucoup moins de peine à décider le commandant Parquin, officier en qui revivaient, et les traditions de la vieille garde, et cet enthousiasme superstitieux que Napoléon avait su imprimer à la vie des camps.

Le 27 octobre 1836, à huit heures du soir, le prince appela auprès de lui ses principaux partisans, et la délibération s’ouvrit.

Trois régiments d’infanterie, un bataillon d’ouvriers du génie, et trois régiments d’artillerie composaient la garnison de Strasbourg. Mais c’était principalement sur les artilleurs qu’il était permis de compter. La marche à suivre semblait dès-lors toute tracée. Le 3e d’artillerie étant le seul des régiments de cette arme qui eût sous la main ses chevaux et son parc, on se serait d’abord adressé à lui, et l’enlever suffisait au succès : le 4e d’artillerie n’aurait pas hésité à obéir à la voix de son colonel, qui était du complot on avait des intelligences dans le corps des pontonniers, et leur adhésion n’était pas douteuse ; enfin le colonel Vaudrey possédait les clefs de l’arsenal.’Il n’y avait donc plus, l’artillerie soulevée, qu’à se porter sur la place d’armes et à y braquer les pièces de canon dont on était maître. L’infanterie, alors même qu’elle n’eût pas été entraînée, ne pouvait rien contre un semblable appareil de forces. Et la ville obéissait. Il est vrai que l’insurrection ainsi conçue n’eût été qu’un soulèvement de soldats. Mais quand on essaie d’un complot militaire, il ne faut pas l’exécuter à demi. Puisqu’on mettait en mouvement des hommes d’épée, l’essentiel était de conquérir le pouvoir, et on eût toujours été à temps de rassurer le peuple sur l’usage qu’on en voulait faire.

Un autre avis prévalut, et c’était le pire. Il fut arrêté qu’on irait d’abord au quartier d’Austerlitz, occupé par le 4e d’artillerie, et que, si l’on y était favorablement accueilli, on pousserait droit au 46e de ligne, c’est-à-dire à la caserne Finkmatt, située à l’extrémité d’une ligne de remparts le long de laquelle se trouvaient l’hôtel-de-ville, la préfecture, la division militaire, la subdivision, postes dont on devait s’emparer chemin faisant. Ainsi, l’on faisait tout dépendre d’une démarche hasardée avec des forces insuffisantes auprès d’un régiment dont on n’était pas sûr, et l’on renonçait à ce qu’il y aurait eu de décisif dans l’aspect des rues se remplissant de cavaliers et des places hérissées de canons !

Mais Louis Bonaparte avait confié son secret à des citoyens aimés du peuple, il comptait sur leur appui, il aurait voulu donner au mouvement une couleur démocratique, et il lui répugnait de prendre au début même de l’entreprise, une attitude de nature à porter ombrage à la liberté. Inspiration plus honorable que réfléchie ! car le mouvement devait commencer de grand matin, à une heure où il n’y avait pas lieu de compter sur l’affluence du peuple et son concours.

Le conseil s’étant séparé, la nuit fut employée à rassembler dans une maison voisine du quartier d’Austerlitz le reste des conjurés, à rédiger des proclamations, à régler les détails du plan convenu, à distribuer les rôles. Cependant, le 30 octobre, à cinq heures du matin, un signal redoutable a retenti. Au quartier d’Austerlitz, le colonel Vaudrey fait sonner l’assemblée. Le temps est triste. Les toits se couvrent de neige. Réveillés par les éclats de la trompette, les soldats se lèvent précipitamment, saisissent leurs armes, et, surpris, ils descendent dans la cour. Cette occasion tant cherchée par Louis Bonaparte, elle est enfin venue, elle le sollicite, le presse. Lui, tout entier alors à sa mère absente, il lui écrit deux lettres, la première de triomphe, la seconde d’adieu éternel ; il les remet l’une et l’autre à son aide-de-camp, d’une main tremblante et l’œil humide ; puis, ramenant vers son but toutes ses pensées, il va, suivi de ses compagnons, où il croit que le destin l’appelle.

Les soldats du 4e attendaient, formés sur deux lignes se faisant face, et les regards fixés sur le colonel Vaudrey, seul au centre de la cour. Tout-à-coup le prince paraît en uniforme d’officier d’artillerie. Il s’avance d’un pas rapide vers le colonel, et celui-ci le présentant aux troupes : « Soldats, s’écrie-t-il, une grande révolution commence en ce moment. Le neveu de l’Empereur est devant vous. Il vient se mettre à votre tête. Il arrive sur le sol français pour rendre à la France sa gloire et sa liberté. Il s’agit de vaincre ou de mourir pour une grande cause, la cause du peuple. Soldats du 4e régiment d’artillerie, le neveu de l’Empereur peut-il compter sur vous ? » À ces mots, un indescriptible transport s’empare des soldats. Vive l’Empereur ! crie chacun d’eux ; et ils agitent leurs armes, et une clameur immense, prolongée, monte vers le ciel. Profondément ému, Louis Bonaparte fait signe qu’il veut parler : « C’est dans votre régiment que l’Empereur Napoléon, mon oncle, a fait ses premières armes avec vous il s’est illustré au siège de Toulon et c’est votre brave régiment qui, au retour de l’île d’Elbe, lui ouvrit les portes de Grenoble. Soldats, de nouvelles destinées vous sont réservées. Et, prenant l’aigle que portait un officier : « Voici le symbole de la gloire française, qui doit devenir aussi désormais l’emblème de la liberté. » Les acclamations redoublèrent, mêlées au bruit des instruments guerriers ; et le régiment se mit en marche.

Mais une partie de la ville était encore endormie. Aucun aliment ne s’offrait à l’enthousiasme, dans les rues, toutes remplies de silence et solitaires. Seulement, des portes s’ouvraient, de loin en loin, montrant sur le seuil des maisons quelques habitants au visage étonné ; et si, parmi les rares passants qu’on rencontrait, il y en avait qui, emûammés par la vue de l’aigle, se joignaient impétueusement au cortége, d’autres le suivaient d’un mouvement machinal, ou s’arrêtaient, interdits, pour le voir passer.

Au quartier général, le poste présenta les armes en criant Vive l’Empereur, et la colonne s’étant arrêtée, Louis Bonaparte monta chez le général Voirol. Quelques-uns ont pensé que le général Voirol tenait au chef des conjurés par des sympathies très-vives quoique secrètes, et que, s’il ne consentit pas à s’associer activement au complot, il se laissa du moins volontiers réduire à l’impuissance de le combattre. Mais cette hypothèse, démentie par l’ensemble des faits, l’est aussi par les témoignages les plus dignes de foi. Il est sûr que, sommé par le prince d’entrer dans le mouvement, le général s’y refusa en termes énergiques et qu’il fut retenu prisonnier dans son propre hôtel par des canonniers sous les ordres du commandant Parquin.

Pendant ce temps, tout semblait concourir au succès de l’entreprise. Avec un cri, avec un geste, le lieutenant Laity enlevait le bataillon de pontonniers ; les officiers Dupenhoët, Gros, Pétri, de Schaller, Couard, Poggi, Lombard, s’étaient heureusement acquittés des missions diverses confiées à leur audace ; le télégraphe appartenait à l’insurrection ; commandés par M. de Persigny, des canonniers venaient d’arrêter le préfet les proclamations s’imprimaient rapidement ; le 3e d’artillerie montait à cheval la ville se réveillait au sein d’une rumeur devenue formidable, et la colonne qui suivait Louis Bonaparte touchait à la caserne Finkmatt. Mais les choses ne tardèrent pas à changer de face.

La caserne Finkmatt est située entre le faubourg de Pierre et le rempart, sur une ligne qui leur est parallèle. Liée au faubourg par une ruelle extrêmement étroite qui aboutit à l’entrée principale du quartier, elle n’est séparée du rempart que par une cour allongée qui s’ouvre à l’une de ses extrémités au moyen d’une grille en fer. Or, il avait été convenu qu’on prendrait le chemin du rempart, seul itinéraire qui permît un déploiement de forces imposant, et, en cas d’insuccès, la retraite. Mais, par une fatalité inexplicable, la tête de colonne s’égare, elle pénètre dans la ruelle, laissant dans le faubourg de Pierre le gros de la troupe, et Louis Bonaparte se trouve ainsi engagé, avec une faible escorte, dans une cour qui, la fortune venant à manquer à son appel, lui pouvait servir de prison ou de tombeau.

Toutefois, à ce nom magique de l’Empereur qu’ils entendent prononcer, les fantassins accourent de toutes parts, un vieux sergent s’écrie qu’il a servi dans la garde impériale, et il s’incline pour saisir les mains du prince, qu’il embrasse en pleurant. À ce spectacle, les soldats s’émeuvent ; et déjà ils entourent Louis Bonaparte avec des témoignages de sympathie, déjà le cri de Vive l’Empereur s’élève, quand tout-à-coup un bruit étrange se répand On assure que c’est le neveu du colonel Vaudrey qui se présente sous le nom de Louis Bonaparte, odieusement usurpé, et un lieutenant nommé Pleignier s’élance vers le prince pour l’arrêter. Arrêté lui-même par les artilleurs, il se débat courageusement, tandis que ses soldats s’avancent pour le dégager. La situation était décisive. Pour en conjurer le péril, un coup de pistolet suffisait peut-être Louis Bonaparte ne put se résoudre à le tirer. Il fit même relâcher le lieutenant, qui, en revenant à la charge, provoqua une lutte nouvelle. Sur ces entrefaites, le lieutenant-colonel Taillandier était arrivé, et, à sa voix, la défiance s’était changée en colère. La cour retentissait de menaces, les sabres étincelaient. Avertis, de leur côté, des dangers du prince, les artilleurs, restés dans le faubourg de Pierre, s’étaient ébranlés. Soudain on les aperçoit qui se précipitent en foule dans le quartier, et avec eux entrent pêle-mêle soixante canonniers à cheval. Violemment refoulée aux deux extrémités de la cour, l’Infanterie alors pousse des cris, de rage, se reforme, et revient d’un air farouche sur les partisans du prince, acculés, pressés, renversés par les chevaux contre la courtine du rempart. Ce fut un spectacle, ce fut un moment terrible. Ici les fantassins abaissant leurs baïonnettes ; là les artilleurs penchés sur leurs mousquetons et prêts à faire feu ; au-dessus, et le long des remparts, le peuple se répandant en vœux pour le prince et accablant l’infanterie d’une grêle de pierres, au milieu des clameurs confuses, du roulement des tambours, du cliquetis des armes et du piétinement des chevaux.

Mais tout cela fut de courte durée. C’est être vaincu, dans une insurrection, que de tarder à vaincre. Quelques coups de fusil tirés en l’air, sur l’ordre du lieutenant-colonel Taillandier, intimidèrent le peuple. MM. de Gricourt et de Querelles avaient proposé à Louis Bonaparte de lui frayer un passage l’épée à la main : il repoussa l’offre et fut arrêté. « Rendez-vous ! » criait-on en même temps au colonel Vaudrey. Et lui de refuser. Mais M. Taillandier s’étant approché et lui ayant dit à voix basse que la révolte passait dans la ville pour un mouvement légitimiste, il ordonna enfin à ses canonniers de se retirer et il se rendit.

C’en est fait : le général Voirol s’est échappé. Le commandant Parquin se présente à la caserne Finckmatt en uniforme de maréchal de camp : on le saisit, on l’entraîne, et il a la douleur de se voir arracher une de ses épaulettes sans pouvoir se venger d’un tel outrage. Le 3ed’artillerie était en marche la nouvelle de l’arrestation du prince le disperse. À leur tour, les pontonniers conduits par Laity se débandent, et leur chef, dans un accès de noble désespoir, court partager le malheur du prince dont il n’a pu sauver la fortune. Mme Gordon est surprise livrant aux flammes des papiers remplis d’importants secrets : on l’arrête ; mais, par sa présence d’esprit, elle occupe la surveillance des gardes, et M. de Persigny en profite pour s’évader. Bientôt, ce ne sont, par la ville, que mouvements qui témoignent de la colère et de l’inquiétude des vainqueurs. Puis, le calme renaît, et il ne reste plus de la révolte que cette agitation sourde qui suit toute forte commotion.

Le même jour, et par une singulière coïncidence, quelques soldats d’un régiment de hussards formaient à Vendôme le plan d’un soulévement militaire qui avait pour but de proclamer la république. Dénoncé avant l’heure fixée pour l’exécution, le complot fut étouné sans peine. Il avait été conçu par un brigadier nommé Bruyant, homme résolu et d’une trempe peu ordinaire. Arrêté, il parvint à se débarrasser de ses gardes, tua d’un coup de pistolet un sous-officier qui lui barrait le chemin, et traversa la Loire à la nage. Mais ses complices n’ayant pu l’imiter, il ne voulut pas se soustraire au sort qui les attendait, et, après avoir erré pendant quelque temps dans la campagne, il revint se constituer prisonnier.

Le Château fut consterné. Dans une si longue série de conspirations, d’émeutes, de secousses, l’impuissance du gouvernement éclatait d’une manière sinistre. Pour couvrir la gravité des événements, tout fut mis en œuvre. Les feuilles ministérielles n’insistèrent que sur la puérilité de l’entreprise, qu’elles appelèrent une échaunburée les agents du pouvoir reçurent ordre de fermer les yeux sur un grand nombre de coupables ; on n’eut pas honte d’affirmer, dans des relations officielles, que le 4e régiment d’artillerie avait seul pris part au mouvement, et l’on se contenta de destituer sans bruit deux officiers du 5e d’artillerie en réponse aux soupçons dont quelques esprits défiants poursuivaient le général Voirol, on l’éleva à la dignité de pair de France, et des remercîments furent adressés à la garnison de Strasbourg pour sa fidélité à la dynastie d’Orléans !

Quant à Louis Bonaparte, il fut décidé qu’on ne le jugerait pas, plusieurs pairs de France, anciens serviteurs de l’Empire, s’étant récusés d’avance, et le jury paraissant à des hommes qui s’essayaient à la monarchie, une magistrature trop subalterne pour prononcer sur le sort d’un prince. Le dogme de l’égalité devant la loi avait été, cependant, inscrit dans la Charte mais le Conseil des ministres fut d’avis qu’il était d’un mauvais exemple de traiter comme un simple citoyen un neveu d’empereur. Innocent, on l’avait condamné à un exil éternel ; coupable, on le plaçait au-dessus des lois. Privilége monstrueux donné pour corollaire à une monstrueuse iniquité !

Le 9 novembre (1836), Louis Bonaparte vit entrer dans sa prison le préfet et le général Voirol. Une voiture attendait à la porte : on l’y fit monter sans répondre à ses questions, sans écouter ses plaintes et les chevaux prirent rapidement la route de Paris. Se voyant alors entraîné loin de ses compagnons d’Infortune, Louis Bonaparte eut des pressentiments funestes. Trop rassuré sur ses propres périls, la tristesse le gagna, et l’on assure qu’il ne put retenir ses larmes. Il craignait, d’ailleurs, qu’on ne se bornât à le renvoyer en Suisse, ce qui eût fait de lui un conspirateur sans importance, dont il n’y avait lieu ni de punir les témérités ni de redouter les entreprises. Mais l’incapacité de ses ennemis le sauva de cette humiliation ils décidèrent que leur prisonnier serait immédiatement transporté en Amérique sur un bâtiment de l’État.

Louis Bonaparte, en effet, ne passa que deux heures à Paris. Il y fut reçu avec les égards convenables par M. Gabriel Delessert, préfet de police il y entendit des paroles qui adoucirent un peu l’amertume de son cœur ; et, dans sa loyauté trop confiante, il écrivit au roi une lettre où il intercédait pour ses amis captifs, ajoutant, pour ce qui le concernait lui-même, quelques expressions de gratitude. Il n’avait pas prévu que, familiarisés avec le mensonge, les courtisans dénatureraient cette démarche d’une manière odieuse et la transformeraient en une solennelle promesse faite par lui de rester en Amérique pendant dix ans !

Ce fut le 21 novembre (1836) que le neveu de Napoléon s’éloigna de cette terre sacrée de France où l’avait poussé tout ce qui peut éveiller les puissances de l’âme : orgueil du nom, pensées de gloire, ressentiment légitime, amour de la patrie mêlée à l’ardeur des désirs ambitieux. Vaincu, il laissait derrière lui le dénigrement et le sarcasme. Mais les républicains, qui l’auraient poursuivi et abattu peut-être au sein de sa victoire, protégèrent noblement sa défaite et demandèrent respect pour son malheur.

Or, pendant qu’une dynastie née des révolutions et des combats tombait ainsi frappée dans la personne de son plus jeune représentant, le vieux Charles X touchait au tombeau et allait emporter avec lui les débris de cette monarchie capétienne vainement consacrée par la succession des âges.

Accueilli dans le château de Prague, après un séjour douloureux sur le sol anglais, Charles X s’était décidé, vers la fin, à quitter la Bohême. Goritz l’attirait par la salubrité de ses eaux, la douceur de son climat, et aussi par le voisinage du chaud soleil de l’Italie : la famille se mit en route. À travers les vicissitudes de l’exil, atteindrait-on le but désiré ? On raconte qu’en jetant un regard d’adieu sur la Moldau, sur le pont qui la traverse, sur Prague et ses flèches gothiques, le roi fugitif fut pris de mélancolie et dit « Nous quittons ce château sans bien savoir où nous allons, à peu près comme les patriarches, qui ignoraient où ils planteraient leurs tentes. » Il gagna Tœplitz, et il commençait à y gouter quelque repos, lorsqu’il apprit que, dans la maison qu’il occupait, le roi de Prusse était attendu. Il fallut pousser plus loin, et, comme le choléra s’avançait, on dut s’arrêter à Budweiss, dans une petite et misérable auberge. Le duc de Bordeaux y tomba malade, et de ses souffrances, qui furent cruelles, il lui resta long-temps une grande pâleur : car celui qui naquit dans le palais des rois de France avait failli mourir au fond d’une obscure hôtellerie de Bohême, dans le silence et l’abandon. Du château de Kirchberg, où il avait cherché refuge en quittant Budweiss, Charles X fut chassé par la rigueur du climat, que rendaient plus sensible les approches de l’hiver ; et, dans les derniers jours du mois d’octobre 1836, tous les membres de la famille se trouvaient réunis à Goritz, en Styrie.

Ils y étaient à peine, que la température se glaça tout-à-coup un vent d’une violence extrême, le Bora, s’était levé la neige s’étendit sur toutes les montagnes environnantes : le vieux roi n’eut bientôt autour de lui que les plus sinistres images de la désolation et de la douleur. Sa santé, pourtant, n’avait jamais paru meilleure, et il faisait à pied de longues promenades. Mais ce qui était atteint chez lui, c’était le cœur. L’idée de la mort revenait souvent dans ses entretiens. « Il ne s’écoulera pas long temps, disait-il, d’ici au jour où l’on fera les funérailles du pauvre vieillard. » Et l’on remarqua qu’il s’abandonnait chaque jour davantage au regret de la patrie perdue.

Dans la matinée du 4 novembre (1836), jour de la Saint-Charles, il avait éprouvé durant la messe un saisissement de froid : il ne put assister au dîner, suivant ce qu’a raconté un des compagnons de son exil, M. de Montbel et lorsque, le soir, il entra dans le salon, où se trouvaient, avec quelques courtisans de leur infortune, les membres de sa famille, son aspect leur fut un sujet d’épouvante. Ses traits étaient contractés d’une manière étrange, sa voix avait une lugubre sonorité en quelques heures il avait vieilli de plusieurs années, et l’on ne pouvait déjà plus douter que la mort ne fut avec lui. Dans la nuit, la crise se déclara. Les docteurs Bougon et Marcolini furent appelés, et le cardinal de Latil vint donner l’extrême-onction au roi mourant. La messe fut ensuite célébrée près de son lit. Accablé par le choléra, Charles X priait encore. L’évêque d’Hermopolis étant venu le consoler et l’encourager dans ces heures d’angoisse, il se montra calme, résigné au départ, et s’entretint sans trouble des choses de l’éternité. Quelques instants après, on lui amena, pour qu’il les bénît, le duc de Bordeaux et sa sœur. Alors, étendant sur leurs têtes ses mains tremblantes : « que Dieu vous protége, mes enfants, dit-il ! marchez dans les voies de la justice… Ne m’oubliez pas… Priez quelquefois pour moi. » Dans la nuit du 5 novembre, il tomba dans un anéantissement profond. Il n’appartenait plus au monde extérieur que par un léger mouvement des lèvres. On commença de réciter autour de lui les prières des agonisants. Enfin, le 6 novembre (1836), à une heure et quart du matin, sur un signe du docteur Bougon, chacun se mit à genoux, des gémissements étouffés se firent entendre, et le Dauphin s’avança pour fermer les yeux de son père.

Le 11, les portes du Graffenberg s’ouvraient pour les funérailles. Le char, entouré de serviteurs tenant des torches, était précédé par le prince-archevêque de Goritz. Les ducs d’Angoulème et de Bordeaux suivaient, vêtus de manteaux noirs, l’un sous le titre de comte de Marnes, l’autre sous celui de comte de Chambord et, parmi beaucoup d’étrangers, quelques Français. Des pauvres marchaient en avant avec des flambeaux. Le corps fut porté au couvent des Franciscains, situé sur une hauteur, à peu de distance de la ville. Ce fut là, dans un sépulcre vulgaire, à la lueur d’une lampe près de s’éteindre, que les amis du monarque déchu furent admis à contempler pour la dernière fois sa figure, blanche et grave sous le suaire. Le corps avait été d’abord déposé dans une bière provisoire il en fut retiré pour être couché dans un cercueil de plomb, qui reçut l’inscription suivante :

CI GIT

TRÈS-HAUT, TRÈS-PUISSANT ET TRÈS-EXCELLENT PRINCE

CHARLES Xe DU NOM,

PAR LA GRACE DE DIEU ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE,

MORT A GORITZ LE 6 NOVEMBRE 1836,

ÂGÉ DE 79 ANS ET 28 JOURS.

Toutes les maisons régnantes de l’Europe prirent le deuil d’étiquette, une seule exceptée : la maison d’Orléans.

Telle fut la fin de Charles X, de ce prince si diversement éprouvé. En songeant de quelle source étaient venues ses fautes et à quelle expiation Dieu l’avait condamné, les âmes généreuses s’abstinrent de rappeler combien funeste avait été son royal passage à travers la France. Dans l’humiliation de ses cheveux blancs, dans les misères de sa vieillesse en peine d’un abri tranquille, dans ce qu’avaient eu de morne et de poignant ses adieux à la terre, quelques-uns ne virent que les suites naturelles de la victoire remportée par la révolution sur les rois ; et ceux-là même furent touchés d’une si grande infortune.

Pourtant, qu’est-ce que cela en comparaison de la longue agonie des peuples, perpétuée de siècle en siècle ? Et quels autres trésors de compassion l’histoire ne devrait-elle pas amasser pour ce qu’il faut de pleurs aux querelles où l’on se dispute un trône, et pour tant de nations broyées sous la roue des rois qui viennent ou des rois qui s’en vont, et pour tant de races incessamment sacrifiées à un petit nombre d’hommes, à leurs débats personnels, à leurs caprices, à leurs cruels plaisirs, à leur orgueil qui ne connaît point la pitié ? Après tout, l’émotion passée, il faut que la leçon reste. Et c’est une puissante, une mélancolique démonstration du déclin des monarchies, que la série des tragiques vicissitudes qui ont rempli soixante ans : la prison du Temple et Louis XVI sur un échafaud la mort de Louis XVII, étrange, inexpliquée tous ces fils, frères ou neveux de rois, courant effarés sur les chemins de l’Europe et allant mendier à la porte des républiques les Cosaques venant renverser l’Empire sur des chevaux marqués aux flancs de l’N Impériale ; l’île d’Elbe, Sainte-Hélène le fils de la duchesse de Berri élevé dans l’exil ; le fils de Napoléon enseveli par des mains autrichiennes ; Louis Bonaparte voguant vers l’Amérique sous le poids d’une défaite ; et, au fond d’une contrée lointaine, dans je ne sais quelle église sans nom, le Requiem chanté autour du cercueil de Charles X par des moines étrangers.



CHAPITRE VI.


Coup-d’œii général sur les affaires d’Afrique. — Mission historique de la France à Alger. — Système du maréchal Clausel. — Le général Berthezène. — Le duc de Rovigo. — Abd-el-Kader. — Système pacifique du général Desmichels ; traité du 26 février 1834 ; ses conséquences. — Le comte Drouet d’Erlon remplace le lieutenant-général Voirol. — Incertitudes du gouvernement. — Affaire de la Macta. — Le maréchal Clauzel est envoyé de nouveau en Afrique. — Expéditions de Mascara et de Tlemsen. — Influence du séjour de l’Afrique sur les Français. — Camp de la Tafna. — Victoire de la Sickak. — Le maréchal Clauzel à Paris. — Opinion du parti doctrinaire sur Alger ; opinion du roi ; vues de M. Thiers. — Première expédition de Constantine.


La fin de l’année 1836 fut marquée par un événement douloureux, inattendu, et qui nous amène à jeter un coup-d’œil rapide sur l’état de nos affaires en Afrique, en remontant au jour de la conquête.

Tant que l’Europe s’était vue en proie au tumulte et à l’agitation des batailles, il était tout simple que les pirates algériens eussent impunément promené leurs brigandages sur la Méditerranée. Il était arrivé, sous l’Empire, qu’un savant illustre, M. Arago, avait été pris par des corsaires et conduit en captivité. Le bruit de cet événement s’était perdu dans une époque de tempêtes mais, de nos jours, quel n’eût pas été le retentissement d’une semblable nouvelle, au milieu. du silence de l’Europe ? Délivrer la Méditerranée était donc une nécessité glorieuse. Et quel peuple était plus digne, plus capable que le peuple de France, de veiller sur la mer ? En forçant la piraterie dans son dernier asile, la France se montrait fidèle à son rôle historique elle reprenait, avec plus de lumières et moins de fanatisme, la grande tradition des croisades elle abritait une fois encore la civilisation. Le coup d’éventail eut quelque chose de providentiel. Il ne fut pas une cause, il fut un signal.

Quoi qu’il en soit, arrivés à Alger, les Français se trouvèrent dans une situation pleine d’obstacles et de périls. Sur leurs têtes un ciel ardent. Devant eux, dans une plaine comprise entre la mer et une première chaîne de montagnes, tout un peuple de cultivateurs guerriers, fractionné en tribus.

Dans cette partie septentrionale de l’Algérie appelée le Tell, les villes étaient rares et habitées par un mélange de Maures et de Juifs portant sur le front l’empreinte de la domination turque. Mais là n’était point le vrai peuple de l’Algérie, l’Arabe des tribus. Refoulé loin des villes, repaires d’un gouvernement spoliateur, l’Arabe, dans le Tell, occupait un territoire dont il ne franchissait pas les limites, mais auquel il n’était enchaîné par aucun de ces liens dont notre système de propriété enlace les hommes d’Europe. La propriété, l’Arabe du Tell ne la connaissait, dans ce qu’elle a de personnel et de jaloux, que relativement à ses troupeaux, à sa charrue, à ses armes, à son cheval. Pour ce qui est du sol, il ne le jugeait pas transmissible par vente ou par héritage ; c’était comme membre de la tribu, sur la désignation du cheick, et sans autre droit que celui du travail, qu’il cultivait la terre. Car, d’après leKoran, la terre n’appartient qu’à Dieu ou à son vicaire ici-bas, le Sultan, et elle est à qui la féconde. Ainsi, pour l’Arabe du Tell, pas d’habitation stable mais des tentes qui protégeaient la moisson et des silos où allaient s’enfouir les grains.

Autre était l’existence des tribus répandues au sud des dernières chaines de montagnes, dans le pays des Palmes, limité par le désert. Composées de pasteurs, ces tribus obéissaient à un régime de pérégrination annuel, régulier, prescrit par le climat et la nature des productions. Après avoir passé dans leurs landes l’hiver et le printemps, époques favorables aux pâturages, les ambulantes cités du Sahara s’avançaient vers le nord, à la fin du printemps, suivies de chameaux chargés d’étoffés de laine et de dattes, et elles allaient échanger ces produits de l’Algérie du sud contre les céréales des cultivateurs du Tell.

De là, pour les Français, conquérants du littoral, une indication de la plus haute importance. Puisque, chaque année, un mouvement nécessaire et pacifique entraînait vers le nord l’Algérie méridionale, l’attirer et l’attendre valait mieux que l’aller chercher en la menaçant. Comment, d’ailleurs, pénétrer par les armes dans l’intérieur ? Comment franchir, sans les inonder de sang, les montagnes, remparts naturels et redoutables, défendus par des Kabyles en qui revivaient l’audace et l’agilité des anciens Numides ?

Les Turcs, cependant, avaient pu étendre jusque sur les tribus du Sahara le joug de leur aristocratie militaire ils y étaient parvenus par une savante combinaison de la violence et de la ruse. Habiles à profiter de l’ascendant que leur donnait sur une population musulmane le titre de chef suprême des croyants accordé à l’empereur de Constantinople, ils avaient su obtenir des indigènes une obéissance fondée sur l’opinion, et telle que le fatalisme la comporte. D’un autre côté, trouvant des tribus profondément divisées entre elles, ils s’étaient imposés par le besoin d’une sorte d’unité protectrice, avaient enflammé les haines locales au lieu de les éteindre, et s’étaient rendus de la sorte aussi nécessaires qu’odieux.

Mais des moyens de ce genre ne convenaient pas aux Français, représentants de l’idée chrétienne. Le succès, pour eux, était au prix de la justice, et, grâce au ciel, ils ne pouvaient déshonorer leur conquête sans risquer de la perdre. Les Turcs avaient divisé les Arabes pour les opprimer la France se devait de les gouverner en les rapprochant mission noble, et d’autant plus facile, que le premier besoin des Arabes était celui d’un gouvernement tutélaire, vigoureux et juste ! Il était donc permis d’espérer qu’au lieu d’entreprendre contre les indigènes une guerre d’extermination, la France essaierait de les soumettre à l’empire moral de son génie qu’elle songerait à coloniser l’Afrique sans toutefois négliger les moyens de l’occuper militairement et qu’à la suite de ses soldats, après une démonstration puissante et décisive, elle enverrait dans l’Algérie des associations de cultivateurs formées par l’État, dirigées par lui, et destinées à agrandir, non pas la domination française, mais la patrie française.

Le nord de l’Afrique une fois gagné, le midi venait de lui-même à nous, grâce au mouvement d’échange qui appelait, chaque année, dans la zône des terres de labour les pasteurs des landes du Sahara.

Ainsi, la Méditerranée à rendre française, un sol fertile à exploiter, les relations commerciales de l’Algérie du sud avec Maroc, avec Tunis, à féconder et à étendre, une issue à fournir au débordement de cette marée de pauvres qui menace d’une prochaine et mortelle inondation nos sociétés d’Europe, voilà ce qu’en 1830 la fortune était venue nous offrir. Il ne nous restait plus qu’à savoir tirer parti de notre force et à justifier l’investiture que nous tenions de la victoire.

Or, si nous apportions aux Arabes, en même temps que le pouvoir et l’unité, nos lumières, nos arts, une notion plus haute de l’humanité, des mœurs plus douces, un sentiment délicat des choses, peut-être à leur tour nous pouvaient-ils induire à modifier quelques-unes de nos idées, surtout celles qui se rapportent à cet individualisme ombrageux d’où naît, dans nos villes et nos villages, une guerre sourde mais implacable et permanente.

Toujours est-il que c’était trop peu d’avoir étouffé, dans Alger conquis, un foyer de piraterie, et de camper sur la côte africaine, pour assurer le parcours de la Méditerranée : il était digne de la France de vouloir et d’oser davantage. Elle avait à découvrir le lien qui doit unir la civilisation de l’Orient à celle de l’Occident.

Et envisagée sous cet aspect, quelles magnifiques proportions ne prenait pas notre conquête ! quelle perspective n’ouvrait-elle pas devant nous ! Les idées qui germent depuis le commencement du siècle dans l’esprit des penseurs généreux et que salue de loin l’instinct du peuple, allaient trouver un vaste champ d’application l’Afrique devenait le terrain précieux où pouvaient être sans danger mis à l’épreuve ces essais de rénovation sociale que font paraître si menaçants les habitudes, les préjugés, les complications politiques et industrielles de notre vieille Europe ; la France armée prenait l’initiative de la paix future qu’établira un jour entre les hommes le dogme de la fraternité ; et nos conquêtes, même guerrières, notaient plus que celles de l’esprit humain.

Malheureusement, la révolution de juillet avait porté aux affaires des hommes sans génie. L’Afrique ne leur apparaissant que comme un champ de bataille à parcourir, ils ne se préoccupèrent que du soin d’en borner l’étendue avec une prudence avare. La première faute du gouvernement français fut dans l’insuffisance des ressources déployées pour l’occupation, alors qu’il fallait frapper par un imposant appareil l’imagination d’un peuple qui ne respecte que la force.

Il est vrai que ce fut au maréchal Clauzel qu’il confia, dès le principe, le gouvernement de l’Afrique ; et, sous le rapport militaire, on ne pouvait mieux choisir. Le maréchal Clauzel avait reçu cette forte éducation que l’Empire donnait au soldat. Il avait la conception hardie, le coup-d’oeil prompt ; rien de médiocre ne lui plaisait : c’était un homme des grandes guerres.

Toutefois, il ne devait pas entièrement compter, pour vaincre en Afrique, sur les combinaisons de la tactique européenne ; car les Arabes ont une manière de combattre qui leur est propre. Montés sur des chevaux agiles, pleins de feu, ils les manient avec une dextérité merveilleuse. Ils y sont encadrés sur des selles à pommeau et à palette très-élevés ; et, grâce à la largeur, au rapprochement des étriers sur lesquels ils s’appuient et s’affermissent en se soulevant, ils peuvent, à cheval, faire un aussi libre usage de leurs fusils que s’ils étaient à pied. Leurs armes consistent dans des fusils beaucoup plus longs que les nôtres, des pistolets, et une espèce de coutelas, nommé yatagan. À en juger par les apparences, rien de plus incommode que leur costume, composé d’un burnous et, sous le burnous, d’un vêtement qui, serré au corps par une ceinture, se continue de manière à envelopper la tête, où il est maintenu par plusieurs tours de corde en poil de chameau formant turban. Et néanmoins, les Arabes portent ce costume avec beaucoup d’aisance. Intrépides à l’attaque, prompts à la retraite, ils sont d’une bravoure impétueuse, mais n’attachent à la fuite aucune idée de déshonneur, assez semblables en cela aux anciens Parthes. On les voit charger confusément, se disperser, disparaître, revenir tout-à-coup pour disparaître encore, harceler les colonnes en marche, couper la tête aux blessés gisant sur le chemin : ce sont leurs batailles et leurs triomphes.

Le maréchal Clauzel n’eut pas plus tôt mis pied sur la terre d’Afrique, qu’il déclara la France héritière légitime du dey dont elle avait su châtier l’insolence. Puis, il conçut le projet de porter le drapeau français jusqu’aux limites atteintes par les Turcs. Son système était de jeter garnison dans certaines villes importantes, de les lier l’une à l’autre par des camps retranchés, et d’opposer aux beys ennemis qu’il nous serait impossible de supplanter directement, des beys indigènes relevant de nous.

La dernière partie de ce système était, on le voit, empruntée aux Turcs, et elle présentait des inconvénients graves. La gloire était petite, en effet, qui consistait à chercher dans la propagation du trouble et de l’anarchie des moyens de gouvernement. Et ne devait-on pas prévoir qu’aux yeux des Arabes, toute investiture par des chrétiens, c’est-à-dire par des infidèles, serait un objet d’horreur ou de mépris que les beys de création française passeraient pour des traîtres, pour des apostats que la nécessité de les soutenir nous entraînerait à des expéditions fatales, et qu’obligés, à leur tour, de s’imposer violemment, ils engageraient peut-être l’honneur de la France dans la responsabilité des actes les plus iniques et les plus honteux ? Mais quel parti prendre ? Renoncer à faire sentir la main de la France sur chaque point du territoire, c’était compromettre la conquête. Se montrer partout à la fois… il aurait fallu pour cela un déploiement de troupes considérable et l’effectif était loin de répondre aux idées du gouverneur. Vaste plan, faible armée : là fut le mal. Et les événements ne le prouvèrent que trop.

Le passage du maréchal Clauzel en Afrique, depuis le mois de septembre 1830 jusqu’au mois de février 1831, avait été signalé par deux faits qui caractérisaient parfaitement son système. BouMezrag, bey de la province de Titery, ayant prêché contre les chrétiens la guerre sainte le gouverneur avait pris pied à Médeah et remplacé Bou-Mezrag par un Maure algérien nommé Mustapha Ben Omar. Peu de temps après, appelé par Hassan, bey d’Oran, que menaçait une armée marocaine, il avait occupé la ville d’Oran et livré le beylick à Khaïr-Eddin, prince de Tunis. Or, d’une part, Mustapha Ben Omar ne tarda pas à voir se former autour de lui une ligue formidable et, de l’autre, les Tunisiens se créèrent d’implacables ennemis par leur domination aussi avide que cruelle. Si bien que, lorsqu’au commencement de 1831, le général Berthezène fut donné pour successeur au maréchal Clauzel, les avantages mêmes remportés par les Français n’avaient abouti qu’à multiplier les embarras.

Le général Berthezène arrivait, d’ailleurs, avec des idées administratives entièrement opposées à celles du maréchal Clauzel. Celui-ci avait désigné aux efforts des colons la plaine de la Métidja son successeur aurait voulu qu’on se bornât à cultiver les environs d’Alger.

Pour ce qui est du côté militaire de la question, le gouvernement, qui chancelait alors au milieu de l’Europe agitée, avait rappelé à la hâte une partie des troupes expéditionnaires, et l’armée d’Afrique se trouvait réduite à un effectif de 9,500 hommes.

Ainsi, l’heure semblait passée de prendre vigoureusement l’offensive. Mais si la prudence a ses lois, l’honneur a ses devoirs. Le fils du bey de Titery, de ce bey dépossédé par nous, venait de reparaître, suivi de partisans nombreux et favorisé par le souvenir de son père ; Turcs et Koulouglis se soulevaient la France était bravée, insultée ; le bey qu’elle avait institué tremblait assiégé dans sa propre maison le général Berthezène dut ordonner la marche sur Médéah, et 4,500 hommes franchirent les montagnes pour aller dégager Mustapha Ben Omar. Il fut ramené sain et sauf. Mais le résultat de l’expédition n’en compensait pas les pertes. Resserré, étouffe dans un étroit passage, et de toutes parts assailli du haut des montagnes, le corps expéditionnaire avait eu 63 hommes tués ou égarés et 192 blessés. La confiance des Arabes s’en accrut à un point extraordinaire. Des émissaires se répandent dans les campagnes des voix fanatiques appellent à la guerre sacrée les tribus éparses une confédération est formée par un Maure algérien nommé Sidi-Sadi, auquel se joignent Ben-Aissa et Ben-Zamoun, chefs principaux des tribus de l’Est le fils de Bou-Mezrag accourt plein de haine le signal d’une conflagration générale vient d’être donné. Vaines tentatives ! Le courage des Français fit face à tout trop lentes à se concerter, les tribus furent successivement prévenues par le général Berthezène, et la coalition fut dissoute.

Pendant ce temps, le traité qui avait donné Oran aux Tunisiens était tombé, faute de ratification poursuivi par des malédictions unanimes, le lieutenant des princes de Tunis avait abandonné la ville les Français y entraient pour la seconde fois, et le général Boyer, homme implacable par système, était élevé au commandement, indépendant, des troupes de la province.

De ce que le maréchal Clauzel avait établi, aucun vestige n’avait subsisté sous son successeur. Et l’année 1831 finissait à peine, que déjà le général Berthexène cédait la place au duc de Rovigo.

Du reste, le duc de Rovigo n’était investi que du commandement de l’armée et du pays. Quant à l’autorité civile, on venait de décider qu’elle serait indépendante et résiderait dans la personne d’un intendant civil essai malheureux qui n’eut d’autre résultat que de faire vaciller l’autorité entre deux pouvoirs rivaux et bientôt ennemis !

Ainsi, rien de fixe dans l’administration de la colonie, rien de suivi, rien de stable. Les périls devenaient-ils plus pressants au pied de l’Atlas ? à Paris on décrétait au hasard la réduction des troupes expéditionnaires. Le général en chef commençait-il à connaître le pays, ses ressources, les moyens de le dominer ? on lui envoyait tout-àcoup un successeur. Déplorable légèreté qui paralysait notre action en Afrique, décriait notre puissance dans l’opinion de l’Europe, et prodiguait sans but l’héroïsme de l’armée !

Cependant, et en dépit des fautes accumulées, la France se maintenait à Alger. Sous le commandement du duc de Rovigo, le génie de l’Europe commença de pénétrer l’Afrique, la population civile s’accrut, on se mit à construire et à planter en vue d’un long avenir. Ce n’est pas que la conquête n’eût son écume. D’impurs spéculateurs avaient rampé jusque-là, et ils se livrèrent à des trafics dont l’opprobre, heureusement, devait disparaître dans la gloire de nos combats. Mais la guerre naissait de la guerre, et le duc de Rovigo avait pour système de se montrer, à l’égard des Arabes, aussi dur, aussi impitoyable, que le général Berthezène s’était montré clément. Coupable envers nous de trahison, la tribu d’El-Ouma fut détruite.

À la suite de cette exécution terrible, une coalition nouvelle s’était formée : elle fut anéantie. À l’est, 3,000 hommes partis de Toulon sous les ordres du général Monk-d’Uzer vinrent prendre possession de la ville de Bone, que Hajy-Ahmet, bey de Constantine et un de nos plus redoutables ennemis, avait déjà envahie et saccagée. Ceci se passait au mois de mai 1832 ; et au mois de mars ~855, le duc de Rovigo reprenait le chemin de la France, atteint d’une maladie mortelle.

Voici dans quel état il laissait l’occupation française :

Dans la province d’Alger, nous possédions la ville, la banlieue et notre souveraineté était reconnue dans le territoire compris entre l’Arrach, la Métidja, le Mazafran et la mer.

Du côté de l’est, nous avions à Bone un établissement qui, à la vérité, ne s’étendait pas au-delà des murailles de la ville, mais qui marquait notre point de départ pour la conquête de Constantine.

Du côté de l’ouest enfin, dans la province d’Oran, nous occupions la ville d’Oran et une lieue de rayon autour de la place le fort de Mers-el-Kébir était en notre pouvoir nous étions d’intelligence avec les Turcs de Mostaganem et, à Tlemsen si les Hadars, qui tenaient la ville, nous étaient hostiles, nour avions pour alliés les Koulouglis, leurs rivaux, qui tenaient la citadelle.

Mais, du fond de cette province d’Oran, allait se lever un homme qu’attendait la plus éclatante destinée et dont nous devions fonder nous-mêmes la puissance ennemie. Le commandement, qui a un caractère purement politique chez les Arabes de l’est de l’Algérie, et un caractère féodal chez ceux du sud, le commandement n’est guère, chez les Arabes de l’ouest, qu’une sorte de théocratie, et le pouvoir s’y perpétue dans les familles des marabouts. Fils d’un marabout renommé parmi les Arabes pour sa piété, Abd-el-Kader avait été de bonne heure présenté aux tribus du pays de Mascara comme le libérateur futur de la terre d’Afrique, comme le vengeur de l’islamisme insulté. Et il ne manqua pas à ce rôle. Il était ambitieux avec prudence, plein de décision, intrépide et rusé il avait des passions profondes et le fanatisme pour auxiliaire il fut soldat, il fut prophète. À sa voix, les populations s’enflammèrent. Les Arabes de la province d’Oran, courbés sous la main de fer du général Boyer, respirèrent sous le gouvernement, plus doux, du général Desmichels mais Abd-elKader, toujours attentif à son but, étendait son influence. Il s’était déclaré, il avait pris le nom d’émir : tout-à-coup il lance ses partisans sur le port d’Arzew, se fait proclamer bey de Tlemsen, et marche sur Mostaganem en maître souverain de la contrée. Que le général Desmichels se fût renfermé dans la ville d’Oran, la province était perdue pour nous. Attaquer, ici, c’était se défendre et il fallait pousser en avant, sous peine de périr. Le général Desmichels franchit les portes d’Oran, s’empare d’Arzew, court à Mostaganem, où il asseoit la domination française. Deux fois poussé au combat par son ambition et sa haine, l’émir est abattu deux fois ; et les vaillantes tribus des Douairs et des Smélas se montrent disposées à faire pacte avec notre fortune.

Peut-être était-ce le moment de poursuivre Abd-el-Kader, de l’anéantir : par une inspiration plus généreuse que prévoyante, le général Desmichels crut devoir négocier avec lui la paix. Elle fut signée le 26 février 854 et, pour la cimenter, le général Desmichels chargea le chef d’escadron de Thorigny et M. de Forges, officiers d’ordonnance, d’aller porter à Abd-el-Kader, en manière de présents, cent fusils et cinq cents kilogrammes de poudre. Abd-el-Kader était alors campé sur le Syg. Il reçut les envoyés du général Desmichels avec beaucoup de grâce, et, après les avoir invités à prendre du repos, il leur fit part de son désir de les emmener à Mascara, voulant par là sans doute leur donner le spectacle de son pouvoir et de l’ascendant qu’il exerçait sur les tribus. Le lendemain en effet, au point du jour, le camp était levé, et l’on plaçait les tentes sur les chameaux et les mules. La petite armée d’Abd-el-Kader se composait d’environ 3,000 chevaux : elle se mit en marche, au son d’une musique étrange. Lui, monté sur son cheval, que quatre nègres lui avaient amené, il prit plaisir pendant quelque temps à le faire bondir dans la plaine, en intrépide et habile cavalier. De nombreuses salves de mousqueterie annonçaient son approche, et, pour le préserver des rayons du soleil, un de ses officiers portait à côté de lui un parasol en drap d’or, pendant qu’armés de petits sabres et couverts de boucliers, des gladiateurs charmaient par leurs combats non sanglants l’ennui de la route. Après plusieurs heures de marche, qui firent passer sous leurs yeux de riches vallons, des sites riants et d’immenses forêts d’oliviers, les envoyés français arrivèrent à Mascara, dont les habitants, avec leurs burnous surmontés de capuchons blancs ou noirs, leur apparurent, suivant l’expression de M. de Thorigny, comme autant de moines à l’oeil ardent et à la physionomie sauvage. Du reste, l’accueil qu’ils y reçurent fut affectueux de tout point. Dans une dernière entrevue, Abd-elKader les interrogea curieusement sur la situation de la France, protesta de son bon vouloir et de sa résolution de maintenir la paix « J’ai visité, dit-il, le tombeau du prophète, et ma parole est sacrée. »

La relation de ce voyage ne contribua pas médiocrement à confirmer le général Desmichels dans les espérances qu’il fondait sur sa politique pacifique. Malheureusement, l’émir ne faisait que cacher sous cet étalage d’intentions pacifiques la témérité de ses désirs ambitieux. Dans le traité du 26 février 1834[13] la souveraineté de la France n’avait pas été expressément stipulée nous semblions y traiter avec l’émir sur le pied d’égalité, et les complications qui pouvaient naître de la délimitation des territoires n’y étaient pas même pressenties Abd-el-Kader tira parti de tout cela en homme supérieur. En traitant avec lui, les Français avaient paru le mettre à leur niveau: il s’en prévalut auprès des siens, et profita de la paix pour se procurer des armes, pour raffermir son influence, pour abattre ses rivaux et, entre autres, Mustapha Ben-Ismaël, pour jeter enfin dans la province d’Oran des bases sur lesquelles pût revivre et se constituer la nationalité arabe.

Or, l’autorité supérieure flottait, à Alger, entre un général en chef provisoire et un intendant civil celui-ci fier de ses connaissances administratives dont il faisait adroitement prévaloir l’empire ; celui-là se défiant trop de ses lumières et n’usant qu’avec réserve d’un pouvoir qu’il savait intérimaire. M. Genty de Bussi était un homme capable ; il avait une intelligence vive et le goût de la domination il s’imposa pendant quelque temps au général Voirol, son supérieur. Mais il finit par perdre son influence faute de l’avoir suffisamment ménagée, irrita des susceptibilités légitimes, et fut rappelé. Le général Voirol ne tarda pas lui-même à uitter l’Afrique, où il laissait de belles routes ouvertes par lui dans le massif d’Alger, et un nom cher aux habitants.

Le gouvernement avait-il résolu l’abandon d’Alger ? Déjà ce doute germait dans beaucoup d’esprits on allait jusqu’à prétendre que c’était là un sacrifice secrètement exigé par les Anglais une commission envoyée en Afrique dans les premiers jours de septembre 1835, et qui se composait de MM. le lieutenant-général Bonnet, d’Haubersaërt, De la Pinsonnière, Piscatory, Reynard et Laurence, vint donner aux appréhensions publiques un consolant démenti, en décidant, après examen fait sur les lieux, que l’honneur et l’intérét de la France lui commandaient de conserver ses possessions sur la côte septentrionale de l’Afrique. Parut l’ordonnance du 22 juillet 1834 : elle confiait le commandement général et l’administration à un gouverneur général relevant de la direction du ministre de la guerre ; elle subordonnait le commandement des troupes à l’autorité du gouverneur général ; elle donnait des chefs spéciaux aux divers services elle appelait la régence d’Alger Possessions françaises dans le nord de l’Afrique : on crut qu’une ère nouvelle allait commencer pour la colonie. Mais la nomination du comte Drouet d’Erlon comme gouverneur général ne répondit pas entièrement à l’attente publique M. Drouet d’Erlon avait soixante-dix ans, et on pouvait craindre que, pour tenir le gouvernail, sa main ne fût plus assez forte.

De fait, son passage en Afrique fut marqué par une oscillation de vues spécialement fâcheuse dans un pays qui demandait, pour être soumis, une politique décidée. Le comte d’Erlon ayant commencé par se déclarer opposé à la politique du général Desmichels, ce dernier fut amené à résigner le commandement de la province d’Oran, et il eut pour successeur le général Trézel, le même qui, en septembre 1833, s’était rendu maître de Bougie après une vigoureuse attaque.

Les conséquences du traité passé avec Abd-el-Kader se développaient avec rapidité, quand le général Trézel prit possession du commandement. Enhardi par le système de pacification trop confiant du général Desmichels, Abd-el-Kader en était venu à s’enivrer de ses succès : il parut sur les bords du Chélif, fleuve qui coule entre la province d’Oran et celle d’Alger. Déjà le général Voirol lui avait défendu de passer outre, la défense fut renouvelée par le comte d’Erlon : l’émir s’arrêta. Mais bientôt appelé par les habitants de Médéah, qui, à défaut de notre protection, invoquaient la sienne, il prend son parti, traverse résolument le fleuve, reçoit en passant la soumission de Miliana, met en fuite un chef de tribu qui s’était porté à sa rencontre, entre dans Médéah en triomphateur, et, après avoir pourvu au gouvernement de la ville, regagne sa résidence, applaudi, admiré par les populations musulmanes qu’ont éblouies les victoires de son audace.

On ne pouvait nous braver plus ouvertement, et pourtant le comte d’Erlon s’abstint de toute démarche violente, retenu qu’il était par les instructions du ministre, et aussi par l’influence qu’avait su prendre sur son esprit un Juif, espèce de chargé d’affaires de l’émir. Abd-el-Kader alors ne garda plus de mesure. Il osa menacer, il essaya de déplacer des tribus qui n’étaient coupables que de fidélité envers la France. C’en était trop. Invoqué par les Douairs et les Smélas, le général Trézel engagea sa responsabilité généreusement et s’avança pour les couvrir. Nous touchions, non pas à une défaite, mais à un malheur.

Le 26 juin 1835, le général Trézel était arrivé à une dixaine de lieues d’Oran, lorsque soudain apparut, avantageusement postée, l’armée de l’émir, six fois plus nombreuse que l’armée française. Quelque inégal que fût le combat, le général français n’hésita point. Attaqués avec fougue, les Arabes plièrent, mais non sans résistance. On s’était ouvert un passage fallait-il continuer ce sanglant itinéraire ? À une lieue de là, prêt à recommencer la lutte, Abd-el-Kader était allé asseoir son camp ; la victoire venait de coûter cher aux Français, le colonel Oudinot avait été tué ; la foule armée accourue sous le drapeau de l’émir croissait d’heure en heure : la retraite fut résolue. Durant cette marche sinistre, que troublait incessamment l’apparition d’une multitude de cavaliers farouches, tourbillonnant autour de nous et avides de nos dépouilles, la contenance des troupes françaises fut admirable de sang-froid et d’intrépidité. Malheureusement, il fallut s’engager dans une voie étroite qui s’allongeait entre les marais qui bordent la Macta et des collines boisées. Or, c’était là qu’Abd-el-Kader attendait la colonne française. À peine entrée dans ce passage funeste, elle eut à supporter le choc de plusieurs milliers d’Arabes qui, de toutes les hauteurs circonvoisines, fondaient sur elle avec rage. La résistance ne fut pas moins furieuse que l’attaque. Enfin, les Arabes s’étant élancés en masse vers le point où se trouvaient bagages et blessés, la ligne est rompue, la confusion s’introduit dans les rangs quelques-uns de nos soldats se jettent dans les marais, d’autres dans les taillis, et, dispersés, ils tombent sous le yatagan. Pendant ce temps, ramenée en arrière par l’intrépide général Trézel, l’avant-garde repousse l’ennemi et dégage le convoi. La colonne put reprendre sa marche et gagner Arzew. Ainsi, une atteinte grave venait d’être portée au prestige de nos armes et, sur les bords de la Macta, teints du sang de nos soldats, les Arabes se faisaient un horrible trophée de têtes coupées.

À cette nouvelle, un frémissement de colère courut d’un bout de la France à l’autre. Le général Trézel n’ayant été que malheureux, on fut touché de son courage et chacun lui sut gré de la fermeté de son cœur ; mais contre l’imprévoyance du pouvoir, l’incertitude de ses plans, l’Incohérence de ses idées, la mollesse de l’impulsion donnée par lui aux affaires d’Afrique, le déchaînement fut extrême. À qui allait être confié le soin de châtier l’émir ? Le nom du maréchal Clauzel était dans toutes les bouches pour la seconde fois, le maréchal fut envoyé en Afrique, avec mission d’anéantir Abd-el-Kader.

Après une proclamation où la volonté d’en finir. était énergiquement exprimée, et que suivit un coup terrible frappé sur la tribu des Hadjoutes, récemment soulevée, le maréchal Clauzel reprit avec beaucoup de vigueur son ancien système, en opposant à Abd-el-Kader et à ses lieutenants des beys indigènes. Ce n’était pas assez il résolut de pousser droit à Mascara.

Aux portes d’Oran s’étend une vaste plaine de douze lieues de diamètre environ, bornée au nord par la mer, à l’est par le petit ruisseau le Tlelat et par une forêt de lentisques entre lesquels des pins sauvages, clair-semés. La montagne des Beni-Amer est au sud, Oran à l’ouest. Au centre de la plaine s’élève un arbre .solitaire, figuier que les Arabes vénèrent et qui long-temps prêta son ombre aux caravanes fatiguées. Ce fut là que l’armée expéditionnaire se rassembla, et ce fut de là qu’elle partit le 26 novembre 1836. Elle comprenait dix mille hommes et comptait dans ses rangs le fils aîné du roi. Le 29, à la lueur des feux allumés par les Arabes sur la cime des monts, elle touchait à la Sig et faisait halte au milieu de souvenirs encore palpitants. La marche fut heureuse, bien que passagèrement troublée par des attaques rapides. Les Arabes ayant deux fois approché de trop près l’armée française, elle leur passa sur le corps. Enfin, la ville se montra. Le maréchal Clauzel avait pris les devants avec la cavalerie, deux régiments d’infanterie légère et quelques obusiers : à neuf heures du soir, l’infanterie arriva. La nuit était sombre un silence morne pesait sur cette cité inconnue. Les soldats entrèrent dans le faubourg : il était désert ; et l’on chemina le long de maisons fermées et muettes. Une seule créature vivante fut, à ce qu’il paraît, rencontrée dans les rues : c’était une vieille femme assise sur des lambeaux de nattes. On eût dit d’une ville habitée par des morts.

Et en effet, Abd-el-Kader venait de la quitter ne laissant après lui que dévastation et carnage. Pour avoir refusé de le suivre, les Juifs avaient vu leurs demeures pillées, et ceux qui avaient essayé quelque résistance gisaient inanimés parmi les débris.

Pour former un établissement à Mascara, il nous aurait fallu plus de forces que nous n’en avions on acheva de détruire ce qu’on ne pouvait garder, et l’armée se remit en route à la clarté d’un incendie. Fuyant Abd-el-Kader et leurs maisons réduites en poussière, les Juifs suivaient, éplorés, éperdus. Suivaient aussi les enfants et les femmes. Des scènes que la générosité vigilante du soldat ne parvint pas toujours à prévenir attristèrent cette marche. Plus d’un vieillard s’arrêta pour mourir, ne pouvant résister à la fatigue. Plus d’une mère, les pieds meurtris par les pierres ou les ronces, s’épuisa douloureusement à porter son fils et n’acheva point la route. On raconte qu’un petit enfant fut trouvé dans un silo et mis sous la protection du duc d’Orléans.

Ainsi, l’expédition n’avait eu d’autre résultat que d’effacer aux yeux des Arabes l’auréole de gloire dont Abd-el-Kader leur avait paru couronné. Mais lui, vaincu sans être dompté il s’était jeté du côté de Tlemsen, faisant appel aux sympathies des Hadards, maîtres de la ville, et menaçant les Koulouglis, nos alliés, qui défendaient la citadelle. De retour à Oran, le maréchal Clauzel dut se remettre en campagne le 8 janvier 1836, et marcher sur Tlemsen qu’il occupa le 13 du même mois. Les Hadars s’étaient retirés à la suite d’Abd-el-Kader, emportant leurs richesses : la brigade Perrégaux se mit à leur poursuite et les ramena. Abd-el-Kader, serré de près, n’avait dû son salut qu’à la vitesse de son cheval. Le maréchal fit distribuer des fusils aux Koulouglis, frappa sur eux une contribution qui devait plus tard lui attirer des accusations violentes, et quitta la ville après avoir mis dans la citadelle une garnison de 500 hommes, sous les ordres du commandant Cavaignac, âme héroïque[14].

Tandis que ces choses se passaient dans la province d’Oran, les autres parties de l’Algérie française étaient en proie à de sourdes agitations.

Le général d’Uzer était parvenu à maintenir la paix dans la province de Bone par une administration sage et conciliante ; et néanmoins le bey de Constantine, Hajy-Ahmed, se montrait toujours menaçant ; à Bougie, l’occupation française restait immobile et inféconde au milieu des querelles intestines de tribus promptes à se disputer les avantages de notre marché. Dans la province d’Alger enfin, aucun des beys institués par le maréchal Clauzel n’avait pu faire reconnaître son autorité, soit à Médéah, soit à Miliana, soit à Scherschel.

Aussi bien, dans ces expéditions liées par un enchaînement inévitable, dans ces courses aventureuses à travers des montagnes et des déserts, dans ce passage dont la destruction marquait l’empreinte au milieu des villes, dans cette chasse aux hommes incessante et tragique, y avait-il l’éclat, y avait-il le profit d’une véritable conquête ? Et quel tableau à tracer que celui de tant de marches dévorantes ! Car ce n’était rien que le couteau des Arabes, en comparaison des fièvres et des dyssenteries qui accablaient les troupes. Heureux en campagne, le soldat qui, partageant avec les chameaux la charge des vivres, n’avait qu’à se fatiguer et à combattre ! Mais combien qui, attaqués par la maladie, périssaient misérablement, faute d’un suffisant abri sous la tente et d’un peu de paille sur le sol humide où ils avaient couché :

L’occupation, telle que jusqu’alors on l’avait entendue, était d’ailleurs de nature à donner aux soldats une éducation de férocité. En 1832 on avait vu Joussouf rentrer à Bone à la tête d’une troupe qui portait, surmontant le drapeau de la France, une tête de Maure. Parmi les objets composant le butin fait sur la tribu d’El-Ouma, sous le gouvernement du duc de Rovigo, on avait vendu, à Bab-Azoun, des boucles d’oreilles tachées de sang et des bracelets encore attachés au poignet coupé ! Ce fut aussi quelquefois pour nous un exemple contagieux que celui des moissons brûlées, des razzia ; et nous ne nous contentâmes pas toujours de ressembler aux Arabes par le costume de nos zouaves ou de nos spahis. Ajoutez à cela toutes sortes d’entreprises hideuses tentées par les industriels qui, dans l’ardeur sauvage de leur avidité, allèrent, dit-on, jusqu’à exploiter des ossements humains, jusqu’à bâtir avec des débris de tombeaux !

Le gouvernement aurait dû envoyer en Afrique assez de troupes pour la soumettre, et il ne l’avait pas fait ; il aurait dû prendre lui-même en main la colonisation, et il l’avait abandonnée à des spéculateurs privés, que devaient suivre naturellement des bandes d’aventuriers faméliques : il n’y avait donc rien qui tînt à l’essence même des choses dans ce qui se passait en Afrique ; mais on devine quelles armes une pareille histoire Fournissait à ceux qui tels que MM. Desjobert et Passy, avaient toujours mal auguré de notre établissement. La Chambre, de son côté, n’envisageait la question que sous un point de vue étroit, faux par conséquent ; au lieu de chercher à résoudre le problème en l’embrassant dans toute son étendue, elle limitait les crédits avec une déplorable parcimonie, demandait sans cesse la réduction de l’effectif, marchandait en un mot avec la conquête, ce qui revenait à perpétuer le décousu des opérations, les courses stériles, les ravages les alternatives d’anarchie et d’oppression.

Nul n’était plus convaincu que le maréchal Clauzel de la nécessité d’une direction large et hardie. Impatient de faire prévaloir ses vues, il quitta l’A&Ique dans les premiers jours d’avril, et se rendit à Paris.

Avant de partir, il avait décidé qu’un camp retranché serait établi à l’embouchure de la Tafna de manière à ce que la garnison française de Tlemsen pût communiquer plus promptement avec la ville d’Oran et avec la mer. Ce fut pour réaliser ce projet que le général d’Arlanges se dirigea, suivi de 3,000 hommes et de 8 pièces d’artillerie, vers l’embouchure de la Tafna, qu’il atteignit après avoir vigoureusement repoussé Abd-el-Kader dans une rencontre glorieuse. Les travaux commencèrent. Mais les Arabes bloquaient la garnison de Tlemsen : il devenait urgent d’aller la secourir et la ravitailler. Le général d’Arlanges s’étant avancé avec 1500 hommes pour reconnaître d’abord l’ennemi, se trouva tout-à-coup assailli à deux lieues du camp par près de 10,000 hommes, Arabes et Marocains. Bien qu’inégale, la lutte fut acharnée. Pressés de tous côtés par les Arabes, qui, furieux, rugissants, venaient les saisir corps-à-corps, les Français déployèrent un rare courage, jonchèrent la terre de morts, et parvinrent à regagner leur camp, sous la conduite du colonel Combes, le général d’Arlanges ayant été blessé.

La situation était critique le camp se trouvait enveloppé d’ennemis ; la tempête régnait sur la côte et empêchait les arrivages ; le général Rapatel, qui remplaçait momentanément le maréchal Clauzel à Alger, était trop faible et trop menacé lui-même pour envoyer du secours… Avertie à temps, la France n’oublia point ses enfants en péril ; et, tandis que le colonel de La Rue était chargé par M. Thiers d’aller demander satisfaction à l’empereur de Maroc, 4,500 hommes parurent sur la plage de la Tafna, commandés par le général Bugeaud.

La vengeance fut prompte et foudroyante. Le général Bugeaud avait successivement visité Oran, Tlemsen, et il était rentré au camp de la Tafna, lorsque, le 5 juillet 1836, il en sortit de nouveau pour conduire à Tlemsen, sous la protection de six régiments, d’un bataillon et des indigènes auxiliaires, un convoi de cinq cents chameaux et de trois cents mulets. L’émir s’était préparé à un vigoureux effort ; et, arrivé au passage de la Sickak, le général Bugeaud trouva devant lui 7,000 hommes, y compris 1,200 hommes d’infanterie régulière. Vainement Abd-el-Kader déploya-t-il une grande bravoure unie à une remarquable habileté acculée à un ravin, son armée fut taillée en pièces. Pour échapper à la mort qu’ils avaient devant les yeux, un grand nombre d’Arabes s’étaient précipités pêle-mêle du haut d’un rocher taillé à pic : des chasseurs et des voltigeurs les attendaient au bas et en firent un affreux carnage. La victoire de la Sickak venait d’ébranler jusque dans ses fondements la puissance morale de l’émir : beaucoup de ses alliés l’abandonnèrent.

À Paris, cependant, le maréchal Clauzel poussait le gouvernement à une résolution décisive. Si nous nous bornons, disait-il, à occuper le littoral, attendons-nous à être jetés dans la mer.

Mais à l’idée d’une occupation complète, illimitée, beaucoup d’esprits s’effrayaient. La définition de M. de Broglie « Alger n’est qu’une loge à l’« Opéra » avait fait fortune parmi les doctrinaires, hommes qui manquaient souvent de portée dans les vues et qui n’étaient pas sans justifier ce mot de M. de Talleyrand : « Rien n’est plus léger qu’un lourd doctrinaire. »

Quant au roi, la possession d’Alger l’inquiétait moins que son goût pour l’Angleterre et son ardeur pour la paix ne l’avaient fait croire généralement. Car les Anglais ne faisaient pas étalage de leur jalousie, nous croyant peu propres à garder notre conquête et le roi savait bien que la guerre d’Alger n’était pas de celles qui embrasent tout. « Peu importe, disait-il avec un grand bonheur d’expression, qu’on tire en Afrique cent mille coups de canon on ne les entend pas en Europe. »

Restait M. Thiers ; et de tous les personnages marquants c’était le seul qui eût, relativement à l’Afrique, une volonté forte. Le fond des idées de M. Thiers étant l’impérialisme, l’Algérie lui plaisait comme pépinière de soldats. Si nos troupes n’y apprenaient pas à se tenir debout et inébranlables devant la gueule des canons, elles s’y exerçaient du moins à la fatigue, elles s’y accoutumaient à jouer avec le péril, à supporter les privations, à mener la vie du bivouac, à surmonter la nostalgie. Voilà ce qui attachait M. Thiers à l’Afrique, d’autant que nos luttes y mettaient en saillie des âmes vraiment militaires, des hommes qui, tels que Changarnier, Lamoricière, Bedeau, Cavaignac, Duvivier, pouvaient un jour être opposés à l’Europe en armes, avec sécurité, confiance et orgueil.

On le voit, les conceptions de M. Thiers n’étaient pas dignes, sous tous les rapports, du principe représenté par la France dans le monde. Pas plus que le gouverneur général de l’Algérie, il ne s’était élevé à l’idée de la colonisation par l’État, idée qui ne paraissait impraticable que parce qu’elle était grande. Etendre les possessions militaires de la France, lui assurer le long de la côte africaine des positions maritimes d’où elle pût commander à la Méditerranée, la protéger en temps de paix, et, en cas de lutte, y déchaîner des corsaires, M. Thiers dans les conséquences de la conquête n’apercevait rien au-delà. C’était beaucoup et trop peu.

Mais s’il n’avait que des vues bornées sur l’avenir de l’Algérie, du moins ne se faisait-il aucune illusion sur ce qu’il importait d’oser pour la soumettre. Il comprenait que le mal venait uniquement de la guerre mal faite ; que l’incendie une fois allumé, il n’y avait pas de milieu entre l’étouffer puissamment et le fuir que les demi-mesures étaient un encouragement pour les Arabes, une cause d’impuissance pour l’armée, une source de ruine pour le budget, et un infaillible moyen de faire descendre tôt ou tard jusqu’à l’abandon la France lassée. Il n’eut donc pas de peine à s’entendre avec le maréchal Clauzel sur les mesures à adopter. Penché sur la carte d’Afrique, il y suivait d’un œil complaisant les détails du plan de campagne. Il autorisa le maréchal à marcher sur Constantine, lui accorda plus de forces qu’il n’en demandait, et, craignant que l’audace du gouverneur général ne le portât à entreprendre l’expédition avec des ressources médiocres, il lui prescrivit de ne partir de Bone que sur un ordre écrit de sa main. Quant à l’exécution, elle rentrait dans le domaine du ministre de la guerre, et ce fut avec celui-ci que le gouverneur général dut s’aboucher.

Suivant le maréchal Clauzel, ce qu’il y avait de plus pressé à faire en Afrique, c’était d’arracher Constantine à Ahmed-Bey. Ahmed personnifiait, à l’est, la nationalité turque, de même qu’à l’ouest, Abd-el-Kader personnifiait la nationalité arabe. Des relations dont il nous était permis de prendre ombrage liaient Constantine à Tunis et rattachaient l’Afrique au Divan. Que le Sultan s’avisât de disposer de l’investiture de Constantine, il n’en fallait pas davantage pour semer entre la France et la Porte les germes d’un conflit. De sorte que le projet de conquérir Constantine s’appuyait sur des considérations de la plus haute gravité.

Mais, pour aborder une telle entreprise, le ma.réchal Clauzel avait demandé 30,000 combattants, un corps d’Infanterie indigène de 5,000 hommes, 4000, cavaliers auxiliaires, et que la campagne commençât le 15 septembre, au plus tard ; surtout, qu’on fît sur-le-champ partir pour Bone 5 ou 4,000 hommes.

Avec 4,000 hommes à Bone, nous mettions notre camp de Dréhan à l’abri d’Ahmed nous pouvions nous porter à Ghelma, en faire le point de réunion des troupes et du matériel que réclamait le siège de Constantine, et gagner ainsi plusieurs lieues de pays. Nul doute qu’alors les Arabes ne se joignissent à nous et ne vinssent nous offrir les moyens de transport nécessaires, ce qui eût d’avance ébranlé de l’autre côté de la Seybouze le pouvoir d’Ahmed et son Inûuence. Ces raisons, que le maréchal Clauzel fit valoir avec beaucoup de force, furent adoptées et déterminèrent le sens des instructions adressées au général Rapatel.

Quelques jours après, le maréchal allait reprendre les rênes du commandement ; mais à peine abordait-il sur la côte algérienne, que le Cabinet du 22 lévrier chancela. Alors, comme s’il eût craint de laisser après lui la gloire de l’expédition convenue, le maréchal Maison se hata de mander au maréchal Clauzel « Que les dispositions ordonnées étaient bien, il est vrai, conformes aux communications verbales avec plusieurs des ministres du roi, mais qu’elles n’avaient été l’objet d’aucune délibération du Conseil ; que c’était au nouveau Cabinet à refuser ou à accorder la sanction, et que, jusque-là, il importait de ne rien engager, de ne rien compromettre, de se renfermer dans les limites de l’occupation actuelle, dans celles de l’effectif disponible et des crédits législatifs » En même temps, l’envoi des troupes destinées pour Bone était suspendu.

Ce contre-ordre, si étrange, si peu attendu, jeta le maréchal Clauzel dans la stupeur. Il prévit le mal que tant d’Incertitude et d’hésitation allait causer, et il eut la douleur de ne pas se tromper. Bone inquiétée par Ahmed, le camp de Dréhan attaqué les tribus sur lesquelles nous comptions détachées de nous et châtiées par le bey de Constantine, les opérations dont Ghelma était le but, retardées à une époque où tout retard ajoutait à la somme des chances contraires tels furent les fruits de cette instabilité ministérielle, de cette politique sans nerf et sans suite, qui caractérisent le régime constitutionnel.

Sur ces entrefaites, M. de Rancé, aide-de-camp du maréchal Clauzel, ayant rapporté de Paris la nouvelle de la formation du Cabinet dirigé par M. Molé les inquiétudes du gouverneur redoublèrent. La chute de M. Thiers enlevait à ses projets un soutien l’hiver approchait, l’effectif général dans la Régence n’allait pas au-delà de 28,000 hommes, ce qui ne fournissait guère que 25,000 combattants. Pressé d’agir, le maréchal fit sur-lechamp partir pour Paris M. de Rancé, avec mission de solliciter un renfort de 10,000 hommes.

Les ministres du 6 septembre se trouvaient, à l’égard de l’Afrique, dans une situation fort embarrassante. D’une part, ils ne voulaient point dépasser les crédits, compromettre leur responsabilité devant la Chambre, se laisser entraîner, à la suite de M. Thiers, dans un système dont la hardiesse les accablait. D’autre part, il leur paraissait dur d’avoir à abandonner une entreprise dont la nation se promettait gloire et profit ne risquaient-ils point par là d’ajouter à la popularité de M. Thiers et de découronner en quelque sorte leur avènement ? Ainsi ballottés entre des sentiments contraires, ils avaient décidé que l’expédition serait faite, mais sans accroissement notable de ressources et ils s’étaient bornés à expédier en Afrique, pour y compléter un effectif général de 30,000 hommes, des bataillons qui étaient déjà partis quand M. de Rancé arriva.

M. de Rancé ayant expliqué l’objet de sa mission, on lui répondit par un refus fondé sur ce que le seul chiffre écrit dans les dépêches était celui de 30,000 hommes. En vain exposa-t-il que le maréchal Clauzel avait demandé 30,000 combattants, et non 30,000 hommes, parmi lesquels des malades et des blessés en vain rappela-t-il que le maréchal avait, en outre, jugé indispensables, et un corps d’infanterie indigène, et 4,000 cavaliers auxiliaires : les ministres opposaient invariablement à l’autorité des’ promesses verbales celle du chiffre écrit.

Du reste, et dans les limites par eux tracées, ils étaient loin de désapprouver l’expédition, comme le prouve le passage suivant d’une lettre que le général Bernard, ministre de la guerre, écrivait au maréchal, le 22 octobre 1836 : « Monsieur le maréchal, je vous ai fait connaître, par ma dépêche télégraphique d’hier, que j’ai appris avec satisfaction que vous entrepreniez l’expédition de Constantine et que vous n’étiez pas inquiet des résultats. Je vous ai annoncé en même temps que S. A. R. Monseigneur le duc de Nemours est confié à vos soins, que le prince arrivera à Toulon le 25, et qu’il s’embarquera immédiatement pour Bone. »

L’approbation était donc incontestable et explicite, d’autant qu’un fils du roi prenait part à l’expédition et si, plus tard, dans une dépêche du 5 novembre, le général Bernard fit remarquer au maréchal que le gouvernement n’avait pas ordonné, mais seulement autorisé l’expédition de Constantine, la seule chose à en conclure, c’est que le ministère, par un calcul peu équitable, se préparait en même temps, soit à profiter du succès, soit à décliner la responsabilité du revers.

Qu’allait résoudre le maréchal ? Victime d’un refus qui déjouait ses plans et lui enlevait les moyens de succès reconnus par lui-même indispensables, donnerait-il sa démission ? Laisserait-il au comte de Damrémont, qu’on lui avait envoyé pour prendre sa place, le cas échéant, la conduite d’une entreprise aussi importante, aussi décisive ? Ou bien, sans renoncer au commandement, se bornerait-il à déclarer que le moment d’agir était passé, et qu’il fallait ajourner une expédition désormais compromise par une politique avare et de funestes retards ?

Ce dernier parti eût été le meilleur ; mais l’entreprise était depuis long-temps annoncée ; elle tenait éveillée l’attention publique elle devait servir de couronnement à des projets nourris avec complaisance, elle attirait un des fils du roi ; elle avait fait déjà tant de bruit parmi les Arabes, qu’à la suivre l’honneur pouvait paraître engagé… : le maréchal Clauzel prit le parti d’aller jusqu’au bout !

D’ailleurs, Joussouf, qu’il avait nommé bey de Constantine, n’avait cessé de lui souffler la confiance que craignait-on ? Il ne s’agissait en réalité que d’une promenade militaire les tribus étaient disposées à se soumettre ; Constantine n’attendrait pas une attaque et s’empresserait d’ouvrir ses portes. De telles promesses flattaient le secret penchant du maréchal: il s’y abandonna ; et les troupes eurent ordre de se réunir à Bone, qui devait être le point de départ.

On entrait dans le mois de novembre, et le ciel ne nous épargna point les avertissements sinistres. La pluie tombait jour et nuit par torrents. La neige couvrait les montagnes. Fatigués par le mal de mer, les soldats étaient entassés dans des casernes malsaines, mal abritées, où la fièvre les venait saisir. Le nombre des malades s’accrut d’une manière effrayante. À la veille du départ, deux mille hommes gisaient dans les hôpitaux.

Et puis, l’inondation de la plaine interceptait les communications, s’opposait à l’apport des denrées, aux achats de mulets. Joussouf, de qui on en attendait 1,500, fut forcé d’avouer qu’il en rassemblerait 500 à peine. Et ce chiffre, en effet, ne fut pas atteint.

Mais rien ne put ébranler la résolution du maréchal Clauzel. Le général de Rigny avec sa brigade avait pris les devants. Le 11 novembre (1836), les pluies ayant cessé, le maréchal salua comme un heureux présage le premier rayon de soleil, et, le lendemain l’armée se mit en marche. Elle comptait en tout 7,000 hommes, portant pour quinze jours de vivres.

Un orage terrible accueillit le convoi au camp de Dréhan. Sur 220 bœufs appartenant au parc de l’administration, la moitié s’enfuit effrayée par les éclairs et le tonnerre. La marche continua, incertaine et pénible. Sur la terre argileuse qu’on parcourait, détrempée par les pluies, les prolonges mettaient cinq heures à parcourir un espace de cinq milles, et, pour alléger le fardeau à traîner au milieu des boues, on jetait quelques-unes des échelles destinées à escalader, au besoin Constantine. Le 15, les troupes atteignaient les ruines romaines de Ghelma ; le 17, elles traversaient la Seybouze et le 19, elles arrivaient à Raz-Oed-Zenati. Elles n’avaient point rencontré d’ennemis et n’avaient vu que quelques Arabes occupés çà et là au travail des champs. Mais, dans la journée du 20, des cavaliers menaçants parurent sur les hauteurs, et des coups de fusil retentirent. Il fut permis alors aux plus résolus d’avoir de sombres pressentiments, le défaut de munitions et de vivres ne permettant pas une longue lutte. Dans la nuit, la pluie, la neige et la grêle étaient tombées avec violence ; plusieurs soldats avaient eu les pieds gelés, d’autres étaient morts de froid ; aperçue déjà dans le lointain, Constantine semblait reculer devant les troupes. Enfin le 21 novembre à midi, les mamelons qui la cachaient ayant été successivement franchis elle se dressa tout-à-coup aux yeux des soldats, protégée par un ravin d’une profondeur immense au fond duquel mugissait l’Oued-Rummel, et qui présentait pour escarpe et contre-escarpe un roc taillé à pic. Le maréchal s’attendait à trouver les portes ouvertes : illusion trop obstinément caressée, que dissipèrent bien vite deux coups de canon partis du rempart et le drapeau rouge arboré sur la principale batterie de la place !

Or, l’armée arrivait, épuisée par neuf jours de marche pendant lesquels il avait fallu sans cesse lutter contre l’hiver en furie, abattre les arbres, casser les roches, rendre praticables à l’artillerie et aux voitures les rampes des montagnes. Les vêtements étaient trempés de pluie. Nul moyen de bivouaquer autre part que dans la fange. Les bagages restaient embourbés une demi-lieue en arrière. La neige tombait à gros flocons. On n’avait presque plus de vivres.

Ainsi, ce n’était pas un siège qu’on pouvait tenter, c’était un coup de main.

L’armée venait d’aborder sur un plateau communiquant avec la ville par un pont très-étroit et elle avait devant elle un ravin large de 60 mètres, des murs de rocher à l’épreuve de la mine et du boulet, une double porte très-forte, et, pour aller jusque-là, une voie étroite exposée au feu des maisons et des jardins.

Au sud était le côté faible de Constantine, la ville en cet endroit n’ayant pour défense qu’un simple mur d’enceinte dominé par le plateau de Koudiat-Aty.

Malheureusement, il était impossible d’y conduire les pièces de 8 sur un terrain où les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu et que coupait l’OuedRummel, grossi démesurément par les pluies.

Le maréchal Clauzel se décida donc à diriger contre la porte du pont l’attaque principale, tandis que, sur son ordre, le général de Rigny se dirigeait avec la brigade d’avant-garde vers les hauteurs de Koudiat-Aty.

Il y avait trois cours d’eau à traverser, outre le Rummel, changé en torrent, et les soldats eurent parfois de l’eau jusqu’à la ceinture. Le vent, d’ailleurs, et la grêle leur venaient à la face avec une telle violence, qu’ils étaient forcés de temps en temps de faire halte et de tourner le dos à l’orage. À peine approchaient-ils des mamelons qui précèdent le plateau de Koudiat-Aty, que de vives décharges partirent des divers points d’un cimetière de musulmans. Abrités par les tombeaux, un grand nombre d’Arabes sortis de la ville paraissaient résolus à disputer énergiquement le passage aux Français. Ceux-ci manquaient de poudre : ils chargent à la baïonnette, enlèvent la position, et s’établissent sur le plateau. Mais Ahmed-Bey, qui avait confié à Ben-Aïssa, son lieutenant, la défense de Constantine, et qui lui-même tenait la campagne avec sa cavalerie, vint, dans la matinée du 22, prendre en queue la brigade d’avant-garde, au moment où les Kabyles l’attaquaient de front et où les Turcs se répandaient sur son flanc droit. La situation était critique ; la bravoure des Français ne laissa pas un instant la victoire indécise, et sur tous les points à la fois l’ennemi fut repoussé.

Pendant que ceci se passait sur les hauteurs de Koudiat-Aty, un nouveau malheur frappait l’armée. Le convoi resté en arrière n’ayant pu être arraché aux boues, les soldats qui escortaient les voitures se mirent à les piller avant de les abandonner, et se gorgeant d’eau-de-vie pour tromper la faim qui les tourmentait, livrèrent une proie facile au yatagan des Arabes.

La journée du 22 avait été employée par le principal corps d’armée à canonner la porte du pont et à préparer l’assaut: le 23, l’artillerie continua à battre la ville et la brigade d’avant-garde, appelée encore une fois au combat, chargea et culbuta les troupes du bey.

La nuit venue, deux attaques sont simultanément ordonnées l’une, du côté de Mansourah, contre la porte du pont l’autre, du côté de Koudiat-Aty, contre la porte de Bab-el-Oued. Dans la première, qui n’était qu’un héroïque effort contre des obstacles trop multipliés, le général Trézel eut le cou traversé par une balle. La seconde, conduite par le colonel Duvivier, coûta la vie à deux officiers de la plus haute espérance le capitaine Grand et le commandant Richepanse. Elle échoua, d’ailleurs, faute de moyens suffisants les haches avaient manqué pour enfoncer une porte bardée de fer, que ne pouvaient entamer ni les crosses de fusil ni les baïonnettes.

Les éléments étaient conjurés contre les Français ; les vivres se réduisaient à une ration de riz et à un biscuit par homme il ne restait guère plus que trente coups de canon à tirer partout où on avait eu Fennemi en face on l’avait mis en fuite le signal de la retraite fut donné.

Le commandant Changarnier formait l’extrême arrière-garde avec son bataillon. Au moment où il atteignait le plateau de Mansourah, des nuées d’Arabes vinrent fondre sur les Français. Aussitôt le commandant Changarnier forme son bataillon en carré, et, se tournant vers ses soldats : « Mes amis, voyons ces gens-là en face. Ils sont six mille, vous êtes trois cents : la partie est égale. » Cela dit, on attend les Arabes à portée de pistolet et un feu de deux rangs jonche la terre d’hommes et de chevaux. Saisi d’étonnement, de terreur, l’ennemi s’éloigna précipitamment et ne suivit plus qu’à distance cette intrépide armée.

La retraite fut admirable. Les troupes formaient un carré long au milieu duquel avait été ménagé un espace suffisant pour l’ambulance et les équipages. En tête marchaient les spahis. Les deux files latérales se composaient d’infanterie. L’arrière-garde, commandée par le général de Rigny, comprenait des corps d’infanterie et des corps de cavalerie. Des lignes de flanqueurs soutenus par des escadrons de chasseurs protégeaient toutes les faces du carré. Là se retrouva tout entier le héros des Arapiles, le puissant homme de guerre qui avait jadis sauvé des attaques du duc de Wellington 20,000 Français ramenés sans perte devant une armée victorieuse. Le regard ferme, le front calme, le maréchal Clauzel pourvoyait à tout avec une merveilleuse promptitude de coup-d’oeil, et répandait autour de lui l’inébranlable confiance dont il était animé. Dignes de leur chef, les soldats ne cessèrent pas de s’avancer en bon ordre, les cavaliers, dans leur généreuse sollicitude, cédant leurs chevaux aux malades, et les officiers supérieurs tenant les blessés par la main pour les aider à marcher. On raconte qu’un soldat tombant de fatigue et un officier lui demandant s’il ne pouvait plus aller, celui-ci répondit : « Dans un instant je vais avoir la tête coupée. Mais prenez mes cartouches je ne voudrais pas que l’ennemi les employât contre vous. » Touché de tant de courage, l’officier mit pied à terre et plaça le pauvre soldat sur son cheval, qu’il se mit à conduire lui-même par la bride jusqu’à Ghelma.

Mais il était impossible que la retraite ne fût pas douloureuse. La faim se faisait sentir cruellement et ajoutait aux fatigues de la marche. Aussi, dans les moments de halte, voyait-on les bataillons s’étendre sur la terre, semblables à des épis couchés par le vent. Or, attirés sur la trace de leur proie, les Arabes suivaient avec une avidité hideuse la colonne harassée. Et, de loin en loin, des soldats s’en détachaient que la force venait d’abandonner. Ils se couchaient ceux-là, muets et résignés, se couvraient la tête, et attendaient l’ennemi qui la leur devait couper. Souvent des charges eurent lieu pour arracher à une mort certaine les malheureux qui, de lassitude, se laissaient tomber sur la route mais tous ne purent être sauvés !

Le 25 novembre, au déclin du jour, le nombre des traînards augmentant, et les officiers faisant remarquer que la nuit allait livrer à l’ennemi des victimes qu’on ne lui pourrait soustraire, le général de Rigny, qui commandait l’arrière-garde, envoya demander au maréchal Clauzel de ralentir sa marche et, comme il ne recevait pas de réponse, il s’avança lui-même jusqu’à la hauteur de l’ambulance, en prononçant des paroles où perçait imprudemment une inquiétude exagérée tort réel sans nul doute, mais qui fut envenimé outre-mesure et provoqua de la part du maréchal un ordre du jour d’une accablante sévérité[15].

Le 30 novembre (1836), l’armée avait couché à Dréhan, et le 1er décembre, elle rentrait à Bone.

Quatre cent quarante-trois hommes tués ou morts de froid et deux cent vingt-huit blessés, c’est à cela que se réduisait le chiffre des pertes éprouvées. Mais, en France, on mesura la grandeur du mal moins au nombre des morts qu’à la nature des circonstances qui avaient marqué comme d’un sceau fatal cette expédition tant désirée. D’ailleurs, coupées par le brouillard ou par la nuit, les dépêches télégraphiques n’avaient apporté que lambeaux par lambeaux la funèbre nouvelle, prolongeant ainsi l’anxiété publique. Mais ce qu’il y eut de plus triste, ce fut le parti que cherchèrent à tirer de l’événement les passions politiques, de toutes parts déchaînées. À qui revenait la responsabilité de nos malheurs ? Tel fut le texte d’une polémique acharnée, impitoyable. Dans la conduite du maréchal Clauzel il y avait eu la précipitation téméraire d’un général dont on a renversé les plans, et l’héroïsme d’un vieux soldat ses ennemis n’insistèrent que sur ce qui donnait prise à leurs haines, et ils n’eurent pas honte de lui déchirer le cœur.

Du reste, loin de se décourager, l’opinion publique se déclara pour la conservation de l’Afrique avec plus de fougue et d’énergie que jamais. Toute âme française jura, dès ce moment, la prise de Constantine. Sous le coup des plus cruels revers, sous le poids des plus lourds sacrifices, l’instinct du peuple servait avec une étonnante sûreté la grandeur de la France, l’accomplissement de ses devoirs à l’égard du monde et rien qu’à l’invincible ardeur de notre volonté, il se pouvait reconnaître que c’était en vertu d’une loi véritablement providentielle que nous avions la Méditerranée à rendre française et l’Algérie à garder.
CHAPITRE VII


Elargissement des prisonniers de Ham. — Attentat. — Débats sur l’Espagne. — Procès de Strasbourg. — Lutte sourde entre M. Molé et M. Guizot. — Projet d’ostracisme. — Loi de disjonction rejetée. Tableau des souffrances publiques. — Présentation de la loi d’apanage. — Pamphlet de M. de Cormenin, — Continuation de la lutte secrète engagée au sein du Conseil. — Origine, physionomie et influence du tiers-parti. — Dislocation du Cabinet du 6 septembre. — Efforts pour constituer un ministère de tiers-parti comment ils échouent. — M. Guizot vaincu ; Cabinet du 15 avril.


Un acte qui semblait préluder à la politique de l’amnistie avait signalé l’avènement du ministère Molé le château de Ham ne renfermait plus de prisonniers.

Déjà trois médecins célèbres, les docteurs Rostan, Ferrus et Andral, avaient été chargés par le gouvernement de visiter les prisonniers de Ham, dont on disait la santé compromise. Parmi les ex-ministres, deux seulement, MM. de Peyronnet et de Chantelauze, consentirent alors à recevoir la visite des médecins, qui, après un examen consciencieux, ne crurent pas devoir conclure, dans leur rapport, à la nécessité de l’élargissement des captifs. Plus tard, néanmoins, le 17 octobre (1836), MM. de Peyronnet et de Chantelauze dont les souffrances s’étaient accrues, furent autorisés à résider, sur parole, le premier à Monferrand, dans le département de la Gironde, et le second dans le département de la Loire. Quant à MM. de Polignac et de Guernon-Ranville, ils s’étaient refusés à faire auprès du gouvernement de Louis-Philippe une démarche qui ne leur paraissait pas compatible avec leur serment. Mais la mort de Charles X étant venue les délier, ils demandèrent à être transférés dans une maison de santé, et, le 23 novembre (1836),une ordonnance parut qui commuait en vingt années de bannissement hors du royaume la peine prononcée contre M. de Polignac, et autorisait M. de Guernon-Ranville à résider, sur parole, dans le département du Calvados.

Ainsi, M. Molé semblait dès son début se séparer de la politique de ses prédécesseurs. Du reste, le roi avait failli devenir victime d’une nouvelle tentative d’assassinat, le jour même de l’ouverture de la session et cette persistante contagion du régicide prouvait assez combien la rigueur était impuissante à garantir le trône.

L’année 857 s’annonça par de vifs débats parlementaires. MM. de Dreux-Brezé et de Noailles avaient fait entendre à la Chambre des pairs des plaintes éloquentes la Chambre des députés les répéta et les agrandit. M. Thiers avait une défaite à venger, le pouvoir à ressaisir ; et, entouré de quelques amis frémissants, il attendait M. Molé au Palais-Bourbon, espérant le convaincre d’impuissance et l’accabler.

L’Espagne, noyée dans son sang, attirait alors tous les regards c’était pour avoir voulu la sauver de la guerre civile que M. Thiers avait succombé. Ce fut donc au sujet de l’Espagne que la lutte s’engagea.

Le rôle de M. Molé dans cette querelle n’avait ni éclat ni grandeur : c’est ce que M. Thiers fit ressortir avec beaucoup d’impétuosité. Il prouva que, considéré dans son esprit et non dans ses termes, le traité de la Quadruple-Alliance liait à la conservation de la royauté d’Isabelle les destins de. la monarchie constitutionnelle née en France, de la tempête de juillet ; que l’intervention en Espagne nous était commandée par notre alliance avec les Anglais ; qu’en courant combattre au-delà des Pyrénées don Carlos, l’élu de l’absolutisme, c’était la cause des gouvernements constitutionnels que nous allions soutenir à la face des peuples, et comme il convenait à des Français, fièrement, l’épée àla main que nous ne pouvions abandonner ainsi la Péninsule, sans y perdre notre influence, sans nous amoindrir à l’excès, sans nous priver d’avance de cette bonne et fidèle arrière-garde que l’amitié de l’Espagne aurait à nous fournir si jamais l’Europe coalisée revenait sur nous par les routes du nord. Répondant à ceux qui n’apercevaient aucune différence entre le système du 11 octobre, celui du 22 février, et celui du 6 septembre, qu’il attaquait, « la différence, s’écriait l’orateur, la voici : Le premier n’avait accordé à l’Espagne que des secours insuffisants le second voulait lui en porter d’efficaces, le troisième n’en veut pas donner du tout ». Puis, habile à manier les craintes qu’inspiraient à la classe moyenne de France les premières clameurs de la démocratie espagnole et ses progrès orageux, il faisait entrevoir à la bourgeoisie française le châtiment possible de son apathie. Car enfin, les juntes espagnoles se formant de toutes parts en tumulte Toreno renversé par Mendizabal, Mendizabal par Isturiz ; l’Espagne constitutionnelle poussée violemment dans les bras du parti démocratique l’épée des démagogues frappant aux portes de St.-Ildefonse parce qu’on ne savait pas écraser les carlistes dans la Navarre ; en un mot, l’émeute dans les appartements de Christine, et la royauté d’Isabelle sur le point de manquer de place entre les séides enrégimentés du vieux despotisme et les partisans de la constitution de 1812 soulevés, furieux… tout cela n’accusait-il pas assez haut l’égoïsme des hommes d’État opposés à l’intervention, et la folie de leur prudence ?

C’étaient là des considérations pressantes : M. Molé leur opposa l’élasticité manifeste des termes dans lesquels le traité de la Quadruple-Alliance était conçu, les inconvénients d’une politique d’aventures, l’or et le sang de la France à mettre en réserve pour des intérêts français, la guerre à éviter là où dominait l’imprévu. Quelque autorité qu’eussent de tels arguments sur une assemblée depuis long-temps asservie à la peur, M. Molé aurait duRcilement triomphé de son adversaire, s’il n’avait pu l’opposer à lui-même. De fait, M. Thiers avait varié dans sa politique à l’égard de l’Espagne. Sous le charme des flatteries dont la diplomatie autrichienne l’avait enivré, il lui était arrivé de repousser l’intervention, dans une dépêche en date du 18 mars, dépêche fatale que M. Molé vint lire à la tribune, et dont il loua la sagesse avec une triomphante ironie.

La discussion fit aussi revivre le souvenir de l’anaire Conseil, basse intrigue dans laquelle on avait laissé tomber le nom de la France. Vainement M. Odilon-Barrot demanda-t-il des explications sur un mystère dont la honte se perdait dans les derniers mois du Cabinet que M. Thiers avait présidé : M. Thiers affirma qu’il n’avait pas tout su, et renvoya la responsabilité à M. de Gasparin, qui, en balbutiant, la rejeta sur M. de Montalivet. M. de Montalivet n’était pas dans la salle en ce moment. Le lendemain, il se contenta d’écrire à ses collègues, dans une missive arrogante, qu’il était prêt à répondre de ses actes. Mais il ne donnait pas les explications attendues. Et la Chambre se tint pour satisfaite en se voyant bravée ! soit qu’on s’effrayât de l’Imminence du scandale, soit qu’on respectât dans M. de Montalivet son protecteur caché.

Le ministère du 6 septembre venait de sortir vainqueur d’une épreuve pleine de péril ; mais son existence n’en était pas plus assurée, parce qu’il couvait dans son propre sein le germe de sa dissolution.

Un jugement droit, une élocutionsans relief mais suffisante et sobre, beaucoup de tenue, de la présence d’esprit et du sang-froid, de l’habileté dans le maniement des hommes, tout ce que donne l’habitude des grandes relations, l’expérience des affaires, une politique apprise à l’école de l’Empire et par conséquent le goût du despotisme, mais avec cela une facilité singulière à se plier au joug des circonstances, peu d’élévation dans les vues, nulle hardiesse dans l’exécution, un amour-propre inquiet et trop aisément irritable : voilà ce que M. Molé avait apporté aux affaires en qualités et en défauts.

Qu’il eût occupé dans le Conseil la première place sans y prétendre à la domination, M. Guizot le lui aurait pardonné ; mais M. Molé, comme premier ministre, entendait avoir le pas sur ses collègues, et c’est ce qui paraissait intolérable à M. Guizot, jaloux de personnifier dans un poste secondaire le Cabinet tout entier, et réclamant une influence proportionnée aux haines soulevées contre lui. M. Molé devant M. Guizot, c’était la susceptibilité patricienne aux prises avec l’orgueil. Le premier s’irritait d’avoir la suprématie à conquérir ; le second affectait à l’égard de l’homme qui la lui contestait une sorte d’étonnement dédaigneux dont rien n’égalait l’injure. De là un duel sourd, implacable, dans lequel les conceptions législatives, les desseins politiques, l’emploi des agents, les mesures les plus générales en apparence, n’entraient que comme des armes à l’usage de la jalousie. Nous en pourrions citer mille preuves ; quelques-unes suffiront, et peut-être le lecteur trouvera-t-il instructive la puérilité même de certains détails.

C’était, on l’a vu, M. Guizot qui avait fait placer au ministère de l’intérieur, pour y être tout-puissant, M. de Gasparin. La présence de M. de Gasparin dans le Conseil était donc très-gênante pour M. Molé. Aussi, quelle ne fut pas la joie du premier ministre lorsque, dans la discussion de l’adresse, il vit son importun collègue réduit à laisser tomber de la tribune des excuses insignifiantes, embarrassées, dignes enfin des murmures qu’elles excitèrent. Plus de doute, M. de Gasparin était perdu dans l’esprit de la Chambre après une démonstration aussi claire de son insuffisance oratoire, M. Guizot oserait-il encore le soutenir ? Evidemment c’était impossible : le moment était venu de porter à une influence rivale un coup décisif… Ainsi pensa M. Molé ; et le soir même de la séance marquée par l’échec de M. de Gasparin, il s’en exprima librement chez Mme de Boignes, dont le salon avait à cette époque une importance politique. Le lendemain, le premier ministre courait chez M. Guizot pour le mettre en demeure, ou d’accepter le ministère de l’intérieur, ou d’y souffrir M. de Montalivet à la place de M. de Gasparin. M. Guizot s’était attendu à la démarche et il avait pris son parti. En apercevant M. Molé, il s’écria : « Je sais ce que vous venez me proposer : le ministère de l’intérieur ? Je le prends. » À ces mots, prononcés d’un air impérieux et d’une voix altière, M. Mole s’émeut, et, par un soudain revirement de pensée, il demande à garder pour collègue celui-là même dont il était disposé à exiger le renvoi.

Cependant, une nouvelle venait de se répandre qui remplissait les ministres de trouble et de confusion. Le 6 janvier, les débats judiciaires relatifs à la conspiration du 30 octobre 1836 avaient commencé, et le Cabinet en avait appris le dénouement au milieu des dernières rumeurs soulevées par la discussion de l’adresse.

Parmi les complices du neveu de Napoléon, MM. de Persigny, Lombard, Gros, Pétry, Dupenhouat, de Schaller, étaient contumaces et il y avait sept accusés présents : le colonel Vaudrey, les chefs d’escadron Parquin et de Bruc, les lieutenants Laity et de Querelles, M. de Gricourt, Mme Gordon. Depuis 1830, les procès extraordinaires n’avaient certes pas manqué à la curiosité publique ; mais tout concourait à donner à celui-ci une physionomie particulière et saisissante : le rang des accusés, militaires pour la plupart le glorieux passé des uns, la jeunesse et la fierté des autres ; cette impériale révolte si pleine de souvenirs ; Louis Bonaparte voguant impuni vers des contrées lointaines ; parmi les pièces à conviction, l’aigle aux ailes déployées le tribunal érigé dans Strasbourg, ville à la fois républicaine et guerrière placée sur le chemin de nos victoires, et, sous ses dehors allemands, la plus française peut-être de nos cités ; le Rhin, en un mot, coulant à quelques milles de l’enceinte où siégeaient les juges, ce Rhin que Napoléon avait franchi ! Aussi ne vit-on jamais pareil spectacle. Les audiences commençant de grand matin, l’impatience, pour éclater, n’attendait pas le lever du jour ; et, avant l’aube, les abords du palais de justice ne présentaient que groupes agités, que femmes se pressant aux portes une lanterne à la main.

L’attitude des accusés répondit à l’intérêt qu’ils excitaient. Le commandant Parquin puisa dans son dévouement à la mémoire de l’Empereur des accents d’une force et d’une vérité singulières. Douée d’une éloquence naturelle que relevait le caractère énergique de sa beauté, Mme Gordon sut ennoblir par la vivacité de ses convictions politiques ce qu’avait d’inusité son rôle de conspiratrice. MM. de Querelles, de Gricourt et de Bruc soutinrent l’interrogatoire avec assurance, et le colonel Vaudrey avec une fermeté toute militaire, quoique mêlée par fois d’embarras. Mais, parmi les accusés, nul ne remua plus fortement les âmes que le lieutenant Laity. C’était un jeune homme plein de courage, au regard triste, à la figure transparente, sérieuse et passionnée. En se jetant dans une entreprise où tout n’était que périls, il avait cru faire pacte avec la mort. Vaincu, il refusa de se défendre, et l’on ne parvint à l’y décider qu’en lui montrant jusqu’à quel point sa résolution compromettait ses compagnons d’infortune. Devant les juges, il fut indomptable et calme. Il s’exprimait noblement, sans recherche et d’un ton bref, en soldat. « Je suis républicain, dit-il, et n’ai suivi le prince Louis Bonaparte que parce que je lui ai trouvé des opinions démocratiques. » Les dépositions des témoins donnèrent lieu à divers incidents qui ajoutèrent à l’impression de l’ensemble. Le colonel Tallandier ayant raconté qu’en arrêtant le commandant Parquin, il lui avait arraché une de ses épaulettes de général, « il est très-vrai, s’écria celui-ci, que M. Tallandier m’a insulté. Il pouvait le faire impunément j’étais son prisonnier. » Et ces mots provoquèrent entre les deux soldats un échange de paroles et de regards dont chacun put deviner la portée sinistre.

Au dehors, l’émotion allait croissant. La ville retentissait de vœux formés en chœur pour l’acquittement des accusés. On entendit crier dans les rues Vivent les opinions du lieutenant Laity ! Un procès gagné en quelque sorte par l’ombre auguste de Napoléon était, aux yeux des bonapartistes, une merveilleuse victoire. Les républicains brulaient de voir l’autorité morale du roi régnant affaiblie et décriée. Plusieurs ne poursuivaient que l’humiliation du ministère. Et chacun de masquer les conseils de la haine ou les entraînements de la passion en invoquant le principe de l’égalité. Car, pouvait-on frapper les complices de Louis Bonaparte, quand Louis Bonaparte lui-même était élevé au-dessus du châtiment ? Ici l’injustice paraissait toucher au scandale. Aussi, s’en expliquait-on bruyamment dans les salons, dans les cafés, dans les hôtels, dans les brasseries. Et les jurés n’allaient nulle part sans traverser des impressions dont il fallait subir l’empire.

Il n’était pas jusqu’au choix des avocats qui ne fût de nature à protéger puissamment les accusés. M. Ferdinand Barrot portait un nom illustré par les luttes politiques ; M. Parquin, membre célèbre du barreau de Paris, se présentait pour défendre la vie ou la liberté d’un frère ; M. Thierret jouissait d’une grande réputation de science ; l’avocat de M Gordon, M. Liechtemberger, avait acquis dans l’Alsace l’influence de la vertu colorée par le talent. Quant à M. Martin (de Strasbourg), il n’avait pas encore atteint à la réputation qu’il devait acquérir plus tard mais déjà l’on pouvait aimer et estimer en lui un républicain sans reproche, un homme en qui l’austérité des convictions, la fermeté du caractère, se mariaient à une rare simplicité de mœurs et à une douceur exquise.

Attaqués par le procureur-général, M. Rossée, avec un emportement dont la modération de M. Gérard, procureur du roi de Strasbourg, fit ressortir l’excès, les accusés furent éloquemment défendus. Chacun des avocats vint plaider à son tour, et sous des formes variées, le système de l’égalité devant la loi. Quant à M. Parquin, il n’eut, pour attirer à lui tous les cœurs, qu’à s’abandonner aux inspirations de la tendresse fraternelle. « 0 ma vénérable mère, s’écria-t-il en finissant, toi qui, à quatre-vingt deux ans, as retrouvé des jours sans repos et des nuits sans sommeil, toi qui accuses le ciel de ne t’avoir pas enlevée plus tôt à la terre, je te vois, je t’entends… Parquin, qu’as-tu fait de ton frère ?… Ah ! ma bonne, ma vénérable mère, sèche « tes pleurs. Ton fils ! un jury d’Alsace te le rendra. » Des sanglots retentirent alors de toutes parts, et ce fut au milieu d’un attendrissement inexprimable qu’on se sépara. Le lendemain, 18 janvier 1837, au moment où les jurés entraient dans la salle des délibérations, plusieurs voix s’élevèrent : Acquittez ! acquittez ! Un profond sentiment d’angoisse se peignait sur tous les visages. Mais, lorsque les jurés étant rentrés en séance, leur chef prononça ces mots « Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, sur toutes les questions, la réponse du jury est : Non, les accusés ne sont pas coupables, » il y eut dans l’auditoire un mouvement de satisfaction contenu à peine par le respect dû à la justice. Bientôt la lecture du verdict d’acquittement par le greffier ouvrant un libre cours aux sentiments de tous, les accusés se précipitent dans les bras de leurs défenseurs on s’empresse autour d’eux, on les félicite ; et ce cri résonne avec force dans la salle : Vive le jury ! le jury d’Alsace ! Dans la cour extérieure du palais, mêmes transports. La ville de Strasbourg prit un air de fête, on offrit aux accusés un banquet somptueux, et les émotions furent prolongées par un duel entre le colonel Tallandier et le commandant Parquin, duel où celui-ci reçut une assez grave blessure, après avoir mis lui-même son adversaire en danger.

L’issue du procès de Strasbourg consterna les ministres. Le roi en fut particulièrement affecté. À Vendôme le sous-officier Bruyant venait de tenter une insurrection avec le drapeau de la république ; la pensée des complots grandissait ; des haines implacables germaient dans la nuit dont s’étaient environnées les sociétés secrètes ; un ouvrier mécanicien nommé Champion fut découvert tramant un régicide, et il s’étrangla dans son cachot, sans qu’on pût savoir s’il ne laissait pas quelque sanglant héritier. Tout cela pesait sur le cœur de Louis-Philippe. Accoutumé, lorsqu’il n’était qu’un prince du sang, au bonheur des promenades solitaires, il gémissait sur sa liberté perdue et il s’irritait de cette prudence pleine d’angoisse dont il avait dû s’armer contre les desseins de tant d’ennemis invisibles. Qu’il se mêlât à une semblable tristesse des élans d’indignation et le désir de couper court à toute tentative nouvelle par des mesures de rigueur, rien de plus naturel sans doute ; mais dans cette tendance à établir un vaste système de répression, il y eut abus, et le tort vint des ministres. Dominés par des ardeurs jalouses, M. Guizot et M. Molé se tenaient sans cesse en observation auprès du roi, se disputant ses préférences, épiant, sans se l’avouer peut-être à eux-mêmes, les premiers indices de sa volonté pour accaparer sa faveur, et, par une triste émulation de condescendance, exagérant sa propre pensée. Aussi s’étudièrent-ils comme à l’envi à nourrir les inquiétudes du maître et ses chagrins vigilants. Réprimer devint, pour ainsi dire, le mot d’ordre du Conseil, et ce fut à qui proposerait le plus promptement les mesures les plus sévères.

M. Molé conçut alors un projet tel, qu’on n’aurait pu l’exécuter qu’en temps de crise ou sous le régime du pouvoir absolu. Il s’agissait de faire accorder au ministère le droit d’éloigner arbitrairement de Paris quiconque paraîtrait un peu trop dangereux. C’était un véritable plagiat de la loi des suspects. M. Guizot ne goûta pas la proposition ; mais il craignit, s’il la combattait directement, que son rival n’en prît avantage dans le combat d’influence qu’ils se livraient. Il en consulta donc avec ses amis, et M. Duvergier de Hauranne se chargea d’une démarche auprès de M. Molé. L’entretien eut tout le succès désirable. M. Duvergier de Hauranne fit observer que la mesure était d’une portée incalculable ; qu’elle se liait à un système de coups d’État ; qu’une crise seule pouvait justifier l’emploi de pareils moyens qu’il ne convenait pas après tant d’efforts de montrer la France dans une situation révolutionnaire… M. Molé se rendit, mais non sans humeur et l’on finit par s’arrêter à trois projets de loi marqués évidemment à la même empreinte. Le premier portait que, lorsque des crimes prévus par certaines lois déterminées auraient été commis en commun par des militaires et des individus appartenant à l’ordre civil, ceux-ci seraient renvoyés devant les tribunaux ordinaires et ceux-là devant les conseils de guerre. Le second demandait qu’on établît à l’île Bourbon une prison destinée à recevoir les citoyens déportés. Le troisième menaçait de la réclusion quiconque ne révélerait pas, en ayant connaissance, les complots formés contre la vie du roi.

En même temps, et comme pour rendre profitables à la fortune du roi les dangers que courait sa personne, les ministres conviaient la Chambre à constituer au duc de Nemours un riche apanage et à donner à la reine des Belges, sur l’argent des contribuables, une dot d’un million.

La première de ces trois lois, restée célèbre sous le nom de loi de disjonction, était une œuvre de colère, une revanche cruelle du verdict de Strasbourg : elle révolta la conscience publique. Quoi donc ? Pour un même crime des juges différents ! La division des causes dans la connexité des délits ! Et qui sait ? À deux pas du tribunal par qui des soldats coupables de rébellion seraient condamnés à mort, un autre tribunal qui acquitterait leurs complices ! L’opposition à la Chambre fut terrible. M. Dupin aîné commença l’attaque avec une verve sans égale et une autorité qu’il puisait dans son dévouement, bien connu, au gouvernement dont, cette fois, il se posait l’adversaire. Jamais sa physionomie n’avait été plus expressive son geste plus vif, sa voix plus mordante son éloquence plus féconde en étincelles. Rappelant que le principe d’indivisibilité avait été proclamé saint par tous les criminalistes anciens ou modernes, il montra ce principe mis hors d’atteinte dans les États despotiques comme dans les démocraties agitées ; il le montra respecté même à une époque où il y avait des juridictions royales, seigneuriales, prévôtales, ecclésiastiques, universitaires ; il le montra survivant aux révolutions, traversant les âges, debout enfin, toujours debout au milieu de tant de ruines entassées par l’histoire. Puis, pénétrant dans les entrailles de la question, « pourquoi, s’écriait-il, lorsqu’un délit est commis de complicité par des militaires et de simples citoyens, pourquoi recourir, à l’égard des premiers, à une juridiction exceptionnelle ?… Est-ce que le jury ne veut pas de discipline dans l’armée ? Est-ce qu’il préfère le désordre ? Est-ce que le propriétaire, le négociant, ne savent pas que, sans l’ordre, leur travail, leur industrie, seraient compromis, et que la discipline dans l’armée est le gage de leur repos ? Passant aux conséquences, la justice militaire, Messieurs, veut que ses arrêts soient promptement exécutés. Ferez-vous exécuter l’arrêt ? Vous renoncez à la confrontation des témoins. Si, au contraire, vous faites surseoir à l’exécution vos témoins ce sont des condamnés à mort. Et quoi de plus cruel que de tenir a un homme pendant trois ou quatre mois sous le coup de la mort ? Ne comprenez-vous pas que son supplice sera augmenté, sera doublé ?… Mais j’aperçois quelque chose de plus terrible encore dans ces deux procès qui se font séparément. Si les accusés du conseil de guerre sont condamnés, l’accusateur public se présentera au jury, leur tête à la main, en quelque sorte, pour demander la tête des autres !… » S’élevant à des considérations plus générales l’orateur ajoutait « Votre loi détruit le sentiment qui lait le bon soldat, ce sentiment qui dit au soldat qu’il est citoyen. Ce qui rattache le soldat au pays, c’est qu’il pense à la maison de son père, à son champ, au cimetière qui a reçu les cendres de ses aïeux et doit recevoir les siennes. C’est tout ce qui tient à sa petite patrie qui lui rend la grande chère. Les bons citoyens font les bons soldats… La justice est une en France, disait Napoléon on est citoyen avant d’être soldat. (Vous l’entendez… Napoléon ! Voilà sa pensée). Il faut que les délits du soldat soient soumis à la justice civile. Oui, cela doit être ainsi, sauf à l’armée, car l’armée emporte tout avec elle, c’est l’État qui voyage… Un autre point capital, c’est qu’il ne faut pas que la tutelle de la société soit abdiquée par elle-même. Eh quoi ! quand un crime à la répression duquel tout l’État et est intéressé aura été commis, ce ne sera plus la société qui aura le droit de répression Or, le jury, c’est la société même… Si vous faites de l’armée un corps comme autrefois le clergé ; si, après lui avoir mis les armes à la main vous l’investissez du droit de rendre la justice sous les armes, vous abdiquez la justice, vous n’êtes plus la société, vous déléguez vos droits à des hommes armés qui peuvent en user contre le pays et contre vous-mêmes ».

Pour détruire l’effet de cette vigoureuse improvisation, successivement appuyée par MM. Delespaul, de Golbéry et Nicod, il fallait un orateur puissant : M. de Lamartine se présenta. Il commença par dénoncer dans le verdict de Strasbourg un scandale sans exemple. Il s’étonnait, il s’indignait de tant de faveur accordée à d’aussi hardis rebelles ; et, quant à l’impunité dont leur chef s’était vu couvert par la clémence royale, il rappelait que Louis Bonaparte avait été mis hors la loi commune le jour où, puni de la gloire de son nom, il fut frappé par la raison d’État d’un exil éternel. Qu’y avait-il d’injuste à ce qu’il profitât, coupable, d’une position exceptionnelle dont il avait souffert innocent ? Et à supposer que l’indulgence du roi se fût trompée, de quel droit douze jurés faisaient-ils comparaître à leur barre la majesté du trône ? Avaient-ils mission de venger les principes violés, de rappeler le pouvoir au respect de l’égalité méconnue ? Suivant M. de Lamartine, il fallait se prémunir contre de tels abus en adoptant, au moins comme mesure transitoire, la loi proposée, loi bien facile à justifier, après tout, puisque les délits politiques commis par les militaires avaient un caractère spécial de gravité qui réclamait une juridiction particulièrement sévère.

Un long tumulte suit ce discours. M. Charamaule, pour le réfuter, paraît à la tribune, et la lutte continue. Appuyé par MM. Parant, Moreau (de la Meurthe), Persil, Magnoncourt, Martin (du Nord), le projet est flétri par l’Opposition avec une vivacité croissante. M. Chaix-d’Est-Ange l’appelle une loi de suspicion contre le jury. M. Teste le range dans la catégorie de ces mesures sinistres dont la liste comprend dans notre histoire et le tribunal révolutionnaire et les cours prévôtales. Mais la violence des partisans du projet se retrempe dans l’ardeur même de ces attaques. Dépassant la limite fixée par les ministres, le général Tirlet ne craint pas de demander que, dans le cas où les crimes prévus seraient commis par des individus de l’ordre civil, de complicité avec des militaires réunis et commandés par un ou plusieurs chefs militaires, tous les prévenus sans distinction soient traduits devant le conseil de guerre. De son côté, le général Bugeaud veut que la révolte à main armée soit justiciable des conseils de guerre, à quelque classe qu’appartiennent les coupables. Ainsi, c’est le renversement de la Charte que proposent des hommes d’épée. L’agitation redouble. Alors, s’élançant à la tribune, M. Berryer adjure ironiquement les soutiens du ministère d’imiter les généraux Bugeaud et Tirlet, d’aller jusqu’au bout, de se montrer logiques dans leurs pernicieux desseins. Car la disjonction lui paraît non moins insensée que cruelle. « Comment ! vous allez envoyer les coupables d’un même crime devant des juges différents ! Et vous ne comprenez pas quelle atteinte est portée par là à l’autorité de la justice, à sa dignité, au respect dû à ses décisions ? Supposez que vous l’eussiez eue, cette loi, la veille de l’attentat commis à Strasbourg : que serait-il arrivé ? que serait-il arrivé si, le jury restant imbu des opinions que vous redoutez, le conseil de guerre avait été animé, au contraire, des sentiments de rigueur que vous a attendez de lui ? que serait-il arrivé, après l’acquittement prononcé par l’un des deux tribunaux et la condamnation prononcée par l’autre ? Quoi en même temps, dans la même ville, deux portes se seraient ouvertes : ici la marche funèbre des condamnés à mort, là l’ovation aux coupables acquittés et à leurs juges ! Et vous auriez laissé passer le convoi à côté de ces joies bruyantes des triomphateurs de la justice !… »

À peine M. Berryer a-t-il cessé de se faire entendre, qu’un bourdonnement s’élève. Les députés ont quitté leurs places et vont se former en groupes dans les couloirs et dans l’hémicycle. Les tribunes sont en mouvement. Les ministres se concertent. Enfin, M. de Salvandy, rapporteur du projet de loi, essaie de justifier son œuvre ; mais, au milieu de l’émotion qui se prolonge, on l’écoute à peine, et la discussion générale est fermée.

Le lendemain, 7 mars, M. Jaubert se jetait, éperdu, dans la mélée. Pour cet homme fougueux, âpre avec esprit, incisif, aussi incapable de faiblesse que de discrétion, et qui mettait à soutenir des théories de despotisme l’impatience factieuse et l’emportement d’un tribun, la loi proposée par les ministres n’était pas encore assez dure, assez absolue. Il venait donc appuyer le général Tirlet, et provoquer M. Dupin aîné, qui avait à ses yeux le tort d’être momentanément l’adversaire du pouvoir, bien que fonctionnaire public. M. Dupin répondit avec une aigre éloquence. Ce fut le dernier épisode de la discussion. Le scrutin est interrogé et la loi rejetée par 211 voix contre 209. Alors montèrent jusqu’aux voûtes des cris d’enthousiasme que, depuis long-temps, on n’avait pas entendus. Les députés échangeaient des félicitations passionnées des mains qui ne s’étaient pas levées pour les mêmes serments se cherchaient, se pressaient avec effusion, et les femmes agitaient leurs mouchoirs du haut des tribunes.

Une crise ministérielle paraissait inévitable. Et pourtant la note suivante parut dans le journal ministériel du soir : « Le ministère du 6 septembre ne se retirera pas devant le vote de la Chambre. Il voulait renforcer la discipline de l’armée et prévenir le retour d’affligeants désordres : les mesures qu’il proposait ayant été rejetées, ce n’est pas sur lui que retombe la responsabilité. » Mais, évidemment, une crise approchait.

Or, tandis qu’elle se préparait dans le palais du roi, la défiance et la misère envahissaient tout. De chaque point du royaume venaient de tristes nouvelles. À Rouen, les filatures languissaient, après avoir chômé une partie de l’hiver les ouvriers teinturiers ne travaillaient presque pas et, quant aux tisseurs, ils souffraient cruellement d’une récente diminution de salaire ; plusieurs ouvriers sans emploi avaient porté leurs livrets à la mairie ; quelques-uns étaient occupés par la ville à des travaux de balayage rapportant douze sols par jour. Dans les campagnes du département de l’Aude, un commencement de disette se faisait sentir. On citait, dans l’arrondissement de Limoux, deux cantons dont les habitants venaient d’émigrer pour se répandre, affamés, dans les plaines du Roussillon et du Bas-Languedoc. On racontait même qu’une famille du village de Charnus, situé au cœur des montagnes, voyant ses provisions épuisées, avait tué un cheval, dont elle s’était nourrie. Dans FAriège, la mendicité était telle, que les pauvres erraient par troupes, la besace sur le dos, le long des routes. Des mendiants, dans le canton d’Ax, moururent de faim. La Normandie fut désolée, vers le même temps, par un affreux sinistre un vent violent du nord-est ayant poussé la mer avec force contre les portes de flot de Pont-de-Vey, les eaux de la Vire, grossies par la fonte des neiges et par des pluies abondantes, franchirent brusquement les digues, inondèrent les marais de Dommartin, de Graignes, de Saint-Fromond, entraînant et noyant les bestiaux. Enfin, l’on écrivait de Lyon les lignes suivantes, que beaucoup de journaux reproduisirent : « Aujourd’hui plus que jamais la misère ici est à son comble. Le gouvernement croit-il qu’on meurt de faim comme d’un coup d’épée, sans agonie ? Croit-il que le spectacle récent de cette pauvre mère qui se traîne sur la place Bellecour pour y rendre le dernier soupir soit de nature à conseiller la résignation ? Pendant six jours, cette malheureuse, qui n’avait rien à manger, a nourri son enfant. Ses forces épuisées, son lait s’est tari. Alors, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, elle s’est traînée sur le pavé, où elle est morte en recommandant son fils à la pitié des passants. » Des symptômes non moins douloureux se manifestaient dans la capitale sur la place du Châtelet, ce n’étaient que ventes par autorité de justice ; les faillites allaient se multipliant ; et, chaque jour, la place de l’Hôtel-de-Ville était encombrée de journaliers qui après avoir inutilement offert leurs services se retiraient la malédiction à la bouche et la révolte dans l’âme. D’un autre côté, la caisse d’épargne suffisait à peine aux demandes de remboursement, les moins malheureux courant réclamer avec inquiétude le fruit de leurs économies si bien que, dans une seule semaine, la première du mois d’avril, la somme des remboursements opérés par la caisse de Paris s’éleva au chiffre énorme de 1 million 766,000 francs ! Le pauvre, dans les grandes villes, est un être enterré vivant et qui s’agite au fond d’un tombeau : on passe, on repasse sur sa tête sans entendre ses cris on le foule, et on l’ignore ! Seulement, de loin en loin, il semble que la société s’entr’ouvre un instant pour laisser descendre dans ses abîmes le regard effrayé de l’homme heureux. C’est ce qui arrivait. Que de drames singuliers et profonds joués devant la justice ! Tantôt c’était une mère qui, à la vue de son fils expirant sur la paille, avait dérobé pour lui un morceau de ce pain que dédaigne souvent la sensualité des riches tantôt c’étaient de blêmes ouvriers qui, manquant d’ouvrage, s’étaient fait ramasser comme vagabonds sur le pavé des rues, pour qu’on les convainquît du crime de pauvreté, et qu’on les admît comme coupables à l’amer banquet où ils n’avaient pu trouver place comme travailleurs. Et ce qui se passait alors dans l’enceinte des tribunaux, on le devine : ils étaient condamnés, ces coupables, mais par des juges attendris, mais devant un auditoire qui, quelquefois, fondait en larmes et, lorsqu’ils se mettaient en route pour la prison, la charité les attendait aux portes de la salle d’audience, la main pleine de dons pieux. Protestation admirable contre les vices de notre ordre social ! touchant et philosophique hommage rendu à la puissance de l’Évangile, au milieu des douleurs et des folies d’une civilisation corrompue !

Cependant, la loi d’apanage est présentée. Non contente de demander un million pour la dot de la fille aînée du roi, reine des Belges, et un accroissement de revenu d’un million pour l’héritier présomptif, duc d’Orléans, la Cour veut qu’on donne au duc de Nemours le domaine de Rambouillet, en y ajoutant les forêts de Sénonche, de Châteauneuf et de Montécaut. Mais, accueillie d’abord sans murmures dans les bureaux de la Chambre, la proposition n’est pas plus tôt connue du public, que partout l’opinion s’émeut et gronde. On rappelle que le roi jouit d’une liste civile de douze millions ; que la munificence nationale lui a généreusement abandonné neuf millions perçus en trop dans les premiers mois de son règne qu’il lui a été loisible de conserver son domaine privé, à la différence de tous ses prédécesseurs, lesquels se faisaient gloire, en montant sur le trône, d’ajouter le leur à celui de l’État ; que ce domaine privé est considérable que Louis-Philippe, dont il s’agit de faire apanager les fils et doter les filles par la nation, est un des plus opulents souverains de l’Europe. Sur ces entrefaites, le bruit se répand que, pour ënûer, à l’insu de tous, le don féodal réservé au duc de Nemours, les courtisans n’ont pas rougi de recourir à des évaluations fausses. L’irritation des esprits s’en accroît, et bientôt on ne parle plus que d’un pamphlet sorti de la redoutable plume de M. de Cormenin.

« Avouez, disait M. de Cormenin au duc de Nemours, avouez, Monseigneur, que c’est une bien généreuse nation que la nation française, et que votre famille lui doit une reconnaissance sans bornes pour les aises, profits et grands biens dont elle a été de tout temps emplie et remplie, comblée et recomblée, chargée et surchargée… Tout d’abord, Monseigneur, les édits de 1661, 1672 et 1692 prirent à l’État et donnèrent à votre aïeul un apanage composé de tant de fiefs, de terres, de manoirs, de villes, de palais, de châteaux, de fera mes, de gouvernements, de principautés, de duchés, de marquisats, de comtés et de baronies, d’aleux, de champarts, de redevances féodales, de prés, de canaux, de bois et de forêts, que je me fatiguerais, dans cent pages, à vous les énumérer. Votre maison, Monseigneur, passait, en 1789, pour la maison princière non régnante la plus riche de l’Europe, puisqu’on évaluait son capital à 112 millions, somme énorme qui représente 200 millions de nos jours ; somme trop grande, de toute manière, entre les mains et à la disposition d’un seul homme, quelque prince qu’il soit, et, selon les temps, menaçante tantôt pour la liberté, tantôt pour le pouvoir lui-même. Car l’histoire ne sera que juste, Monseigneur, lorsqu’elle dira que l’emploi révolutionnaire que votre aïeul fit de sa prodigieuse fortune contribua plus que toute autre chose au renversement du trône de Louis XVI, son parent et son maître. Cette fatalité de bonheur pécuniaire qui s’attache obstinément à ses pas poursuivit votre famille jusque dans l’exil. Car, tandis que les autres émigrés mouraient de faim à l’étranger, la duchesse d’Orléans, votre grand’mère, recevait une grosse pension de la république française, et, vers le même temps, le trésor payait, à la décharge de votre père émigré, plus de 40 millions de dettes. 40 millions ! Quelle brillante anticipation de liste civile ! Ce n’est pas tout : Louis XVIII, à peine débarqué d’Angleterre, vous remit, sur vos vives prières, par une ordonnance de bon plaisir, ce qui restait entre les mains de la nation des biens non vendus de l’apanage d’Orléans, apanage irrévocablement aboli, non par les lois de 1795 sur l’émigration, mais par l’article 2 de la loi du 21 décembre 1790 sur les apanages. Pour excuser cette insigne violation des lois, on a prétendu que Louis XVIII était alors omnipotent. Mais avec ce beau raisonnement-là on aurait pu dépouiller, pour vous enrichir, le premier citoyen venu, comme on dépouillait l’État… La loi sur l’indemnité des émigrés, qui semble avoir été faite pour votre heureuse famille, vint augmenter encore ses bons points, commodités, aises et profits, en lui fournissant l’occasion de répudier la succession paternelle, qui était criblée de dettes, pour accepter la succession maternelle, qui rayonnait d’or et d’argent ; ce qui lui valut, au moyen de cette ingénieuse division des patrimoines, subtilement admise par des conseillers d’État amovibles, un boni de 12 millions d’écus bien pesants, bien comptés et bien encoffrés. Enfin, indépendamment du joyau de la couronne de France, le plus éclatant joyau de l’univers, les Chambres, voulant gonfler d’or votre famille comme elles la gonflaient de pouvoir, ajoutèrent aux immenses richesses de votre père les meubles et immeubles de la dotation royale de Charles X. J’ai fait trop de fois votre compte, Monseigneur, pour que j’aie encore ici besoin de vous rappeler que vous et les vôtres jouissez du Louvre, des Tuileries et de l’Elysée-Bourbon ainsi que de leurs dépendances ; des châteaux de Marly, Saint-Cloud, Meudon, Saint-Germain, Compiègne, Fontainebleau et Pau, ainsi que des maisons, bâtiments, fabriques, terres, prés, corps de fermes, bois et forêts qui les composent des bois de Boulogne et de Vincennes et de la forêt de Sénart ; des diamants, perles, pierreries, statues, tableaux, pierres gravées, musées bibliothèques et autres monuments des arts ; ainsi que des meubles meublants contenus dans l’hôtel du Garde-Meuble et les divers palais et établissements royaux. »

M. de Cormenin prouvait ensuite, dans un style rapide, pittoresque, aiguisé en épigrammes mortelles et tout étincelant d’amère gaîté, que la loi proposée était étrange avec sa physionomie féodale, car institutions aristocratiques et manoirs féodaux avaient disparu dans de légitimes tempêtes qu’elle était menaçante pour l’avenir, car elle tendait à concentrer dans une même famille et dans un pays morcelé par le principe de la division des héritages une puissance immobilière sans contre-poids ; qu’elle était insolente, car elle allait contre l’esprit de la révolution de juillet, source unique de la majesté du trône nouveau qu’elle était absurde, car il y avait absurdité à doter héréditairement les fils d’un roi pourvu seulement d’une dotation viagère ; qu’elle était contraire à la loi du 21 décembre 1790, portant : « Il ne sera concédé à l’avenir aucun apanage en biens fond » ; qu’elle était contraire à la loi de 1832 sur la liste civile, laquelle n’admettait que des dots éventuelles et non des apanages, et encore dans le cas où le domaine privé serait insuffisant. Or, soutenir l’insuffisance du domaine privé eût été, selon M. de Cormenin et d’après ses calculs, le comble de l’effronterie. Se demandant enfin à quel noble usage se pouvait employer le capital énorme dont les courtisans prétendaient gratifier le duc de Nemours, le hardi pamphlétaire ajoutait :

« Avec les 40 millions de Rambouillet, vous donneriez des bibliothèques populaires aux trente-huit mille communes de France.

Vous institueriez douze mille écoles de couture pour les pauvres femmes de la campagne.

Vous feriez les frais d’établissement de dix mille salles d’asile pour les petits enfants.

Vous ouvririez dans trois cent cinquante villes des refuges libres pour les vieillards des deux sexes.

Vous empêcheriez de mourir de faim, pendant deux mois de la saison d’hiver, trente mille ouvriers sans ouvrage.

Vous fourniriez, pendant cinq ans, une pension de cent francs à cinq mille soldats blessés a estropiés ou infirmes. »

C’étaient là des considérations toutes républicaines. Elles touchèrent néanmoins une bourgeoisie qui se croyait et se disait monarchique. Ils ne comprirent pas, ces bourgeois Inconséquents qu’il est dans la nature des choses qu’une royauté s’entoure d’éclat et pèse sur le peuple. Ils auraient désiré une royauté obéissante, modeste vivant de peu, mesurant avec sagesse ses demandes à ses besoins, et, même alors, se résignant volontiers à rendre des comptes. Désir chimérique ! Quand on s’est avisé de placer un homme sur ces hauteurs qui donnent le vertige, quand on lui a permis de regarder les générations à venir comme la propriété de sa race, quand on l’a déclaré inviolable, quand on a osé dire de lui qu’il ne pouvait mal faire, la folie est grande de vouloir assigner des limites à son orgueil et à ses exigences. Il faut le subir tel qu’on l’a fait. Il faut, ou ne se point donner un maître, ou s’entendre à servir.

Mais la bourgeoisie voulait un maître qu’elle eût le droit d’humilier au besoin. Elle salua donc de ses cris l’apparition du pamphlet lancé contre la loi d’apanage. Le succès de ce pamphlet fut prodigieux. Vingt-quatre éditions le répandirent en France sous toutes les formes. Il pénétra dans les campagnes les plus désertes, dans des chaumières où jamais journal n’était entré. Dans les villages du nord, on montait sur les bornes pour le lire à la foule, qu’il passionnait. Traduit dans les langues étrangères, il apprit aux rois de l’Europe que l’esprit d’affranchissement vivait encore dans notre pays, contenu mais indompté. Le triomphe de M. de Cormenin s’accrut des colères qu’il déchaîna. Car les hommes de Cour se montraient furieux, sachant que, dans la circonstance, l’indignation était le meilleur moyen de flatter.

Depuis le rejet de la loi de disjonction, le ministère se traînait languissant et divisé. Le soulèvement de l’opinion contre le projet d’apanage précipita la crise. Entre M. Guizot et M. Molé, c’était toujours la même rivalité, rivalité sourde et voilée par des égards réciproques, mais active, nourrie de fiel, excitée par un perpétuel contact, et sans cesse envenimée par les propos des subalternes. La situation était dure pour nous, pour M. de Gasparin, notamment. Écrasé en quelque sorte au ministère de l’intérieur, entre M. Guizot, qui l’accablait de sa protection, et M. Molé, qui le poursuivait d’une défiance implacable, il recevait le contre-coup de chaque combat que se livraient autour de lui les deux influences ennemies. Mais à mesure qu’il chancelait, les doctrinaires redoublaient de véhémence dans leur langage et de vivacité dans leurs attaques. Ils demandaient de quel droit on confiner dans le ministère de l’instruction publique, position évidemment secondaire, un homme aussi considérable que M. Guizot par son crédit sur les Chambres, par son talent, pas sa passion… et ils auraient pu ajouter : par la place qu’il occupait dans les haines. C’était donc pour lui qu’ils réclamaient le ministère de l’intérieur, poste aussi bon à occuper que difficile à défendre. M. Duvergier de l’Hauranne s’en ouvrit librement à M. Molé dans un entretien qu’ils eurent un jour ensemble au jardin des Tuileries. Mais celui-ci bien résolu à ne pas céder. Et l’importance qu’il attachait à ces vaines querelles d’amour-propre était si grande qu’en racontant sa conversation avec M. Duvergier à un de ses confidents, il s’échappa jusqu’à cette exclamation : « L’Europe a les yeux sur nous ; elle veut savoir qui l’emportera de M. Guizot ou de moi. » De sorte que, dans un pays où des hommes avaient paru sur la scène, vers la fin du dernier siècle, gouvernant au milieu des plus effroyables périls, dans l’unique intérêt d’une moitié du monde asservie par l’autre, et sans soucis de leur repos, de leur vie, de leur mémoire, tant il y avait en leur abnégation de profondeur et d’héroïsme !… dans ce même pays, misérablement affaissé sous le régime constitutionnel, la vie publique n’était plus qu’un jeu d’enfant et le pouvoir qu’une intrigue !

Pour compléter l’enseignement, remarquons que la rivalité des chefs les rendant esclaves des inférieurs, ils n’avaient rien à refuser aux distributeurs de popularité, aux simples donneurs d’éloge. M. Loëve Weymar fut jugé apte aux fonctions diplomatiques pour avoir publié dans la Revue des Deux-Mondes un article plus favorable au président du Conseil qu’au ministre de l’instruction publique. De là, dans le camp opposé, mille rumeurs des exhortations, des menaces. M. Guizot souffrirait-il plus long-temps un pareil système d’attaques souterraines et qu’on marchât à la ruine de son influence par l’obscurcissement de sa renommée ? Que tardait-il à rompre avec des collègues pour qui sa supériorité seule était une offense ? « Décidez-vous, lui disait M. Bertin, et, si vous succombez, je vous promets que le Journal des Débats vous suivra dans l’Opposition. » La mesure des griefs était comblée de part et d’autre : la lutte prit un caractère décisif. Alors vous eussiez vu, spectacle accusateur des institutions plus que des hommes ! les deux principaux personnages de l’État réduits à se disputer le cœur du monarque, s’empresser autour de ’lui, deviner ses désirs, faire assaut de propositions dont le prétexte du bien publie colorait à peine le sens véritable. Pour témoigner de sa sollicitude à l’égard de la personne royale, M. Molé avait voulu se faire accorder le droit d’éloigner de Paris les citoyens suspects à son tour, M. Guizot demanda qu’on trainât devant la juridiction exceptionnelle de la Cour des pairs le Courrier français, coupable, suivant lui, d’outrage au prince. Portée au Conseil, la mesure y parut grave ; et, comme les avis se montraient partagés, on raconte que le roi se répandit en plaintes éloquentes sur ce qu’on le livrait désarmé à la fureur des partis. Un tel éclat semblait faire pencher du côté des doctrinaires la faveur royale ils se réjouirent du succès de leur tactique, mais ils n’avaient pas tout prévu.

Entre la majorité par qui Casimir Périer et ses successeurs fidèles avaient été soutenus si violemment et l’Opposition que guidait M. Odilon Barrot, un parti s’était formé dans la Chambre qui mêlait certaines intentions louables à une ambition à la fois impatiente et timide. Dirigé d’abord par MM. Sauzet, Passy, Dufaure, il harcelait sans ménagement l’ancienne majorité, dont il s’était détaché, et néanmoins il n’en diSérait pas d’une manière sensible. Car il se bornait à vouloir qu’on apportât un adoucissement aux lois de septembre ; qu’on accordât un peu plus d’air et d’espace aux opinions extrêmes que la main du roi se fit moins sentir dans les affaires publiques qu’on opposât des mesures d’oubli et de clémence à l’opiniâtreté des ressentiments, fruit de tant de révoltes armées. L’avènement de M. Molé au ministère, le 6 septembre, servit à donner de la vie à cette coalition de froids agitateurs. M. Thiers, qui avait besoin de leur appui pour reconquérir le pouvoir, n’hésita pas à se rapprocher d’eux, se fit leur chef, leur donna un nom, —celui de Centre Gauche,— et leur communiqua ce qu’il y avait en lui d’inquiétude belliqueuse, d’honorables caprices, de disposition enfin à braver par fantaisie l’Europe et le roi. Ainsi conduit, le Centre Gauche avait fini par peser sur les décisions importantes, et, dans toute crise ministérielle, il fallait désormais compter avec lui.

Telle était la division des forces parlementaires, lorsque la crise ministérielle éclata. Plus que jamais impénétrable sous des dehors de bonhomie, le roi chargea M. Guizot de la formation d’un nouveau Cabinet, et lui laissa croire que le ministère du 11 octobre était encore possible. M. Guizot alla donc trouver M. de Broglie, qui accueillit la démarche avec une froideur où perçait quelque ressentiment. Abandonné, au 6 septembre, par un homme qu’il avait jusqu’alors regardé comme un ami sûr, il était tout entier au souvenir de cette espèce de trahison. Il ne refusa pas, toutefois, d’entrer dans la combinaison proposée, si M. Thiers y adhérait. Mais M. Guizot irait-il s’humilier, par un empressement ambitieux et des offres flatteuses, devant M. Thiers, devenu son plus redoutable adversaire, son émule le plus vanté ? C’est à quoi il consentit, cependant, à la grande surprise de ceux qui connaissaient le tour altier de son caractère. Si ce fut petitesse ou grandeur, amour immodéré du pouvoir ou dignité courageuse, il est difficile de le dire, l’un et l’autre se pouvant supposer dans une âme capable de se porter à toutes les extrémités de l’orgueil.

M. Thiers reçut avec bienveillance ce visiteur inattendu. Long-temps ils avaient vécu des mêmes pensées, couru les mêmes périls. Que de souvenirs propres à les rapprocher ! Mais aussi, depuis leur rupture, que d’emportement dans leurs querelles et combien diverses leurs alliances ! M. Guizot ayant commencé par dire à son ancien collègue : « Je vous apporte le ministère du octobre, Vous m’en apportez le personnel, répondit vivement M. Thiers, mais non la politique. » Et il l’interrogea sur l’abandon complet de l’Espagne. Il se rejetait, d’autre part, sur ses amitiés récentes. À les dénouer il ne pouvait y avoir pour lui ni profit ni honneur. Chef du Centre Gauche, lui était-il permis de monter au pouvoir en reniant, pour les amis de M. Guizot, ses propres amis, ses alliés et presque ses soldats de la veille ? Voilà comment M. Thiers motiva son refus. Il en éprouva du regret, peut-être peut-être aurait-il désiré que, fournissant quelque honorable prétexte à son dévouement dans l’embarras, le roi, par une intervention directe et solennelle, l’eût sauvé du joug des scrupules.

Les tentatives de M. Guizot ayant ainsi échoué, une négociation s’entama entre le maréchal Soult, MM. Thiers, Humann et Passy. On crut qu’elle réussirait. Il est vrai que M. Passy avait peu de goût pour M. Thiers, dont il avait eu à supporter, dans le Cabinet du 22 février, la présidence impérieuse. Mais M. Passy ne pouvait craindre, cette fois, rien de semblable, l’âge du maréchal Soult et son illustration militaire lui assignant la première place dans le Cabinet qu’il s’agissait de former.

L’émotion fut donc grande parmi les doctrinaires, et ils n’épargnèrent aux nouveaux candidats ni le dédain ni la raillerie. Ils les montraient divisés sur presque toutes les questions, quoique unanimes sur le partage du pouvoir ; ils affirmaient que chacun d’eux avait réservé quelque chose : le maréchal Soult, la non intervention ; M. Thiers, l’intervention M. Humann, la conversion des rentes ; M. Passy, Alger ; et ils ne tarissaient pas d’attaques contre ce qu’ils appelaient ironiquement le ministère des questions réservées.

Sur ces entrefaites, M. Thiers avait été mandé au Château. Le roi lui fit un accueil plein de grâce, et sembla d’abord courir au-devant d’une explication franche. « J’ai deux volumes à faire, lui dit M. Thiers un sur la politique intérieure, l’autre sur la politique extérieure », et, comme il n’ignorait pas que c’était sur le second que portaient les plus graves dissidences, il commença par le premier. Il exposa que la société s’acheminait vers un état de calme qui autorisait une politique moins absolue qu’on avait atteint le but, qu’il fallait craindre de le dépasser que la ligne à suivre était indiquée par le fractionnement de cette majorité parlementaire, si compacte et si inflexible lorsque l’émeute venait pour ainsi dire frapper chaque jour aux portes du palais et qu’on était réduit à lui livrer bataille dans la rue ; que le temps des concessions prudentes était arrivé. Le roi parut en tomber d’accord, et il laissa M. Thiers se bercer de l’espoir qu’on adopterait ses vues mais, quant à celles qui avaient trait à la politique étrangère, il en renvoya l’exposition au lendemain. Là pouvait être l’écueil, et M. Thiers le sentait. Aussi apporta-t-il beaucoup de réserve dans l’énoncé de ses projets. L’intervention en Espagne, telle qu’il l’avait voulue, il l’abandonnait par respect pour les décisions de la Chambre. Mais il demandait que, du moins, on n’enviât pas à l’Espagne le bénéfice d’un secours naval ; qu’on empêchât les vaisseaux russes ou hollandais de porter à don Carlos des munitions de guerre ; et qu’en un mot on coupât court au renouvellement du scandale qu’avait offert Bitbao secouru par la marine anglaise sous les yeux de nos braves marins, condamnés, eux, à rester à bord, humiliés et immobiles. Ce n’était pas trop exiger ; et il était assurément bien difficile que le roi jugeât de semblables mesures compromettantes pour le repos du monde. Mais l’Europe croyant, à tort ou à raison, qu’en France le principe de la paix était représenté par Louis-Philippe et le principe de la guerre par M. Thiers, quelques-uns ont pensé que, pour ne pas paraître vaincu par un de ses sujets, le roi avait besoin de garder tout-à-fait intacte la politique qui lui était propre et qu’il personnifiait aux yeux des souverains.

Quoi qu’il en soit, M. Thiers se retirant, M. Guizot est rappelé et, à son tour, il invoque l’appui de M. de Montalivet. Ce dernier étant de la part du roi l’objet d’une prédilection particulière, son alliance, pour les doctrinaires, était un danger mais une force. Aussi apprirent-ils avec satisfaction qu’il semblait se prêter de bonne grâce aux avances de M. Guizot, et qu’il s’était borné à demander vingt-quatre heures pour réfléchir. Le roi, de son côté, avait paru charmé de la combinaison. Et pourtant, M. de Montalivet nnit par déclarer qu’il ne pouvait accepter la présidence de M. Guizot. Les doctrinaires en conçurent un violent dépit ; et l’on assure qu’à ce sujet M. Duchâtel s’emporta jusqu’à dire, dans un langage plus spirituel que mesuré : « Le roi a deux manières de sonner M. de Montalivet. Quand il le sonne d’une façon, il vient ; quand c’est de l’autre, il s’en va. »

Or, pendant que les intrigues se croisaient de la sorte autour du trône, le public se perdait en conjectures sur les causes, sur la durée de l’interrègne ministériel. La presse nourrissait et déjouait par milles récits changeants la curiosité des oisifs. À la Chambre, plus de discussions suivies ; tout débat languissait ; la parole découragée des orateurs tombait dans le vide, et chacun s’inquiétait du pouvoir absent. Enfin, dans la séance du 15 avril (1837), M. Guizot, en allant reprendre, au Centre Droit, sa place de simple député, apprit à ses collègues qu’un dénouement venait d’être donné à la crise. Deux listes, en effet, avaient été concurremment présentées au roi l’une par M. Guizot, l’autre par M. Molé. La première portait les noms de MM. de Montebello, Guizot, Dumon, de Rémusat. La seconde assignait la présidence du Conseil et le département des affaires extérieures à M. Mole la justice et les cultes à M. Barthe ; l’intérieur à M. de Montalivet l’instruction publique à M. de Salvandy ; les finances à M. Lacave-Laplagne. Ce fut pour celle-ci que le roi se décida. Elle laissait le ministère des travaux publics à M. Martin (du Nord), le portefeuille de la marine à M. de Rosamel, et chassait du pouvoir le parti doctrinaire, frappé dans la personne de MM. Guizot, de

Gasparin et Duchâtel.
CHAPITRE VIII.


Annonce du mariage du duc d’Orléans. — Discussion sur les affaires d’Afrique. Dotation du duc d’Orléans. Débats parlementaires. — Le Cabinet du 15 avril est sauvé par M. Thiers. — Amnistie. Arrivée de la princesse Hélène ; son entrée dans Paris. — Ouverture du musée de Versailles. — Fêtes dans Paris.



En arrivant aux affaires, M. Molé avait eu à suivre une négociation importante. Dans une entrevue qu’il eut alors avec son prédécesseur, M. Thiers lui dit « Le mariage du duc d’Orléans est à conclure, et il est question de donner au prince pour femme, ou la duchesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, ou une princesse de Cobourg la première, moins belle ; la seconde, d’un esprit moins cultivé, très jeune d’ailleurs et jouant encore, pour ainsi dire, avec sa poupée[16] » La princesse Hélène passait, en effet, en Allemagne pour une femme de beaucoup de mérite, et ce fut elle que fixa le choix du Cabinet des Tuileries. La négociation fut conduite par M. Bresson avec une dextérité remarquable. Mais le succès fut longtemps incertain. Car, pour ruiner les tentatives de la Cour de France, la Russie mit tout en œuvre. Inspiré par elle, le frère de la princesse Hélène manifesta pour l’alliance à laquelle on le pressait de donner les mains, la répugnance la plus injurieuse et la plus obstinée. Peu s’en fallut qu’un successeur de Louis XIV ne se vît hautement rebuté par un petit prince d’Allemagne, et c’est ce qui serait arrivé sans l’entremise bienveillante du roi de Prusse.

Le 18 avril donc, M. Molé put annoncer à la Chambre que le traité de mariage était conclu.

Un projet de loi était en même temps présenté ayant pour but d’accorder au prince royal un supplément de dotation ; et, de peur que, pressée par trop d’exigences à la fois, la munificence du pays ne s’avouât lassée, le ministère faisait la déclaration suivante, qui produisit une sensation profonde « S. M. a décidé que la demande présentée pour le prince son second fils serait ajournée. » Le mot ajournée était significatif, il trahissait l’obstination d’un désir inassouvi : la malignité publique s’en empara. Mais on la laissa s’exhaler en commentaires, et l’on attendit.

L’attention des esprits fut d’ailleurs un moment distraite par les affaires d’Afrique. L’effectif de l’armée ayant été augmenté en 1836, le ministère demandait à la Chambre un crédit supplémentaire de 5,647,000 fr. ; et M. Janvier avait présenté à ce sujet un rapport qui frappait d’une critique amère, et la politique suivie par le ministère du 22 février en Algérie, et la conduite que le maréchal Clauzel y avait tenue. Les débats s’ouvrirent.

On reprochait au maréchal Clauzel d’avoir trop poussé à la guerre ; d’avoir écrasé les Koulouglis de Tlemsen, nos alliés, d’une contribution énorme, dont il avait exempté les Hadars, nos ennemis, et qui, levée par des étrangers, par des indigènes, avait donné lieu à d’abominables extorsions, à des trafics spoliateurs. On lui reprochait aussi la province de Bone, livrée aux violences de Joussouf, et l’expédition de Constantine, entreprise sur la foi des illusions les plus téméraires. Sa réponse ne le justifia point d’une manière complète, mais elle fut noble et d’une tristesse pleine de grandeur. « Je connaissais, dit-il en commençant, la fatalité qui s’attache à tous les services rendus au loin, surtout à ceux qui tendent à donner de nouvelles provinces à la patrie. Dupleix disgracié sur le rapport de quelques commissaires intéresses, après avoir établi notre puissance dans l’Inde ; Labourdonnais abreuvé de dégoûts et d’injures, Lally-Tollendal mourant sur l’échafaud, un baillon entre les dents… Je savais tout cela et je suis parti. » Il reprit ensuite une à une les accusations dirigées contre lui. Oui sans doute il avait voulu, en Afrique, une guerre énergique et décisive ; et de quel droit venait-on lui en faire un crime ? Puisqu’on n’entendait pas abandonner l’Algérie, ne fallait-il pas la soumettre ? Et comment la soumettre, si par l’incertitude des plans, la puérilité des efforts tentés, l’insuffisance des ressources mises en action, la domination française s’osait à la risée des Arabes ? Vouloir, il fallait vouloir. On lui demandait compte de la contribution frappée sur les Koulouglis de Tlemsen ? Mais d’avance ils s’étaient engagés à supporter les frais d’une expédition entreprise pour les sauver ; et l’on s’était adressé à eux parce qu’ils étaient riches, parce qu’il s’agissait de l’entretien d’une garnison destinée à les défendre, parce qu’ils avaient pillé la ville, pillé les Hadars, et qu’il n’eût été ni juste ni raisonnable de rançonner ceux qui venaient d’être dépouillés, en faveur de ceux qui jouissaient des dépouilles. La perception, il est vrai, avait été violente dans ses formes mais elle s’était faite suivant les usages du pays ; l’administration française n’y avait trempé en rien et les détails n’en étaient pas plus tôt connus qu’on donnait l’ordre de la suspendre. Quant à l’expédition de Constantine, avait-elle été un échec ? avait-elle été une défaite ? Non. L’inclémence du temps, dont il est si difficile en Afrique de prévoir les variations, tel fut notre ennemi. Et pourtant, on l’avait destitué, lui maréchal de France, destitué pour ne s’être pas montré plus fort que les éléments ! Le Directoire avait-il donc frappé Bonaparte échouant devant Saint-Jean-d’Acre ? Le gouvernement anglais avait-il frappé le duc de Wellington renonçant à s’emparer de Burgos ? Louis XIV avait-il frappé Condé levant le siège de Lérida ?

Ces explications amenèrent M. Baude à la tribune. Envoyé en Afrique par le gouvernement avec une mission spéciale, il avait recueilli les plaintes des Koulouglis, suivi l’expédition de Constantine ; et il n’hésita pas à se porter hautement l’accusateur du maréchal. Son discours ne fut, du reste, qu’une reproduction plus vive de griefs déjà énoncés, et il provoqua, de la part du maréchal Clauzel, une réplique où perçait l’amertume d’un cœur blessé à jamais.

Là devait se borner tout l’intérêt de la discussion. Les saillies spirituelles de M. Jaubert au sujet d’Alger, « qui nous possédait plus que nous ne le possédions », les attaques de M. Piscatory contre le système de l’occupation illimitée et celles de M. Thiers contre le système de la guerre mal faite, les vagues remarques de M. Guizot, les protestations philanthropiques de M. de Lamartine, tout cela n’éclaira que très-faiblement le problème et eut peu d’influence sur le mouvement de l’opinion.

Les exigences financières du Château étaient à l’ordre du jour : on y revint. Et la royauté eut lieu d’être satisfaite de la générosité des Chambres. Il fut décidé, malgré l’opposition de MM. Garnier-Pagès, Demarçay, Briqueville, à la Chambre des députés, et malgré celle de M. le vicomte Dubouchage à la Chambre des pairs, que la dotation du prince royal serait portée annuellement à deux millions, que les contribuables paieraient un million pour les frais de son mariage, et que le douaire de la princesse serait fixé à 300,000 francs.

C’était trop faire pour une famille on demanda plus encore, on demanda en faveur de la fille aînée du roi, devenue reine des Belges, une dot d’un million. En vain MM. Demarçay, Lherbette, Salverte, Larabit, Charamaule, adjurèrent-ils la Chambre de prendre en considération la misère du peu pie, l’opulence de la maison royale la grandeur des sacrifices déjà consentis en vain réclamèrent-ils de ceux qui s’appuyaient sur l’insuffisance du domaine privé la production des pièces justificatives… la Chambre ne prêta une attention bienveillante qu’à M. de Montalivet, ministre personnellement dévoué au roi et le plus âpre des orateurs de la Cour. M. de Montalivet exposa d’abord avec habileté que les ressources de la royauté ne devaient point être séparées de leur application nécessaire, le roi des Français ayant naturellement des actes de bienfaisance à accomplir, des récompenses à donner, des encouragements à distribuer aux savants et aux artistes des palais à restaurer ou à embellir. Mais, quand il en vint aux attaques provoquées par la présentation des lois de famille, il fut acerbe, accusateur, et s’attira une réponse terrible. Faisant allusion aux pam phlets de M. de Cormenin, il avait prononcé le mot calomnie. Aussitôt M. de Cormenin se lève et fait signe qu’il veut parler de sa place. On savait combien il était intimidé par la tribune : on espère l’accabler s’il y monte, et de tous les bancs ministériels s’élève ce cri : A la tribune ! à la tribune ! Étonné interdit, M. de Cormenin se consulte, il promène autour de lui des regards troublés, il hésite. Mais les clameurs redoublant, encouragé par ses amis, il se risque enfin, et, appuyant sur le marbre de la tribune où on l’entraîne ses mains qui tremblent d’émotion : « Je repousse, dit-il en s’adressant à M. de Montalivet, les inculpations qui viennent de tomber de votre bouche. S’il y a calomnie dans l’évaluation des chiffres énoncés par vous, la calomnie vient de vous, non de moi. Car c’est dans un méchant pamphlet de police intitulé La liste civile dévoilée, que les forêts de la couronne figu«  rent pour 184,000 hectares. Je ne les ai portées, moi, qu’à 162,000 hectares. En sorte que vous vous seriez calomnié vous-même. Je ne me perdrai pas dans le dédale de vos calculs : osez produire les pièces justificatives, osez-le ! J’accepte le combat. La question est bien simple. Le domaine privé est de 74 millions. Or, je demande si avec 74 millions vous ne pouvez pas payer un million de dot à la reine des Belges. » Cette harangue, si courte, mais si nette et si péremptoire, eut un succès prodigieux, auquel M. de Montalivet ne fit qu’ajouter par l’aigreur excessive de sa réplique. Ayant dit en parlant de M. de Cormenin : l’honorable préopinant… le préopinant, ajouta-t-il, en se rétractant avec vivacité : insulte gratuite où l’on ne vit qu’une vengeance de courtisan ! La discussion ne fut pas autrement animée : la Chambre avait hâte de montrer qu’on n’épuiserait pas facilement sa complaisance. Au reste, puisqu’elle se disait monarchique, elle avait raison de ne pas refuser quand c’était un roi qui demandait !

Cependant, les amis de M. Guizot frémissaient de dépit et d’impatience ; et lui-même, immuable dans son orgueil il ne vivait plus que de l’espoir d’abattre ses faibles vainqueurs. Mais la véritable cause de sa rupture avec M. Molé n’étant pas de celles dont on se vante il cherchait avec inquiétude par où il saisirait son adversaire pour le renverser. Lorsqu’ils étaient ensemble au pouvoir, n’avaient-ils pas l’un et l’autre professé les théories de la violence ? n’avaient-ils pas voulu, d’une commune ardeur, aggraver la législation de septembre par le téméraire et brutal appendice des lois de disjonction, de déportation, de non révélation ? Si M. Guizot criait à M. Molé « Vous êtes coupable a M. Molé n’allait-il pas lui répondre : « Vous êtes mon complice. » Que faire donc ? Inspiré et poussé parses intimes, M. Guizot prit un parti qui ne prouvait pas sa sincérité, mais qui plaisait à son audace. Il résolut de se donner comme ayant représenté spécialement, dans le Cabinet dissous, la politique de Casimir Périer cette vieille politique de résistance sous laquelle l’esprit révolutionnaire avait fléchi. C’était se parer d’un rôle monstrueux car, depuis Casimir Périer, la société n’avait cessé de pencher vers le repos, et la langueur des partis y rendait tout au moins superflu le gouvernement de la colère. Mais M. Guizot n’ignorait pas que dans la plupart des hommes dont s’était composée l’ancienne majorité, la guerre civile avait laissé une trace brûlante. Il espéra les attirer à son ambition en les enivrant du souvenir de leurs triomphes passés, en leur montrant toujours debout et toujours armé l’esprit révolutionnaire, immortelle pâture de leurs passions ; en leur soufflant enfin la peur et la haine. Alors, de deux choses l’une ou M. Molé se laisserait imposer une politique sauvage et il périrait par l’excès ou bien il ferait effort contre l’impulsion donnée, et, trop faible, il tomberait chargé de mépris.

L’exécution de ce plan fut poursuivie avec une impétuosité singulière. Dans la commission des fonds secrets, les amis de M. Guizot sommèrent fièrement M. Molé de s’expliquer sur le retrait de la loi d’apanage, concession pusillanime, à les entendre. Lui, étonné, incertain, et ne sachant encore dans quelle partie de l’assemblée il chercherait son point d’appui, il promit d’être ferme, d’être résolu, et que le pouvoir ne défaillirait pas entre ses mains. Mais les doctrinaires avaient juré de le pousser si ardemment dans la carrière des rigueurs, qu’à la fin, haletant et saisi d’effroi, il fut forcé de s’arrêter et de dire : « Je n’irai pas plus loin. » Et c’était là qu’on l’attendait pour le livrer aux coups d’une majorité rendue à ses emportements d’autrefois par le sentiment exagéré de ses périls.

M. Duvergier de Hauranne avait été chargé du rapport sur les fonds secrets il le fit avec une habileté redoutable. Il demandait aide et protection pour les ministres, mais à certaines conditions ; et, après avoir rappelé ce que le trône devait à la politique vigoureuse du 13 mars, continuée par celle du 11 octobre, il affirmait que l’heure n’était pas venue de faiblir, mêlant ainsi à des conclusions favorables au Cabinet des conseils pleins de hauteur, et à des offres de sympathie des avertissements d’une austérité menaçante. Alors M. Molé s’effraya d’avoir de tels alliés ; ne les voulant point pour maîtres, il les accepta pour ennemis, et, se décidant tout-à-coup, il dériva vers le Centre Gauche.

La situation se trouvait donc parfaitement dessinée de part et d’autre et le champ de bataille préparé, quand la discussion sur les fonds secrets s’engagea. C’était dans les premiers jours de mai. Le ministère n’avait pas un mois d’existence, et les doctrinaires ne doutaient pas qu’il ne leur fût aisé d’avoir raison d’un pouvoir qui osait méconnaître l’importance de leur appui. Aussi le Cabinet eut-il à essuyer tout d’abord, après les attaques de MM. Havin Salverte et Lacrosse, orateurs de la Gauche, l’implacable et hardi persifflage de M. Jaubert. M. de Sade vint ensuite, et enfin M. Guizot.

Quelque envenimées que fussent chez cet homme dédaigneux les blessures de l’orgueil offensé, sa démarche était plus affaissée que de coutume ; la tristesse de l’accablement tempérait le sombre éclat de ses yeux il portait sa tête avec une fierté contenue, et l’altération de son visage n’était pas celle qui trahit le secret-des tumultueuses pensées. H venait de perdre son fils. Mais les grandes douleurs exaltent une âme qui n’est point vulgaire, et, loin de l’abattre, la fortifient. Elevé un instant par la majesté de son deuil de père au-dessus de la tactique adoptée et des ruses misérables de l’ambition, M. Guizot trouva quelques accents d’une véritable éloquence. Il émut puissamment l’assemblée lorsque d’une voix presque éteinte il dit : « J’ai pris et quitté le pouvoir déjà plusieurs fois en ma vie, et je suis, pour mon compte, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique. Je n’y mets d’intérêt que l’intérêt public, celui de la cause à laquelle j’appartiens et que je me fais honneur de soutenir. Vous pouvez m’en croire, Messieurs. Il a plû à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l’âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal… » Il s’étendit peu sur les causes de sa rupture avec M. Molé, dont il donna une explication plus hautaine que véridique ; et, abordant la situation dans ce qu’elle avait de général, il continua de manière à rester fidèle au système d’attaques convenu entre lui et ses amis : toujours grave cependant, et toujours attentif à voiler, à ennoblir par la solennité des motifs ce qui n’était après tout qu’une convention de l’intrigue.

La classe moyenne, suivant lui, avait droit à faire reconnaître et saluer sa prépondérance, mais elle ne devait être ni envieuse ni subalterne. Elle devait avoir assez de confiance dans ses destinées pour ne pas se croire perdue parce que l’établissement d’un apanage pour un de ses princes viendrait ramener au milieu des formes de la société moderne une ombre vaine du passé. La classe moyenne avait pour mission de gouverner, et pour devoir de mettre son cœur au niveau de sa fortune, en se gardant de toute basse jalousie et de toute frivole défiance. Le vrai danger pour elle, il était dans la permanence de l’esprit révolutionnaire, infatigable ennemi qui, même au milieu du sommeil apparent des passions et dans leur silence trompeur, se préparait à de nouveaux combats. Les agitations du monde, l’Espagne inondée du sang versé par la guerre et par la révolte, les troubles du Portugal, les déchirements nés en Angleterre de la Réforme, issue elle-même de notre révolution de juillet, tout cela ne formait-il pas un ensemble de symptômes dont il était permis de prendre alarme ? Tout cela n’indiquait-il pas qu’il y avait dans le mouvement général de la civilisation moderne quelque chose à réprimer et à contenir ? On se rassurait parce que les clameurs de la rue étaient tombées et qu’on n’entendait plus autour de soi le choc des partis armés du glaive ? Comme si l’esprit révolutionnaire n’avait qu’à s’apaiser pour qu’on le jugeât mort ; comme s’il n’existait point partout : au sein des classes pauvres, rongées par l’envie ; au centre des ateliers, depuis long-temps remplis du bruit des systèmes d’égalité dans le peuple entier, auquel il ne restait plus d’autre frein que le frein du travail ; au fond des institutions représentatives enfin, qui avaient organisé la lutte, glorieuse sans doute et désirable mais terrible, du vrai et du faux, des bons instincts et des passions anarchiques. Il fallait donc se tenir en garde, veiller au maintien des lois répressives, discipliner les fonctionnaires, raffermir le pouvoir.

Ainsi, dans la société à conduire, M. Guizot ne voyait qu’une bataille à livrer ! Cette foule à ses pieds gémissante, la foule sainte des ignorants et des faibles, des pauvres et des journaliers, il croyait que, pour la contenir il suffirait de peser un peu plus sur elle ! Le travail est un frein, osait-il dire, espérant sans doute que la faim serait pour le prolétaire des sociétés modernes ce qu’avaient été le fatalisme pour l’esclave antique et le dogme de la résignation pour le serf du moyen-âge. Et il ne comprenait pas que prévenir les révolutions dispense de les calomnier, il ne comprenait pas que l’éternité de la souffrance en bas, c’est en haut l’éternité de la peur Nous l’avons entendu, ce discours : nous étions là. Et, il nous en souvient, pendant que l’assemblée s’agitait à la voix de l’orateur ; l’esprit en proie au tourment de la pensée et l’âme remplie d’amertume, nous cherchions des yeux un homme qui, au risque des plus injustes murmures eût le courage de confondre d’aussi froides, d’aussi cruelles maximes.

M. Odilon-Barrot parla dans la séance qui suivit, mais sans aller au-delà de ce que la majorité de l’assemblée voulait entendre. Il s’éleva chaleureusement contre les doctrinaires contre leur politique vindicative et dure, contre leur prétention de ne livrer qu’à la classe moyenne la victoire du peuple entier. Au surplus, il les attendait à l’œuvre, et il désirait que le pouvoir leur fût rendu : bien sûr que l’épreuve les accablerait, bien sûr que leur ambition couronnée mettrait à nu leur impuissance. Puis, se tournant vers les ministres : « Si vous n’êtes pas les continuateurs de la politique du 6 septembre, déclarez-le nettement. Dans le cas contraire, je crois que vous avez été insensés de vous séparer des hommes les plus capables par leur talent de défendre les principes qui vous sont communs avec eux. Dans cette guerre incessante, dans ces discussions orageuses, sentez votre faiblesse devant un homme à qui vous avez entendu développer ses vues avec tant de hauteur et de fermeté. Hâtez-vous, hâtez-vous de reconnaître la parole et le bras du maître ».

Excité par l’attaque animé par l’éloge, M. Guizot répliqua qu’il n’était jamais entré dans sa pensée de faire de la classe moyenne une classe à part ; que, loin de là, c’était la gloire du régime existant d’appeler au faîte quiconque se montrait capable et digne d’y monter ; que lui, qu’on accusait de tendre à une aristocratie nouvelle, que M. Odilon-Barrot, que chacun de ceux qui l’écoutaient, avaient acquis leurs grades à la sueur de leurs fronts et formaient une démocratie vivante ; qu’il savait combien étaient douces les faveurs de la popularité, et qu’il les avait entendus, lui aussi, les applaudissements de la multitude, mais qu’il leur préférait l’honneur d’inspirer confiance aux intérêts conservateurs, aux vrais intérêts du pays.

Pendant cette lutte sans profondeur et sans portée, mais qui tirait un grand éclat du talent des deux orateurs adverses, de la généreuse chaleur de l’un de l’émotion secrète de l’autre, des haines et des passions de tous, les ministres, le regard fixe, le corps immobile, paraissaient abattus et comme écrasés sous le sentiment de leur insuffisance. On les jugea perdus. « Le combat vient de se livrer sur leurs têtes » disait-on de toutes parts, au sortir de la séance. Et chacun d’attendre la décision de M. Thiers.

C’était lui, en effet, qui tenait entre ses mains la vie du ministère, puisqu’il disposait des voix du Centre Gauche. Le soir de la séance, il convoque ses amis. De quel côté penchera-t-on ? Les avis se partagent. Ceux-ci veulent qu’on profite de l’incapacité des ministres, qu’on leur livre bataille, qu’on les supplante. Ceux-là font observer que le Centre Gauche n’est pas encore assez voisin du pouvoir pour s’en emparer qu’en renversant M. Molé, on va pousser au faîte M. Guizot ; qu’il vaut mieux ajourner une victoire dont on n’est pas prêt à recueillir le profit. Mais, suivant M. Thil, tout pouvoir qui dure puise des forces dans sa seule durée quelque débile que paraisse le ministère Mole, si on le laisse vivre, on commet une faute et l’on perd une chance.

Au sein de tels débats, M. Thiers n’était point sans éprouver un certain trouble dont il ne s’avouait peut-être pas la cause. D’une part, il s’irritait de voir les affaires de l’État conduites, sans lui et en dehors de lui, par des hommes auxquels il se croyait bien supérieur. De l’autre, il tremblait de combattre pour le compte des doctrinaires et de leur chef, hommes résolus et opiniâtres, qui, une fois maîtres du pouvoir, sauraient le garder et le défendre. Aussi se sentait-il porté à soutenir momentanément un Cabinet que son insuffisance même livrait à la merci de ses protecteurs, et qu’on serait toujours à temps de faire disparaître. Ajoutez à cela que M. Thiers avait promis au roi de ménager M. Molé, et que, par une faiblesse naturelle au cœur humain, il croyait suivre les inspirations de sa loyauté en cédant aux conseils de son ambition.

Les sollicitations, d’ailleurs, et les encouragements ne devaient pas lui manquer. Le lendemain, M. de Talleyrand intervint auprès de lui ; on l’entoura de prières flatteuses ; on eut recours contre ce qui lui restait d’incertitude, à ces influences de salon toujours si puissantes dans les monarchies ; et l’on parvint de la sorte à lui faire promettre, non seulement qu’il voterait pour le ministère, mais qu’il irait l’appuyer à la tribune.

Les doctrinaires avaient un instant compté, sinon sur l’alliance offensive de M. Thiers, du moins sur sa neutralité. Ce ne fut donc pas sans un vif dépit qu’ils le virent prêter au Cabinet le secours de cette éloquence facile et persuasive dont la Chambre acceptait si aisément l’empire. Le discours de M. Thiers fut plus insinuant que hardi, plus habile que chaleureux mais il eut un résultat décisif Les fonds secrets furent votés par 250 voix contre 112. Et le ministère Molé sortit, humilié tout à la fois et raffermi, d’une épreuve dans laquelle il avait failli périr.

Les doctrinaires, cependant, n’étaient pas découragés et ils se préparaient à redoubler d’audace, lorsqu’un acte aussi éclatant qu’inattendu vint les frapper de stupeur et sceller leur défaite. Déjà, dans les derniers jours d’avril, le roi avait fait grâce à Meunier, condamné par la Cour des pairs comme régicide : le 8 mai, un rapport du ministre de la justice apprit à la France qu’une amnistie était accordée à tous les individus détenus dans les prisons de l’État par suite de condamnations prononcées pour crimes et délits politiques.

Au fond, l’amnistie était une machine de guerre dressée contre M. Guizot et ses amis. M. Guizot, pour créer des obstacles au Cabinet dont il ne faisait plus partie, s’était mis à l’accuser de mollesse et de lâcheté il avait essayé de ranimer les cendres, déjà refroidies, de nos discordes civiles ; il avait osé, dans un temps de calme, écrire sur sa bannière le mot intimidation. M. Molé, en décrétant l’amnistie, opposait à cette manœuvre d’un rival une manœuvre contraire. Et ce qui le prouve bien, c’est que, eollègues dans le ministère du 6 septembre, M. Guizot et M. Molé s’étaient trouvés d’accord sur la nécessité d’un système de rigueur. Mais lorsque une action est bonne en soi, il y a injustice à ne tenir compte que de ce qu’il s’est glissé de personnel dans les intentions et les motifs. L’amnistie était un appel à la réconciliation des partis ; c’était donc une grande, une noble idée. M. Molé eut le mérite de l’avoir conçue, et le roi celui de l’avoir adoptée sans résistance.

Cependant, l’arrivée de la princesse Hélène était attendue au Château avec impatience. Non qu’un tel mariage fût brillant : il n’avait ni le prestige d’une haute alliance monarchique, ni l’héroïque signification d’un choix national et populaire. Mais, après les refus dont les familles souveraines lui avaient innigé l’auront, la maison d’Orléans se trouvait heureuse que ses offres n’eussent pas été repoussées par une obscure et indigente Cour d’Allemagne.

À part cela, on disait la princesse gracieuse elle avait une âme sensible et douce, de la dignité naturelle, un esprit vif et cultivé. Luthérienne, elle allait entrer dans une famille catholique mais si c’était là pour la reine des Français un sujet de dévote inquiétude, il n’en était pas de même du roi, prince qu’alarmaient faiblement les scrupules religieux et qui n’était pas fâché de trouver l’occasion de prouver sa tolérance.

La demande fut faite au grand-duc régnant par le duc de Broglie, ambassadeur extraordinaire ; elle fut agréée ; et la jeune princesse partit de Ludwigslust, résidence de sa famille. Des épisodes pleins d’intérêt marquèrent ce voyage. On raconte, par exemple, que, sur le milieu de la route, entre Hanau et Francfort, la princesse, qu’accompagnait l’ambassadeur français, fit arrêter sa voiture en face des hauteurs de Berghem, qui couronnent l’horizon sur la droite. Et, un instant après, un messager envoyé par elle courait dire au duc de Broglie : « M. le duc, Madame la princesse vous prie de porter votre attention sur les hauteurs de Berghem. C’est dans ce lieu que votre grand-père, le maréchal de Broglie, a remporté une victoire mémorable. »

Le 24 mai, la princesse mit pied sur le sol de sa patrie nouvelle, et, le 29, elle entrait à Fontainebleau. Car c’était dans cette ville qui garde le souvenir de tant d’aventures épiques et de tant de chutes illustres, c’était dans ce palais dont les N impériales couvrent les murs, c’était à ce relais placé sur la route qui conduisit Napoléon de Moscow à l’île d’Elbe, qu’on attendait la jeune fille venue d’Allemagne pour donner des héritiers au trône le plus éclatant, mais le plus menacé, de l’univers. À sept heures, la voiture de la princesse dépassa la grille, au bruit des tambours, des acclamations et des fanfares. Louis-Philippe se tenait sur le haut du balcon. À la vue de la princesse, que le duc d’Orléans était allé recevoir au bas de l’escalier, le roi s’avança d’un air pénétré, et, comme elle se penchait pour lui baiser la main, il la releva et l’embrassa avec effusion.

Le lendemain, 30 mai, le mariage fut célébré civilement dans la galerie de Henri II, les témoins étant : pour le duc d’Orléans, le président et les quatre vice-présidents de la Chambre des députés, les quatre vice-présidents de la Chambre des pairs, les maréchaux Soult, Lobau et Gérard, le prince de Talleyrand ; et, pour la princesse Hélène, le baron de Rantzau, le duc de Choiseul, M. Bresson. Vint ensuite la cérémonie religieuse, qui eut lieu, selon le rit catholique dans la chapelle de Henri II et, selon le rit luthérien, dans la salle de Louis-Philippe. Des banquets somptueux, des spectacles, des cavalcades brillantes, des divertissements de tout genre prolongèrent, pour la jeune princesse, l’enchantement d’une journée aussi solennelle. Mais des émotions plus profondes lui étaient réservées.

Le 4 juin, la famille royale avait quitté Fontainebleau et se dirigeait vers la capitale. On était arrivé sur un coteau un peu en avant de St-Cloud lorsque la princesse Hélène aperçut tout-à-coup, a demi-cachée dans la vapeur, une masse imposante, confuse. C’était Paris. En approchant de cette ville aimable et tragique, peut-être la duchesse d’Orléans éprouva-t-elle, au sein de sa joie, une secrète terreur. Que ne pouvait-on lui dire :

« Vous allez vivre, Madame, au milieu d’une nation loyale. Le peuple, en France, respecte les princesses, non parce qu’elles sont princesses, mais parce qu’elles sont femmes. Vous venez, il est vrai, dans un pays qui a été fatal à des reines allemandes, dans un pays où la vie des rois est pleine d’angoisses, et où la foule a un flux et un reflux comme la mer. Ne craignez rien cependant. Il est des époques qui n’apparaissent qu’une fois. Le peuple de France n’a plus rien à semer dans l’épouvante ou dans la guerre ; et ses mœurs sont aussi douces qu’héroïques. On vous l’a peint certainement en proie au tourment d’une inquiétude immortelle avide de bruit, avide de mouvement, fatigué de son repos même, et ne pouvant souffrir ni la liberté ni la servitude. On vous a trompée. Le peuple de France a des joies bruyantes, mais qui cachent des pensées sérieuses ; il se livre quelquefois à des colères terribles, mais qui servent des projets persévérants et gigantesques ; l’apparente irrégularité de ses élans n’ôte rien à l’action constante de son génie. Seulement, fait pour les grandes choses, il lui faut des chefs qui le comprennent et qui le vaillent. S’il n’en rencontre pas de tels, il tombe et végète dans une alternative de langueur et de convulsions, jusqu’à ce que, retrouvant des guides dignes de lui, il ait repris à travers l’histoire sa marche féconde. De sorte que nos agitations, dont votre Europe s’effraie, ne sont que les manifestations d’une force mal comprise et follement combattue par ceux qui devraient la calmer en l’employant. Ah ! si vous pouviez le connaître, Madame, ce peuple tant calomnié au dehors ! Mais non. Entre vous et lui vont s’étendre des voiles qui déroberont à vos regards les trésors qui sont en lui, trésors d’esprit et d’enthousiasme, de vaillance et de dévouement. Ce que vous connaîtrez mieux, et trop tôt, c’est ce petit monde de la Cour où vous allez entrer. N’espérez pas retrouver ici les splendeurs du règne de certains rois, chevaliers ou héros. Les révolutions ont effacé les noms anciens sous des noms tout-à-fait inconnus ; elles ont mêlé, aux mêmes lieux, les souvenirs les plus divers. Joséphine a dormi, à Trianon, dans le lit qui avait reçu la fille de Marie-Thérèse. Ne jugez donc pas le présent par le passé. Chez les courtisans d’aujourd’hui, vous ne trouverez ni le bon ton ni le bon goût, ni l’élégance grave des habitudes plébéiennes, ni la délicatesse des usages aristocratiques. Vos Lauzun et vos Richelieu, ce seront des hommes de bourse, des agioteurs, des loups-cerviers. Et si jamais on vous explique le sens de ces mots étranges, vous en serez épouvantée. Aussi attendez-vous à voir les grossiers paladins qui vont vous entourer faire de votre mariage une spéculation politique, et, ne cherchant que des preuves de royalisme dans les témoignages de la courtoisie française, empoisonner ainsi les joies les plus pures et les plus intimes de votre cœur. Voilà le vrai, le seul danger qui vous menace. »

Et ce fut bien là, en effet, ce qui caractérisa la réception préparée à la duchesse d’Orléans. Son entrée dans Paris fut marquée par un immense mouvement de foule, par un assemblage inaccoutumé de soldats, par des acclamations, par les éclats d’une curiosité sympathique ; mais, dès le lendemain, et de peur qu’on n’attribuât à ce qui avait été dit de ses qualités personnelles l’accueil dont elle venait de jouir, les historiographes de la Cour eurent soin de faire honneur au roi de tous les hommages rendus à sa bru. Ce fut pour mieux prouver combien il y avait de sagesse dans le choix du monarque, qu’après avoir vanté la taille de la princesse Hélène, la beauté de son teint, la couleur blonde de ses cheveux, la grâce de son maintien, ils lui prêtèrent plus d’érudition qu’une femme d’esprit n’en veut avoir, et plus d’esprit qu’une femme de bon sens n’en fait paraître. Puis, croyant sans doute raviver par la pompeuse minutie de leurs descriptions le culte éteint de la monarchie, ils se mirent à raconter heure par heure, sans oublier le moindre détail, la vie des princes, les accidents de chaque promenade, et quel était le costume des fils du roi, et dans quel ordre s’avançaient voitures, calèches, char-à-bancs ou landaus, et comment la hiérarchie des rangs avait été observée dans la disposition des places assignées aux dames de la Cour sur les banquettes. En même temps, par une violation brutale du mystère qui protége la pudeur des femmes, on étalait pour ainsi dire devant le public le trousseau de la princesse Hélène, on décrivait sa toilette depuis sa coiffure jusqu’à ses jarretières : et cela pour montrer que la monarchie en France n’avait pas perdu le secret d’éblouir, pour accoutumer la nation à vivre de la vie de la royauté. « Est-ce que le plus simple bon sens, s’était écrié le Journal des Débats, ne fait pas comprendre que le peuple a voulu honorer, dans la princesse Hélène, le choix du roi, et donner une nouvelle preuve d’attachement à sa dynastie libérale, un éclatant démenti à des passions coupables ? » Déclaration injurieusement naïve, qui trahissait le calcul politique caché au fond de ces fêtes dont la princesse Hélène paraissait être l’objet et n’était en réalité que le prétexte !

Cependant, des lettres d’invitation répandues avec une profusion réfléchie, venaient d’annoncer l’ouverture du musée de Versailles. Dès 1832, le roi avait conçu le projet de léguer aux siècles à venir, racontées sur la toile, taillées dans le marbre et rassemblées dans de splendides galeries, les diverses époques de notre histoire. C’était là une noble, une belle idée, et le roi avait mis à la réaliser une ardeur digne des plus grands éloges. Or, l’heure était venue pour lui de jouir de son ouvrage. Le 10 juin, on vit se presser autour de ce palais de Versailles, réduit pendant si long-temps à la majesté de sa solitude et de son silence, des maréchaux, des membres de l’Institut, des ministres, des pairs de France, des députés, des artistes, des généraux, des poètes, foule étincelante et choisie. À dix heures du matin, les portes du palais s’ouvrirent, découvrant aux regards une immense série de tableaux, de portraits, de statues, l’histoire de France enfin écrite par les arts. Comment rendre l’effet d’un pareil spectacle ? Ici, la succession des grands amiraux et des connétables, depuis le maréchal Pierre jusqu’à Grouchy ; là, le siècle de Louis XIV, dans des salons que traversèrent tant de hardis capitaines, tant d’hommes de génie, tant de femmes au sourire invincible, salons dorés où le grand siècle semblait avoir laissé le reflet de ses guerres et le parfum de ses amours ; ailleurs, notre passé militaire depuis l’origine les batailles gagnées, les villes prises d’assaut, les rivières passées à la nage sous le feu de l’ennemi, les joutes chevaleresques, les victoires navales, tout ce qui fut accompli par l’épée entre Tolbiac et Wagram à côté, dans la salle de 92, la levée en masse du peuple français, saisi d’une sublime ivresse, et, dans l’indépendance de la patrie, courant défendre la liberté du monde puis une incomparable épopée, l’Empire puis la Restauration et ses pompes vaines puis la révolution de 1830 et ses prodiges. Aussi, combien de vieillards purent suivre de salle en salle leur propre histoire ! Combien, après s’être reconnus sous l’habit de soldat, dans les armées républicaines, purent se retrouver, en uniforme de général, haletant sur la trace enflammée de leur empereur, ou assistant aux fêtes de son couronnement, ou portant le deuil de ses adieux ! Ce fut donc une journée pleine d’émotions que celle où le musée de Versailles fut inauguré. Le roi, d’ailleurs, n’avait rien épargné pour la rendre éclatante et lui imprimer un caractère monarchique. Le banquet préparé pour les visiteurs servit d’occasion à l’étalage d’une magnificence dont ils se montrèrent aussi surpris que charmés. Il y eut ensuite, le long des galeries resplendissantes, une promenade aux flambeaux. À huit heures du soir, chacun avait pris place dans la salle de spectacle, et la représentation du Misanthrope commençait. Le spectacle fini, la toile du fond se leva, l’ancienne façade du château de Versailles apparut dans le lointain, et sur le piédestal de la statue équestre du roi on lut : « À la gloire de Louis XIV ! » Il avait pourtant révoqué l’édit de Nantes, ce Louis XIV ; et c’était devant une princesse luthérienne qu’on glorifiait sa mémoire !

Ainsi se termina une solennité dont la pensée mériterait d’être louée sans réserve, si des préoccupations personnelles et dynastiques ne s’y étaient pas trop étroitement associées au sentiment national. Peut-être aussi aurait-on dû choisir comme temple des souvenirs un autre palais que Versailles. Car enfin, Versailles désert, Versailles muet avait bien sa grandeur. Abandonné, il parlait au cœur du philosophe et du poète. L’herbe qui poussait dans les avenues d’un château bâti sur la misère du peuple était une indication mélancolique mais éloquente. Quelle puissance d’émotion et quels enseignements dans ces vastes salles retentissantes et vides, dans ces dorures perdues, dans ces glaces où s’était miré le luxe d’un siècle et qui ne réfléchissaient plus que le passage de quelque visiteur attristé ! Et le frémissement de ces vitres négligées par où le vent sifflait, et l’aspect morne de la chambre où Louis XIV avait dormi, et ces eaux croupissant au pied des Nymphes ou des Tritons ennuyés de leur solitude, et l’inutilité de ces ombrages qui avaient protégé des amours funestes, et le délabrement de ce bel escalier de l’Orangerie sur les marches duquel avaient tramé les robes de Lavallière et de Fontange : est-ce que tout cela n’était pas le plus saisissant des drames ? Est-ce que tout cela ne nous montrait pas réunies la philosophie de l’histoire et la poésie des souvenirs ?

Quoi qu’il en soit, les joies de la famille royale ne devaient pas être exemptes d’amertume et le duc d’Orléans eut le chagrin de voir son mariage devenir, au sein des réjouissances populaires, l’occasion d’un affreux malheur. Le 14 juin, l’attaque simulée de la citadelle d’Anvers avait attiré devant l’école militaire le peuple de Paris. Or, si grande était la foule, que l’immensité du Champ-de-Mars pouvait à peine la contenir. Les choses se passèrent néanmoins dans un ordre parfait tant que dura le spectacle. Mais au moment où l’on s’ébranlait pour le départ, on entendit, mêlés à des cris de rage, des gémissements lamentables. Sur quelques points de la place et dans le voisinage de certaines issues trop étroites, la multitude s’était subitement resserrée, entassée, amoncelée, renversée sur elle-même, et des hommes dans la force de l’âge, des femmes, des enfants, des vieillards, périssaient étounés misérablement. Qu’on juge de la consternation de Paris ! Quiconque n’avait pas autour de lui tous ceux qu’il aimait se crut frappé. Et, comme il arrive toujours, la renommée, en exagérant la catastrophe, agrandissait les alarmes. Aussi le gouvernement s’empressa-t-il de faire publier dans les journaux les noms des victimes, appendice funèbre au programme de tant de fêtes ! Le 15 juin, un bal offert à la famille royale devait avoir lieu à l’Hôtel-de-Ville. Qui le croirait ? parmi les représentants spéciaux de la cité, plusieurs furent d’avis que les malheurs du Champ-de-Mars n’étaient pas un motif suffisant pour suspendre les danses de la Cour. Mais à ce cruel raffinement de flatterie le duc d’Orléans répondit par une démarche d’une généreuse impétuosité. Entrant tout-à-coup dans la salle où le conseil municipal était rassemblé, il déclara d’un ton et avec un geste passionnés qu’il ne pouvait consentir à paraître en public avant que les cadavres eussent été reconnus et enterrés. Le bal et le banquet furent donc ajournés, ajournés seulement ! Des secours furent distribués, par ordre du prince royal, aux familles des victimes ; on conduisit les morts au cimetière et, quatre jours après, plus de quatorze cents convives allaient joyeusement se ranger autour de tables somptueuses, dressées dans des salles inondées de lumière et tapissées de fleurs !

Quand Marie-Antoinette était venue s’unir, en France, au prince qui, depuis, fut Louis XVI, il y avait eu aussi des malheureux étouRés dans la foule et de grandes réjouissances à la Cour.




CHAPITRE IX.


Affaires d’Afrique. — Anarchie dans l’administration de la colonie. — Entrevue du général Bugeaud et d’Abd-el-Kader. — Traité de la Tafna. — Prise de Constantine.



Tandis que, par des jeux, des spectacles et des fêtes, l’on cherchait à ranimer en France le culte à demi-éteint des monarchies, l’œuvre de notre domination se poursuivait en Afrique avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de fautes et de succès.

Donné pour successeur au maréchal Clauzel, le comte de Damrémont se trouvait depuis le mois de février à la tête de la colonie ; et le général Bugeaud avait été investi, dans la province d’Oran, d’une autorité presque indépendante de celle du gouverneur-général.

Les débuts du général Damrémont ne furent guère marqués que par une promenade militaire à Bélida et l’engagement de Boudouaou, brillant combat dans lequel 900 Français, commandés par M. de la Torré, mirent en fuite plus de 5000 Arabes.

Quant au général Bugeaud, sa mission était, ou de conclure la paix avec Abd-el-Kader, ou de le poursuivre à outrance. Ce fut par des menaces sauvages qu’il annonça sa prise de possession. Mais le désir de la paix était dans son cœur, et il ne tarda pas à entrer en négociation avec l’émir. L’intermédiaire fut un Juif nommé Dnrand, âme cupide et rusée, qu’on accusa, depuis, d’avoir semé la discorde parmi nos généraux, en vue de profits honteux. Toujours est-il que les négociations traînaient en longueur, quand tout-à-coup, rompant avec le général Bugeaud, l’émir s’adressa au comte de Damrémont pour obtenir la paix : démarche dont le gouverneur-général informa aussitôt le ministre de la guerre. À cette nouvelle, le général Bugeaud se persuade qu’on lui envie la gloire de pacifier la province d’Oran, il s’emporte, il éclate. Heureusement, la mésintelligence n’eut pas de suite : née du vague et de l’imprévoyance des instructions ministérielles, elle tomba devant un échange d’explications sincères. Le comte de Damrémont fit savoir à l’émir que c’était avec le général Bugeaud qu’il devait traiter ; et, à son tour, le général Bugeaud s’empressa d’adresser à M. de Damrémont, qu’il avait injustement soupçonné, les excuses les plus franches, les plus loyales.

Cependant, l’émir s’obstinait dans des prétentions qui accusaient son orgueil et ne répondaient pas à sa puissance. Le général Bugeaud se mit donc en campagne. L’armée, forte de 9,000 hommes, se composait de trois brigades, commandées : la première par le général Laidet, la seconde par le général Rullières, la troisième par le colonel Combes. Déjà, depuis quinze jours, on battait la plaine sans rencontrer l’ennemi, lorsque de sourdes rumeurs se répandirent parmi les soldats, annonçant la paix. Elle venait en effet de se conclure, et le général Bugeaud apprit aux troupes, par un ordre du jour, qu’il allait partir pour une entrevue avec l’émir. La nouvelle fut joyeusement accueillie par les soldats : il leur plaisait de voir de près cet infatigable Abdel-Kader, ce chef inconnu dont ils avaient fait la renommée en le combattant, et qui leur devait le soudain éclat de sa fortune. Le général avait choisi quatre mille hommes pour l’accompagner : ils se mirent en mouvement le 1er juin, à la pointe du jour. En tête marchaient les Arabes alliés, sous les ordres de Mustapha-Ben-Ismaël. C’était un beau et austère vieillard, que reconnaissaient pour chef les belliqueuses tribus des Douairs et des Smélas. Animé contre Abd-el-Kader d’une haine immortelle, Mustapha-Ben-Ismaël avait cherché notre alliance, et associé fidèlement à notre drapeau tricolore ses deux étendarts vert et blanc. Notre civilisation, du reste, l’avait gagné sans le surprendre ni l’éblouir.

À neuf heures du matin, on fit halte dans un vallon du plus riant aspect, que baignaient les eaux de la Tafna. Là était le lieu du rendez-vous. Mais on n’y rencontrait que la solitude, le silence ; et pas un cavalier arabe ne se dessinait à l’horizon. Le soldat se sentit humilié. Il fallut attendre, et l’on attendit long-temps. Les vedettes revenaient sans nouvelles. Habile à s’entourer de prestige, Abd-elKader avait voulu se donner auprès des siens l’avantage d’une supériorité apparente, et le dédain qu’il affectait à l’égard du chef des infidèles était un calcul de sa politique musulmane. Le jour commençait à baisser, l’émir ne paraissait pas ; et, pendant que, tourné en gaîté, le mécontentement des troupes s’évaporait de toutes parts en vives saillies, le général Bugeaud avait peine à dissimuler sa colère. Enfin, l’approche des Arabes est annoncée. À l’instant même, les tambours rappellent, les faisceaux se rompent, chacun court à son poste. Mais, à une lieue de notre avant-garde, Abd-el-Kader s’était arrêté. Ce fut alors auprès du général une succession de messages ayant pour but de lui apprendre que l’émir était malade, qu’il n’avait pu se mettre en route que fort tard ; qu’il serait bon, peut-être, de renvoyer l’entrevue au lendemain… À bout de patience, et oubliant la dignité de son rang pour n’obéir qu’aux impétueux conseils de son dépit et de son courage, le général Bugeaud laisse au général Laidet le commandement des troupes, et, suivi de son état-major, il se porte en avant.

Presque entièrement composée de cavalerie, l’armée d’Abd-el-Kader figurait un immense triangle, dont les angles mouvants s’appuyaient à trois collines. Arrivé au milieu des avant-postes, le général français vit venir à lui un chef de tribu, qui lui montra un coteau sur lequel était l’émir. « Je trouve indécent de la part de ton chef, dit le général Bugeaud à l’Arabe, de me faire attendre si longtemps et venir de si loin. » Et il s’avança résolument. Alors parut l’escorte de l’émir. Jeunes et beaux pour la plupart, les chefs arabes étalaient avec faste leurs riches costumes et montaient des chevaux magnifiques. Bien différente était celle du général Bugeaud, à laquelle s’étaient réunis plusieurs membres de l’administration civile, coiRés de la casquette modèle, et dans une tenue fort peu militaire. Un cavalier sortit des rangs. Il portait un burnous grossier, la corde de chameau, et ne se distinguait point par son costume du dernier des cavaliers ennemis ; mais autour de son cheval noir, qu’il enlevait avec beaucoup d’élégance, des Arabes marchaient, tenant le mors de bride et les étriers. C’était Abd-el-Kader. Le général français lui ayant tendu la main, il la lui serra par deux fois, sauta rapidement à terre et s’assit. Le général Bugeaud prit place auprès de lui, et l’entretien commença.

L’émir était de petite taille. Il avait le visage sérieux et pâle, les traits délicats et légèrement altérés, l’œil ardent. Ses mains, qui jouaient avec un chapelet suspendu à son cou, étaient fines et d’une distinction parfaite. Il parlait avec douceur, mais il y avait sur ses lèvres et dans l’expression de sa physionomie une certaine affectation de dédain. La conversation porta naturellement sur la paix qui venait d’être conclue ; et Abd-el-Kader parla de la cessation des hostilités avec une mensongère et fastueuse indifférence. Le général français lui faisant observer que le traité ne pourrait être mis à exécution qu’après avoir été approuvé, mais que la trêve était favorable aux Arabes, puisque, tant qu’elle durerait, on ne toucherait pas à leurs moissons : « Tu peux dès à présent les détruire, répondit-il, et je t’en donnerai par écrit, si tu veux, l’autorisation. Les Arabes ne manquent pas de grain. »

L’entretien fini le général Bugeaud s’était levé, et l’émir restait assis. Blessé au vif, le général français le prit alors par la main, et, l’attirant à lui d’un mouvement brusque : « Mais relevez-vous donc ! » Les Français furent charmés de cette inspiration d’une âme impérieuse et intrépide, et les Arabes laissèrent percer leur étonnement. Quant à l’émir, saisi d’un trouble involontaire il se retourna sans proférer une parole, sauta sur son cheval, et regagna les siens. En même temps on entendit une puissante clameur que les échos prolongèrent de colline en colline. Vive le Sultan ! criaient avec enthousiasme les tribus. Un violent coup de tonnerre vint ajouter à l’effet de cette étrange scène ; et, se glissant dans les gorges des montagnes, les Arabes disparurent.

Le traité conclu avec l’émir portait qu’Abd-elKader reconnaissait la souveraineté de la France ; que la France se réservait, dans la province d’Oran, Mostaganem, Mazagran et leurs territoires, plus Oran, Arzew et un territoire renfermé dans d’étroites limites[17] que, dans la province d’Alger, elle se réservait Alger, le Sahel et une partie de la plaine de la Métidja. Tout le reste était abandonné à Abd-elKader. On lui livrait la province de Titéry, on lui remettait les clés de la citadelle de Tlemsen. Et en échange de tant de concessions, il s’engageait à fournir à l’armée française trente mille fanègues d’Oran de froment, trente mille fanègues d’Oran d’orge, cinq mille bœufs. Il était, d’ailleurs, convenu que les Koulouglis qui voudraient rester à Tlemsen, ou ailleurs, y posséderaient librement leurs propriétés et y seraient traités comme les Hadars.

Sur tout cela il n’y eut, en France, qu’un cri d’étonnement et d’indignation. L’entrevue du général Bugeaud avec Abd-el-Kader ne se pouvait séparer des circonstances qui l’avaient caractérisée : elle fut frappée d’une désapprobation énergique et presque unanime. On accusait M. Bugeaud de s’être conduit en aventurier plutôt qu’en général, et d’avoir exposé dans sa personne la dignité du commandement à des affronts que son intrépidité, son sang-froid, ne suffisaient pas à couvrir. Mais c’était contre le traité de la Tafna que s’élevaient les attaques les plus vives. Quoi ! après tant de sacrifices en hommes et en argent, après tant d’années employées à combattre, on faisait cadeau à notre plus cruel ennemi de l’ancienne régence presque tout entière ! Quoi ! l’on condamnait la France à camper misérablement sur le littoral, pressée, resserrée, étouffée entre l’ennemi et la mer ! Quel revers nous avait donc condamnés à un tel excès d’humilité dans notre ambition ? Le traité qui nous dépouillait était-il le résultat forcé de quelque terrible défaite, de quelque irréparable désastre ? Etions-nous en Afrique sans ressources, sans armée ? Non, car 15,000 hommes avaient été réunis à Oran des dépenses considérables avaient été déjà faites pour une campagne ; une guerre à mort était annoncée ; le soldat était sûr de vaincre. Et c’était du sein des plus formidables préparatifs qu’on faisait sortir une paix semblable ! Et, avant même de s’être mesuré avec l’émir, on lui cédait la province de Titéry, Scherchell la citadelle de Tlemsen, une portion de la Métidja, des territoires enfin sur lesquels jusqu’alors il n’avait affiché lui-même aucune prétention ! Dans la province d’Oran, nous conservions Mazagran et Mostaganem; mais, séparées d’Oran et d’Arzew, ces deux villes ne seraient-elles pas en état de blocus ? Abd-el-Kader reconnaissait notre souveraineté : concession dérisoire qui lui assurait la réalité d’une puissance dont il ne nous laissait, à nous, que le fantôme.

Ces critiques, que le général Damrémont sanctionna de son expérience dans un exposé adressé par lui au président du Conseil, n’étaient par malheur que trop fondées. Et combien n’eussent pas été plus véhémentes les plaintes de l’opinion, si l’on eût connu alors ce qu’on apprit seulement l’année suivante par un procès fameux : c’est-à-dire que toutes les conditions du traité n’avaient pas été écrites, et que le général Bugeaud avait été autorisé à se faire payer une somme d’argent qui, dépensée en chemins vicinaux devait accroître sa popularité électorale !

Quoi qu’il en soit, on dut, après le traité de la Tafna, se demander si l’on pousserait jusqu’à Constantine. Cette expédition avait été résolue cependant, l’honneur national la commandait, la France l’attendait comme la réparation d’une injure, et c’était avec la mission spéciale de l’entreprendre que M. de Damrémont avait été envoyé en Afrique. Mais, prendre Constantine, n’était-ce pas agrandir encore Abd-el-Kader, rendu déjà si redoutable par le récent traité ? Détruire Ahmed, n’était-ce pas délivrer l’émir d’un rival, appeler son influence dans l’Est, le signaler aux Arabes comme le représentant, désormais unique, des haines allumées par la conquête ? Cette considération pesa sans nul doute sur les délibérations du Conseil ; car le comte de Damrémont reçut ordre de négocier avec Ahmed. On lui demandait de rembourser les frais de la guerre, de se reconnaître vassal de la France, de payer tribut. Lui, comptant sur les secours de la Porte, il se retrancha d’abord dans de vagues réponses. Une escadre était partie de Constantinople avec des intentions équivoques : les contre-amiraux Gallois et Lalande lui firent rebrousser chemin. Pressé plus vivement, Ahmed refusa, et l’expédition fut résolue.

Une partie du mois d’août et le mois de septembre furent employés aux préparatifs. De Bone à Constantine, la route se couvrit d’étapes militaires. Ghelma était devenue, sous la direction du colonel Duvivier une véritable place de guerre. Un camp fut établi sur le plateau de Medjez-Amar, choisi comme base des opérations, et ce fut là que, dans les derniers jours de septembre, l’armée se trouva réunie. Elle s’élevait à 13,000 hommes, abondamment pourvus de vivres et de munitions, et traînait avec elle un matériel considérable. Ville de feuillage, coupée de rues tirées au cordeau, le camp de Medjez-Amar présentait, au cœur des plaines désertes qui l’environnaient, une physionomie vraiment féerique. C’était l’ordre dans le mouvement, la régularité dans l’enthousiasme, c’était la guerre en habits de fête. Rien de comparable à l’ardeur du soldat. On allait donc couvrir de l’éclat d’un grand succès les revers de la campagne précédente ! Là se trouvaient des officiers qu’excitait le souvenir de la mort d’un ami. Le capitaine Richepanse était accouru pour venger la mort de son frère.

L’armée se mit en marche. On savait, par une cruelle expérience, que les plaines à traverser étaient entièrement nues ; qu’elles n’offraient ni arbres ni buissons dont on se pût servir pour les feux de bivouac. Aussi, le soldat avait-il ajouté un petit faisceau de branches au fardeau dont il était chargé : fardeau énorme qui se composait d’une ration de vivres pour douze jours, de cent-vingt cartouches, d’une provision de sucre, de sel, de café, de linge, et d’une giberne, sans compter une longue canne sur laquelle chaque homme appuyait la main droite, et le fusil que portait la main gauche. Mais il y avait chez tous une vigueur morale qui défiait la fatigue, et la plus belliqueuse impatience éclatait dans les rangs. Toutefois, la première journée fut menaçante. Il fallait gagner des régions très-élevées, il fallait monter à travers des couches d’atmosphère chargées d’humidité et de plus en plus froides. Au col de Ras-el-Akba, la pluie commença. Bientôt, sur la terre e détrempée, les voitures eurent de la peine à se traîner et le lieutenant-général Valée, qui commandait l’artillerie, fut aperçu à pied, un fouet de conducteur à la main, animant la marche. Ainsi semblaient se reproduire les sinistres présages de 1836. Les images funestes ne manquèrent pas, d’ailleurs, le long de la route. À mesure que nous avancions, les Arabes fuyaient après avoir mis entre eux et nous la dévastation, le désert ; et, de distance en distance, des tourbillons de fumée ardente marquaient la place des meules de paille incendiées. Le 5 octobre, on atteignit le sommet d’une colline sur laquelle se dressent les ruines d’un monument romain. Alors apparurent, vers la gauche un camp arabe, et en face la plaine de Constantine. En ce lieu s’était ouverte, l’année précédente, la série de nos désastres. Ici était la place où plusieurs de nos frères moururent de froid ; là coulait cette rivière de l’Oued-Akmimin qui, grossie par les pluies, avait opposé au passage du maréchal Clauzel de si douloureux obstacles plus loin s’étendaient le champ où il avait fallu abandonner le convoi, et celui auquel était resté le nom de Camp-de-la-Boue. Chaque pas nouveau vers Constantine réveillait un souvenir poignant, et le pied du soldat se heurta plus d’une fois à des ossements qui n’avaient plus de nom, mais qui rappelaient la patrie.

L’armée était divisée en quatre brigades, commandées : la première par le duc de Nemours ; la deuxième par le général Trézel ; la troisième par le général Ruilières, et la quatrième par le colonel Combes. Le lieutenant-général Fleury était commandant en chef du génie. Ce fut le 6 octobre (1837), à neuf heures du matin, que la première colonne couronna le plateau de Mansourah. À peine y était-elle arrivée, que du sein de la place s’éleva un grand cri où se distinguait la voix perçante des femmes. Cachés parmi les aloës qui couvrent les pentes du ravin en avant de Mansourah, trois cents tirailleurs turcs attendaient les Français, qu’ils accueillirent par une fusillade aussi vive qu’imprévue. Mais les Zouaves s’élançant avec violence, enivrés déjà par l’odeur de la poudre et frémissants, l’ennemi se replia en désordre dans la ville, et l’on put procéder aux préparatifs du siège.

Il fut reconnu sur-le-champ que la place devait être attaquée par le plateau de Koudiat-Aty, pendant que trois batteries de gros calibre, établies sur celui de Mansourah, prendraient d’enfilade et de revers les batteries du front d’attaque. Tout fut disposé en conséquence. Conduites par le général Rullières, la troisième et la quatrième brigade franchirent le Rummel, sous le feu de la place, et prirent position à Koudiat-Aty ; de toutes parts les travaux commencèrent, poussés avec une activité que protégeait un courage inébranlable. Car les Arabes ne se contentaient pas d’envoyer la mort aux travailleurs du haut des remparts et tandis que Ahmed, glissant de colline en colline, lançait sur nous ses cavaliers, Turcs et Kabiles accouraient du fond de Constantine, et contre les divers points de la courbe décrite autour d’eux venaient se briser en rugissant. Et puis, comme en 1836, le ciel semblait s’être déclaré contre les Français. La pluie tomba par torrents. Les passerelles jetées sur le Rummel furent emportées. Les sacs à terre, que les soldats se passaient de main en main, n’arrivaient à destination que remplis d’une fange liquide. À Mansourah, la terre, changée en boue, refusant à l’artillerie un appui suffisamment solide trois pièces versèrent dans un ravin et ne furent relevées que par les efforts surhumains des Zouaves. Pas de foin, pas de paille pour les chevaux. Ceux de l’artillerie, les plus utiles, ne recevaient qu’un tiers de ration d’orge par jour, les mulets affamés rongeaient les caissons. Il y eut des nuits de tempête, effroyables, mortelles. Les soldats couchaient dans l’eau à quelques-uns il fut donné de s’étendre sur des cailloux ; d’autres, pénétrant dans le cimetière de Koudiat-Aty, se reposèrent sous la voûte des tombeaux.

On conçoit ce que de telles souffrances devaient être pour des Français, race impétueuse et plus propre à supporter le péril que le retard. Aussi, lorsque dans la matinée du 9, les batteries de Mansourah ouvrirent le feu, l’armée tout entière répondit au bruit du canon par un immense cri de joie. Mais c’était trop peu que d’éteindre ça et là le feu de la place, que d’échancrer les embrasures : les portes restant closes et rien n’annonçant que la ville se fût émue, les Français appelèrent avec impatience l’heure de l’assaut. Pour le rendre praticable, il fallait achever les travaux de la batterie de brèche que le mauvais temps avait interrompus et transporter à Koudiat-Aty, sur un terrain mouvant, inégal, profondément déchiré, des pièces de 24 et de 16 destinées à cette batterie. On y parvint, tant était forte la trempe des courages et des volontés ! Alors les Arabes sortent de tous côtés de la ville et, à la faveur des ressauts de terrain, ils viennent ramper jusqu’au pied des parapets qui couvrent les assiégeants. Le général Damrémont arrive suivi du duc de Nemours. Il ordonne aux soldats de sauter pardessus les parapets. À la baïonnette ! crient les Français, et les parapets sont franchis. En un clin-d’oeil, les Arabes sont culbutés de gradins en gradins et refoulés dans Constantine. Le 12, les travaux étaient terminés : on touchait enfin à l’assaut !

Tout-à-coup, un jeune musulman, sorti des rangs de l’armée française, s’avança vers la ville, agitant un papier d’une main et de l’autre un drapeau blanc. Les assiégés lui jetèrent des cordes et le hissèrent sur le rempart. C’était un parlementaire que le général Damrémont envoyait aux assiégés pour les sommer de se rendre, avant le signal décisif et terrible. Le lendemain l’envoyé revint avec cette fière et noble réponse : « Si les Français n’ont plus de poudre et de pain, nous leur en donnerons. Nous défendrons à outrance nos maisons et notre ville. On ne sera maître de Constantine qu’après avoir égorgé son dernier défenseur. »

M. de Damrémont prit aussitôt son parti. Depuis le commencement du siège, qu’il dirigeait d’ailleurs en général expérimenté, il n’avait cessé de prodiguer sa personne en soldat ; si bien, qu’en le voyant passer dans les retranchements, le front chargé de soucis, mais d’un pas qui semblait chercher le péril, quelques-uns l’avaient cru décidé à mourir si la fortune pour la seconde fois nous était contraire. Heureusement, l’assaut était devenu praticable, et il n’y avait plus à douter du succès. Plein de confiance désormais, et suivi d’un petit groupe d’officiers, le comte de Damrémont se dirigea vers Koudiat-Aty. Arrivé sur un point très-découvert, il s’y arrêta et se mit à observer la brèche. « Prenez garde, lui dit alors le général Rullières, qui était venu au-devant de lui nous sommes ici au point de mire de l’ennemi. — C’est égal, répondit froidement M. de Damrémont. » À peine avait-il prononcé ces mots, qu’on le vit tomber à la renverse, frappé d’un boulet de canon. Le général Perrégaux se penchant aussitôt sur lui, une balle l’atteignit à la tête. Le gouverneur-général fut relevé avec une émotion pleine de respect par les témoins de sa mort glorieuse, et, quelques instants après, le corps sanglant traversait l’armée, couvert d’un manteau.

Parmi les soldats, il y en eut qui pleurèrent leur chef : tous saluèrent sa destinée. Le commandement revenait de droit au lieutenant-général Valée : il le prit, aux applaudissements des troupes et ce fut avec transport qu’elles reçurent, le jour même, la grande nouvelle de l’assaut pour le lendemain.

Le lendemain était un vendredi. Or, d’après une croyance superstitieuse depuis long-temps répandue parmi les Arabes, un vendredi devait marquer en Afrique le triomphe définitif des chrétiens. Mais Constantine ne s’en préparait pas moins à une résistance furieuse. Et, de leur côté, les Français se montraient sûrs de vaincre, puisque c’était corps à corps qu’ils allaient saisir l’ennemi. Les troupes destinées à l’assaut avaient été, dès la veille, divisées en trois colonnes sous les ordres du lieutenant-colonel Lamoricière, du colonel Combes et du colonel Corbin. À sept heures, le signal est donné, et au bruit des tambours tous les cœurs palpitent d’impatience et de joie. Le ciel était radieux ce jour-là. Commandée par Lamoricière, la première colonne, au milieu de la plus vive fusillade, gagne le rempart au pas de course. Voilà les Zouaves debout sur la brèche ; et le drapeau tricolore, qu’y plante le capitaine Garderèns, est salué par de victorieuses acclamations. Mais le danger restait caché dans le triomphe. Tandis qu’à droite et à gauche, les sapeurs du génie se fraient un passage le long des murs, leurs compagnons se trouvent devant un dédale de maisons en ruines et d’impasses mystérieuses d’où s’échappe une grêle de balles. On avance pourtant, on s’attache à l’ennemi, dans une mêlée meurtrière et furieuse. Soudain, un pan de mur s’écroule qui étouffe et enterre nombre d’assaillants. Bientôt une mine éclate ; un tourbillon de flamme et de fumée s’élève et, par un phénomène étrange, effroyable, plusieurs de nos soldats sentent que tout autour d’eux l’air s’embrase ; ils respirent le feu une douleur âcre et cuisante les dévore ; leurs vêtements consumés laissent leur chair à nu ; leurs paupières sont brûlées ; d’éternelles ténèbres les environnent. Ce fut un spectacle déchirant que celui de ces malheureux. Quelques-uns déliraient, défigurés à tel point, que leurs amis mêmes ne les pouvaient reconnaître, et ils allaient s’agitant semblables à des spectres.

Constantine, du reste, s’ouvrait de toutes parts aux flots des assaillants. D’intrépides canonniers turcs gisaient au pied d’une de leurs batteries conquise. On luttait de porte en porte, à travers des rues si étroites, que les maisons se faisant face se touchaient presque par le haut. Les Français se précipitaient la baïonnette au bout du fusil, poussant tout devant eux, fouillant la ville, et partout vainqueurs déchaînés, irrésistibles. Les insignes de la domination turque, les étendards d’Ahmed, les queues de cheval, disparaissaient de proche en proche pour faire place au drapeau tricolore. On dit que, ne voulant ni se soumettre ni fuir, un ministre du dey s’arracha la vie. Tout retentissait du tumulte de mille combats, et ce ne furent bientôt que morts, mourants et ruines. De dessous les débris fumants sortaient de farouches imprécations ou des cris étouffés. La population, pâle d’épouvanté, avait remué tumultueusement du côté opposé à nos attaques : elle arrive et s’entasse, derrière la Casbah, sur une pente rapide aboutissant à une muraille de rochers verticaux. Là, cette multitude gémissante grossit outre-mesure se presse se pousse, roule pêle-mêle au fond de l’abîme. Femmes, enfants, vieillards y périssent dans une affreuse confusion. Les plus hardis se suspendent à des cordes qui, en se rompant, les laissent tomber sur un monceau de cadavres. L’odeur du sang monte dans l’air. La ville est prise.

Ce n’était pas sans de cruels sacrifices. Le chef de bataillon Sérigny et le capitaine du génie Haket avaient péri sur la brèche. Parmi les blessés on comptait le colonel Lamoricière, les chefs de bataillon Vieux et Dumas, l’ofïicier du génie Leblanc, le capitaine Richepanse. Le colonel Combes avait été blessé lui aussi, et mortellement. Arrivé sur la brèche, il y commandait une attaque décisive, lorsqu’il reçut deux balles dont l’une lui traversa la poitrine. Alors se passa une scène digne des temps héroïques. Invincible à la douleur, le colonel Combes s’avança vers le duc de Nemours pour lui rendre compte de la situation. Son pas était assuré, son visage calme à le voir, nul ne se fût douté qu’il marchait portant la mort dans sa poitrine. Il s’exprima noblement, avec simplicité, sans parler de lui autrement que par cette allusion mélancolique et sublime : « Ceux qui ne sont pas blessés mortellement jouiront de ce succès. » On l’emporta près de rendre l’âme. Ses dernières paroles furent adressées au général Boyer, son ami : « Recevez mes adieux, lui dit-il. Je ne demande rien à mon pays pour ma femme, pour les miens ; mais je lui recommande les officiers de mon régiment dont voici les noms… » La mort l’interrompit. On raconte que, pendant la prise de Constantine, Ahmed, du haut d’une montagne voisine, assistait à ce solennel spectacle de sa puissance abattue. Frappé sans retour par le destin, il ne fut pas maître de sa douleur, et des larmes dit-on, coulèrent de ses yeux. Toutefois, il ne renonça pas à la douceur de vivre ; il tourna bride et son cheval l’emporta.

La première pensée des nouveaux maîtres de Constantine fut pour les blessés. Confiés au docteur Baudens, ils eurent pour hôpital une des plus belles maisons de la ville, celle qu’occupait le kalifa du bey. Le palais d’Ahmed, dont un nègre ouvrit les portes aux vainqueurs, renfermait de riches tapis, des chevaux magnifiques, beaucoup d’esclaves ; mais on y avait rêvé des trésors qu’on ne put découvrir. Les femmes du harem, dont une seule, nommée Aïcha, était remarquable par sa beauté, furent mises sous la garde du muphti. Peu à peu tout rentra dans l’ordre ; du sein des campagnes arrivèrent des tribus qui venaient faire leur soumission les mesures que l’occupation réclamait furent prises, et l’armée se remit en route pour Bone, laissant dans Constantine 2,500 hommes sous le commandement du colonel Bernelle.

Cette conquête, si chèrement disputée, fut célébrée en France d’une manière à la fois touchante et modeste. La dignité de maréchal de France et le titre de gouverneur-général de l’Algérie récompensèrent le lieutenant-général Valée. Un avancement mérité attendait les maréchaux-de-camp Rullières et Trézel ainsi que les colonels Bernelle, Boyer, Vacher, de Tournemine. Le corps du comte de Damrémont reçut, à son arrivée en France, les honneurs militaires, et 1 hôtel des Invalides lui fut donné pour sépulture. Quant au général Perrégaux, il était mort dans la traversée, presque au moment

de toucher les rivages de la patrie[18].
CHAPITRE X.


Nouvelle attitude prise par le parti démocratique. — Portrait de M. Arago. — Formation du Comité central sa physionomie ; résultats de son influence. — Élections. — Origine de la Coalition. — Fausse tactique de M. Guizot. — Première défaite de la Coalition. — Derniers moments de M. de Talleyrand.



Pendant longtemps, on ra vu, le parti démocratique avait obéi, dans sa marche, à des inspirations de dévouement ou à des haines impatientes ou à l’esprit d’aventure. Mais ses passions, même les plus généreuses, l’avaient mal servi. De tant de glaives tirés dans des jours de colère, pas un qui n’eût été retourné contre lui et ne l’eût déchiré. Il lui avait donc fallu enfin reconnaître que, sous la domination de la bourgeoisie, les chances n’étaient pas toutes du côté de l’audace et que malaisément il ferait violence à la fortune. Il ne se découragea point cependant, et, doué d’une force de volonté plus grande que ses revers, il résolut de se commander le calme, de mettre de la patience dans ses attaques, de vaincre, en un mot, avec les seules armes de la loi, par le seul effort de l’intelligence. L’occasion pour cela se présentait favorable et pressante, à la fin de 1837 ; car M. Molé avait dissous la Chambre, et la lice électorale s’ouvrait.

Mais, pour que l’entreprise n’avortât point, il importait qu’elle fût conduite par des personnages d’une haute renommée et d’une modération qu’eût épargnée la calomnie, des personnages tels que M. Arago, par exemple.

Et quel puissant allié qu’un tel homme ! Sa stature imposante, son œil étincelant sous de grands sourcils mobiles, la constante altération de ses traits, son profil aquilin, le rayonnement de son front, tout exprimait en lui l’intelligence dans la force et je ne sais quelle propension violente au commandement.

Il avait été donné à cet homme illustre d’entrer en commerce avec la gloire, à un âge où, d’ordinaire, on ose à peine la rêver. À vingt-ans, M. Arago avait été choisi par le Bureau des Longitudes pour aller prolonger la méridienne de France jusqu’au midi de l’Espagne, et, dans l’accomplissement de cette mission, il avait enduré mille souffrances, affronté mille dangers. Il passa six mois sur un pic isolé des montagnes, attendant l’heure où une observation serait possible. Lors de la première entrée des Français dans la Péninsule, il fut, comme envoyé de Napoléon, plongé dans les prisons de Valence ; plus tard, conduit à Alger, il regagnait la France, lorsque, capturé en vue de Marseille par un corsaire espagnol, il fut ramené à Rose puis jeté sur un ponton à Palamos. Pendant sa dure captivité à Rose et à Palamos, il poussa le dévouement à la science jusqu’à refuser de se sauver, pour ne pas perdre ses observations et ses instruments. Ainsi avait commencé la vie scientifique de M.Arago, vie marquée par une foule de travaux célèbres et d’admirables découvertes.

Ce qui caractérisait M. Arago, c’était la diversité de ses aptitudes. Renommé dans l’Europe entière comme professeur et comme savant, il apportait dans les joutes oratoires une éloquence abondante, lumineuse, nourrie de faits, de citations, de détails saisissants ; et certes parmi les premiers écrivains de son siècle, nul n’aurait pu se flatter de l’emporter sur lui pour l’ampleur, la souplesse, et surtout la clarté du style. Cette dernière qualité avait chez M. Arago quelque chose d’éblouissant, et misait de lui un des plus féconds vulgarisateurs qui aient jamais paru.

Un homme ainsi organisé pouvait d’autant moins se résigner à vivre éloigné de la politique qu’il y était appelé par un esprit naturellement dominateur et un immense besoin d’activité ; car à cette nature, si richement douée, tout semblait convenir également le recueillement et l’action, l’immobilité de l’étude et le mouvement des choses humaines, la contemplation solitaire des mondes et le Forum rempli de tempêtes.

Puissant par la science, M. Arago l’était peut-être plus encore par la passion. Aussi n’avait-il pu se contenter long-temps de l’espèce de dictature que l’Académie des Sciences lui avait volontairement confiée, bien qu’il y eût là des obstacles à vaincre, et des luttes à soutenir, et des ennemis à accabler. Mais, pour que les facultés de M. Arago trouvassent un emploi suffisant, il lui fallait d’autres obstacles et d’autres combats. Il s’était donc élancé vers les régions politiques, et, avec cette force d’attraction qu’elle exerce sur toutes les natures souveraines, la démocratie l’avait irrésistiblement attiré. Et qui, plus que lui, était fait pour y figurer avec éclat ? Non moins capable d’émouvoir le peuple que de l’instruire, il s’imposait à ceux-ci par l’autorité de son nom, il entraînait ceux-là par l’énergie de son âme, affectueuse d’ailleurs et sans fiel.

Au besoin, le rôle de tribun n’eût pas été au-dessus de son ardeur. Et toutefois, il n’avait pas ce genre de supériorité qui permit à Mirabeau de se jouer des orages, d’y respirer avec une aisance orgueilleuse, de s’enivrer de la contradiction, et de se faire porter par les haines mêmes autour de lui soulevées. Accoutumé, comme professeur, aux applaudissements, M. Arago ne se déployait tout entier que devant un auditoire disposé à le comprendre et à l’aimer. Les frémissements d’une assemblée hostile, sans abattre son courage, altéraient en lui les sources de l’inspiration. Un soir de printemps, comme il se promenait dans le jardin de l’Observatoire avec quelques membres de sa famille et un ami, il lui plut d’exposer les idées dont se composait un discours qu’il devait prononcer à la Chambre, le lendemain. Il s’agissait de venger le peuple des mépris patriciens en traçant l’histoire des services rendus par lui à la science, et en faisant le compte des grands hommes sortis de son sein. Emporté par l’élan d’une improvisation d’abord familière, M. Arago s’anima peu à peu, il s’exalta, il devint sublime. Sur cette terrasse élevée d’où l’on domine Paris, il nous semble le voir encore avec sa haute taille et sa figure de chef arabe, la tête découverte, le bras étendu, l’œil plein de flamme, les cheveux agités par le vent, le sommet du front éclairé par les rayons du soleil qui descendait à l’horizon dans une vapeur embrasée… Non, jamais homme n’eut un aspect plus majestueux et jamais pensées venues du cœur ne revêtirent des formes plus solennelles et plus nobles ! Le lendemain, nous allâmes entendre M. Arago à la Chambre, et nous eûmes de la peine à le reconnaître, tant il paraissait attentif aux murmures imbéciles que l’éloge du peuple arrachait à l’assemblée !

Les éminentes qualités de M. Arago n’étaient pas, du reste, sans mélange. Se proposer un but invariable et unique, savoir concentrer son activité, ménager prudemment ses alliances et ses ressources, se faire des créatures par un système suivi d’attentions prévoyantes et d’égards patients, ne se donner d’autres ennemis que ceux qu’il est bon d’avoir, voilà ce qui importe à un chef de parti, dans une société qui balance entre le goût du changement et la peur des crises. Or, M. Arago avait moins de persévérance que de fougue il se laissait trop aisément distraire de la poursuite d’un grand dessein par des préoccupations secondaires ; il diminuait lui-même, en les répandant sur trop d’objets à la fois, les forces de sa volonté ; il ne connaissait qu’à demi l’art de discipliner sous lui la résistance intrépide et fidèle dans ses amitiés, il ne cherchait pas assez à gagner les indifférents, et sa personnalité impétueuse blessa plus d’une fois un parti ombrageux à l’excès : pour tout dire, il sacrifiait plus à sa passion du moment qu’à son but. L’opiniâtreté et le calcul dans la passion furent tout le génie de Pym. Avec ce génie-là on prépare les révolutions : M. Arago avait le génie qui les décide.

Quoi qu’il en soit, M. Arago, à l’époque dont nous parlons, ne faisait pas mystère de ses espérances, et le parti démocratique le pouvait déjà saluer comme un de ses chefs. Or, M. Arago se décidant, M. Laffitte, qui acceptait volontiers l’influence de son illustre ami, se laissait entraîner inévitablement et, quant à M. Dupont (de l’Eure), les démocrates n’avaient jamais douté que son patriotisme ne leur fût un appui.

MM. Dupont, avocat, et Louis Blanc partirent de ces données pour prendre l’initiative des démarches qui devaient amener la formation d’un comité électoral au centre même du parti démocratique. M. Dupont (de l’Eure) promit son concours on obtint celui de, M. Arago ; par M. Arago, celui de M. Laffitte ; et, cela fait, les membres de l’Opposition dynastique furent invités à se réunir à un comité dont le parti démocratique venait de fournir le premier noyau.

Une double hypothèse avait été posée ou bien l’Opposition dynastique accepterait, et alors on combattait à côté d’elle, réserve faite de la différence des principes ; ou bien elle refuserait, et, dans ce cas, on était en mesure de se passer de son alliance, puisqu’on avait pour soi MM. Arago, Laffitte, Dupont (de l’Eure), c’est-à-dire trois hommes qui d’avance frappaient de mort tout comité d’Opposition dans lequel ils n’auraient pas siégé.

Le plan était bien conçu la suite le prouva. Une assemblée ayant été indiquée, au marché des Jacobins, dans les bureaux de la Nouvelle Minerve, les deux Oppositions s’y réunirent. La république y siégeait dans la personne de quelques-uns de ses plus fermes représentants, parmi lesquels MM. Dupont, Dornèz, Thomas, rédacteur en chef du National ; Frédéric Degeorges, rédacteur en chef du Propagateur du Pas-de-Calais. La discussion s’ouvrit sous la présidence de M. Laffitte.

Les radicaux s’expliquèrent sur leur but, hautement et fièrement. Jusqu’alors on n’avait cessé de leur reprocher ce qu’il y avait d’intraitable dans leur humeur et de trop fougueux dans leurs agressions : s’ils se décidaient à l’attaque, disait-on, ils ne savaient que tirer l’épée, et leur repos même n’était qu’un isolement farouche. Eh bien, il leur plaisait de prouver combien était injuste l’exagération de ces reproches. Les élections allaient commencer : ils y prendraient part et ils invitaient l’Opposition dynastique à joindre ses efforts aux leurs. Mais pour qu’une telle association fût morale, il fallait qu’on la nouât sans secrète pensée, sans lâche détour, avec l’autorité que donnent aux actions humaines la droiture des intentions et la netteté des aveux. Pas de compromis équivoque entre les principes contraires, pas de concessions mollement échangées. Il s’agissait d’allier les forces contre un ennemi commun, non de confondre les drapeaux.

La proposition était loyale : ce fut avec un mélange d’estime et d’inquiétude que ceux à qui elle s’adressait l’écoutèrent, et MM. Chambolle et Léon Faucher n’hésitèrent pas à la repousser. Ne savaiton pas quel esprit animait la plupart des électeurs, et que la politique radicale leur était un sujet d’effroi ? L’Opposition dynastique commettrait donc une faute grave en se traînant comme auxiliaire à la suite d’hommes qui, par un scrupule aussi fatal qu’honorable et nécessaire, ne voulaient rien céder sur leurs doctrines et s’en faisaient gloire. M. Dupont répondit d’une manière impétueuse et hautaine. Il laissait entendre que, si l’on refusait de s’unir à eux, les radicaux se sentaient assez forts pour marcher seuls. L’agitation gagna l’assemblée.

Là se trouvait un professeur du collège de France à qui un vif talent de journaliste et des opinions populaires éloquemment propagées avaient valu, parmi la jeunesse, une popularité éclatante. Mais, par une résolution qui est sans excuse et qui resta sans commentaire, M. Lerminier avait depuis peu rompu avec ses anciens amis, déserté son camp ; et, condamné par l’opinion, poursuivi par le cri de la jeunesse, il s’était, comme il arrive, réfugié dans l’audace. Il prit la parole, et, avec une âpreté particulière, il insista sur l’éloignement de la classe moyenne pour les radicaux, sur les dangers de leur concours, sur leur faiblesse, prouvée, ajoutait-il, par le nombre de leurs défaites : paroles étranges dans la bouche de M. Lerminier, et qui lui attirèrent de la part de M. Louis Blanc, son collaborateur de la veille, une réplique véhémente, terminée par ces mots : « Il est, Monsieur, certaines défaites qui honorent plus que certains triomphes. »

Ainsi, le débat s’animait de plus en plus. Tout-à-coup M. Mathieu, de l’Institut, se dirige vers le président, lui parle à voix basse et quitte l’assemblée. Professeur de l’École polytechnique et beaufrère de M. Arago, M. Mathieu était aussi renommé pour son patriotisme que pour sa science. À peine est-il sorti, que M. Laffitte se lève, et, d’un ton ferme : « Messieurs, dit-il, je suis prié de vous déclarer que MM. Arago etMathieu sont résolus à ne point faire partie d’un comité où le parti radical ne serait pas représenté. Je fais la même déclaration. »

Tout fut décidé alors. Au milieu d’une agitation extrême, on consulte l’assemblée une forte majorité se prononce en faveur des radicaux ; parmi les membres de l’Opposition dynastique, les plus énergiques se rallient au parti de la démocratie, les dissidents se retirent, et le lendemain la note suivante paraissait dans les journaux :

« Un Comité central est constitué à Paris pour s’occuper des élections. Son but est de réunir dans une même action toutes les nuances de l’Opposition nationale, et d’obtenir, par la combinaison de leurs efforts, une Chambre indépendante.

Le comité se compose actuellement de MM. Dupont (de l’Eure), Arago, Mauguin, Mathieu, Larabit, Laffitte, Ernest Girardin, le maréchal Clauzel, Garnier-Pagès, Cormenin, Salverte et Thiars, membres de la dernière Chambre ; Chatelain rédacteur en chef du Courrier Français ; CauchoisLemaire, rédacteur en chef de la Minerve ; Bert, rédacteur en chef du Commerce ; E. D. Durand, de la Minerve ; Louis Blanc, rédacteur en chef du Bon Sens ; Frédéric Lacroix, rédacteur en chef du Monde ; Thomas, rédacteur en chef du National ; Dubosc, rédacteur en chef du Journal du peuple ; Goudchaux, banquier ; Viardot, homme de lettres Dornez, avocat ; Népomucène Lemercier, de l’Académie française ; Rostan, professeur à l’école de médecine ; Félix Desportes, propriétaire ; Marie, avocat ; Ledru-Rollin avocat ; Dupont, avocat ; Sarrans, homme de lettres ; A. Guilbert ; David (d’Angers), sculpteur. »

Furent chargés de la correspondance, MM. Garnier-Pagès, Cauchois-Lemaire et Mauguin.

La composition de ce comité était presque entièrement démocratique, et à côté de lui, nul autre comité d’Opposition n’était possible. M. Chambolle, rédacteur en chef du Siècle, rendit compte au public, dans un article plein de convenance et de mesure, des motifs qui l’avaient amené à s’abstenir. De son côté, M. Odilon-Barrot, chef de l’Opposition dynastique, publia une note par laquelle il faisait connaître qu’il déplorait la scission qui venait de se manifester dans le parti constitutionnel, mais qu’il ne pouvait s’associer à un comité où le parti républicain venait d’entrer enseignes déployées.

Ainsi, la direction du mouvement électoral restait concentrée aux mains des radicaux. C’était la première fois qu’ils pénétraient au cœur des affaires résolument et avec ensemble ; c’était la première fois qu’ils semblaient dire : « Pour saisir le gouvernail, nous n’avons pas besoin de faire autour de nous la tempête. » Aussi la frayeur fut-elle grande au Château. Pendant plus d’un mois, la presse ministérielle épuisa, au sujet du Comité central, tout le fiel de sa polémique, et le Journal des Débats mit à le combattre un emportement furieux. Séparant, dans l’Opposition constitutionnelle, ceux qui avaient donné leur adhésion au comité de ceux qui la lui avaient refusée, le Journal des Débats louait les premiers de leur prudence et rendait les seconds responsables des maux à venir. À l’entendre, le mineur était déjà au pied du trône. Et peu importait, suivant lui, que quelques noms constitutionnels fussent venus s’inscrire sur la liste fatale : « Rien de plus sérieux et de mieux calculé, s’écriait-il dans le numéro du 20 octobre, que le but et l’Intention du parti radical. Il est prêt à revendiquer et à faire valoir tous les avantages de la position qu’on lui a faite. La coalition est son œuvre propre il en a inspiré la pensée il en est l’âme et l’élément le plus vital ; la place qu’il y tient, les noms qu’il y a fait entrer lui en assurent la direction secrète… Ce ne sont pas les programmes, c’est l’énergie des hommes qui les classe et décide la prépondérance. » Dans son numéro du 18 octobre, le même journal avait dit : « Exclure ! On s’exprimait autrement il y a quarante ans ! Et qui exclue-t-on d’abord ? Ce sont les constitutionnels de toutes les nuances, les amis du pouvoir, le tiers-parti, les dynastiques, toute cette Opposition dont, il faut le dire, M. Barrot est la force et l’honneur. » L’accusation était calomnieuse, M. Barrot n’ayant pas été exclu, et s’étant exclu lui même ; mais on semait de la sorte les défiances, la jalousie, et cela suffisait à la haine, presque toujours injuste.

Le Comité central était conduit par des hommes audacieux ; il occupait, dans la presse, des positions formidables : dédaignant de se défendre, il attaqua. Animé à la lutte par la violence de ses adversaires, il fit feu à la fois de ses sept journaux, émut Paris, remua la province ; et, s’il ne parvint pas à modifier d’une manière sensible la majorité ministérielle, il se fortifia du moins aux dépens des opinions indécises, accrut à la Chambre le nombre de ses représentants, et fit, en un mot, sentir sur chaque point de la sphère électorale la présence et le souffle de la démocratie. Jamais, depuis 1830, le pouvoir n’avait vu se dresser contre lui, dans les élections, une minorité aussi forte. À Paris, le nombre des électeurs opposants fut de 6,303, sur un chiffre total de 13,982. Tous les membres parlementaires du Comité central furent réélus. Deux républicains bien connus, MM. Martin (de Strasbourg) et Michel (de Bourges) entrèrent à la Chambre ; M. Arago obtint les suffrages de deux colléges ; il en fut de même du maréchal Clauzel ; et, quelque éclat qu’eussent jeté par l’honorable excès de leur hardiesse les doctrines de M. Voyer-d’Argenson, une minorité imposante se déclara pour lui dans la capitale. Il est vrai qu’au deuxième arrondissement de Paris, M. Jacques Lefèbvre l’emporta sur M. Laffitte ; mais le sixième collége ne tarda pas à dédommager le banquier fameux dans la maison duquel la révolution de 1830 avait campé.

Le ministère, pendant ce temps, déployait une activité souterraine qui le décria et lui réussit. Les ennemis qu’il redoutait le plus, parce qu’il voyait en eux des héritiers, c’étaient les doctrinaires. Sa tactique fut de combattre ténébreusement leur élection en paraissant l’appuyer : manœuvres dont quelquesuns d’entre eux furent victimes, MM. d’Haubersaërt et Giraud, par exemple. Du reste, la corruption électorale, partout mise en pratique, était partout dénoncée. Le préfet du Morbihan trouva dans M. de Sivry un accusateur puissant et passionné. L’ingénieur en chef de la Gironde, M. Billaudel, s’étant présenté comme candidat de l’Opposition, une lettre du ministre des travaux publics lui avait enjoint d’opter entre sa candidature et sa place il renonça noblement à sa place, triompha dans sa candidature ; et le fait, porté par lui à la tribune, vint éclairer d’un jour odieux les moyens employés par le pouvoir pour arriver au succès.

La discussion de l’adresse ne se composa que de redites bruyantes et vaines ; et les commencements de la session n’offrirent de remarquable que l’attitude nouvelle prise par les doctrinaires. Trop faibles pour saisir le pouvoir de haute lutte, trop orgueilleux pour le servir, ils résolurent d’abord de le soutenir en le protégeant. Mais à ce patronage glacé, à cette arrogante soumission, à ces services pleins de menaces et injurieux, qui n’eût préféré la guerre ? La guerre, par conséquent, était au fond des choses elle éclata enfin, d’autant plus vive que les passions ennemies s’étaient plus long-temps contenues.

Ce fut M. Thiers qui en alluma la première étincelle Bien que M. de Rémusat fut doctrinaire, M. Thiers l’avait toujours recherché. Il aimait en lui une intelligence élevée, un talent sérieux assaisonné d’esprit, des manières sans pédantisme, et l’indépendance de l’homme de lettres. Enfants de la presse tous deux, ils avaient encore cela de commun, qu’ils croyaient le maintien de la monarchie en France conciliable avec quelques idées de fierté nationale, pourvu qu’il s’y mêlât beaucoup de modestie et de prudence. Ils se convinrent donc, et dans leurs relations privées se trouva le germe de l’alliance si célèbre depuis sous le nom de Coalition. Il était singulier, selon M. Thiers, que les hommes les plus capables de la Chambre en fussent réduits à subir la loi de la médiocrité triomphante. Entre les doctrinaires et le Centre Gauche, n’y avait-il point de rapprochement possible ? M. de Rémusat se laissa convaincre à son tour il intervint efficacement auprès de ses amis ; et bientôt, MM. Jaubert, Piscatory, Duchâtel, Guizot lui-même s’accoutumèrent à l’idée d’une alliance offensive. M. Duvergier de Hauranne, qui, plus tard, devait en être l’âme, s’y montra d’abord peu disposé. Il pensait qu’à changer d’attitude un parti risquait son crédit que de telles résolutions veulent qu’on les mûrisse, parce que, s’il est facile de les prendre, il l’est moins de les expliquer. Toutefois, il était un drapeau auquel, d’après M. Duvergier de Hauranne, il suffisait de se rallier pour ôter à la Coalition le caractère d’une intrigue. La part inconstitutionnelle et excessive que le roi s’était faite dans le maniement des affaires de l’État pesait d’une manière égale sur toutes les fractions de la Chambre : n’y avait-il pas moyen de se réunir honnêtement pour faire prévaloir la maxime le roi règne et ne gouverne pas ; pour défendre la prérogative parlementaire contre les empiétements de la prérogative royale ? M. Duvergier deHauranne en fut d’avis, et, pour préparer le terrain, il publia dans la Revue française un article où les doctrines de MM. His et Fonfrède étaient dénoncées hautement comme la destruction du gouvernement représentatif. MM. His et Fonfrède avaient écrit que la vie politique n’était qu’un douloureux chaos sans l’unité, sans la fixité ; que la Chambre élective, pouvoir passager, fractionné, mobile, rebelle aux traditions, n’était en état, ni de concevoir un système, ni de diriger que de la royauté devaient venir l’impulsion et l’initiative ; que l’entendre autrement, c’était mettre en face d’une monarchie à moitié morte une république vivante. Mais quoi ! MM. His et Fonfrède prétendaient-ils dépouiller la Chambre élective du droit de refuser les subsides ? La logique de leurs théories les conduisait là. Il eut été absurde, en effet, de laisser à la Chambre un irrésistible instrument de domination, quand on demandait que la royauté dominât. Or, le droit de refuser les subsides anéanti, que restait-il ? Le despotisme, compliqué d’une Chambre consultative qui n’aurait plus été alors qu’un vain rouage, qu’un ressort à briser. C’est ce que M. Duvergier de Hauranne prouva sans peine et victorieusement.

Mais il fut moins heureux dans l’exposition, de son propre système. Sentant bien qu’entre une assemblée armée du vote des impôts et une royauté inviolable un duel était à craindre, un duel à mort, il aurait voulu que le ministère participât à la fois et de la Chambre et de la Couronne de la première par la désignation, de la seconde par la nomination, de sorte que les ministres auraient servi de lien entre des pouvoirs rivaux et formé une autorité médiatrice. M. Duvergier de Hauranne ne prenait pas garde qu’en croyant prévenir le combat, il ne faisait que déplacer le champ de bataille ; car on lui pouvait répondre : « De deux choses l’une ou le roi sera forcé d’avoir égard à la désignation ou il lui sera loisible de n’en pas tenir compte. Dans le premier cas, son droit est illusoire. Dans le second, la Chambre venant à lui refuser tout concours, la lutte renaît pour aboutir à un coup d’État, et, peut-être, à une révolution. »

Le régime constitutionnel allait ainsi s’affaiblissant, compromis, décrié, par les débats de ses publicistes et l’impuissance de leur logique. L’article de M. Duvergier de Hauranne, cependant, avait une signification redoutable il donnait un mot d’ordre à la ligue parlementaire qui se préparait.

On touchait au 12 mars (1838), époque fixée pour la présentation de la loi sur les fonds secrets, question de confiance qui devait décider du maintien du ministère ou de sa chute. Les nouveaux alliés jugèrent l’occasion bonne pour essayer leurs forces, et se partagèrent les rôles. Esprit agressif, orateur aventureux, M. Jaubert se chargea de commencer l’attaque. M. Guizot devait la soutenir, et M. Thiers porter le coup décisif. Mais les incertitudes de M. Guizot perdirent tout. Il entretenait avec le Centre certaines relations dont il n’aurait pas voulu que le bénéfice lui fût enlevé. Il annonça donc l’intention de blâmer le ministère avec ménagement et sans rien compromettre. En vain ses amis lui représentèrent-ils les inconvénients d’une attitude flottante, et que la sagesse ici c’était la décision ; il s’obstina par excès de circonspection ou par égoïsme.

Ainsi qu’il avait été convenu, ce fut M. Jaubert qui engagea le combat. Il s’y montra ce qu’il était plein de fougue, de verve, et railleur. Ce qu’il réprouvait dans les fonds secrets, c’était moins leur principe que leur emploi. Il fit ressortir par vives paroles le scandale des subventions payées aux journaux, mettant à l’Index le patronage ruineux à l’ombre duquel le Journal des Débats avait vécu et grandi. « J’accorde mon vote au gouvernement, disait-il comme conclusion, je l’aurais refusé au ministère. » M. Guizot, lui aussi, vint se poser à la tribune en adversaire du pouvoir. Mais il n’était plus reconnaissable. Il hésitait, il balbutiait, il s’embarrassait dans de vagues formules dont l’emphase dissimulait mal la banalité, cet homme ordinairement si superbe et si tranchant dans son dogmatisme. Tantôt le regard fixé sur ses nouveaux amis, il semblait leur demander pardon de la mollesse de ses attaques ; tantôt se retournant vers le Centre, d’un air suppliant et contraint, il paraissait honteux de la nouveauté de son rôle d’opposition. Après un discours qui fut un supplice pour l’assemblée et pour lui-même, il descendit de la tribune, au milieu d’une désapprobation morne. Découragé, M. Thiers n’osa pas prendre la parole. C’était une campagne manquée. En dépit des graves protestations de M. Odilon-Barrot et de celles de M. Gisquet, ancien préfet de police, que sa destitution avait fait ennemi du ministère, le chiffre des fonds secrets fut voté tel que M. Molé le demandait. Et, réduite à attendre des jours meilleurs, la coalition vaincue se dispersa.

Une nouvelle bruyante émut, vers cette époque, le monde politique.

Nous avons dépeint M. de Talleyrand nous avons dit combien était fastueuse sa vanité dans le mal. Mais son impassibilité n’était qu’un masque. Comme le mépris des hommes et des principes faisait école dans son salon, il ne voulait point perdre le bénéfice de ce professorat honteux, et il avait soin de ne paraître que triomphant et moqueur. Au fond, il était incertain, combattu, humble dans sa tristesse et tourmenté. Son immoralité de parade ne répondant pas en lui à une forte nature, à une perversité énergique, il s’y épuisa misérablement. Des témoignages tenus long-temps secrets, mais irrécusables, prouvent que dans les dernières années de sa vie la méditation lui était amère, insupportable. Abandonné à lui-même dans le silence des nuits, il tombait du haut de son orgueil factice dans d’inexprimables découragements ; et à la lueur de la lampe qui éclairait la solitude de ses veilles, il lui arriva d’écrire des lignes par où se montraient le tumulte de ses pensées et les défaillances de son âme, des lignes comme celles-ci, par exemple : « Voilà 83 ans écoulés ! que de soucis que d’agitations ! que de malveillances inspirées ! que de complications fâcheuses ! Et cela sans autres résultats qu’une grande fatigue physique et morale, et qu’un sentiment profond de découragement à l’égard de l’avenir, de dégoût pour le passé ! »

Ainsi, sous la glace de son front, l’ironie perpétuelle de son regard, le calme de son maintien, et la permanence de son bonheur apparent, M. de Talleyrand cachait une vie pleine de luttes et de pusillanimité. Une fois sur la scène, il faisait volontiers étalage de son dédain pour la vertu. Mais il avait le cynisme du mal sans en avoir le courage. Il ne croyait même pas à son scepticisme il n’avait pas foi même en son immoralité : de sorte que tout était faux chez cet homme, jusqu’à ses vices.

S’il en faut croire quelques dévots personnages, la première communion de la fille de Mme de Dino aurait marqué, dans la vie de M. de Talleyrand, d’une manière étrange, décisive ; et il se serait laissé toucher à un point extraordinaire par le spectacle de la piété chez une jeune fille qu’il aimait tendrement. Ce qui est certain, c’est que Mlle Pauline de Dino était d’une dévotion rare, et, de la part de son grand-oncle, l’objet d’une espèce de culte. M. de Talleyrand, d’ailleurs, avait une faiblesse de caractère à peine croyable, et personne plus que lui n’était propre à être gouverné par un enfant. Ce fut de ces données qu’on partit pour préparer l’œuvre de sa conversion.

On devine de quelle importance était pour les prêtres une conversion semblable ! Ceux d’entre eux qu’animait un zèle sincère pour 4a religion devaient s’en réjouir comme d’une sainte conquête ; les autres y voyaient un hommage rendu à leur empire, une humiliation sans égale inuigée au parti de Voltaire, la preuve enfin que le catholicisme avait droit de suzeraineté sur les deux extrémités de Inexistence de l’homme, sur la naissance et sur la mort. Du reste, l’ancien archevêque de Paris, le cardinal Talleyrand de Périgord, avait spécialement recommandé la conversion de son neveu à M. de Quélen, qu’il désira, dans cette pensée, avoir pour successeur.

L’intérêt de l’Église fut merveilleusement servi par la duchesse de Dino. Fille du duc de Courlande, et née par conséquent dans le voisinage des trônes, elle avait exercé long-temps le double pouvoir de l’esprit et de la beauté ; mais l’un duré plus que l’autre ; et, soit qu’elle voulût par Un changement d’habitudes rajeunir sa vie, soit que les allures de la Cour trop bourgeoise de Louis-Philippe eussent fini par épuiser ses aristocratiques dégoûts, elle en était venue à soupirer après le faubourg Saint-Germain. En vain M. Thiers et les hommes nouveaux lui avaient-ils mainte fois représenté combien était peu probable la réconciliation dont l’espoir la tentait, et qu’elle ne trouverait jamais ailleurs ce qu’elle allait perdre en s’éloignant de l’entourage de M. de Talleyrand, c’est-à-dire le plaisir d’influer sur les affaires et celui d’avoir des gens d’esprit pour courtisans, elle s’obstina. Or, elle crut, —et cette croyance, s’associant à des sentiments religieux, lui en était devenue sans doute plus chère,— elle crut que sa paix avec le faubourg Saint-Germain serait faite le jour où elle aurait obtenu de M. de Talleyrand un désaveu public du passé. Elle y gagnait, dans tous les cas, de flatter la reine. Et l’entreprise n’avait rien de chimérique, car la duchesse de Dino commandait irrésistiblement à la volonté de son oncle, douée qu’elle était d’une vive intelligence et d’un esprit charmant.

Aussi bien, M. de Talleyrand commençait à faire sur lui-même de fréquents retours, quoiqu’il se gardât soigneusement d’en laisser rien paraître à ceux de ses amis qui, comme MM. de Montrond, Thiers et Mignet, auraient eu droit de s’en étonner. Pendant l’année qui précéda sa fin, il demanda souvent à son libraire des livres pieux et sur un petit morceau de papier nous avons lu, tracée au crayon et de sa main, l’indication suivante : La Religion chrétienne étudiée dans le véritable esprit de ses maximes. Enfin, arrivé à cet état d’inertie morale où l’homme ne peut plus se suffire, et voyant se dresser de toutes parts autour de lui les fantômes de son cœur, il résolut d’appeler un prêtre. Ce fut à l’abbé Dupanloup qu’il s’adressa. Il n’était pas encore atteint de la maladie laquelle il devait succomber, et sa vieillesse seule l’approchait de la mort.

L’abbé Dupanloup éprouvait pour M. de Talleyrand une répugnance extrême : prié à dîner, il refusa d’abord ; mais, sur l’invitation de l’archevêque de Paris, il dut se prêter à des relations évidemment profitables à l’Église. Une secrète inquiétude l’agitait pourtant. N’était-il pas à craindre que la conversion de M. de Talleyrand ne fût une mystification cruelle préparée par son impiété, et comme une dernière comédie jouée audacieusement sur les bords du tombeau ? Tout n’était-il pas possible à une dissimulation qui fut un des grands scandales de l’histoire ? Tremblant d’être pris pour dupe, l’abbé Dupanloup aurait volontiers provoqué un éclat qui pût éclaircir ses doutes. Mais la politesse exquise de M. de Talleyrand le désarmait. Il se décida donc à lui écrire une lettre qui, rappelant des souvenirs de religion et de sacerdoce, fût de nature à arracher à M. de Talleyrand une réponse péremptoire. M. de Talleyrand répondit en effet, et sa réponse s’ouvrait par la phrase que voici : « Les souvenirs que vous invoquez, monsieur l’abbé, me sont tous bien chers, et je vous remercie d’avoir deviné la place qu’ils ont conservée dans ma pensée et dans mon cœur. » Entre le prince et l’abbé Dupanloup les relations continuèrent, la religion faisant le fond de leurs entretiens ; et telle était l’incertitude d’esprit de l’homme qui passait pour le patriarche de l’incrédulité, qu’il se laissa insensiblement amener non-seulement à l’idée de remplir ses devoirs religieux, mais encore à celle d’abjurer publiquement sa vie. C’est ce qu’il fit dans une déclaration adressée au pape, et qui fut soumise à l’archevêque de Paris. Le prince y confessait ses erreurs avec une humilité craintive. Seulement, il y en avait une qu’il s’étudiait à excuser. L’archevêque de Paris ne voulut pas de la restriction et fit subir à l’acte des modifications auxquelles M. de Talleyrand se résigna, tant il était soumis et dompté !

Cependant, il venait d’être atteint d’une maladie mortelle, et la nouvelle de ce qui se passait dans l’intérieur perçait déjà, quoique vaguement, au dehors. Ce fut pour la portion la plus mondaine de l’entourage du prince un inexprimable sujet de surprise et de douleur. Que M. de Talleyrand eût fait intervenir dans ses adieux à la vie la religion et les ordinaires pratiques du culte, des hommes comme MM. Thiers et Mignet ne pouvaient trouver cela que très-convenable et très-décent ; mais dans la rétractation publique imposée au vieillard par qui la messe du Champ-de-Mars fut célébrée, il y avait, suivant eux, un outrage à l’ensemble des traditions révolutionnaires, et ils s’en indignaient. La colère était grande surtout chez M. de Montrond, homme d’État anonyme et génie clandestin, roué sans égal, perdu de mœurs et de dettes, possédant au plus haut degré la grâce dans l’impertinence et le dandysme de l’incrédulité, causeur étincelant d’ailleurs, ami du roi, et bien supérieur à M. de Talleyrand, duquel il disait : « Qui ne l’adorerait ? il est si vicieux ! » M. de Montrond mit à disputer aux prêtres son complice mourant une ardeur passionnée et violente. Tout fut inutile.

M. de Talleyrand avait toujours eu beaucoup de goût pour M. Thiers et pour M. Mignet. Il aimait leur genre de talent, l’originalité de leur fraternelle fortune ; et il flattait en eux des historiens ; car ce sceptique, si profond et si complet en apparence, se préoccupait avec une anxiété presque puérile du jugement que porterait sur lui la postérité. À son tour, M. Thiers avait été sensible aux avances faites à son mérite plébéien par un grand-seigneur de la révolution. Il est vrai qu’au sujet du traité de la Quadruple-Alliance leurs relations s’étaient un peu refroidies, mais enfin elles ne s’étaient pas rompues, et M. Thiers n’avait cessé d’avoir auprès du prince un facile accès : il crut remarquer qu’on essaya de l’éloigner dès que M. de Talleyrand fut tombé malade.

Le 17 mai, les signes d’une mort prochaine devenant visibles, on présenta au prince, pour qu’il y apposât sa signature, la déclaration, objet de tant de craintes, de tant d’espérances. Il signa. Peu de temps après, le roi parut, et l’on raconte que, touché d’une telle visite, le gentilhomme à l’agonie exprima sa satisfaction en ces termes : « C’est le plus grand honneur qu’ait jamais reçu ma maison. » On raconte aussi — et c’est par des ecclésiastiques que le fait, quelque invraisemblable qu’il soit, a été sourdement propagé — que le roi ayant demandé à M. de Talleyrand s’il souffrait, et celui-ci ayant répondu : « Oui, comme un damné, » M Louis-Philippe laissa tout bas échapper ce mot: « Déjà ? » a mot que le mourant aurait entendu, et dont il se serait sur-le-champ vengé en donnant à une des personnes qui l’entouraient des indications secrètes et redoutables.

Vint l’heure suprême. La gangrène montait des entrailles vers la tête : les secours de l’Église furent apportés, et l’on récita les prières des agonisants. Le nombre des visiteurs de marque était considérable, et nul obstacle n’était mis à leur admission, la duchesse de Dino ayant intérêt à ce que les derniers moments du prince fussent entourés d’une publicité solennelle et incontestable. Or, parmi les personnages présents, quelle diversité de sentiments, de préoccupations, de discours ! Quelques-uns s’affligeaient de l’appareil catholique de cette mort ; la plupart y puisaient au contraire des motifs de consolation, et, entre autres, le duc de Noailles, Mme de Castellane. Beaucoup songeaient aux révélations curieuses qu’allait sans doute laisser après lui un homme qui avait passé un demi-siècle dans les coulisses de l’histoire ils ignoraient que ses Mémoires, déposés en Angleterre, ne devaient être ouverts, conformément à sa volonté, qu’au bout de trente ans.

Vers quatre heures du soir, on s’aperçut qu’il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre. Il avait néanmoins toute sa connaissance et paraissait attentif aux prières. En entendant prononcer les noms de ses patrons, Charles, archevêque de Milan, et Maurice, martyr, il ajouta d’une voix faible : Ayez pitié de moi ! Enfin, comme l’abbé Dupanloup lui rapportait ces mots de l’archevêque de Paris : « Pour M. de Talleyrand je donnerais ma vie, Il aurait un meilleur usage à en faire, répondit-il. » Et il expira.

Rien ne devait manquer à la pompe officielle de ses funérailles ; mais le peuple, qui doutait de son âme, attaqua par des propos moqueurs l’inviolabilité de son cercueil.

Pourtant, chose bizarre et navrante ! cet homme, qui fut traître à son pays, qui méprisa l’humanité, qui n’hésita jamais à immoler d’un trait de plume des millions de créatures humaines, qui trempa dans toutes les iniquités fameuses, qui fit de la politique une science sèche et dure à l’excès, abominable et funeste, il se montrait, dans ses rapports privés, d’une bonté peu commune. Les gens de sa maison lui étaient dévoués. Se séparer d’un domestique était pour lui une peine si vive qu’il ne s’y pouvait résoudre. Il aima, il eut des amis.

N’importe. À qui touche aux destinées des peuples il faut plus qu’une certaine disposition à compatir aux souffrances individuelles. L’existence politique de M. de Talleyrand ne fut qu’un long scandale : il est juste, il est nécessaire qu’on la flétrisse. Par lui fut couvée, en effet, l’immoralité contemporaine, qui à son tour le soutint et le porta. À son école se formèrent les philosophes de boudoir qu’on a vus depuis prendre le cynisme pour une preuve de supériorité et la corruption pour de l’esprit, plagiaires du vice heureux, malhonnêtes gens à la suite.

Mais, grâce au ciel, il n’est pas vrai que l’intelligence soit du parti de l’improbité. M. de Talleyrand, nous le répétons, et la vérité l’exige M. de Talleyrand fut un homme médiocre. M. d’Hautérive eut le mérite des travaux diplomatiques dont il usurpa, lui, tout l’honneur. Les traités sur lesquels on lit sa signature en qualité de serviteur de Napoléon, l’épée de son maître les avait conclus. Repoussé par l’Empereur après l’avoir été par la République, il ne prévit pas le retour des Bourbons, et ne le jugea possible que lorsqu’ils entrèrent dans Paris. Les Cent-Jours prirent au dépourvu sa prévoyance, si follement vantée ! Au congrès de Vienne, et bien que le partage des dépouilles du monde eût fait naître entre les Puissances victorieuses des dissidences dont un négociateur habile pouvait aisément tirer profit, il ne sut empêcher ni la formation du royaume des Pays-Bas, qui devait nous servir de barrière au Nord, ni celle du royaume de Sardaigne, qui devait nous servir de barrière au Midi ; il s’allia, contre l’empereur de Russie, qui nous-aimait, à l’Angleterre, qui travaillait ardemment à notre ruine ; il ne put rien, absolument rien, pour le roi de Saxe, notre allié le plus fidèle ; et, au lieu de donner pour voisin à la France, sur les bords du Rhin, une Puissance secondaire, ainsi que la Russie le proposait, il contribua, par imbécillité ou trahison, à établir à nos portes la Prusse, Puissance principale et hostile. Il fut incapable de se maintenir sous la Restauration, à laquelle Fouché lui-même, le régicide Fouché, s’était rendu nécessaire. Il n’eut point de part à l’avènement de Louis-Philippe, tant son influence était nulle en 1830 ! Dans les Conférences de Londres, réduit à un rôle tout-à-fait subalterne, il fut mis honteusement en dehors des délibérations qui avaient pour objet la destruction des forteresses élevées contre la France, et on lui fit signer le traité des vingt-quatre articles, appendice à ceux de 1815. Il ne connut la Quadruple-Alliance qu’après sa conclusion, et il permit qu’on lui en attribuât la pensée. Humilié par lord Palmerston dans sa fatuité de grand seigneur, il se détacha, pour se venger, des Whigs et de l’Angleterre, et prit parti pour la politique continentale, lui à qui d’ignorants panégyristes ont prêté des vues si persistantes et si profondes. Enfin, rappelé de Londres, il fut obligé, pour retenir un reste d’influence, de s’abaisser aux fonctions de flatteur, et il s’attira un jour, de la part de M. Thiers, cette exclamation cruelle : « Que M. de Talleyrand, sous Napoléon, se soit fait le courtisan de la gloire et de la grandeur, à la bonne heure ; mais se faire le courtisan de ceci !… » Donc pas un fait qui prouve la capacité de M. de Talleyrand.

À la vérité, il a traversé beaucoup d’orages, et il est mort dans son lit. Mais, pour se tenir debout dans les hautes régions de la politique, quand on n’aspire qu’à cela, que faut-il ? Avoir une âme d’esclave ; savoir être infidèle au malheur et ingrat ; ramper dans la tyrannie ne sentir ni l’orgueil des choses sublimes, nU’ambition des vastes desseins ; être assez médiocre pour qu’on dédaigne de vous haïr, et assez vil pour qu’on se serve de vous, même en vous méprisant. On appelle cela le génie de l’homme heureux ! Ah ! qu’on descende jusqu’aux plus humbles conditions ; qu’on regarde ce malheureux aux prises avec la misère ; qu’on calcule l’étendue des ressources qu’il est obligé de mettre en œuvre pour échapper à la faim, la force de volonté qu’il emploie contre le désespoir… « Vous vous croyez un grand homme, Monsieur le comte, parce que vous êtes un grand seigneur, dit Beaumarchais. Eh morbleu perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science pour subsister seulement qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes. » Non, le génie n’a point le succès pour mesure. La vraie grandeur ne reste pas si aisément impunie. Seul, abattu, exilé sur un point de la mer, et tenant fixés sur son impuissance les regards de l’univers inquiet, Napoléon était plus imposant qu’au sommet de sa fortune, où l’appareil du souverain pouvoir le cachait à demi.
CHAPITRE XI.


Travaux législatifs dans l’année 1838 ; lois sur l’organisation départementale, sur l’état-major, sur les justices de paix, sur les aliénés. — Finances question de la conversion des rentes. — Exposé des doctrines financières de M. Jacques Laffite : théorie de la dette perpétuelle. — Nécessité d’abolir l’amortissement. — État moral de la société. — Agiotage. — Question des chemins de fer. — Le principe d’autorité défendu par le parti démocratique, abandonne par l’État. — Rapport de M. Arago. — Comment la question est résolue.



Les travaux législatifs de l’année 1838 furent très importants, non par leurs résultats, mais par leur objet il convient de les passer en revue.

Nous ne nous arrêterons pas à la loi sur les attributions des conseils généraux et d’arrondissements hérissée de détails stériles et conçue dans l’esprit le plus étroit, elle ne changeait rien au mécanisme administratif que nous avons eu déjà occasion de décrire[19], et elle signalait dans la bourgeoisie une ignorance complète des premiers rudiments de la science politique. Il ne saurait y avoir, en effet, dans la société que deux forces : la commune, qui répond à l’idée d’association, et l’état, qui répond à l’Idée de nationalité. Quant à l’autorité départementale, sa destination ne doit être évidemment que de mettre en rapport ces deux forces essentielles. Les Chambres travaillaient donc à une œuvre puérile et vaine, lorsque, n’ayant encore rien fait pour constituer la Commune elles essayaient de constituer le Département.

La chambre élective eut ensuite à organiser l’état-major général de l’armée. La France entretenait sur pied 280,000 hommes, répartis en S5 régiments de cavalerie, 88 régiments d’infanterie et les armes spéciales. Ce fut sur ces données, bien qu’elles fussent variables de leur nature, qu’on s’appuya pour fixer le cadre des maréchaux et des généraux. Il fut décidé que le nombre des maréchaux serait de six en temps de paix et de douze en temps de guerre ; que le cadre des officiers généraux se diviserait en deux classes l’une d’activité et de disponibilité, comprenant 80 lieutenants-généraux et 60 maréchaux-de-camp, et l’autre de réserve ; que les lieutenants-généraux, à l’âge de 65 ans accomplis, et les maréchaux-de-camp, à l’âge de 62, cesseraient d’appartenir à la première section pour passer dans la seconde ; que les officiers généraux ne seraient admis à la retraite, à titre d’ancienneté, que sur leur demande, à l’exception de ceux qu’un conseil d’enquête aurait reconnus incapables de continuer à servir activement ou à faire partie des cadres de l’armée. Ces dispositions présentaient un inconvénient grave, celui d’établir une règle dont l’inflexibilité, trop absolue, tendait à priver le pays de services quelquefois précieux et nécessaires. Mais, par là, on coupait court à l’arbitraire ministériel ; on empêchait les héros d’antichambre de charger de leur présence inutile les cadres de l’activité en un mot, on arrachait l’armée au régime du bon plaisir. Aussi la loi fut-elle acceptée avec faveur par l’opinion, tant la conduite des divers gouvernements subis par la France avait décrié le principe d’autorité !

De toutes les institutions trouvées par nous dans le glorieux héritage de nos pères, pas une qui eût été aussi bienfaisante que celle des juges de paix : on n’aurait dû, par conséquent, y toucher qu’avec beaucoup de réserve et de prudence. C’est ce que les Chambres ne comprirent pas assez. Elles crurent qu’en étendant les attributions des juges de paix, elles fortifieraient l’institution. C’était l’altérer, au contraire, et en compromettre les avantages. Le juge de paix est la loi vivante ; son autorité a cela d’admirable que par essence elle est paternelle. Organe de ces traditions d’équité dont la source est au sein de Dieu, il faut, pour que la spécialité sainte de sa mission ne soit point dépassée, qu’il juge avec simplicité de cœur : y avait-il sagesse à faire sortir ces magistrats du pauvre, de la sphère des choses simples et des procès sommaires, pour les accabler d’une besogne qui, exigeant une connaissance approfondie des lois écrites, risquait de remplacer le conciliateur par le jurisconsulte et l’homme par le fonctionnaire ?

Mais, du moins, la loi sur les justices de paix n’était qu’imprudente celle qu’on rendit sur les aliénés fut presque odieuse car elle mettait à la merci du pouvoir administratif la liberté de tout individu suspect d’aliénation mentale.

Ici se présente une question qui mérite d’être exposée d’une manière complète, à cause de l’ébranlement qu’elle imprima aux esprits, et parce qu’elle se lié à des considérations d’un ordre supérieur.

S’il est un droit incontestable, c’est celui qu’a tout débiteur de se libérer en rendant la somme qu’on lui a prêtée. Aussi les auteurs du code civil avaient-ils écrit dans l’article 1911 : « Toute rente constituée en perpétuel est essentiellement rachetable. »

L’État pouvait-il réclamer le bénéfice du droit reconnu par le code civil à tout débiteur ? Serait-il admis à dire aux rentiers : « Je vous ai payé jusqu’à ce jour un intérêt de 5 francs pour un capital de 100 francs : voici 100 francs ; et nous sommes quittes. » Telle était, dans toute sa naïveté, la question à résoudre, et il était d’une haute importance qu’elle fût résolue en faveur de l’État.

En effet l’Intérêt de l’argent, à cette époque, étant descendu au-dessous de 5, l’État n’aurait pas manqué de prêteurs disposés à lui fournir, en échange d’une rente de 4 francs, par exemple, un capital de 100 francs, au moyen duquel il aurait éteint une rente de 5 francs, ce qui aurait, comme on voit, diminué d’un cinquième la somme des rentes annuellement payées par le trésor.

Que si les rentiers avaient préféré à l’avantage d’être remboursés celui de toucher 4 pour cent de leur capital resté aux mains de l’État, on leur aurait laissé le choix.

Il ne s’agissait donc pas de feutre les rentiers mais de les rembourser. Seulement, la conversion leur eût été offerte comme un moyen d’échapper, s’ils l’avaient voulu, à l’exercice du droit qu’avait l’État de rembourser.

On avait, par conséquent, mal posé la question en disant : Conversion des rentes ; il aurait fallu dire : Remboursement des rentes, avec faculté de convertir.

Qui le croirait ? sur le mérite d’une opération si légitime, si fructueuse, si impérieusement commandée à l’État, et par la pénurie du trésor, et par la misère publique, les débats les plus acharnés s’engagèrent.

Les adversaires de la conversion trouvaient la mesure illégale, s’appuyant sur les mots rentes perpétuelles qui se trouvaient dans le Grand-Livre. Ils invoquaient la loi du 9 vendémiaire an VI, laquelle n’avait mis au néant les deux tiers de la dette publique qu’en déclarant l’autre tiers exempt de toute retenue présente ou future. Ils s’apitoyaient sur le sort des petits rentiers qu’on allait frapper inexorablement dans le revenu sur lequel ils avaient compté pour leurs vieux jours et qui était le fruit de leurs laborieuses économies. Sous le nom de conversion, s’écriaient-ils, c’est une spoliation qu’on demande. Consentirons-nous à une banqueroute déguisée ?

Mais les partisans de la conversion répondaient par des considérations décisives. Que signifiaient ces expressions du grand livre, dont on prétendait s’armer contre l’opération, ces expressions rente perpétuelles ? N’était-il pas évident que le législateur les avait employées en opposition avec celles-ci : rentes viagères ? Et s’il y avait eu incompatibilité grammaticale entre les mots rente perpétuelle et rente rachetable, comment expliquer l’article 1911 du code civil : « Toute rente constituée en perpétuel est essentiellement rachetable » ? Eh quoi ! le droit conféré par le code à chaque citoyen dans son intérêt propre, on osait le disputer à l’État voulant l’exercer dans l’intérêt de tous On rappelait la loi du 9 vendémiaire an VI ? Mais rembourser était-il synonyme de retenir ? Chose étrange on dépouillait les rentiers en leur rendant ce qu’ils avaient prêté, ou, plutôt, ce qu’ils étaient censés avoir prêté ! car, lorsque la loi du 9 vendémiaire fut portée, les rentes ne valaient pas plus de 9 ou 10 francs. Or, c’était pour ces rentes, achetées alors 9 ou 10 francs par quelques-uns des possesseurs actuels, que l’État offrait 100 francs. Et l’on appelait cela une spoliation, une banqueroute déguisée ! Quant au sort des petits rentiers, atteints dans leurs revenus, était-il plus lamentable que la destinée de tant de malheureux cultivateurs, de tant de journaliers, privés de revenu, quelquefois privés de salaire ? Si l’on plaignait le pauvre qui touche une rente, que ne plaignait-on davantage le pauvre, plus pauvre encore, qui la paie ? Que ne descendait-on sur les pas du fisc, qui descend partout, dans ces abîmes de misère d’où sort l’impôt, déplorable trésor dont chaque parcelle représente une souffrance ? Mais non les riches propriétaires et les financiers opulents pourvus de rentes, voilà ceux dont on prenait en réalité la défense en ayant l’air de plaider seulement la cause des petits rentiers. Et la preuve, c’est que les adversaires de l’opération étaient des gens de Cour, des écrivains du Journal des Débats, des banquiers ou amis de banquiers, et les mêmes qui, à la nouvelle des désastres de Lyon couvert d’une population affamée, révoltée, avaient indiqué la mitraille pour tout remède, trouvant sans doute que, de la part des tisseurs, le crime était grand d’avoir manqué de pain !

La polémique en était à ce point de violence et d’emportement, lorsque, le 17 avril (1838), la discussion s’ouvrit, à la Chambre. La Cour ne voulait à aucun prix de la conversion ; mais la mesure avait pour elle la majorité de la commission s’exprimant par l’organe de M. Antoine Passy, la majorité des députés, et enfin l’opinion publique, qui s’était prononcée hautement.

Le chiffre des rentes 5p. 0/0 inscrites sur le Grand-Livre s’élevant à 154 millions, l’opération proposée eût réalisé une économie de plus de 15 millions par an, alors même qu’elle n’aurait eu pour résultat que de substituer à chaque rente de 5 fr. une rente de 4fr. 4/2. Mais elle devait avoir un résultat bien plus utile encore, quoique moins direct ; et c’était celui-là qui frappait surtout les bons esprits. La baisse de l’intérêt de l’argent, a dit Turgot, c’est la mer qui se retire, laissant à sec des plages que le travail de l’homme peut féconder : définition magnifique et juste ! Le haut prix des capitaux, voilà le despotisme que consacre la civilisation moderne, lourd despotisme, qui arrête l’essor de l’industrie, enchaîne l’activité humaine, et soumet l’intelligence à une suzeraineté aussi grossière qu’inepte. Faire baisser l’intérêt des effets publics, c’est faire baisser celui des capitaux que réclament l’industrie et l’agriculture parce que le prix des rentes payé par l’État est un prix régulateur, parce qu’il sert de terme de comparaison dans les transactions particulières, parce que c’est, en un mot, le thermomètre sur lequel se mesurent les exigences du capitaliste. Augmenter la valeur du travail, affaiblir la tyrannie de l’argent, diminuer la prime payée à l’oisiveté par un ordre social corrompu, tendre à ranimer dans le pauvre le sentiment de sa dignité, telles étaient les conséquences certaines, bien qu’éloignées, de la mesure en discussion.

Aussi, nul doute sur l’adoption du principe. Mais, pour l’application, à quel système convenait-il de s’arrêter ? On en avait proposé deux.

Le premier consistait à émettre, pour rembourser le capital des rentes 5 pour 0/0, d’autres rentes inférieures, et que néanmoins l’État pouvait vendre, vu le cours du marché, à 100 fr., c’est-à-dire au pair[20]. De sorte que l’État, pour chaque rente de 4 fr. émise par lui, aurait reçu 400 francs, avec lesquels il aurait remboursé le capital d’une rente de 5 fr. ; à moins que les possesseurs d’une rente de 5 francs n’eussent consenti à en toucher seulement une de 4, ce qui, pour l’État, serait revenu au même et lui aurait toujours procuré un bénéfice d’un cinquième.

Le second consistait à émettre, pour racheter le capital des rentes 8 pour 0/0, d’autres rentes inférieures, et coûtant, vu le cours du marché, moins de 100 francs, c’est-à-dire étant au-dessous du pair.

Voici quelle était la différence des deux systèmes.

Les remboursements se font toujours au pair, c’est-à-dire à 100 francs. Que l’État, lorsqu’il a emprunté, ait reçu en échange de la rente émise par lui, un capital de 100 francs ou un capital moindre, peu importe c’est toujours un capital de 100 fr. qu’il s’oblige à rembourser le jour où il voudra s’affranchir du paiement de la rente, quelle qu’elle soit.

Lors donc que l’État émet des rentes au pair, recevant 100 francs pour chacune d’elles, il ne sera pas tenu plus tard à rendre un capital supérieur à celui qu’il aura reçu en réalité ; et, par conséquent, cette opération n’entraîne aucune augmentation de capital dans la dette publique.

Lorsqu’au contraire, l’État émet des rentes au-dessous du pair, comme il touche pour chacune d’elles moins de 100 francs, il se charge de l’obligation de payer plus tard, pour les racheter, 100 fr., c’est-à-dire un capital supérieur à celui qui est entré dans ses caisses. D’où résulte dans la dette publique une augmentation de capital.

Ainsi, la dette se compose de deux choses qu’il importe de ne pas confondre : le capital et l’intérêt. Il peut arriver que parallèlement au premier, qui s’accroît, le second diminue. Et c’est même là le résultat nécessaire de toute conversion au-dessous du pair[21].

Tels étaient les deux modes mis en présence. Ce fut sur leur valeur comparative que porta la discussion presque tout entière ; et parmi ceux qui combattirent le second, nul ne le fit avec plus de puissance que M. Garnier-Pagès. Jusqu’alors on l’avait cru étranger à l’aride science des chiffres, et la surprise vint s’ajouter l’impression profonde que produisit son éloquence, aussi vive que substantielle et entraînante quoique austère. Il rappela d’abord que l’amortissement était une caisse alimentée par l’impôt et créée pour éteindre par des rachats successifs de rentes, le capital de la dette publique. Or, augmenter par une conversion au-dessous du pair un capital que l’amortissement avait précisément pour but de diminuer, c’était, suivant l’orateur républicain, faire une opération insensée, puisque c’était enlever aux contribuables d’une main beaucoup plus qu’on ne leur rendait de l’autre. Au lieu de cela, M. Garnier-Pagès proposait de convertir au pair, par l’émission d’une rente qui pût être vendue 100 francs, c’est-à-dire par l’émission du 4 pour 0/0.

Mais si ce système était le plus simple, s’il avait l’avantage de réduire l’intérêt de la dette sans en augmenter le capital ; s’il allégeait les charges du présent et n’empiétait point sur l’avenir, n’offrait-il pas en revanche un grave danger ? C’est ce que fit ressortir avec beaucoup de force et d’autorité un financier célèbre, M. Jacques Laffitte. Que l’État, disait-il, propose aux rentiers de les rembourser, il en a le droit assurément, mais il a le plus pressant intérêt à ce que ses créanciers actuels demeurent dans la rente en subissant la conversion. Quel embarras en effet pour le trésor, si, chassés tumultueusement de la Bourse, les rentiers se décidaient tous pour le remboursement ! Pressé, accablé, l’État serait-il en mesure de faire face à toutes les demandes ? Non, bien évidemment. Et alors quelles clameurs ! quelle panique ! Une pareille crise pouvait devenir terrible, et c’était le comble de l’imprudence que de l’affronter. M. Jacques Laffitte concluait de là que, tout en réduisant les rentes, il fallait ménager à leurs possesseurs un attrait qui les portât à préférer la conversion au remboursement. Et cet attrait, il le trouvait dans l’émission du 3 1/2 pour 100 à 85 fr. 35, parce que, dans ce système, les rentiers avaient pour se consoler de la diminution de leur revenu, l’espoir de gagner un jour sur le capital, tandis que la conversion au pair leur imposait une perte sans compensation[22].

Les deux camps une fois dessinés, chacun courut à celui où l’appelaient ses instincts, ses intérêts, ses prédilections personnelles ; mais bientôt la mêlée parlementaire devint si confuse et de si épaisses ténèbres descendirent sur le champ de bataille, qu’il n’y eut plus moyen de s’y reconnaître.

Convertissons au pair, disaient les uns avec M. Gamier-Pagès ; mais on leur répondait : Prenez garde ! tous les rentiers vont affluer au trésor : l’opération sera impossible.

Convertissons au-dessous du pair, disaient les autres avec M. Jacques Laffitte ; mais on leur répondait : Vous augmentez ainsi le capital que l’amortissement est destiné à racheter ; et ne voyez-vous pas combien il est absurde de faire perdre à l’État par l’amortissement plus qu’il ne gagnerait par la conversion ? l’opération serait ruineuse.

De part et d’autre on avait tort, et le tort venait de ce que nul n’avait compris qu’avant d’aborder le problème de la conversion, il aurait fallu abolir l’amortissement.

L’amortissement aboli, l’argument tiré de l’augmentation du capital tombait de lui-même. Car il importait peu, au point de vue financier que le capital de la dette publique fût indéfiniment accru, si on le considérait comme ne devant jamais être racheté. Cette augmentation, dès-lors, devenait un fardeau purement nominal, et le meilleur système, sous le rapport, exclusif, de l’économie à réaliser, se pouvait résumer de la sorte : Augmentons indéfiniment le capital de la dette, charge fictive, et réduisons indéfiniment l’intérêt de la dette, charge réelle.

Rien, d’ailleurs, n’eût été plus facile que de prouver combien l’institution de l’amortissement était onéreuse et insensée[23]. C’est ce que sentait parfaitement M. Laffitte. Lui aussi, il avait cru autrefois aux merveilles tant vantées de l’amortissement ; mais, depuis, il était bien revenu de son illusion ; et il avait, en matière de finances, trop de sagacité pour ne pas voir que le système des conversions au-dessous du pair avait un corollaire inévitable dans la suppression de l’amortissement. Il n’osa point la demander, cependant, convaincu peut-être que devant une réforme aussi radicale la Chambre reculerait épouvantée. Et cette réserve de M. Laffitte était d’autant plus remarquable qu’il n’avait pas craint d’exposer dans le cours de la discussion des théories de la plus brillante audace, théories dont il n’est pas sans intérêt de présenter ici au lecteur un résumé rapide.

Lorsque la conversion des rentes fut soumise à la discussion, le capital de la dette publique en France ne s’élevait pas à moins de 2 milliards 800 mille francs. Quel moyen d’éteindre une dette aussi énorme ? Ajouter au budget un impôt de près de trois milliards ? Y songer, c’était folie. Maintenir l’amortissement ? L’expérience l’avait déjà condamné comme le plus ruineux des mensonges. Que faire donc ? Il fallait, suivant M. Laffitte, tendre constamment, et par une série de conversions au-dessous du pair, à réduire l’Intérêt de la dette publique, sauf à en considérer le capital comme une quantité imaginaire, dont il n’y avait pas lieu par conséquent de redouter l’augmentation indéfinie. Ainsi, M. Laffitte élevait dans le lointain, devant les yeux éblouis de la Chambre, des montagnes de milliards, et il lui criait de ne pas s’effrayer, que c’étaient là de fantastiques apparitions que, d’ailleurs, les progrès de la richesse publique avilissaient les capitaux en les multipliant que les perfectionnements dus au génie de l’homme influaient aussi sur la baisse de l’Intérêt, en rendant les chances de l’industrie moins incertaines que les mines fournissaient plus de métaux qu’on n’en consommait ; que le jour viendrait où la valeur de 100 francs serait représentée par 1 au lieu de l’être par 5 ou par 4. M. Laffitte n’hésitait donc pas à prononcer ces mots, qui embrassaient tout son système augmentation indéfinie du capital, puisqu’on ne doit jamais le rembourser, et diminution indéfinie de l’intérêt, puisque chaque année on le paie ce qui revenait à ceci : Perpétuité de la dette publique.

Sous le rapport exclusivement financier, le système de M. Laffitte était assurément fort acceptable ; mais pour peu qu’on en voulût peser les conséquences politiques, morales et sociales, la question s’agrandissait ; elle se liait aux plus mystérieux phénomènes de la production, aux plus formidables secrets de l’art de gouverner, et elle était alors de nature à provoquer des objections d’une portée immense.

Et d’abord, il y avait quelque chose de bizarre à déclarer le capital de la dette publique irremboursable, lorsque, pour en réduire l’Intérêt par des conversions successives, on était obligé de s’appuyer sur le droit de remboursement. Et puis, l’on pouvait dire à M. Laffitte :

La perpétuité de la dette entraîne la perpétuité du mouvement des fonds publics : éterniser le flux et le reflux des fonds publics, est-ce un bien ? Est-il convenable de laisser au capitaliste la facilité d’échanger sa condition contre celle de rentier, au rentier la facilité d’échanger sa condition contre celle de capitaliste, et cela en présence, entre les mains de l’État, caissier immuable de la Bourse ? Les fonds publics sont un centre où viennent se réfugier les capitaux qui surabondent : est-il utile que ce centre existe ? Car enfin, la surabondance de l’argent diminue sa cherté, elle élève proportionnellement la valeur de l’industrie ; elle offre aux travailleurs, à des conditions moins dures, les instruments de travail qui leur manquent pourquoi mettre obstacle à d’aussi heureux effets de la surabondance de l’argent ? Si le capitaliste a dans les fonds publics un asile, il ne sera plus forcé de respecter dans le travail la source unique de son revenu ; il en deviendra, vis-à-vis du travailleur, plus exigeant, plus injuste peut-être ; sûr du placement de ses capitaux, il se sentira sollicité puissamment à l’oisiveté, et, s’il succombe à la tentation, son activité personnelle sera un trésor perdu pour ses semblables. Pour que le travail ne fût pas opprimé par le capital, au moins faudrait-il les placer l’un à l’égard de l’autre, dans des conditions d’égalité aussi parfaites que possible. Donc il faudrait que la rente cessât de faire concurrence à l’industrie, ce qui n’arrivera jamais si la perpétuité de la dette nous condamne à laisser éternellement ouvertes les portes de la Bourse. Eh ! le capitaliste n’a-t-il pas déjà sur le travailleur cet incalculable avantage, qu’il n’est pas pressé, lui, par l’aiguillon du moment, et qu’il peut toujours s’écrier : à demain la conclusion du marché ? Si à cette première cause d’inégalité on en ajoute une seconde, résultant de l’existence des fonds publics, n’est-il pas à craindre que des deux puissances aujourd’hui en lutte, l’une ne soit poussée à la tyrannie par la conscience de sa force, et l’autre à la révolte par le sentiment amer de sa faiblesse ? Vous donnez au capital un moyen de placement indépendant du travail : le travail a-t-il un moyen de placement indépendant du capital ? Pourquoi une inégalité aussi monstrueuse, aussi funeste à toutes les classes, par les tiraillements dont elle complique l’œuvre de la production, par les désordres qu’elle enfante, par les haines quelle excite, par les ressentiments qu’elle entretient ? Et si des considérations économiques on passe aux considérations politiques et morales, quelle source nouvelle d’appréhensions ! La perpétuité des fonds publics ! mais c’est l’asservissement indéfini d’une partie de la nation à tout pouvoir mauvais qui suspendrait sur elle la menace d’une banqueroute c’est l’éternité promise à l’agiotage.

On jugera aisément par la nature des objections qui viennent d’être présentées combien était redoutable la portée des questions soulevées par. Laffitte. Lui, cependant, il se montrait tout-à-fait rassuré sur les suites de son système. Loin d’admettre que le mouvement des fonds publics dût être glacé ou arrêté, il le voulait permanent, accéléré, éternel. Suivant lui, il y avait dans la société, des capitalistes peureux, toujours prompts à se cacher. Il y en avait d’autres qui, infirmes, inintelligents, cheminaient d’un pied boiteux vers la production. Si les fonds publics n’étaient pas là pour les séduire, pour les attirer, pour donner à leurs richesses du mouvement et de la vie, qu’en résulterait-il ? Que ces richesses seraient en partie perdues pour l’industrie. Et qui en souffrirait ? Le travailleur. Les fonds publics étaient bien, à la vérité, les Invalides des capitaux ; mais il importait de remarquer que dans cet hospice, les capitaux ne s’y rendaient pas pour s’y endormir, pour y séjourner. Le mouvement des fonds publics n’était après tout qu’un moyen de faire passer les capitaux des mains de ceux qui ne sauraient les employer ou perdraient un temps précieux à leur chercher un emploi, aux mains de ceux qui sont en état de les aller sur-le-champ offrir à l’industrie. Il en résultait donc une succession plus rapide dans les offres de capitaux, et le prix de l’argent, par l’effet de cet abaissement même, tendait à s’abaisser. Seulement, il fallait faire en sorte que les fonds publics n’attirassent point par la séduction du haut prix les capitaux de l’homme actif, aussi bien que les capitaux de l’oisif ; et c’était précisément pour cela qu’il convenait qu’au moyen de conversions successives, l’intérêt de la dette fût réduit de plus en plus. Car, par la réduction de l’intérêt, on arrivait à ces deux résultats également avantageux : 1o d’ôter au capitaliste intelligent et assez bien placé pour trouver d’habiles industriels l’appât funeste qui l’aurait retenu dans les fonds publics ; 2o d’en écarter celui qui pouvait encore travailler utilement pour la société, mais qui, si l’intérêt payé par l’État était considérable, ne demanderait pas mieux que d’échanger une vie de travail contre une vie de loisir.

Ainsi, dans les idées de M. Laffitte, la rente cessait d’être une prime offerte à l’oisiveté de certains capitalistes ; elle devenait, au contraire, un moyen d’obvier à la paresse de certains capitaux, et devait acquérir de la sorte une véritable importance sociale.

Quant au danger d’établir entre le gouvernement et les rentiers des relations de dépendance trop étroites, M. Laffitte ne pensait pas que ce fût un mal que d’intéresser les citoyens au maintien de l’ordre traditionnel, par la crainte des éventualités calamiteuses que les révolutions entraînent. Et enfin, pour ce qui concernait l’agiotage, si déplorablement alimenté par les fonds publics, Mr. Laffitte affirmait qu’en rasant là Bourse on ne ferait que déplacer l’agiotage, l’amour du jeu étant dans la nature humaine, comme le prouvaient bien tant de paris extraordinaires, ouverts sur l’échange de presque tous les produits.

On le voit, la conception financière de M. Laffitte avait une valeur incontestable dans son rapport avec l’ordre social que la bourgeoisie avait fondé et voulait maintenir. Mais en proclamant indestructible le temple de l’industrie moderne, en demandant, pour toute réforme, qu’on régularisât le banquet servi depuis si long-temps à d’insoucieux et immobiles convives, M. Laffitte n’avait point pressenti l’avènement de la société future, de celle que notre intelligence conçoit et cherche, de celle que notre cœur devine par dé-là l’horizon ténébreux et borné.

Quoi qu’il en soit, la discussion n’eut, à la Chambre, aucun caractère de grandeur. On se contenta d’opposer des chiffres à des chiffres ; et, tandis que les partisans de la mesure se divisaient sur le choix du mode à adopter, ses adversaires allaient partout sonnant l’alarme et disant, de la conversion au pair, que c’était une spoliation véritable ; de la conversion au-dessous du pair, que c’était un scandaleux encouragement à l’agiotage.

« Par l’augmentation du capital, criaient à M. Laffitte les gens de Cour, vous prétendez offrir aux rentiers une compensation ? Mais, pour qu’ils en pussent profiter, il faudrait qu’ils vendissent leurs rentes. Or, les vrais rentiers sont les pauvres gens qui n’ont cherché dans la rente que le repos, et qui vivent les yeux constamment fixés sur le revenu. À qui donc profitera cette augmentation de capital dont vous nous vantez les avantages ? Aux rentiers de passage, à ceux qui vendent des rentes et qui en achètent pour les revendre, à des spéculateurs enfin, race impure qu’on ne saurait favoriser sans honte et sans péril. »

À quoi les disciples de M. Laffitte répondaient : « Qu’il y avait injustice et mauvaise foi à confondre avec l’agiotage le profit tiré de l’augmentation du capital ; que la majorité des vrais rentiers, des rentiers sérieux, se composait d’hommes qui étaient entrés dans la rente, non pour s’y bercer dans une paresse sans fin, mais pour y attendre l’occasion de retrouver leur capital, quand le moment serait venu pour eux, soit d’établir leurs fils, soit de marier leurs filles, soit d’exploiter quelque idée utile ; que c’était à ceux-là que l’augmentation de capital profiterait et qu’à ceux-là surtout une compensation devait être offerte, puisqu’ils étaient, et les plus pauvres, n’ayant point un revenu assez considérable pour s’en contenter, et les plus dignes d’intérêt, n’ayant point renoncé à servir la société. »

Grande fut l’agitation produite par une querelle qui mettait aux prises tant de passions et tant d’intérêts. Étourdie du choc des systèmes, la Chambre était tombée dans les plus étranges anxiétés. Et quant aux ministres, pressés ici par l’opinion, là par la Cour, ils se montraient inquiets, embarrassés, mécontents de leur impuissance, et doublement serviles.

Il fallait se décider pourtant. M. Lacave-Laplagne, ministre des finances, vint enfin demander l’adoption simultanée des deux systèmes, et la faculté pour le gouvernement de les mettre en œuvre suivant sa convenance et sous sa responsabilité. Or, comme la Chambre comprenait peu la portée financière de la question, et ne tenait à la trancher que pour humilier la Cour, faire preuve d’initiative, relever la prérogative parlementaire, elle se précipita par l’issue qui venait de lui être ouverte et, dans la séance du 5 mai (1838), il fut décidé que l’opération serait faite à condition :

1o que la faculté serait conservée aux propriétaires du cinq pour cent d’opter entre le remboursement du capital, à raison de cent francs pour cinq francs de rentes, et la conversion en rentes nouvelles ;

2o Qu’elle donnerait pour résultat définitif, sur l’intérêt des rentes échangées, une diminution effective par 5 fr. de rentes, de 50 centimes au moins, et que le capital des rentes substituées ou échangées ne présenterait dans aucun cas plus de 20 p. 0/0 sur la somme qui aurait été remboursée ;

3o Que l’exercice du droit de remboursement serait suspendu pendant un délai de douze années pour les rentes émises au pair, à compter du jour de leur émission.

Ainsi, une latitude énorme était laissée au gouvernement. Nulle désignation de fonds, nulle indication précise de mode, faculté pour les ministres d’émettre à la fois et des rentes au pair et des rentes au-dessous du pair, un maximum posé comme limite à l’augmentation du capital, un minimum posé comme limite à la diminution de l’intérêt. Jamais enfantement plus laborieux n’avait été plus stérile !

Le lendemain, 4 mai, pour mieux prouver qu’elle regardait la mesure financière adoptée comme une victoire politique, la Chambre Imposa aux ministres l’humiliante condition de rendre un compte détaillé de l’exécution de la loi, dans les deux mois qui devaient suivre l’ouverture de la prochaine session. En vain MM. Lacave-Laplagne, Barthe, Montaliyet, Molé protestèrent-ils successivement contre l’injure cachée au fond d’une injonction pareille ; en vain donnèrent-ils à entendre que le trait passait sur leurs têtes pour aller frapper un personnage auguste… la Chambre prit racine dans son orgueil ; et, après avoir passé tour-à-tour de la résistance aux concessions, d’un faux étalage de fermeté à une humilité excessive après avoir déclaré contraire à la dignité de la Couronne toute fixation de délai, pour adhérer ensuite à un amendement qui en fixait un après avoir encouragé du regard les irrésolus, surveillé les fidèles, le ministère se vit réduit à avouer sa défaite, et retomba épuisé sur son banc pour y entendre et y subir son arrêt.

La Chambre, au reste, ne devait jouir que bien passagèrement de son triomphe, la pairie ayant, plus tard, voté contre l’opération[24].

Mais un bien autre scandale allait être donné, et les meneurs de la bourgeoisie étaient à la veille de fournir une preuve plus frappante encore de leur impuissance à régler avec équité, avec sagesse, les intérêts matériels de la France.

Ici, nous demandons la permission de nous arrêter un instant. On apprécierait mal le caractère des travaux législatifs que nous passons en revue, si l’on ne savait pas quel était alors l’état moral de la société.

On se rappelle à quel degré de frénésie s’était emporté l’agiotage sous la régence de Philippe, duc d’Orléans. Un jour, tout Paris s’était mis à jouer, et ce qu’on raconte de l’extravagance publique à cette époque est à peine croyable. Dans la rue Quincampoix, le dos d’un bossu servait de pupitre aux agioteurs, et pour les disperser, la nuit venue, on était obligé de sonner la cloche. Des fortunes subites, prodigieuses, s’élevèrent sur la fraude. Les Mémoires du temps citent tel laquais auquel il arriva de monter, par habitude, derrière son propre carrosse. Des princes, des gentilshommes, des ministres, des amis du Régent, furent vus faisant assaut de cupidité avec des valets, avec des filles de joie ; et Chemillé put dire au duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé, qui lui montrait son portefeuille plein d’actions : « Toutes ces actions n’en valent pas deux de votre aïeul. »

Eh bien, trois ou quatre ans ne s’étaient pas écoulés depuis la révolution de 1830, qu’un mouvement semblable à celui qui déshonora la régence de Philippe éclatait au sein de la société française. Cette nation qui avait presque inventé la chevalerie, qui s’était illustrée à jamais par l’élégance de ses mœurs cette nation qu’on avait coutume de citer pour son esprit, pour sa grâce, pour son désintéressement, pour sa courtoisie si délicate et si fière, elle se montra tout-à-coup dominée par une classe que tourmentait une honteuse fièvre d’industrialisme. Pour cette classe tout était devenu objet de trafic. On se pressait, on se heurtait dans les avenues des banques. Prendre des actions sans les payer, les vendre, toucher des primes faire fortune avec la hausse, telle était la folie universelle, tel était le rêve de plusieurs milliers d’hommes éveillés. Aussi, dans l’arène industrielle, une émulation sordide entassait-elle chaque jour débris et victimes. Là, plus de croyances profondes ou exaltées, plus d’élans chevaleresques, plus de poésie dans les actes ou dans les pensées, plus de passions viriles. Chez les prolétaires, privés de repos, privés d’espérance, une résignation morne et l’envie tempérées toutefois par des aspirations nobles et une impérissable aptitude aux grandes choses ; mais, au-dessus, la convoitise, l’impatience du succès, une soif du gain inextinguible et cruelle, l’alliance de la richesse et de l’intrigue dans un but de spoliation, et, sous le nom d’habileté, la bassesse se glorifiant de ses triomphes. Rien de semblable ne s’était jamais vu dans notre pays. Ce ne furent bientôt plus partout qu’entreprises fondées sur le mensonge. Les faiseurs d’affaires pullulaient. Combiner des infamies lucratives, cela s’appelait avoir des idées. On mit en actions des mines imaginaires on proposa d’exploiter des inventions qui n’en étaient pas. Nombre d’aventuriers sans pudeur se firent payer par la crédulité des actionnaires, des apports chimériques ou honteusement exagérés. La France fut inondée d’impostures. Alors les tribunaux retentirent de plaintes ; mais on eût dit que le châtiment même ne servait qu’à répandre la contagion du mal. Déjà le théâtre s’était emparé de ces mœurs, et, dans une facétie célèbre intitulée Robert Macaire, la main d’un inconnu avait sculpté le type des charlatans en vogue ; mais cette pièce, qui tournait, d’ailleurs, ou semblait tourner en ridicule les plus nobles sentiments : la tendresse paternelle, la piété filiale, l’amitié l’amour… on dut l’interdire à cause de l’immensité de son succès. Dans le miroir qu’on leur présentait, les coupables s’étaient reconnus sans se faire horreur, et la flétrissure même leur avait été un encouragement.

Voilà ce qu’était en France la classe des gros capitalistes, quand la question des chemins de fer vint promettre à l’industrialisme un aliment nouveau.

Dans la séance du 15 février (1838), le gouvernement avait soumis aux délibérations de la Chambre un projet relatif à l’établissement d’un vaste réseau de chemins de fer. Ce réseau se serait composé de neuf lignes principales, dont sept auraient lié Paris : à la frontière de Belgique, au Havre, à Nantes, à la frontière d’Espagne par Rayonne, à Toulouse par la région centrale du pays, à Marseille par Lyon, à Strasbourg par Nancy. Les deux autres grandes lignes auraient joint Marseille : à Bordeaux par Toulouse, à Bâle par Lyon et Besançon. Le développement total eût été de onze cents lieues, et la dépense présumée de plus d’un milliard. Toutefois, le ministère ne proposait pas l’exécution immédiate d’une masse aussi considérable de travaux ; il se bornait à demander l’autorisation de travailler, et cela simultanément, à la confection des lignes qui devaient unir Marseille à Avignon, et Paris : à la frontière Belge, à Rouen, à Bordeaux, à Orléans et à Tours, ce qui formait un développement de trois cent soixante-quinze lieues, dont la dépense était d’avance évaluée à 350 millions.

Le projet était plein de hardiesse et d’éclat, parfaitement motivé, digne enfin du gouvernement d’un grand peuple et le ministre du commerce, M. Martin (du Nord), aurait conquis une place honorable dans l’histoire s’il avait-mis à le soutenir le courage qu’il avait fallu pour le présenter. Mais la proposition ne fut pas plus tôt connue, qu’un cri de fureur partit des premiers rangs de la bourgeoisie. L’exécution des chemins de fer par l’État enlevait, en effet, aux banquiers, aux faiseurs d’affaires, aux joueurs de l’industrie, aux capitalistes des deux Chambres, une proie sur laquelle ils avaient compté. Leur colère s’exhala de toutes parts en termes passionnés. Ils prétendirent que le gouvernement était incapable, en thèse générale, d’exécuter les travaux publics ; que les compagnies particulières devaient en être chargées, parce que, pressées par l’aiguillon de l’intérêt privé, elles agiraient plus économiquement et plus vite que l’esprit d’association avait besoin d’être encouragé en France ; que l’occasion était admirable et qu’il y avait nécessité de la mettre à profit.

Le gouvernement n’avait pas prévu l’excès des résistances qu’il allait soulever. Tant de violence l’effraya. C’était, d’ailleurs, du camp de ceux qui l’appuyaient que venait la clameur. Il commença donc à se repentir d’avoir voulu le bien, et ne chercha plus qu’un prétexte pour se faire absoudre.

Alors commença un spectacle aussi admirable que singulier. Le parti démocratique, si souvent calomnié, si souvent traité de Ihctieux par ses ennemis, s’empara de cette cause de l’État que l’État lui-même se montrait prêt à abandonner, et par lui furent émises, en matière de travaux publics, les seules doctrines propres à fonder en France l’ordre et l’autorité.

Le parti démocratique, représenté alors à Paris par le National, le Bon Sens, le Journal du Peuple, envisageait les voies de communication sous trois aspects différents[25].

Il prouvait d’abord qu’au point de vue moral, rien n’était plus déplorable que l’enfantement des compagnies. Il montrait, se pressant autour de leur berceau, les spéculateurs, foule avide, effrénée, habile à battre monnaie avec des noms et des mensonges, et qui n’apportait au public, selon l’expression de M. Jules Séguin, qu’une grande caisse vide, l’invitant à la remplir pour prélever, sur ce qu’il y jetait, une prime scandaleuse. Les machinations des gens d’affaires, surnommés loups-cerviers par M. Dupin leur impunité trop certaine ; les dominateurs de la Bourse courant à la fortune au travers de leurs victimes frappées dans l’ombre ; les actions prises uniquement pour être vendues, et vendues à des prix monstrueux, au moyen de hausses factices ; à la place des travaux publics l’agiotage ; les gros joueurs enrichis, et les actionnaires sérieux soudainement précipités dans la misère ; les concessions livrées argent comptant par des fonctionnaires prévaricateurs ; les compagnies rivales se disputant, par l’ignominie des pots-de-vin, la protection des ministres, des chefs de bureau, des pairs de France, des députés, des hommes de Cour, des principaux commis ; la corruption et son venin partout ; l’amour du gain devenu comme une publique ivresse ; la société enfin transformée en une arène d’agioteurs… voilà ce que le parti démocratique apercevait, voilà ce qu’il dénonçait dans le système des compagnies.

Et, au point de vue industriel, combien leurs actions n’étaient-elles pas ruineuses ! Car enfin, ce que les compagnies dépensent pour l’exécution d’un chemin de fer, il faut qu’un tarif le leur rende et avec usure : l’État retrouve le capital qu’il a dépensé dans les sources de l’impôt élargies, dans les recettes de l’enregistrement, les contributions mobilières, les douanes, les octrois, les passeports, les licences, les contributions foncières. — Les compagnies sont obligées, pour s’indemniser, de lever tribut sur le développement même de l’Industrie, que par là elles retardent ou enchaînent : l’État laisse la prospérité publique s’accroître, et ne s’adresse à elle que lorsqu’elle s’est accrue. — Les compagnies veulent jouir vite, parce qu’elles meurent : l’État peut attendre, parce qu’il est immortel. — Les compagnies, par l’élévation et la durée des tarifs, arrêtent le pauvre à l’entrée des chemins de fer : l’État, qui a d’autres moyens que les tarifs pour rentrer dans ses avances, ouvre les chemins au pauvre comme au riche. — Les compagnies sont forcées à des dépenses énormes, dont le poids retombe ensuite sur le public ; il leur faut des agents d’intrigue pour obtenir la concession et écarter les rivalités importunes, des banquiers qui vendent leur crédit à l’entreprise et des spéculateurs qui lui donnent l’essor, des courtiers qui se chargent du placement des actions un cautionnement, des caissiers, des receveurs, des payeurs, des ingénieurs civils, des conducteurs, des conseils : l’État n’a rien à créer ; il a sous sa main des fonctionnaires tout trouvés ; il a, pour la partie financière, ses receveurs généraux et particuliers, ses receveurs des communes, ses receveurs de contributions indirectes ; pour la partie exécutive, ses ingénieurs des ponts-et-chaussées ; pour la partie administrative, les agents qu’emploie le service des préfectures. — Les compagnies ont besoin d’une foule d’employés qu’elles tirent du néant : l’État n’a qu’à étendre les attributions de ceux dont il dispose. — Les compagnies sont à la merci d’agents choisis presque toujours au hasard, impatients de faire leur fortune, et dont il faut quelquefois escompter ou l’apprentissage, ou l’inconstance, où l’incapacité, ou la mauvaise foi, ou la cupidité : l’État est servi par des agents revêtus d’un caractère officiel, soumis à un contrôle public, chargés d’une responsabilité morale, appartenant à une hiérarchie constituée, et ayant pour mobile, non l’argent, mais l’honneur. — Avec les compagnies, les travaux ne sauraient être exécutés que pièce à pièce : inconvénient grave, car il rompt tout équilibre, et retire précipitamment le sang de certaines parties de la société, pour le faire renuer ailleurs d’une manière violente : l’État est dans une sphère d’où il embrasse l’ensemble des intérêts ; ses prévisions peuvent avoir un caractère de généralité qui ne lui permet pas de sacrifier une localité à une autre, et de détourner trop brusquement le cours des relations commerciales. — Les compagnies ne cherchent et ne peuvent chercher qu’à tirer parti du présent : l’État a pour mission de pourvoir aux intérêts de l’avenir. En un mot, les compagnies ne stipulent que pour elles-mêmes : l’État stipule pour la société.

Les considérations dont les démocrates s’armaient contre le système des compagnies étaient bien plus décisives encore au POINT DE VUE POLITIQUE. Quoi ! on parlait sérieusement de livrer tout le domaine de l’Industrie à de simples particuliers, spéculateurs ou gens de finance ! et l’on ne voyait pas ce qu’arriveraient à oser contre l’intérêt public, des associations devenues plus puissantes de jour en jour, par leurs richesses, par leur crédit, par leurs accointances, par la position de leurs membres, qu’on trouverait dans chaque poste important : et dans les bureaux du ministère, et dans le Conseil d’État, et dans les Chambres, et dans les tribunaux, et à la Cour, et dans la presse ! On ne songeait pas au formidable réseau dont allait envelopper le pays cette tyrannie, multiple, mobile, insaisissable, ayant pied partout : véritable État dans l’État ! En Belgique, l’exécution des chemins de fer par le gouvernement avait été considérée comme le meilleur moyen de consolider la révolution de septembre et de défendre la nationalité belge contre la maison d’Orange ; et l’on avait eu raison. C’était donc une féodalité nouvelle qu’on prétendait organiser ! Qu’on y prît garde ! car, cette fois, le joug ne serait pas de fer, il serait d’or ; et, pour le briser, une seconde nuit du 4 août ne suffirait pas. Mais, en cas de danger, ne pourrait-on exproprier les compagnies ? Les exproprier ! Oui, peut-être, mais au prix d’un bouleversement effroyable. Et, si les compagnies se trouvaient composées d’hommes anti-nationaux, quelle carrière ouverte à la trahison dans une circonstance critique ? Les chemins de fer aux mains de ceux que la révolution de 89 abattit eussent probablement rendu cette révolution impossible.

Voilà par quels arguments le parti démocratique défendait ici la cause de l’État. Malheureusement, s’il jugeait nécessaire la consécration du principe, il ne pouvait pas, avec la même ardeur, en désirer l’application immédiate. Rempli, à l’égard de l’administration existante, d’une défiance légitime ; la sachant pressée de mille exigences parasites et moins puissante pour le bien que pour le mal, il tremblait de lui confier des moyens d’action aussi étendus, aussi redoutables. Il se rappelait avec effroi le sort des millions engloutis dans la construction des canaux. Il se rappelait à quelles critiques fondées avaient donné lieu la concession du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, et celles des deux chemins parallèles de Paris à Versailles. Dans une telle situation, ne valait-il pas mieux retarder l’exécution des grandes lignes ? Ainsi pensa M. François Arago, et il n’hésita pas à conclure à l’ajournement dans son rapport sur les chemins de fer, travail lumineux, d’une élégance rare, et aussi savant qu’on devait l’attendre de son illustre auteur.

« L’expérience a montré, disait M. François Arago, qu’un cheval de force moyenne, marchant au pas pendant neuf à dix heures sur vingt-quatre, et de manière à se retrouver chaque jour dans les mêmes conditions de force, ne peut pas porter sur son dos au-delà de cent kilogrammes. Ce même cheval, sans se fatiguer davantage, si on l’attelé à une voiture, portera, ou plutôt traînera à une égale distance :

Sur une bonne route ordinaire empierrée. 
 1,000 k.
Sur un chemin de fer. 
 10,000
Sur un canal. 
 60,000

L’auteur inconnu de la substitution du roulage ou transport en voiture, au transport à dos de cheval, fut donc, vous le voyez, Messieurs, un bienfaiteur de l’humanité ; il réduisit, par son invention, le prix des transports au dixième de leur valeur primitive.

Une amélioration tout aussi importante est résultée, quant aux transports en voiture, du remplacement des empierrements et des pavés des routes ordinaires par des bandes de fer bien dressées sur lesquelles tournent les roues. En atténuant les résistances, ces bandes ont, en quelque sorte, décuplé la force du cheval, celle du moins qui donne un résultat utile. Le long d’un chemin à bandes métalliques, le poids dont on charge un wagon est centuple de celui que le cheval qui le traîne pourrait porter sur son dos.

Ce sont là, Messieurs, de bien admirables résultats ; mais n’oublions pas que les canaux en offrent de plus admirables encore, rappelons-nous que, sur une nappe d’eau stagnante, une bête de somme traîne un poids dix fois plus fort que sur un chemin de fer. Ne perdons pas, au reste, de vue que le transport à dos de cheval, s’il est peu économique, s’effectue, en revanche, presque partout le long de sentiers à peine frayés, sur des pentes rapides ; tandis qu’une route ordinaire exige de certaines conditions de tracé ; tandis qu’elle représente même en simple empierrement 70,000 fr. de première mise par lieue, et plus de 2,000 fr. d’entretien annuel ; tandis que ces mêmes dépenses, pour un canal, se montent respectivement à 500,000 fr et 5,000 fr. ; tandis qu’enfin sur certaines lignes, l’exécution d’une lieue de chemin de fer a coûté jusqu’à 5 millions.

Les chemins de fer, considérés comme moyen d’atténuer les résistances de toute nature que le roulage doit surmonter sur les routes ordinaires, seraient aujourd’hui, relativement aux canaux, dans un état d’infériorité évidente, si on avait dû toujours y opérer la traction avec des chevaux. L’emploi des premières machines locomotives à vapeur avait laissé les choses dans le même état. Mais tout-à-coup, en 1829, surgirent, en quelque sorte, sur le chemin de Liverpool à Manchester, des locomotives toutes nouvelles. Jusque-là on n’avait espéré progresser qu’avec des roues dentées et des crémaillères, ou bien à l’aide de systèmes articulés dont on donnerait une idée assez exacte en les comparant aux jambes inclinées d’un homme qui tire en reculant.

Les locomotives perfectionnées étaient débarrassées de cet attirail incommode, fragile, dispendieux. L’Ingénieur Stephenson ne s’était pas servi non plus des engrenages artificiels de ses devanciers. L’engrenage naturel résultant de la pénétration fortuite et sans cesse renouvelée des aspérités imperceptibles des jantes de la roue dans les cavités du métal du rail, et réciproquement, suffisait à tout. Cette grande simplification permit d’arriver à des vitesses inespérées, à des vitesses trois, quatre fois supérieures à celles du cheval le plus rapide. De cette époque date une ère nouvelle pour les chemins de fer. D’abord ils n’étaient destinés qu’au transport des marchandises. Chaque jour, chaque nouvelle expérience nous rapproche du moment peu éloigné peut-être où ils ne seront plus parcourus que par les voyageurs. Jadis, les rails étaient tout. Maintenant ils n’occupent dans le système qu’une place secondaire. Dès aujourd’hui les chemins de fer ne devraient s’appeler que des chemins à locomotives ou des chemins à vapeur.

Quand on a lu dans les gazettes, dans celles surtout de l’Angleterre et de l’Amérique, le tableau des étonnantes vitesses que les locomotives à vapeur ont déjà réalisées, on est vraiment excusable de croire qu’il ne faut plus compter sur des améliorations importantes, que l’art est presque arrivé à sa perfection.

Cette opinion, quelque naturelle qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins une erreur. L’art des chemins de fer est encore dans l’enfance. »

De ces prémisses M. Arago concluait qu’il fallait bien se garder d’entreprendre simultanément la construction de plusieurs grandes lignes, comme le gouvernement l’avait proposé. Il demandait, lui, que pour profiter des découvertes successives de la science, on n’établît que l’un après l’autre les chemins de fer projetés. Malheureusement, l’illustre rapporteur ne s’en tenait pas là ; et c’était au nom du système des compagnies exécutantes qu’il se prononçait contre le projet de loi. N’osant pas heurter trop violemment de front les compagnies, dont il redoutait la puissance, M. Martin (du Nord) leur avait fait, dans son exposé des motifs, la téméraire concession des lignes secondaires, des embranchements M. Arago prouva que ce partage à l’amiable était absurde ; que, si l’on avait la folie de s’y arrêter, l’État ne pourrait abaisser les tarifs sur une ligne, sans nuire à l’affluence des transports sur toute autre ligne voisine dont les tarifs n’auraient pas été en même temps abaissés ; que le gouvernement se trouverait ainsi dans l’alternative, ou de ne pas toucher à ses droits de péage, ou de ruiner certaines compagnies qui ne seraient pas en mesure de modifier les leurs. Tout cela était évident ; mais la seule conséquence à en tirer, c’est que l’État aurait dû réclamer l’exécution de toutes les lignes. Telle ne fut pas la conclusion de M. Arago. Convaincu que les ministres étaient incapables de justifier la hardiesse de leurs prétentions ; que l’exécution par l’État présentait des inconvénients et des dangers, rendus plus sensibles par la mauvaise organisation du pouvoir en France ; convaincu, en outre, que pour une aussi colossale entreprise les ressources du budget étaient insuffisantes il prononçait, à la fin de son rapport, ces mots, dont l’influence fut décisive : « La commission a pensé qu’il fallait se hâter de recourir aux compagnies, et elle se voit forcée de vous proposer le rejet du a projet de loi. »

Les hommes qui, dans le parti démocratique, Voulaient, en thèse générale, le système de l’exécution par l’État, regrettèrent que M. Arago, en repoussant l’application Immédiate, n’eût pas du moins réservé le principe : regret d’autant plus naturel, que, dans la balance des délibérations publiques, l’opinion du célèbre savant était d’un poids immense. Et il y parut bien dans les débats qui suivirent. Étourdi du coup qu’une main si puissante venait de frapper sur lui, le ministère perdit contenance. M. Martin (du Nord) défendit son projet avec une mollesse qui en trahissait l’abandon ; et les compagnies, au contraire, eurent dans MM. Berryer, Duvergier de Hauranne, des avocats pleins de fougue et parfaitement décidés. Seul, dans cette lutte solennelle, M. Jaubert soutint énergiquement la bonne cause. Mais la dictature des banquiers était là, menaçante, intraitable : le principe de l’exécution par l’État fut vaincu et abandonné.

Ainsi éclataient les premières usurpations de cette oligarchie financière à la domination de laquelle devait tôt ou tard céder le règne de la classe moyenne en France. Or, la bourgeoisie applaudissait en masse, tant était grande son imprévoyance et profond son aveuglement !




CHAPITRE XII.


Procès Hubert. — Couronnement de la reine d’Angleterre ; le maréchal Soult à Londres. — Condamnation du lieutenant Laity. —Louis Bonaparte forcé de quitter la Suisse. — Naissance du comte de Paris. — Évacuation d’Ancône. — La Coalition se ranime. — Fermentation générale des esprits. — Réveil du fanatisme religieux troubles à Reims ; mort du comte de Montlosier. Procès de M. Gisquet contre le Messager. — Ouverture de la session de 1839. — Dernier combat de la Coalition contre le ministère. — Attaques du parti légitimiste. — M. de Genoude ; son portrait. — Traité des 24 articles imposé à la Belgique ; abandon du Limbourg et du Luxembourg. — Chute du Cabinet du 15 avril jugement sur le ministère Molé.



Dans les derniers jours de l’année qui précéda celle dont nous retraçons le souvenir, le 8 décembre 1837, vers dix heures du soir, un préposé des douanes, nommé Pauchet, se trouvait de service sur le quai de Boulogne, lorsqu’un paquebot arrivant de Londres jeta à terre ses passagers. La pluie tombait à flots. Un homme venant de la jetée passe en courant devant Pauchet et laisse tomber un portefeuille que celui-ci ramasse aussitôt. L’inconnu est en vain rappelé il avait disparu. Le portefeuille ne fut pas réclamé on finit par l’ouvrir, et l’on y trouva une lettre signée Stiégler et qui semblait indiquer un complot formé contre le gouvernement. Le portefeuille devint alors l’objet d’un examen attentif il contenait, entre autres choses, une feuille couverte de caractères allemands, un carnet sur lequel apparaissait une longue suite de nombres qui n’étaient l’expression d’aucun calcul, et enfin une lettre portant ces mots : « Tout le matériel est concentré dans Paris. Le plan qu’on exige, je l’apporte. » Deux heures après, on arrêtait dans un hôtel garni le propriétaire du portefeuille, dont le nom supposé était Stiégler, et le nom véritable Louis Hubert. Il fut conduit dans la maison d’arrêt de Boulogne, et, plus tard, au moment où il allait partir pour Paris, les gendarmes, en le fouillant, trouvèrent dans la coiffe de son chapeau le plan colorié d’une machine. L’instruction, activement poursuivie, fit supposer aux magistrats que cette machine était l’instrument d’un attentat projeté contre la personne du roi, et qu’elle avait pour auteur un mécanicien suisse nommé Steuble. La police se livra, sans plus de retard, à des recherches inquiètes, et beaucoup d’arrestations furent opérées.

Telles étaient les principales données de l’acte d’accusation qui, dans le mois de mai 1838, amenait devant la Cour d’assises de la Seine, Mlle Laure Grouvelle, MM. Louis Hubert, Jacob Steuble, Jules Arnoud, Martin Leproux, Vincent Giraud, de Vauquelin, Léon Didier, Vallantin et Annat ; assistés par MM. Emmanuel Arago, Jules Favre, Billiard ancien préfet, Hemersdinger, Teste, Leblond, Ferdinand Barrot, Colmet d’Aage fils et Charles Ledru.

Ce procès occupa plusieurs audiences et donna lieu aux scènes les plus orageuses. L’attitude des accusés était énergique et fière, leur mise en général recherchée. Les desseins criminels qu’on leur imputait, ils n’hésitaient pas à les nier ; et ils le firent, les uns avec présence d’esprit, les autres avec emportement. Mais sur le banc où ils étaient assis se trouvait Vallantin, un malheureux qui avait indignement surpris leur confiance et s’était fait leur dénonciateur. Ce fut sur les affirmations de cet homme, flétri par une condamnation pour faux et auquel avait été arbitrairement épargné l’opprobre de l’exposition, que l’accusation s’appuya. On put remarquer aussi et on remarqua que la plupart des témoins à charge étaient des individus mal famés, compromis par des actes honteux. Les débats furent vifs et de nature à passionner le public. Louis Hubert y déploya des convictions réfléchies et ardentes. Steuble, qui ne parlait et ne comprenait que la langue allemande, fit preuve, devant le tribunal, d’une force de tête qu’il n’avait pas montrée dans l’instruction. Quant à Mlle Laure Grouvelle, elle unissait à une exaltation politique extraordinaire un dévouement sans bornes ; sa tête était d’une républicaine audacieuse et son âme d’une sœur de charité ; elle avait entouré d’ornements funéraires la tombe d’Alibaud, et, dans le choléra, elle s’était attachée à un hôpital, soignant les malades, consolant leur agonie, vivant au milieu de la contagion de la mort sous le poids d’une accusation capitale, elle resta calme et mit à confesser sa foi une assurance exempte d’affectation.

Dans la dernière audience, les plaidoiries étant terminées, et le président ayant demandé à mademoiselle Laure Grouvelle si elle n’avait rien à ajouter à sa défense, elle se leva et dit : « Si je prends la parole, Messieurs les jurés, c’est pour donner un témoignage publie de gratitude à celui qui est venu avec tant de courage — elle désignait Hubert — apprendre quelle a été ma vie, quelles sont mes pensées les plus intimes. Mon cœur est pour lui plein d’admiration et d’affection. Souvenez-vous qu’enveloppée dans un réseau fatal, je lui devrai, ainsi qu’à votre consciencieuse déclaration, la liberté… plus que la liberté… la vie de ma mère ! » Un moment interrompue par son émotion, elle reprit en désignant M. Billiard : « Un souvenir au respectable ami qui ne m’a pas quittée depuis le jour de mon arrestation et que vous voyez assis près de moi dans cette dernière épreuve. » Puis, se tournant du côté de Vallantin, qui, pâle, les yeux baissés, paraissait atterré sous le remords : « Que j’apporte aussi quelque consolation à une conscience qui, je le crois pour l’honneur de l’humanité, n’est pas tranquille et a besoin d’être consolée. Vallantin ! Hubert, de Vauquelin et moi, nous vous pardonnons vos inventions infâmes. Si jamais vous êtes malheureux, malade, abandonné de tous, souvenez-vous que je suis au monde. » La sensation produite par ces paroles durait encore quand lecture fut donnée de la déclaration du jury. Les accusés s’étaient retirés, suivant l’usage : on ramena Leproux, de Vauquelin et Vallantin pour leur apprendre le verdict qui les rendait à la liberté. C’était leur apprendre en même temps que Laure Grouvelle venait d’être jugée coupable : une douleur profonde se peignit sur le visage de MM. Leproux et de Vauquelin, et ils sortirent consternés. Les autres accusés ayant été introduits, Hubert écouta avec beaucoup de sérénité la lecture du verdict qui le déclarait coupable de complot concerté et arrêté dans le but de changer ou de détruire la forme du gouvernement ; mais, quand il entendit le nom de Melle Grouvelle, un cri terrible s’échappa de sa poitrine, et une arme qu’il tenait cachée brilla dans sa main. Pour l’empêcher de se donner la mort, les gendarmes se précipitent aussitôt sur lui. Une lutte s’engage ; le cri aux armes retentit. Tout le monde se lève précipitamment. Les bancs, les tables, les rampes, sont escaladés au sein d’une confusion inexprimable, redoublée par les lamentations des femmes. Steuble tombe évanoui aux bras des gendarmes. Jamais les annales des cours d’assises n’offrirent pareil spectacle. Furieux, hors de lui, Hubert se répandait en imprécations, et du milieu des gardes entre les mains desquels il se débattait : « Cette femme, s’écriait-il avec une violence inouie, elle est innocente ! Misérables ! Vous avez condamné la vertu même ! Un jury français ! Oh, l’infamie ! » On l’entraîna enfin ; et ce ne fut pas sans peine qu’on put achever la lecture de la déclaration du jury, par laquelle étaient reconnus coupables de complot dirigé contre l’existence, non du roi, mais du gouvernement, Melle Grouvelle, Steuble, Annat et Vincent Giraud. Ce dernier fut condamné à trois ans de prison, les autres à cinq. Hubert, déclaré coupable de complot suivi d’actes pour en préparer l’exécution », était frappé de la peine de la déportation.

Quant aux moyens mis en œuvre pour obtenir de Vallantin des révélations et des aveux, est-il vrai qu’une somme de huit à dix mille francs lui lut promise ? C’est ce qu’il a armé dans une lettre écrite de sa main, et qui est là sous nos yeux.

Quoi qu’il en soit, au moment où nous écrivons, Hubert se meurt ; Steuble est mort, s’étant coupé la gorge avec un rasoir dans son cachot ; Mlle Grouvelle est folle ; Vincent Giraud se trouve libre, mais il est sorti de prison avec des cheveux blancs.

Un mois environ après les débats du procès Hubert, qui montraient d’une manière si terrible de quelles haines la monarchie en France était entourée, le couronnement de la reine Victoria vint ouvrir carrière aux démonstrations du loyalisme anglais.

Le Cabinet des Tuileries avait cru devoir choisir pour ambassadeur extraordinaire à Londres le maréchal Soult : choix convenable, s’il en faut juger par l’événement.

Et toutefois, l’arrivée du maréchal en Angleterre fut d’abord accueillie par des attaques non-seulement inhospitalières mais injustes. Le Quaterly-Review avait donné le signal : les journaux de l’aristocratie britannique n’eurent pas honte de répéter ce cri d’une rancune sans élévation et d’une immortelle jalousie. On contestait au vieux soldat la victoire de Toulouse, sa gloire incontestable ; on racontait, avec un orgueil grossier, qu’à Waterloo, le repas préparé pour lui avait été mangé par le duc de Wellington. Mais la réaction vint, prompte, éclatante, mêlée d’enthousiasme : elle avait commencé par une lettre d’une modestie pleine de grandeur, dans laquelle le colonel Napier rappelait les esprits au respect de la France impériale et de l’équité.

Le 28 juin 1838 dans la matinée, la solennité du couronnement lut annoncée à Londres par une salve de vingt et un coups de canon. D’épais nuages menaçaient la fête, et cependant une foule innombrable inondait déjà Whitehall, Parliament-Street, Abingdon-Street, et toutes les rues voisines de l’abbaye de Westminster. Sur une ligne que l’œil se serait fatigué à parcourir, ce n’étaient qu’échafaudages chargés d’hommes et de femmes, que gradins mouvants, que galeries animées ; et, partout, des drap eaux, des tentures somptueuses, des couronnes, des banderolles, des guirlandes de fleurs, des sièges de velours, des étoiles, des préparatifs d’illumination, de gigantesques V. R. L’aristocratie de l’Europe était à Londres dans la personne de ses plus célèbres représentants : le prince de Ligne, le comte de Strogononoff.les marquis de Brignolle et de Miraflorès, le baron Van der Capellen. Il n’y avait pas jusqu’au prince de Schwartzemberg qui ne fût accouru en Angleterre, au risque d’y réveiller le scandale, à peine assoupi, des aventures dont on l’avait fait le héros. À dix heures du matin, au bruit des cloches de Sainte-Marguerite, alternant avec celles de l’abbaye de Westminster, il se fit dans une des plus grandes villes du monde un mouvement de foule prodigieux, indescriptible. Ce n’était pas cette multitude de Paris, si impressionnable, si communicative, si chargée de fluide électrique, spirituelle en son enthousiasme, frondeuse jusque dans ses entraînements, et qui, jetée sur la place publique, n’est qu’un homme passionné ayant de l’esprit ; les Anglais que le passage de leur reine attirait par myriades, formaient une masse compacte et serrée, mais dans laquelle chaque individu conservait sa physionomie, sa personnalité. Pas d’échanges intellectuels, pas de fusion entre les âmes. L’enthousiasme de tous ces hommes s’entassant l’un sur l’autre sans se confondre avait quelque chose de puissant mais de glacé ; une gravité morne perçait dans les transports de leur joie ; un commun respect pour la tradition monarchique formait leur unique lien, et leur émotion venait de la tête, non du cœur : là où des Français seraient allés voir passer une femme, les Anglais couraient voir passer un symbole.

Un indéfinissable bourdonnement salua l’apparition et le défilé des équipages. Ils étaient tous magnifiques, un seul excepté : celui de l’ambassadeur des États-unis, peuple libre. Mais à l’aspect d’une certaine voiture aux rebords d’argent, d’un fond bleu, ayant la forme d’une gondole, et montrant, ciselées avec art, des couronnes ducales qui surmontaient des lanternes, une explosion de hourrahs frénétiques ébranla tout-à-coup les airs. Cette voiture, la plus brillante de celles dont l’insolence des grands seigneurs du cortège pouvait se vanter, renfermait un soldat de fortune, le maréchal Soult. Qu’applaudissait-on dans lui ? Était-ce l’alliance du gouvernement des Tuileries, ou l’envoyé d’un roi qui devait être cher aux Anglais, ou le souvenir d’un grand homme abattu ? Napoléon, en succombant à Waterloo, avait dégagé de toute crainte l’admiration de l’Angleterre, et il lui avait imposé le devoir d’être juste, en mourant à Sainte-Hélène.

L’accueil fait au maréchal Soult constitua la partie sérieuse du couronnement de Victoria, le reste de la cérémonie n’ayant été marqué que par un étalage de luxe insultant et des pratiques qui sans doute occuperont une large place dans les fastes de l’imbécillité humaine. Vers le milieu du jour, la reine mit pied à terre aux portes de l’abbaye de Westminster, où l’attendaient les témoins, désignés d’avance, de son couronnement juges pliant sous le poids de leurs énormes perruques, rois d’armes couverts d’une longue chemise de drap d’or, lords temporels et spirituels, pairs et pairesses, membres des communes, et O’Connell en habit de cour ! La reine s’était retirée pour changer de costume. Elle parut bientôt vêtue d’une robe de velours écarlate fourrée d’hermine, et le front entouré d’un cercle d’or. En même temps s’avançaient vers l’autel, placé à quelques pas du trône, les grands constables d’Irlande, d’Ecosse, d’Angleterre, et le vicomte de Melbourne, armé de pied en cap. « Messieurs, dit l’archevêque de Cantorbéry, je vous présente Victoria, reine incontestée de ce royaume. Vous tous qui êtes venus ici pour lui offrir votre hommage, voulez-vous le faire ? » À cette formule, répétée quatre fois dans quatre directions différentes, les assistants répondirent : Vive la reine ! Dieu garde la reine ! Cela fait, et, sur la demande du prélat, la reine donna gracieusement à l’autel une nappe d’or, puis un lingot d’or ; car les princes ne sont acceptés par les prêtres qu’à la condition de se conformer à cette maxime : « Ne te présente pas les mains vides, dans la maison du Seigneur ! » Vinrent la prière, un sermon prêché par l’évêque de Londres, et enfin le serment, dont le formulaire contient cette interrogation significative : « Conserverez-vous aux évêques et clergé d’Angleterre et aux églises ici confiées à leurs soins les droits et priviléges qui leur appartiennent ou leur appartiendraient ? » Des droits du pauvre, pas un mot. Le serment prêté, quatre chevaliers de la Jarretière étendirent sur la reine un drap d’or, et l’archevêque de Cantorbéry, après lui avoir oint la tête et les mains, lui adressa gravement quelques paroles mystiques. Ce fut alors que la reine déposa sur l’autel une paire d’éperons, et reçut en échange, des mains de l’archevêque, un beau sabre que lord Melbourne portait en entrant et qu’il dut racheter au prix de cent schellings. Ensuite… Mais à quoi bon poursuivre le récit de ces bouffonneries monarchiques ? Et pourtant, voilà par quels moyens on entretient dans l’esprit des peuples le respect des races privilégiées et l’adoration impie des couronnes ! Pendant le cérémonial de l’hommage, le comte de Surrey, en sa qualité de trésorier de la reine, avait jeté dans la nef des médailles frappées à l’occasion du couronnement, et aussitôt, se précipitant pour les ramasser, les plus illustres personnages s’en disputèrent la possession, au sein d’une espèce de pugilat, honteuse et systématique émulation de flatterie.

Ce jour-là, M. Green donna au peuple le spectacle d’une ascension en ballon. Le soir, les théâtres de Covent-garden et de Drury-Lane ouvrirent libéralement leurs portes à la curiosité populaire. Hyde-Park était comme un immense village de toile : on fut admis à y applaudir des charlatans et à s’enivrer autour de la statue d’Achille, dédiée au duc de Wellington. La nuit, Londres se montra splendidement illuminé. Et, le lendemain, à la lueur dt gaz allumé devant les boutiques de Gin, on voyait, comme à l’ordinaire, rôder pieds nus et couverts d’effroyables haillons, des fantômes au visage livide, au regard éteint, damnés de ce monde dont, seule, l’opulente Angleterre a le privilége de perpétuer la race ; le lendemain, dans les districts où la pauvreté se trouve refoulée, parquée hideusement et mise hors la loi, dans les immondes ruelles à l’entrée desquelles la police elle-même s’arrête d’épouvante et d’horreur, dans les quartiers de White-Chapel, de Saint-Gilles, de Shoredieth, de Saint-Olave, il y avait, comme à l’ordinaire, des familles qui, enterrées vivantes sous des tas de bois pourri, croupissant sur le fumier, tremblaient la fièvre ou attendaient avec un désespoir hébété ce genre de mort qu’apporte la faim.

Dans les salons diplomatiques, cependant, on s’entretenait beaucoup de la robe de sa majesté, de ses colliers, de sa couronne neuve, évaluée deux millions huit cent mille francs, des illuminations féeriques du palais de M. de Strogonoff, de l’habit du prince Esterhazy surtout, habit phénoménal, dont chaque bouton était un diamant et chaque couture un filet de perles fines. On parlait aussi de ce qu’avaient coûté les débauches nocturnes d’un jeune lord, lequel, après avoir pris part aux divertissements populaires, s’était fait ramasser ivre dans une voiture qui avait écrasé un passant.

Pour ce qui est de la presse anglaise, si l’on en excepte les feuilles du dimanche, spécialement destinées au peuple, son loyalisme éclata par des extravagances dont n’approchèrent jamais les superstitions du fétichisme. Pour que la postérité ne perdît rien de la journée mémorable qui avait vu mettre une couronne sur la tête d’une enfant, les journaux anglais se publièrent en volumes. Le Sun fut imprimé en lettres d’or, et il contenait un médaillon colossal de la jeune reine.

De leur côté, les journaux de la Cour, à Paris, insistèrent sur des pompes qu’ils jugeaient probablement de nature à éblouir les esprits. Avec une admiration servile et une affectation de stupeur, ils racontèrent combien de yeomen marchaient autour de la voiture de cérémonie, et quelle fut, en détail, l’entrée du cortège dans l’abbaye de Westminster, et combien de dames traînait après elle portant la queue de sa robe, sa majesté Victoria, et quels titres paraient les divers personnages à qui était échu l’honneur inappréciable de porter les éperons, ou l’épée de merci ou le calice, ou la patène comme s’il suffisait de tout cela pour ranimer dans un pays tel que le nôtre le culte des vieilles idoles !

Le gouvernement ne pouvait se faire, à cet égard, illusion sur son impuissance ; mais il n’en mettait que plus d’emportement à s’asservir aux intérêts dynastiques. Pour avoir, dans un récit de l’insurrection de Strasbourg, relevé des erreurs historiques, repousse des calomnies, rendu hommage à la partie glorieuse de l’Empire, parlé de Louis Bonaparte avec affection, le lieutenant Laity fut traduit devant la cour des pairs. Que devenait alors le jury ? Michel (de Bourges) détendit l’accusé d’un ton rade, fougueusement, mais bien en vain. Le hardi jeune homme paya sa brochure dix mille francs et cinq ans de prison. C’était peu Louis Bonaparte avait quitté l’Amérique, il était revenu embrasser, pour la dernière fois sa mère mourante, il habitait Arenenberg : Louis-Philippe s’émut d’un tel voisinage, et la Suisse se vit sommée de chasser de son sein le neveu de l’empereur, un proscrit. Alors se reproduisirent les fatales scènes de 1836, La Suisse, indignée, demanda si elle formait un état indépendant, ou s’il était vrai qu’elle ne fut qu’une province française ! Le Grand-Conseil de Turgovie déclara que le prince Louis Bonaparte était citoyen turgovien. Des cris de douleur et de désespoir s’élevèrent du fond des vallées où Louis-Philippe, proscrit lui aussi, avait autrefois reçu l’hospitalité. Et quant à la Diète, partagée entre l’horreur d’une soumission déshonorante et la crainte d’attirer sur la Suisse d’irréparables calamités, elle hésitait, elle ajournait.

Mais, pendant ce temps, on se préparait à l’accabler. On agita un corps de 20 à 25 mille hommes sur les frontières de France ; deux bataillons français entrèrent à Gex ; l’artillerie de Lyon reçut l’ordre de se tenir prête au départ ; le général Aymar publia un ordre du jour avec menaces.

D’un autre côté, pour amortir l’élan des populations qu’on touchait ainsi de la pointe de l’épée, que d’insinuations habiles ! que de démarches sourdes et détournées, mais pressantes ! De la Suisse, des cantons de Vaud et de Genève surtout, étaient sorties un certain nombre de familles qui occupaient alors à Paris la position qu’y avaient occupée au XVIIIe siècle Necker et son entourage ; familles de banque pour la plupart et bien connues : les Delessert, les Odier, les Oppermann-Maudrot, les Keutsch. Or, l’accueil que plusieurs de ces Gallo-Helvétiens recevaient aux Tuileries et les facilités qu’ils y trouvaient avaient naturellement noué entre eux et le gouvernement français mille liens de gratitude ou d’intérêt. Aussi, envoyèrent-ils, en 1838, à leurs amis ou parents de Suisse des écrits, missives ou nouvelles, concluant à une soumission prompte. L’avocat Maudrot, de Lausanne, combattit les idées de résistance dont le Nouvelliste vaudois s’était fait l’organe, dans une série de lettres qui furent répandues à profusion. Chaque jour, à toute heure, arrivaient de Paris des conseils, des avertissements, des prières, des confidences : M. Molé avait fait telle déclaration, M. Benjamin Delessert tenu tel discours… Mais quoi ! Louis-Philippe lui-même conseillait aux Suisses, en véritable ami, de céder lorsqu’il en était temps encore. Et à ces obsessions se joignaient celles du commerce lyonnais, d’origine genevoise. La Suisse pourtant avait fléchi déjà une fois, et elle sentait que son indépendance était au prix de son courage.

À quel dénouement devaient aboutir de semblables complications ? À un dénouement désastreux, peut-être, si, pour le prévenir, Louis Bonaparte ne se fût décidé à quitter volontairement Arenenberg. Le 20 septembre, il partait pour Londres ; le 24 août, la duchesse d’Orléans avait mis au jour un enfant du sexe masculin : ce furent deux grands sujets de joie pour la Cour des Tuileries. Les Dynasties se croient si aisément immortelles !

Au reste, la prospérité de la maison d’Orléans avait suivi depuis 1830 une progression croissante. Mais on n’en pouvait pas dire autant de la France ; et, tandis qu’à la Cour on se réjouissait de la naissance du comte de Paris, la nation était à la veille de voir s’accomplir un événement qui la devait remplir de tristesse.

On se rappelle quel avait été sur l’Europe l’effet de l’occupation d’Ancône, et avec quel enthousiasme l’Italie avait salué dans le drapeau tricolore une promesse d’affranchissement, un gage de liberté. Mais, soumis à une politique ennemie des peuples, les Français d’Ancône furent bientôt forcés de se faire les auxiliaires du despotisme pontifical, qu’ils s’étaient crus destinés à contenir. Les espérances les patriotes italiens s’éteignirent ; la liberté disparut, même de leurs rêves ; à leur enthousiasme succéda une morne stupeur. Toutefois, la présence de l’uniforme français à Ancône n’avait pas entièrement cessé d’être chère à l’Italie. Car enfin, c’était là, pour l’Autriche, une gêne, un affront… Et puis, des événements nouveaux ne pouvaient-ils pas, d’un instant à l’autre, déterminer à Paris le triomphe d’une politique plus généreuse ?

De son côté, et tout intérêt de parti mis à part, la France avait pour garder Ancône des motifs diplomatiques et militaires de la plus haute importance. La ville d’Ancône était la clef de l’occupation de la haute Italie ; elle couvrait Naples vis-à-vis de Vienne ; elle nous assurait en Dalmatie et en Illyrie une influence notable ; en cas de guerre avec les Autrichiens, elle nous eût été bonne et comme place de guerre et comme port ; défendue autrefois par le général Monnier à la tête de 2,000 hommes dont 1,800 blessés, elle avait, pendant douze jours, arrêté 42,000 hommes, et, pour la mettre en état de soutenir un siège opiniâtre, il n’eût fallu ni de longs travaux ni beaucoup d’argent son occupation par la France avait toujours été jugée si utile pour nous qu’elle avait été réclamée d’une manière expresse dans la négociation des traités de Campo-Formio et de Lunéville. Que dire encore ? entre nos escadres et les Dardanelles, Ancône supprimait une distance de six cents lieues, dans un moment où chacune des grandes Puissances avait à veiller sur l’empire ébranlé des Osmanlis. L’abandon d’Ancône ne pouvait donc être qu’une mesure funeste. Et M. Thiers le sentait bien, lorsque dans une dépêche du 14 mars 1836 il écrivait à notre ambassadeur à Rome :

« Je vous recommande, Monsieur le marquis, de ne point prendre à Rome l’initiative de cette question de l’évacuation d’Ancône, de ne jamais la soulever, et d’éviter tout ce qui s’y rapporterait. Si vous étiez absolument obligé d’exprimer une opinion, elle devrait être que le fait de la retraite des Autrichiens n’entraînerait pas nécessairement celle de nos troupes. »

Mais ces recommandations de M. Thiers se trouvaient-elles conformes aux engagements pris ? Oui, sans nul doute ; et, pour s’en convaincre, il suffit de remonter à l’origine de l’affaire.

Nous avons raconté comment, dans un mémorandum de 1831, les principales Puissances s’étaient concertées pour obtenir du Saint-Siège certaines réformes réclamées par la Romagne. Ce fut de Casimir Périer que vint l’initiative de ce concert. Non que Casimir Périer s’inquiétât beaucoup de la liberté des sujets du Pape ; mais il ne lui avait pas échappé qu’il fallait faire droit à leurs griefs si on voulait étouffer les germes d’une insurrection qui, en attirant les Autrichiens sur le Pô, aurait pu donner une secousse à l’Europe, à moins qu’elle ne se fût prêtée de bonne grâce à un accroissement démesuré de la puissance autrichienne en Italie. Le calcul était juste, et l’événement le prouva : le Pape n’ayant accordé à ses sujets qu’une partie des réformes demandées par les grandes Cours, les légations se soulevèrent, l’Autriche intervint en armes, et pour contrebalancer l’effet de la présence des Autrichiens, la France dut occuper Ancône. De sorte que la prise d’Ancône avait pour cause première et certaine l’inexécution du mémorandum de 1831 le refus de calmer les mécontentements de l’Italie.

Il est vrai qu’en 1832, Casimir Périer consentit à une convention par laquelle la France s’engageait à retirer ses troupes aussitôt après l’évacuation de l’Italie par les troupes autrichiennes. Mais cela signifiait-il que la retraite des Français dût suivre celle des Autrichiens nécessairement, ipso facto, sans négociations préliminaires, sans entente préalable entre les deux gouvernements, sans garanties stipulées pour l’avenir ? Entendre ainsi la convention, c’eût été en sacrifier l’esprit à la lettre, c’eût été ruiner par la base la politique même de Casimir Périer, et exposer de nouveau : le Pape à une révolte, l’Italie à une intervention autrichienne, Ancône à une occupation française, l’Europe à un conflit.

Voilà ce que comprirent parfaitement MM. de Broglie et Thiers, M. Thiers surtout ; et on doit les en louer.

Quant à M. Molé, il eut le tort, comme on va le voir, de ne pas se défier suffisamment de la diplomatie italienne. L’homme qui, à cette époque, la représentait le mieux était M. Capacini, esprit singulièrement délié. Il rencontra M. de Metternich à Florence, et ce fut là que les deux diplomates préparèrent le piège dans lequel M. Molé devait tomber. L’essentiel, pour eux, était d’empêcher entre Paris et Vienne toute négociation relative à l’évacuation d’Ancône. Car ils prévoyaient que, dans ce cas, le gouvernement français ne manquerait pas d’élever des difficultés, d’exiger des garanties, si même il n’allait jusqu’à dire : « Tant que la situation de l’Italie restera ce qu’elle était lors du mémorandumde 1831 d’invincibles haines fermenteront dans la Romagne, et l’intervention autrichienne planera comme une menace de chaque jour sur l’Italie en deuil. Vous nous demandez d’évacuer Ancône ? Faites disparaître les causes qui nous y conduisirent. Rappelez-vous le mémorandum de 1831. Apaisez la Romagne, dont les espérances légitimes sont contenues mais non pas éteintes. » MM. de Metternich et Capacini voulaient absolument prévenir une déclaration de ce genre, et M. Molé ne les devina pas. Un jour donc, le représentant de la Cour de Rome à Paris courut annoncer au ministre français comme une nouvelle satisfaisante pour le Cabinet des Tuileries, que l’Autriche se décidait enfin à se retirer des États du Saint-Siége, ne paraissant pas d’ailleurs mettre en doute que les Français sur-lechamp n’abandonnassent Ancône. M. Molé, qui ne connaissait l’affaire qu’imparfaitement, trouva la conséquence naturelle, et il ne s’aperçut de la surprise que lorsque M. Desages lui eut appris quelle avait été la politique de ses prédécesseurs et de quelle manière la question se trouvait engagée.

L’évacuation d’Ancône eut lieu le 25 octobre 1838, et la sensation qu’elle produisit en France fut d’autant plus forte, que les esprits y étaient alors échauffés par une ligue ardente, audacieuse, redoutable au ministère, redoutable au roi.

La victoire parlementaire remportée par M. Molé lors de la discussion des fonds secrets semblait avoir abattu pour jamais la coalition dont nous avons indiqué l’origine. Et en effet, grand fut d’abord le découragement des vaincus… M. Thiers avait quitté Paris. Et, pour ce qui est de M. Guizot, ses amis le jugeaient en pleine décadence. Parce qu’une discussion solennelle et récente le leur avait montré faible, dépourvu d’habileté à la fois et de hardiesse, cherchant sa route d’un pas incertain au travers des partis, et s’embarrassant dans de misérables redites, ils s’étaient figuré que cette âme violente avait enfin épuisé sa vigueur, que cette intelligence avait jeté son dernier éclair. Et ils en étaient tellement convaincus, que, dans le partage hâtif des rôles que distribuait leur ambition, ils croyaient beaucoup faire pour leur ancien chef en lui réservant quelque ambassade. Lui-même, au reste, il paraissait livré à un trouble que n’avait pas encore connu son orgueil. Retiré au Val-Richer loin du spectacle des affaires et de leur tumulte, il paraissait résigné à sa défaite, il se l’avouait.

Mais il y avait un homme, M. Duvergier de Hauranne, qui portait, réunies en lui et vivantes, toutes les colères de la coalition, momentanément dissoute. Ce fut son souffle qui la ranima ; ce fut lui qui donna le signal de la reprise des hostilités dans un article que publia la Revue française. Il s’attachait à y prouver que les ministres étaient insuffisants ; qu’ils avilissaient le pouvoir par un système de corruption et de bascule qu’ils compromettaient le gouvernement représentatif par une outrageante affectation de dédain à l’égard de la Chambre, et à l’égard de la Couronne par une docilité sans mesure. Réduit à ses propres forces, M. Duvergier de Hauranne n’aurait probablement pas mené à bout l’entreprise. Mais avec lui, à côté de lui, et par suite d’un concert préalable, étaient descendus dans l’arène trois hommes de talent, appuyés sur la presse : M. Chambolle, rédacteur en chef du Siècle M. Léon Faucher, du Courrier français, M. Léonce de Lavergne, du Journal général de France. De sorte que la coalition avait pour organes officiels trois journaux quotidiens, dont deux appartenaient à l’Opposition dynastique et le troisième à l’école doctrinaire. Une force nouvelle venait de se produire ; elle eut, suivant l’usage, des adorateurs. Les ambitions commencèrent à se déclasser et la polémique se déchaîna. Le Constitutionnel était naturellement entré dans la ligue, que les feuilles radicales appuyaient, sans en faire partie, en haine du pouvoir. On fit, sur la maxime aussi folle que vantée le roi règne et ne gouverne pas, mille commentaires ingénieux, injurieux, menaçants, hypocrites, sincères. Avec une égale impétuosité, les uns attaquèrent la majesté royale, les autres la défendirent.

Et, comme pour combler la mesure des agitations, l’intolérance d’une partie du clergé vint tout-à coup ranimer les haines, à peine assoupies, du libéralisme. À Reims, un prédicateur de passage ayant osé, du haut de la chaire, laissé tomber sur le tombeau du captif de Ste-Hélène des paroles d’insulte, l’habitation du missionnaire fut envahie dans l’emportement d’une émeute aussi déplorable que le fait qui l’avait provoquée. À Clermont-Ferrand, un scandale inoui marquait, dans le même temps (11 décembre 1838), la mort d’un des plus hardis adversaires des jésuites, le comte de Montlosier. En vain M. de Montlosier avait-il témoigné sa ferme volonté de mourir dans les bras de l’Église ce que l’évêque de Clermont exigeait de lui, c’était le désaveu de sa vie entière, une rétractation publique, la condamnation de son fameux Mémoire à consulter ; et, parce qu’il avait refusé jusqu’au bout de croire les intérêts de la religion liés à la cause mondaine des jésuites, les portes du temple furent fermées à son cercueil. L’esprit de la Restauration semblait revivre : la ville de Clermont s’en émut ; et, avec une pieuse unanimité de regrets, d’étonnement, d’amertume, le peuple accompagna au champ du repos les restes mortels qu’abandonnaient les ministres du Dieu de la charité.

À ce scandale s’en joignit un autre d’une nature bien différente, mais qui n’en remua pas moins fortement l’opinion. Depuis quelque temps, de sourdes rumeurs faisaient courir dans Paris, mêlé à des accusations terribles, le nom de l’ancien préfet de police, M. Gisquet. On parlait d’actes condamnables commis dans l’exercice des fonctions publiques, on prononçait le mot de concussion, et certains détails dérobés au secret du foyer domestique étaient colportés par la haine, qui, en les répandant, les envenimait. Le Messager, journal du soir, éclata enfin. Dans un article où se trouvaient à demi soulevés des voiles mystérieux, M. Gisquet était désigné comme prévaricateur. Lui, blessé dans ce que l’homme a de plus cher, il résolut de porter devant les tribunaux son honneur déchiré, et de là un procès plein de tristes divulgations. On y lut publiquement une lettre dans laquelle M. Gisquet avait raconté lui-même l’histoire de ses passions intimes et les tourments cachés de son cœur. Des témoins nombreux furent entendus, et de leurs dépositions il résulta, non pas que M. Gisquet avait été un magistrat prévaricateur et concussionnaire, mais qu’il avait tiré parti de ses fonctions pour enrichir par des concessions non sérieuses, étrangères à l’intérêt public et nuisibles à des tiers, ses proches, ses amis, ses employés, une femme qu’il aimait et la mère de cette femme. Un ami de salon, Me Parquin, soutenait le plaignant. Me Mauguin l’accabla. Puis se leva l’avocat-général, M. Plougoulm, austère, inexorable. Et il entreprit de prouver, dans son réquisitoire, que M. Gisquet avait manqué à ses devoirs en consultant, pour la distribution de ses faveurs, ses affections personnelles, non le bien de la cité. Il lui imputait d’avoir ouvert les bureaux de la préfecture de police à l’avidité du gain, d’avoir transformé les employés de l’État en agents d’affaires, lui opposant l’exemple de M. Rieublanc, que n’avait pas gagné cette contagion. Il laissa aussi tomber un blâme foudroyant sur l’empire subi par suite de liaisons illégitimes, et sur ce qu’offrait de hideux le spectacle d’une mère allant toucher le prix du déshonneur de sa fille. Il reconnaissait, au reste, dans M. Gisquet des qualités précieuses : le courage, l’énergie, un vrai talent d’administrateur ; mais il le jugeait dépourvu de sens moral, et finissait par conclure à l’acquittement du Messager en ce qui concernait les attaques dirigées contre le fonctionnaire public, à la condamnation en ce qui touchait les attaques relatives à l’homme privé, la loi contre la diffamation mettant, sur ce dernier point, la vérité même en interdit. Le jury s’étant prononcé en sens inverse des conclusions de l’avocat-général, le Messager ne fut déclaré coupable que sur le fait de diffamation envers un fonctionnaire public, et la cour d’assises appliqua à M. Brindeau, gérant du journal, le minimum de la peine : cent francs d’amende.

Ainsi, une foule de causes diverses concouraient à augmenter l’ébranlement des esprits : actes de corruption électorale hardiment dénoncés, royauté prise à partie, réveil du fanatisme religieux, condamnation morale prononcée par un fonctionnaire du jour contre un fonctionnaire de la veille.

Voilà sous quels auspices s’ouvrit la session de 1839. De retour à Paris, MM. Thiers et Guizot avaient trouvé la coalition debout et prête. La confiance leur revint. Dans le Journal général, dont il avait fait une véritable machine de guerre, M. Duvergier de Hauranne ne cessait d’encourager les timides, de harceler les indifférents. Aux noms de MM. de Rémusat, Piscatory, Étienne, Jaubert, Duchâtel, etc., on eut ajouté volontiers sur la liste de la coalition celui de M. Dupin aîné. Mais lui, tremblant de perdre la présidence de la Chambre, il se renfermait dans une réserve obstinée. M. Duvergier de Hauranne, dans le Journal général, le somma hautement de se prononcer, le menaça, le poursuivit tout fut inutile. M. Dupin attendait.

Enfin le moment vint où les deux armées en présence allaient se mesurer : le 17 décembre 1838 eut lieu la lecture du discours de la Couronne, espèce de harangue insignifiante et vague comme à l’ordinaire, mais qui servait à dessiner le champ de bataille. La coalition eut d’abord le dessous, M. Dupin l’ayant emporté, grâce à l’appui du ministère, sur M. Passy, candidat des coalisés pour la présidence de la Chambre ; mais bientôt la chance tourna. Parmi les membres de la commission nommée pour la rédaction du projet d’adresse, trois seulement, MM. Debelleyme, de la Pinsonnière et de Jussieu, tenaient pour le ministère ; les autres appartenaient tous à la coalition : c’étaient MM. Thiers, Guizot, Duvergier de Hauranne, Étienne, Mathieu de la Redorte, Passy.

Pour mieux assurer leur triomphe, les six élus de la coalition convinrent de décider entre eux dans un conciliabule particulier, toutes les questions qui devaient être traitées dans le projet d’adresse, sauf à les soumettre ensuite, pour la forme, aux trois membres composant la minorité. C’est ce qui fut fait. M. Duvergier de Hauranne, on peut le dire, tenait la plume ; M. Thiers et M. Guizot dictaient.

Or, depuis l’adresse des 221, jamais rédaction parlementaire n’avait été aussi agressive que celle dont les deux principaux ministres du 11 octobre fournirent alors la pensée et les termes. On y exprimait l’espoir que, sous un gouvernement jaloux de la dignité nationale, la France conserverait son rang dans l’estime du monde ; on y regrettait que l’évacuation d’Ancône se fût effectuée sans les garanties qu’aurait dû stipuler une politique sage et prévoyante ; on y rappelait avec amertume les malheurs passés de la Pologne et les malheurs présents de l’Espagne ; le dissentiment survenu entre la France et la Suisse y était sévèrement apprécié, et la conversion des rentes mise au nombre des mesures commandées par l’opinion ; enfin il y était dit : « Une administration ferme, habile, s’appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité du trône et le couvrant au dedans de sa responsabilité, est le gage du concours que nous avons tant à cœur de vous prêter » : avertissement qui semblait cacher une menace !

MM. Debelleyme, de la Pinsonnière et de Jussieu se réunirent pour combattre un projet où ils ne voyaient qu’un appel aux passions révolutionnaires ; mais ils se heurtaient à une majorité impérieuse, résolue, opiniâtre, qui voulait, qui croyait vaincre, et ne respirait que le combat. Quant à M. Dupin, qui, en qualité de président de la Chambre, faisait de droit partie de la commission, il garda une stricte neutralité tant que les chances restèrent incertaines ; mais, les débats terminés, il tira de sa poche un papier, confident de son culte pour la décision du succès, et il fit aux membres de la commission, qui le regardaient avec un mélange de surprise et d’ironie, la déclaration suivante : « Je ne veux pas que l’on puisse penser que je cherche à m’envelopper dans une inviolabilité sournoise. J’ai mis par écrit mon opinion sur l’adresse : je vais vous en donner lecture. » Et il lut, en effet, une note par laquelle il déclarait qu’à son sens une administration plus forte était nécessaire : 1o pour couvrir la Couronne contre les attaques dont elle était l’objet ; 2o pour rallier une majorité dans la Chambre, scindée en deux moitiés égales et partagée comme en deux camps rivaux ; 3o pour imprimer une marche plus nette aux affaires et relever l’administration aux yeux du pays. Il serait difficile de peindre quelle fut, à ces mots, la stupeur de MM. Debelleyme, de Jussieu et de la Pinsonnière. Ils s’expliquaient mal que M. Dupin, porté au fauteuil de la présidence par les suffrages du parti ministériel, se rangeât si facilement du parti des coalisés : il se décidait bien tard ! et il allait du côté des victorieux !

Le 4 janvier 1839, la Chambre eut connaissance du projet d’adresse, et l’on devine combien furent divers et emportés les sentiments qu’il excita. Les uns ne se possédaient pas de joie et se répandaient en éloges. Les autres s’indignaient : MM. Guizot et Thiers osaient donc tendre la main, comme Opposition, à cette Pologne qu’ils avaient abandonnée comme gouvernement ! Ce trône qu’ils avaient autrefois couvert de la sanglante égide des lois de septembre, voilà qu’eux-mêmes ils venaient le livrer aux coups des partis en fureur ! On remarquait, en outre, qu’impitoyable pour les actes du ministère Molé, le projet d’adresse était, en ce qui concernait l’avenir, d’une réserve excessive ; et l’on concluait de là que les rédacteurs, qui entendaient redevenir ministres, n’avaient voulu se lier par aucun engagement. Eh quoi ! eux qui s’exprimaient d’une manière si nette sur la nationalité polonaise, déjà sacrifiée, ils n’avaient rien trouvé à dire sur la nationalité belge en péril, que ces mots cruellement vagues : Nous attendons le résultat des négociations ! La réticence n’était-elle pas significative ? Ne suffisait-elle pas pour trahir derrière l’étalage des principes la présence des ambitions ?

Tels étaient les discours par lesquels on s’animait de part et d’autre à la lutte prochaine, lorsque tout-à-coup fut lancée une nouvelle dont le ministère avait beaucoup espéré : le drapeau tricolore flottait sur les murs de Saint-Jean-d’Ulloa. Après avoir long-temps, et toujours en vain, demandé justice au gouvernement du Mexique de certains griefs justement élevés par les négociants français, le Cabinet des Tuileries avait enfin recouru à la force. Le président Bustamente ayant repoussé l’ultimatum de la France présenté par le baron Deffaudis, les ports de la république mexicaine avaient été mis d’abord en état de blocus. Mais le Mexique s’obstinant dans ses refus, le contre-amiral Baudin, vaillant homme de mer, était parti avec mission d’en finir ; et le 27 novembre 1838, cinq vaisseaux d’attaque bombardaient le fort de St-Jean-d’Ulloa. Dans l’espace de 4 heures, les cinq vaisseaux avaient tiré 8,000 boulets et 320 bombes ; l’Iphigénie seule, avec ses 30 canons de sabord, avait lancé 3,400 boulets, plus de 4 coups par pièce à la minute la tour des signaux, à St-Jean-d’Ulloa, ne présentait plus que débris ; le Caballero, géant de pierre, était tombé l’ennemi n’avait plus qu’à se rendre. Le général mexicain Rincon occupait Vera-Cruz : le contre-amiral Baudin le fit prévenir, par le lieutenant Doret, que si, dans la matinée du 28, à huit heures, la capitulation n’était pas signée, les Français recevraient le signal de l’assaut. Le général attendit jusqu’au dernier moment, mais il signa. Le fort était remis aux Français, la garnison de Véra-Cruz réduite de 4,000 hommes à 1,000, et une indemnité garantie aux Français qui avaient été forcés de quitter la ville.

C’était là un glorieux, un brillant fait d’armes, et le prince de Joinville y avait pris une part aussi active qu’honorable. Mais, loin d’en attribuer le mérite au ministère, les coalisés lui reprochèrent de n’avoir pas adopté plus tôt le système de la vigueur ; et faisant le compte des malheureux qu’étaient venus frapper sur l’escadre de blocus le Vomito et la nèvre jaune, ils accusèrent hautement le Cabinet d’avoir retardé le triomphe pour en répandre sur la discussion de l’adresse l’influence et l’éclat.

Ce fut le 7 janvier 1839 que commença la lutte si impatiemment attendue. Et jamais il n’y en eut de plus animée. Deux hommes y figurèrent en première ligne, M. Thiers et M. Guizot : l’un brillant et ingénieux, infatigable et hardi ; l’autre froidement hostile, provocateur, violent dans sa gravité, et ne laissant percer dans sa parole qu’une partie des colères que contenaient son regard, son geste, la fatigue de ses traits et sa lèvre haineuse. Qui les eût dit alliés, ces deux hommes ? Et jusque dans le fond de leurs discours, quelle diversité ! Car, ce que M. Guizot, à l’entendre, ne pouvait pardonner aux ministres, c’était d’avoir décrié la vieille politique, avili le commandement, rempli toute chose d’anar.chie, et, en penchant tour-à-tour à gauche et à droite, rendu les anciennes amitiés défiantes, les alliances incertaines. Selon M. Thiers, au contraire, la faute était de n’avoir donné l’amnistie que le lendemain d’un échec, de n’avoir pas su discerner l’heure précise à laquelle la cause de l’ordre devenait moins nécessaire à défendre que celle de la liberté, et d’avoir par là dépassé le but, à l’exemple de la Révolution, qui, voulant réformer le pays, y avait entassé des ruines ; de l’Empire, qui, nous apportant la victoire, avait fini par nous donner le despotisme et la défaite ; de la Restauration, qui, venue pour réconcilier la monarchie avec l’esprit nouveau, était morte dans un coup d’État. Qu’avez-vous fait du pouvoir ? criait aux ministres M. Guizot. Qu’avez-vous fait de la liberté ? leur criait M. Thiers. Attaques contradictoires qui condamnaient assez l’alliance !

M. Molé, à la Chambre des, pairs, avait tenu bon contre MM. Cousin, Villemain, de Broglie, de Montalembert ; à la Chambre des députés, il se défendit mieux qu’on ne croyait. Il eut des répliques fort heureuses, soudaines. M. Guizot ayant cité, en l’appliquant aux courtisans, le mot de Tacite omnia serviliter pro dominatione, ils font tout servilement pour devenir les maîtres, « Quand Tacite disait cela, répondit M. Molé, il ne parlait pas des courtisans, il parlait des ambitieux. » De leur côté, les autres ministres, MM. de Salvandy, de Montalivet, Barthe, Martin (du Nord) firent effort contre la coalition, non sans fermeté.

Mais les coups se succédaient, le péril grossissait d’heure en heure, et les ennemis du ministère semblaient se multiplier. Ce fut d’abord la dialectique serrée, nourrie de faits de M. Billault. Puis vinrent les sorties de M. Duvergier de Hauranne contre l’emploi des moyens corrupteurs, et son acre persimage. « Votre discours n’est qu’un mauvais pamphlet », s’écria M. Molé poussé à bout. Et l’orateur de poursuivre, plus implacable encore et plus pressant. Alors se produisit un incident curieux, inattendu. M. Odilon Barrot s’effraya presque de l’effervescence de ses nouveaux amis, et le rôle de modérateur lui plut. Il s’essaya donc gravement à calmer la tempête couvrant à demi de sa protection le ministère trop impétueusement assailli. Il demandait qu’on épargnât davantage les personnes, qu’on s’occupât des principes. Recommandation fort inutile ! Les esprits étaient en ébullition. La haine débordait.

Jusqu’alors, M. de Lamartine s’était abstenu ; mais on n’ignorait pas de quel côté il voulait peser : son choix était déjà fait. Le parti ministériel ayant peu d’orateurs, avait eu soin d’entourer d’avance M. de Lamartine ; et lui, soit dédain pour ce que la coalition cachait d’intrigues, soit désir de se mesurer avec les princes de la parole, soit générosité, puisque le ministère chancelait, il avait promis son appui. Il monta donc à la tribune, élevé et comme porté par l’enthousiasme du Centre, qui mettait en lui son espoir. Toutefois, il appuya les ministres par son patronage plutôt que par son approbation. Qu’une Opposition sérieuse se levât, qu’elle prît le progrès social pour devise, qu’elle eût de vrais principes, un programme sincère… il était prêt à y entrer. Mais que lui importait une ligue formée par de vulgaires ambitions ? Il ne pensait pas d’ailleurs que la prérogative parlementaire, comme on l’avait tant repété, courût risque de périr. « Que peut contre vous la royauté, s’écriait-il ? Un coup d’État, c’est-à-dire un crime. Et vous savez s’il reste plus de trois jours impuni ! »

Les débats durèrent plusieurs jours. Et quel emportement dans l’attaque, que d’opiniâtreté dans la défense ! Tantôt, c’était M. Guizot qui, prenant article par article le projet d’adresse, s’attachait à prouver contre M. Liadières, que la rédaction n’en était ni inconstitutionnelle, ni révolutionnaire, ni factieuse ; tantôt, c’était M. Thiers qui enlaçait les ministres dans les innombrables liens de sa subtile éloquence. M. Mauguin traita la question belge avec une remarquable supériorité de vues. Au sujet de l’évacuation d’Ancône, la dépêche du 14 mars fut victorieusement opposée au président du Conseil, qui ne se justifia que par la lecture imprévue de certaines pièces diplomatiques dont il exagérait habilemènt la valeur et dont il refusait communication à ses adversaires.

La lutte touchait à sa fin. Le projet d’adresse se trouvait modifié dans le sens du ministère par quelques amendements ; mais ils avaient été contestés avec tant de puissance et si péniblement obtenus, que la chute du Cabinet n’était plus un doute pour personne. Restait, cependant, une dernière épreuve le paragraphe dirigé contre les empiétements de la Couronne n’était pas encore voté. Les membres qui composaient la majorité de la commission tinrent conseil, et M. Thiers proposa l’atténuation du paragraphe. Il insistait sur les susceptibilités monarchiques de la Chambre, sur la nécessité d’y avoir égard, sur le danger de compromettre par trop de hardiesse le succès devenu certain. Et tous d’applaudir, deux hommes exceptés : M. Duvergier de Hauranne et M. Guizot. M. Guizot, surtout, se révoltait à la seule idée d’affaiblir l’attaque. Précipité vers les extrêmes par l’excès du ressentiment, et arrivé à ce point d’exaltation qu’il ne savait plus se modérer, même pour réussir, il combattit l’opinion de M. Thiers, mais sans l’emporter. Il se désolait, lorsque, pensant tout-à-coup à M. Odilon Barrot : « M. Barrot, dit-il, est notre allié. Changer le texte convenu sans en conférer avec lui est absolument impossible. » L’observation était juste : on dut se décider à consulter le chef de la Gauche. Et M. Guizot allait se félicitant de son heureuse inspiration, car il tenait pour certain que M. Barrot n’oserait pas se montrer plus monarchique que lui. Il en fut autrement. Interrogé, M. Barrot n’hésita pas à se prononcer pour une rédaction moins âpre, moins menaçante. On convint, en conséquence, d’un amendement que M. Billault devait présenter le lendemain et qui devait être adopté par la commission. Mais, dans la soirée, M. Odilon Barrot ayant raconté à ses amis ce qui venait de se passer et s’étant vu désapprouvé par eux, le projet d’amendement fut abandonné, et l’on attaqua les usurpations de la prérogative royale aussi péremptoirement que M. Guizot le désirait.

Du reste, les appréhensions de M. Thiers ne devaient pas se réaliser. Au vote définitif, 221 voix adoptèrent l’adresse modifiée. Quant à l’adresse rédigée par la commission, elle eut pour elle 208 voix, et, dans le nombre, celle du marquis de Dalmatie, fils du maréchal Soult, celle de son gendre, M. de Mornay, celles enfin des deux frères de Casimir Perier. Le ministère se sentit perdu. Mais le roi était là, encourageant ses ministres, leur soufflant la persévérance, les excitant à ne pas abandonner, par une soumission trop prompte aux décisions de la Chambre, le soin de la prérogative royale. On tenta donc un nouvel effort. Le corps électoral pouvait être séduit ou intimidé : on le crut, et la Chambre fut dissoute.

Alors vous eussiez vu, dans cette arène ouverte aux passions, les partis se précipiter pêle-mêle et haletants. Ce fut un désordre sans nom, une corruption sans exemple, un déchaînement inoui de violences. Pour écraser ses ennemis et pour vivre, le ministère mit tout en feu. De chaque coin de la France, préfets et sous-préfets sont mandés à Paris, et ils regagnent aussitôt leur poste, chargés de firmans électoraux. La province est inondée de feuilles ministérielles distribuées d’une main prodigue, au compte des fonds secrets. On promet, on menace. M. Persil, président de la commission des monnaies, était entré dans la coalition : on oublie ses déplorables services, et traité de factieux par le Journal des Débats, accusé d’avidité par la Presse, il est frappé d’une destitution aussi brutale qu’imprévue. M. Bruley, préfet de Tarn-et-Garonne, dénoncé comme un fonctionnaire trop indépendant, est appelé à Paris, et il se croise en quelque sorte, sur la route, avec son successeur. En vue des élections, les places sont comme mises à l’encan. On accorde aux communes qu’il faut gagner, les secours qu’elles réclament, soit pour réparer une église, soit pour achever un pont, soit pour fonder un hospice, soit pour établir une bibliothèque. Les pamphlets soldés par la police succèdent aux pamphlets ; et, suivant une expression du temps, les malles-postes parties de la capitale pour sillonner la France gémissent sous le poids des calomnies qu’elles transportent. Un formidable système de dénigrement poursuit, atteint et enveloppe quiconque s’est déclaré contre le ministère. M. Guizot est déchiré par des hommes qui furent ses amis. Les sympathies de M. Thiers pour la reine Christine sont commentées par les plus odieux mensonges, et on lit dans une feuille ministérielle : « Au dernier bal donné par le prince T… chacun remarquait un admirable collier de perles que portait Mme Thiers et qu’on estimait 50,000 fr. Il se disait hautement que ce collier avait été donné à Mme Thiers par la reine d’Espagne. »

De son côté, la coalition troublait, agitait, tourmentait, embrasait le pays. En face du comité Jacqueminot, qui appuyait le ministère, s’étaient formés plusieurs comités répondant aux divers partis confondus dans la coalition, savoir le comité doctrinaire, composé de MM. Guizot, Persil, Duchâtel, Joseph Périer, de Rémusat, Raguet-Lépine, Jaubert, Duvergier de Hauranne le comité du Centre Gauche, composé de MM. Thiers, Berger, Boudet, Caumartin, Mathieu de la Redorte, Cochin, de Dalmatie, Ganneron, Gouin, Muteau, Sapey ; le comité de la Gauche, composé de MM. Barrot, Chambolle, Clauzel, Tracy, Isambert, Guyet-Desfontaines, Demarçay. Et, au-dessus de ces réunions, on en avait formé une dans laquelle figuraient les chefs et qui devait imprimer à la coalition un mouvement d’ensemble.

Là venaient aboutir les renseignements ; là s’opérait entre des hommes autrefois rivaux ou ennemis, je ne sais quel bizarre échange de services et de complaisances ; là brûlait le foyer des frivoles désirs et des passions jalouses. Que d’espérances couronnées si l’on triomphait ; et, si l’on succombait, quelle honte ! Mais, pour l’activité, pour remportement, pour l’énergie factieuse, pour le délire de la colère allumée dans l’ambition, nul n’égalait M. Guizot. « C’est un austère intrigant », avait dit de lui un littérateur de l’époque, M. de Latouche, homme d’un esprit étincelant et d’une implacable probité. Et ce mot terrible, les adversaires de M. Guizot se plaisaient alors à le répéter. Martyr, en effet, de son propre orgueil, esclave des plus fougueuses puissances de l’âme, tantôt, s’adressant à ceux qui exerçaient encore des fonctions, comme M. Vivien, il leur demandait d’émouvoir l’esprit public par l’éclat de démissions collectives et hautaines ; tantôt il gourmandait les scrupules de M. Barrot, alarmé du concours des légitimistes ; tantôt enfin, la bile sur le front et l’oeil plein de haine, il criait à ses alliés, trop timides : « N’oubliez pas, surtout, n’oubliez pas de faire peur aux préfets. Qu’ils sachent bien que demain peut-être nous serons vainqueurs et… inflexibles. »

Des comités avaient pris naissance dans presque toutes les villes de France, qu’entraînait l’exemple de Paris ; et il fallait, par d’imposantes démonstrations empêcher la dispersion des efforts et les défiances. La coalition, d’ailleurs, ne devait pas avoir l’air d’un complot. Les chefs résolurent donc de continuer par des manifestes la guerre commencée par une attaque souterraine. Des déclarations publiques, véritables réquisitoires contre le Cabinet, lurent adressées à Aix par M. Thiers, à Chauny par M. Odilon Barrot, à Sancerre par M. Duvergier de Hauranne, à Napoléon-Vendée par M. Chambolle, à Lisieux par M. Guizot. Ce dernier fit plus et, comme les ministériels, semant répouvante, affectaient d’appeler la coalition la faction de la guerre, il écrivit à M. Leroy-Beaulieu une lettre que les journaux publièrent et dans laquelle il s’exprimait en ces termes, touchant la paix :

La paix peut être compromise de deux manières :

Par une politique faible, peu digne, et qui blesserait l’honneur national ;

Par une politique imprévoyante, malhabile, et qui conduirait mal les affaires.

La France est susceptible, très-susceptible pour la dignité de sa vie nationale et de son attitude dans le monde. Grâces lui en soient rendues ! La susceptibilité publique, populaire, ce sentiment soudain, électrique, un peu aveugle, mais puissant et dévoué, c’est l’honneur, c’est la grandeur des sociétés démocratiques ; c’est par là que, malgré leurs inconséquences et leurs faiblesses, elles se relèvent et retentissent avec éclat dès que cette noble fibre est émue. Et que le gouvernement le sache bien ; elle peut paraître molle, inerte, et tout-à-coup s’émouvoir, s’ébranler et tout agiter par son ébranlement. Vous aimez la paix ; vous voulez la paix. Prenez soin, grand soin de la dignité nationale : donnez-lui satisfaction et sécurité. Si elle doute, si elle s’inquiète, inquiétez-vous aussi pour la paix. Ses biens sont grands et doux ; mais un pays libre ne les achètera pas long-temps au prix d’une souffrance morale et d’un malaise offensant.

C’est d’ailleurs une situation si commode, une si grande force pour le gouvernement que de se mettre en sympathie avec la fierté nationale et de s’en faire un bouclier ! Que d’embarras il peut s’épargner, que de questions il peut résoudre par ce seul moyen ! En toute occasion, à chaque instant, ces étrangers, à qui vous avez à faire, vous observent, vous tâtent. Qu’ils vous sachent fiers et fermes, ils mesureront, ils contiendront leurs paroles, leurs actes ils y regarderont à deux fois avant d’engager une question et de courir une chance contre vous. Mais s’ils vous trouvent, s’ils vous sentent un peu timides, irrésolus, enclins à éluder, à céder, croyez-vous qu’ils vous feront des conditions meilleures, qu’ils vous traiteront avec plus de ménagement ? Tout au contraire : ils insisteront, ils presseront, ils inquiéteront ; ils se soucieront peu de vous susciter des affaires, ils compteront peu avec vous. Et la paix, chargée d’embarras, de questions, d’ennuis, de dégoûts, deviendra de plus en plus incommode, difficile, et se trouvera enfin en péril, quoi que vous ayez fait pour la maintenir.

Grand et noble langage, mais bien différent de celui que M. Guizot devait tenir plus tard comme ministre des affaires étrangères !

Tout-à-coup, et du sein de tant de clameurs confuses, s’éleva une voix imposante dans un discours aux électeurs de Vitry, M. Royer-Collard condamna formellement la coalition. Immense sujet de joie pour la Cour et de fureur pour ses ennemis ! M. RoyerCollard, jusqu’alors respecté par la polémique, se vit en butte à des traits empoisonnés. L’envie, disait-on, est montée à son cœur, et la supériorité de M. Guizot, son ancien disciple, l’accable.

Ainsi, les opinions déroutées, les anciennes amitiés méconnues, les ennemis de la veille se réveillant alliés, le pouvoir convoité à outrance, les ministres à bout de moyens corrupteurs, la société troublée par le choc de mille passions personnelles et factices, des hommes qui avaient exagéré l’ordre exagérant jusqu’à l’esprit de faction, l’autorité avilie par l’action d’autrui et par son action propre, l’insulte devenue l’arme de chacun, l’administration au pillage, et la royauté planant inquiète audessus d’un tel chaos, voilà le spectacle que présentait alors, abandonné à lui-même, le régime monarchique établi en France.

Aussi, quel sujet de joie amère et d’ironie pour les républicains, témoins de tant de complications misérables ! Dans un pamphlet qu’il publia sous ce titre : État de la question, M. de Cormenin s’écria : « La France veut le gouvernement du pays par le pays. La Cour veut le gouvernement personnel du roi. Au bout de l’un se trouvent l’ordre et la liberté : au bout de l’autre se trouve une révolution. Voilà l’état de la question. »

Cependant, l’heure décisive approchait. À Paris le succès électoral de la coalition fut éclatant : sur douze colléges elle en obtint huit par l’élection de MM. Ganneron, Eusèbe Salverte, Legentil, Carnot, Moreau, Galis, Cochin, Garnon ; et le ministère quatre seulement, par l’élection de MM. Jacqueminot, Jacques Lefebvre, Beudin et Laurent de Jussieu. Dans les départements, mêmes résultats en faveur de la coalition.

Aux attaques dont le ministère Molé était assailli de tant de côtés à la fois le parti légitimiste joignait les siennes. M. de Genoude, surtout, dans la Gazette de France, inquiétait le pouvoir et le harcelait.

Admis dans le sacerdoce après avoir été marié, M. de Genoude tenait à la fois du prêtre et du laïque. Il avait, du prêtre, le maintien composé, le calme dans l’audace, les passions sourdes, la tenacité ; mais il dédaignait les petites pratiques, ne se piquait nullement d’intolérance, et employait sans scrupule les procédés mondains. Mélange bizarre qui faisait de lui un caractère à part, et qui se retrouvait jusque dans son costume, moitié frac et moitié soutane ! Ses manières étaient onctueuses et ses paroles remplies de miel ; mais dans l’expression caressante de son regard la fermeté perçait, et sa physionomie annonçait la résolution, quoique habituellement amollie par un sourire insinuant. Il apportait, du reste, beaucoup de soin à se donner les dehors de la modération. Sa polémique, toujours subtile, était en général exempte de brutalité ; et il excellait à embarrasser ses adversaires par de longues citations, des rapprochements, des sophismes naïvement présentés, des attaques doucereuses et une dialectique de théologien. La révolution de juillet ayant mis à nu les fautes de la Restauration, souvent dénoncées par M. de Genoude, il en avait profité pour s’imposer aux légitimistes, dont il traitait les préjugés sans ménagement, et qu’il traînait à sa suite d’une main vigoureuse. S’il se montrait quelquefois violent, c’était à l’égard de son propre parti ; mais, à l’égard du parti démocratique, dont il aurait voulu absorber la popularité et vers lequel il se sentait entraîné par un penchant secret, rien n’égalait l’habileté de ses prévenances et sa courtoisie. Il faisait aux chefs républicains des avances continuelles, résistant à leurs refus, s’étudiant à désarmer leurs défiances, les engageant bon gré mal gré dans ses tentatives et se disant plus jaloux de leur estime que de celle des premiers souverains de l’Europe. Jamais homme ne sut mieux mettre à profit toute chose. Il disposait d’un journal, et, par calcul, il en faisait l’écho des louanges que lui adressaient ses partisans. Tourné en ridicule par ses ennemis, il s’en vantait, et déconcertait le sarcasme à force de le braver. De sorte qu’il en était venu à transformer l’obstacle en moyen et faisait servir l’injure même à sa renommée. Son but, il le poursuivait d’un pas infatigable à travers les procès, les invectives, les moqueries, les échecs, les mécomptes. Quand on le croyait abattu, il se relevait tout-à-coup, souriant et fier. Le lendemain d’une défaite incontestable, il se proclamait vainqueur. Il se donnait pour alliés des hommes qui repoussaienthautementson alliance, et il leur eût volontiers prouvé à eux-mêmes qu’ils étaient des siens. C’était, en un mot, un des hommes les plus remarquables, les plus divers et les plus singuliers de son temps.

Il avait bien compris, doué qu’il était d’une vive intelligence, qu’entre le peuple et Henri V il y avait tout un passé à voiler ou plutôt à détruire. Aussi, n’hésitait-il pas à proclamer le principe de la souveraineté nationale, mais avec une restriction qui emportait le principe. Car, à l’entendre, la souveraineté se serait composée, par essence, des droits de la nation et de ceux du roi, sans qu’il fût possible à l’une de ces deux puissances de nier la légitimité de l’autre. De sorte que M. de Genoude s’ingéniait à combiner, par un vain, par un monstrueux assemblage, ses tendances monarchiques et les emprunts que son habileté faisait à la démocratie. Il n’admettait, d’ailleurs, que l’élection à deux degrés, sûr moyen de rétablir les grandes influences locales, influences de richesse et de sacristie. Or, de tout cela il résultait que M. de Genoude se trouvait repoussé, et par les républicains, auxquels son rôle d’homme de parti était suspect, et par ceux des légitimistes qui étaient restés fidèles au culte de la monarchie absolue. Mais il n’en continuait pas moins sa route, fatiguant les ministères nés de 1830, de sa haine obstinée et de son intarissable polémique.

Le Cabinet du 13 avril eût difficilement résisté à tant d’assauts : sa dernière heure approchait, et malheureusement elle coïncidait avec le succès sinistre des négociations suivies, à Londres, au sujet de la nationalité belge.

Nous avons dit les clauses du traité des vingtquatre articles, son esprit, son but. En livrant à la Hollande Venloo, Maëstricht, la rive droite de la Meuse, le grand-duché de Luxembourg, il relevait en partie la barrière qu’en 1815 le congrès de Vienne avait construite contre nous et qu’en 1830 les journées de septembre avaient abattue. Le gouvernement français n’aurait donc jamais dû souscrire à un pareil traité, et, la faute commise, il y avait pour lui honneur et devoir à saisir toutes les occasions légitimes de la réparer.

Quelle était la situation ? En 1832 la Belgique avait accepté le traité des vingt-quatre articles, mais en poussant un cri de désespoir, mais en prenant les peuples à témoin de la violence faite à sa faiblesse. Il était d’ailleurs bien entendu qu’elle n’acceptait que sous trois conditions : la première, qu’à ce prix sa nationalité serait unanimement reconnue par les Puissances contractantes ; la seconde, que le contrat liait les cinq grandes Cours ; la troisième, qu’il était obligatoire pour les Hollandais comme pour les Belges.

Or, de ces trois conditions pas une n’avait été remplie.

Parmi les Puissances contractantes, il n’y avait que la France et l’Angleterre qui eussent franchement reconnu et sanctionné la révolution belge en envoyant des ministres à Bruxelles. L’Autriche et la Prusse n’y avaient eu que des chargés d’affaires. La Russie ne s’y était fait représenter par personne.

En second lieu, le traité des vingt-quatre articles n’avait jamais eu, même dans la pensée des Puissances signataires, le caractère d’un contrat inviolable, définitif ; et la preuve, c’est que l’Autriche, la Russie, la Prusse, loin de tenir la main à l’exécution des ordres de la Conférence, avaient au contraire encouragé les résistances du roi Guillaume et refusé ouvertement leur adhésion au siège d’Anvers ; la preuve encore, c’est qu’après le siège d’Anvers, la France et l’Angleterre s’étaient arrêtées, n’osant pousser plus avant dans les voies de la contrainte et laissant la question pendante. Au reste, ce qui ne permettait à cet égard aucun doute, c’étaient les termes de la convention qui, en mai 1833, avaient constitué le provisoire : « Les hautes parties contractantes s’engagent à s’occuper sans délai du traité définitif qui doit fixer les relations entre la Belgique et les États de S. M. le roi des Pays-Bas. » On avouait donc que le traité des vingt-quatre articles n’était pas définitif !

À son tour, le roi Guillaume le regardait si peu comme obligatoire pour lui, que son refus d’y obtempérer durait depuis sept ans.

Ainsi, la Belgique avait trois motifs péremptoires pour se croire déliée des suites d’une acceptation qui, encore une fois n’était de sa part qu’un douloureux hommage de la faiblesse à la force.

Et la cause de la Belgique était d’autant plus sacrée, que les Luxembourgeois et les Limbourgeois se sentaient Belges ; qu’ils voulaient rester Belges ; qu’ils avaient des représentants dans les deux Chambres et jusque dans le Conseil de Léopold ; qu’ils s’étaient armés en 1830 pour la séparation des deux pays ; qu’il s’agissait de les mettre à la merci d’un monarque par eux combattu et outragé qu’il s’agissait de courber des catholiques sous un joug protestant.

Donc, nécessité d’affranchir les frontières de France injurieusement surveillées, droit résultant de l’inexécution d’un contrat essentiellement synallagmatique, honneur, justice, humanité, tout faisait une loi au Cabinet des Tuileries de négocier l’annulation du traité des vingt-quatre articles.

Il n’en fit rien. Il se contenta de solliciter la réduction des charges financières imposées à la Belgique, ce qu’on lui accorda sans peine, la Conférence ne tenant qu’aux clauses territoriales du traité, attendu que c’était par là qu’il blessait la France !

Il est vrai qu’en 1833, la diplomatie belge avait eu le tort d’invoquer la validité de l’acte fameux dont la Belgique en 1839, ne voulait pas. Mais ce tort faisait-il disparaître les raisons d’intérêt national, de droit, d’équité, de haute morale, par lesquelles la diplomatie française devait se conduire ? Les habitants du Luxembourg et du Limbourg en étaient-ils moins Belges ? et le gouvernement français en devenait-il moins coupable de tremper dans le complot qui disposait d’eux, sans eux, malgré eux et contre eux ?

Quoi qu’il en soit, le roi Guillaume s’étant enfin décidé à l’acceptation du traité, la Belgique fut sommée de se soumettre. À quelle douleur, à quelle indignation elle s’abandonna, il est facile de le deviner. Un moment on put croire qu’elle chercherait dans d’héroïques extrémités son salut ou du moins son honneur. Le ministre des finances vint demander à la Chambre des représentants de rendre exigibles les six premiers mois de la contribution foncière. En vue de la guerre possible ou, plutôt, probable, on jeta les yeux sur le général polonais Scrzynecki. Mais, comme la France, la Belgique avait à compter avec des passions toutes carthaginoises. Les commerçants d’Anvers, de Liège, de Bruxelles, ne manquèrent pas de représenter, dans des adresses lancées avec un déplorable courage, que la guerre aurait pour conséquences d’anéantir le crédit, de paralyser les opérations industrielles de faire clore les frontières de Prusse, fermer l’Escaut, mettre en état de siège Ostende et la côte, séquestrer les navires belges et leurs cargaisons. C’était là évidemment la petite prudence. La grande prudence, Guillaume l’avait pratiquée, lorsque, durant sept années, il avait mis la Conférence au défi d’embraser l’Europe pour se faire obéir ! Mais l’égoïsme mercantile ne voitni d’aussiloinni aussi juste.

Il faut le dire, toutefois ce qui semblait donner raison au commerce belge, c’était l’attitude du gouvernement français. « Osez affirmer, criaient les marchands d’Anvers à leurs adversaires, que si nous tirons l’épée, le Cabinet des Tuileries nous protégera. C’est peu : osez affirmer qu’il ne se joindra pas contre nous à nos oppresseurs ! »

Ce fut le 18 février (1839) que le ministre des affaires étrangères en Belgique, M. de Theux, proposa au vote des représentants l’acceptation du fatal traité, pendant qu’au dehors la foule s’entassait et grondait. La lecture n’était pas achevée que les colères se firent jour. « Hommes misérables, s’écria M. Dumortier en s’adressant aux ministres, ne voyez-vous pas que c’est par votre faute que la Belgique est conduite à sa honte et à son malheur Qui donc a pu vous porter à un tel acte de pusillanimité ? Où sont ces forces qui se préparent à accabler la patrie, à envahir la Belgique ? Si votre intention était de céder à de dégradantes conditions, pourquoi avez-vous mis dans la bouche du roi ces mots de persévérance et de courage, qui ont retenti dans nos cœurs ? Persévérance ! Vous n’en avez pas. Courage ! Vous n’en aurez jamais. »

Le 18 mars (1839), et après de tumultueux débats, la Chambre belge adopta, à la majorité de 58 voix contre 42, la loi fratricide qu’on lui présentait. M. Gendebien formula son vote en ces termes : « Non, non, trois cent quatre-vingt mille fois non ! pour autant de Belges sacrifiés. » Et, sortant de la salle, il courut écrire une lettre dans laquelle il déclarait renoncer à sa qualité de représentant.

Avant la discussion, trois ministres, MM. Ernst, d’Huart et de Mérode, avaient sacrifié leurs portefeuilles à l’honorable conviction que la Belgique se devait de ne point reculer devant la menace, si sa destinée était de céder à la force. Quant au Sénat, il ne tarda pas à ratifier la sentence prononcée contre la nationalité belge.

Chose consolante et dont il faudra que la postérité se souvienne ! plus que de nos propres mal heurs la partie saine du peuple français fut touchée du malheur de la Belgique. Et quelle âme généreuse ne se révolterait pas contre l’insolence de tels partages qui nous montrent les potentats s’adjugeant la propriété des peuples et se distribuant des têtes d’hommes ainsi que des têtes de bétail !

Ce dernier triomphe de la diplomatie monarchique ne suivit que de quelques jours la chute des ministres français qui venaient d’en accepter, pour leur part, la triste responsabilité. Le 8 mars (1839), le ministère Mole avait donné sa démission.

Il durait depuis près de deux ans (du 15 avril 1837 au 8 mars 1839). Son existence avait été marquée : à l’intérieur, par l’amnistie ; à l’extérieur, par l’évacuation d’Ancône et par le traité des vingt-quatre articles imposé à la Belgique. Il avait ainsi cherché à calmer les partis extrêmes à force de mansuétude et l’Europe à force de soumission, espérant vivre loin de la gloire et des soucis de la vraie grandeur. Mais il n’avait pas compris que la lutte entre la bourgeoisie et la royauté naîtrait terrible, implacable, aussitôt que de communs dangers auraient cessé d’assaillir ces deux puissances rivales et, au fond, ennemies. En effet, à peine délivrée de la crainte des insurrections et de celle de la guerre, la bourgeoisie se mit à avoir peur de la royauté. Alors se manifestèrent les vices du régime si follement appelé l’équilibre des pouvoirs. Un cri prolongé retentit contre le gouvernement personnel de Louis-Philippe ; la prérogative parlementaire trouva partout des publicistes, elle eut partout des vengeurs, elle transforma en tribuns des hommes qui s’étaient jusqu’alors montrés fanatiques dans le sens contraire ; M. Molé et ses collègues furent dénoncés comme les secrétaires du roi, comme ses complaisants et les lustres allumés pour le mariage du prince royal n’étaient pas encore éteints, que déjà l’on demandait compte au chef de la bourgeoisie, devenu le restaurateur du palais de Versailles, de sa tendance à recommencer la monarchie absolue. On a vu combien ce mouvement fut général et emporté. Pour humilier le roi, pour le punir de ses préférences, pour enchaîner son action, pour le réduire enfin au rôle de monarque-automate, des hommes qui s’étaient juré une haine immortelle se rapprochèrent tout-à-coup et se tendirent la main, s’honorant de combattre sous des drapeaux fraternellement confondus. Si bien que, de la rue, l’émeute monta dans le parlement. La coalition, il est vrai, se composait de beaucoup de vanités froissées, d’ambitions mécontentes, d’intérêts particuliers en souffrance, de petites passions, en un mot ; mais elle n’aurait pas à ce point remué le pays électoral, elle n’aurait pas vaincu surtout, si le mot d’ordre adopté par elle n’eût répondu, dans la bourgeoisie, à un sentiment général et profond. Or, quel était ce mot d’ordre ? Haine au gouvernement personnel ! Pour résister à une attaque qui partait du sein même de la classe dominante, M. Molé et ses collègues n’avaient eu qu’un moyen, la corruption. Ils l’employèrent avec une sorte de frénésie, et elle ne put leur suffire. Ils tombèrent donc, laissant l’autorité compromise, les sources de l’élection empoisonnées, la Chambre en ébullition, la royauté découverte, la bourgeoisie enivrée à la fois et embarrassée de son triomphe : conséquences naturelles et inévitables de l’antagonisme du principe monarchique et du principe électif ! Car, s’unir contre de communs périls, et ensuite s’entre-déchirer, telle est la condition de deux pouvoirs rivaux mis en présence.



CHAPITRE XIII.


Premiers débats entre les chefs de la Coalition M. Gnizot demande le ministère de l’intérieur on le lui refuse. — Cabinet de Centre Gauche essayé ; comment la combinaison avorte. —Scène devant le roi. — Piège tendu à M. Thiers. — Ambassade offerte à M. Thiers pour l’éloigner. — Nomination d’un ministère provisoire. — M. Passy président de la Chambre. — Nouvelles combinaisons vainement essayées, — Effroi de la bourgeoisie fermentation générale. — Insurrection du 12 mai. — Formation d’un nouveau ministère. — Barbes, Martin Bernard ; leur procès leur attitude devant les juges leur condamnation ; physionomie de la capitale.



Ce qui précède prouve qu’à aucun prix la bourgeoisie, en France, ne voulait être asservie par la royauté. Elle aurait voulu l’asservir, au contraire ; mais ce qui suit va montrer quelle était à cet égard son impuissance. Ainsi ressortira, sous ses deux aspects, l’absurdité du régime qui met face à face un roi et une assemblée. Et nous avions besoin d’indiquer d’avance la conclusion, pour expliquer comment nous avons pu aborder sans dégoût le récit des intrigues auxquelles la chute du ministère Molé ouvrit carrière. Pour l’homme d’État et le philosophe, l’histoire n’a pas de moindres enseignements quand elle se rapetisse que quand elle s’élève.

La coalition s’étant formée par l’alliance momentanée des doctrinaires, du Centre Gauche et de la Gauche, elle avait eu naturellement pour chefs MM. Guizot, Thiers et Odilon Barrot. Or, il y avait dans le gouvernement trois grandes positions politiques : le ministère de l’intérieur, celui des affaires étrangères, et la présidence de la Chambre. Donnerait-on l’une à M. Guizot, l’autre à M. Thiers, la troisième à M. Barrot ? Rien ne paraissait plus équitable, et M. Guizot ne l’entendait pas autrement.

Mais pour la plupart des membres de la Gauche, le chef du parti doctrinaire n’avait pas cessé d’être un homme dangereux. Ils le savaient Indifférent en matière politique, prompt à s’accommoder aux situations les plus diverses, capable enfin de passer au service de la prérogative royale, sauf à faire ensuite de sa mobilité même un orgueilleux étalage et à se parer de sa défection. Ils le voyaient déjà esclave violent, impérieux, du roi ; et ils se souvenaient de Strafford, servant avec fureur le despotisme de Charles Ier, après l’avoir avec fureur dénoncé et combattu. D’ailleurs, il n’était pas douteux que, devenu ministre, M. Guizot ne s’empressât de distribuer à ses amis les places dont il disposerait, grave sujet d’alarme pour certains amis de M. Barrot, qui prétendaient bien avoir leur part dans le partage des dépouilles conquises !

M. Thiers chercha-t-il à entretenir ces répugnances, pour affaiblir une influence redoutée par son ambition ? On le lui a reproché depuis, mais injustement. Son seul tort à l’égard de M. Guizot fut de ne pas user de son ascendant sur les membres de la Gauche de manière à obtenir d’eux le complet sacrifice de leurs préventions. Une première réunion des amis de M. Barrot ayant eu lieu, M. Thiers y parut, et, avec une chaleur sincère, il s’attacha à prouver qu’enlever à M. Guizot toute participation aux bénéfices d’une victoire remportée par son concours, ne serait ni prudent ni équitable. Et toutefois, il n’allait pas jusqu’à demander pour le chef du parti doctrinaire le ministère de l’intérieur. L’assemblée était incertaine, la délibération fut pleine d’anxiété. Enfin, il fut décidé qu’on offrirait à M. Guizot le portefeuille de l’instruction publique, et que, s’il s’en contentait, il serait soutenu par la Gauche.

Fier d’un succès sur lequel il comptait à peine, M. Thiers court en informer M. Guizot. Mais dans ce qu’on venait lui annoncer comme une heureuse nouvelle, ce dernier ne vit qu’une injure, et il témoigna le désir de s’en expliquer hautement.

Une entrevue, qui devait être décisive, fut donc ménagée entre M. Barrot accompagné de MM. Havin et Chambolle, M. Thiers accompagné de MM. Mathieu de la Redorte et Roger, et M. Guizot, auquel s’étaient joints MM. Duvergier de Hauranne et de Rémusat.

La discussion s’engagea, vive de la part des uns, et, de la part des autres, grave, solennelle. Pressé de consentir à une transaction qui tranchait toutes les difficultés, M. Guizot déclara qu’il ne pouvait accepter la position secondaire qu’on lui abandonnait, sans laisser amoindrir et insulter son parti dans sa personne. Alors, dans un discours aussi ingénieux que pressant, M. Chambolle essaya de le ramener à des prétentions moins hautaines : que craignait-il ? Que son influence ne fut trop petite dans le Conseil s’il n’avait que le portefeuille de l’instruction publique ? Mais l’importance d’un ministre résulte moins de sa place dans la hiérarchie ministérielle que de sa valeur personnelle et de son talent. M. Guizot, simple ministre de l’instruction publique, cesserait-il pour cela d’être aux yeux du public un des hommes les plus considérables du Cabinet ? Moins que personne il devait être retenu par cette crainte, lui qui avait déjà occupé le poste qu’on lui offrait maintenant, et qui l’avait occupé de façon à attirer sur lui tous les regards. Si on lui refusait le ministère de l’Intérieur, ce n’était nullement pour l’offenser. Mais était-il juste d’exiger des amis si nombreux de M. Thiers et de M. Barrot, qu’ils fissent le sacrifice du Conseil d’État, des préfectures, des sous-préfectures, des emplois vraiment politiques, au chef du parti doctrinaire, parti qui, dans la Chambre, ne comptait pas plus de trente membres, et qui ne tenait, au dehors, d’autre place que celle de son ancienne impopularité ?

À ces considérations, développées par M. Chambolle avec convenance et dignité, M. Guizot répondit par une proposition fort embarrassante pour ses adversaires. « Si M. Odilon Barrot, dit-il, veut pour lui le ministère de l’intérieur, je le lui cède, à condition qu’on me donnera la présidence de la Chambre. Est-ce trop exiger ? La coalition a eu trois chefs, et j’en suis un : il y a trois grandes positions à occuper, et je ne demande que celle dont MM. Barrot et Thiers ne voudront pas. Quoi de plus légitime ? »

À son tour, et avec beaucoup d’éloquence, beaucoup de feu, M. de Rémusat fit ressortir le danger de rompre le faisceau que la coalition avait formé. Il exposa que les empiétements de la prérogative royale ne pouvaient être arrêtés que par une alliance étroite entre MM. Barrot, Guizot et Thiers ; que, cette alliance une fois brisée, la Chambre ne tarderait pas à être dominée ou asservie qu’en présence d’une autorité permanente entourée du prestige que donne la majesté royale, douée de la force qui se puise dans l’unité, rien n’était plus à craindre que le fractionnement des partis parlementaires, et qu’il y allait de l’existence du régime constitutionnel ; que, d’ailleurs, entre les doctrinaires et la Gauche les dissidences d’opinion n’étaient pas si réelles qu’un habituel contact ne les pût aisément faire disparaître ; que la coalition avait déjà détruit bien des préventions injustes, émoussé beaucoup d’aspérités apparentes, et qu’il était aussi facile qu’urgent de poursuivre une œuvre de conciliation heureusement commencée. Et puis, il ne fallait pas, suivant M. de Rémusat, que la Gauche s’exagérât la portée de son action. Puissante sur une partie de la société, elle était pour l’autre un objet d’effroi. Que ne gagnerait-elle pas à s’associer un homme dont le nom lui servirait d’égide auprès des conservateurs les plus défiants ? Mais comment obtenir de pareils résultats si l’on commençait par disputer à M. Guizot, dans le Cabinet, une place digne de son talent et en rapport avec ses services ?

Pendant ce discours, M. Guizot avait donné de nombreux signes d’assentiment. Son adhésion avait éclaté surtout d’une manière non équivoque quand l’orateur l’avait montré prêt à couvrir de l’autorité de son nom les projets de réforme nourris par la Gauche. Et cependant on ne put s’accorder, les amis de M. Odilon Barrot n’ayant voulu à aucun prix livrer aux doctrinaires, dans la personne de leur chef, le ministère de l’intérieur. On juge si, dans un homme tel que M. Guizot, la blessure fut profonde. Quoi ! pour rapprocher du pouvoir ses anciens adversaires il s’était jeté au plus épais de la mêlée ! il avait bravé le roi, bravé la Cour, joué le démagogue, affronté des ressentiments furieux, renoncé au faste de son impopularité !… Et c’était là sa récompense ! Habile à garder les dehors du dédain et de la sérénité, il s’abstint également et de menacer et de se plaindre ; mais la vengeance était au fond de son cœur, et ses alliés de la veille purent dès-lors le compter au nombre de leurs plus implacables ennemis.

Dans l’intervalle, Louis-Philippe, par l’intermédiaire du maréchal Soult, avait fait faire des ouvertures à M. Thiers, et M. Thiers avait répondu qu’il n’entrerait en pourparlers avec le roi que sur une invitation formelle et directe, soit qu’il craignît une embûche, soit qu’il fût bien aise d’avoir entre les mains la preuve écrite des avances dont on l’honorait. La lettre qu’il désirait lui fut adressée les négociations s’entamèrent ; et, la première combinaison essayée ayant avorté comme on vient de le voir, M. Thiers s’empressa d’appeler à lui MM. Dupin aîné, Humann, Duperré, Sauzet, Passy, Villemain, Dufaure, tous membres du Centre Gauche. La présidence de ce Cabinet aurait appartenu au maréchal Soult, et M. Thiers aurait eu le portefeuille des affaires étrangères. On convint aussitôt d’un programme. Il portait en substance 1o que les nouveaux ministres ne seraient pas gênés par la prérogative royale dans la distribution des emplois ; 2o que, sans aller jusqu’à l’intervention, on prendrait quelques mesures protectrices de l’Espagne. M. Thiers insistait beaucoup sur ces deux clauses : sur la première, parce qu’il avait hâte de remplir les promesses qui le liaient à ses amis ; sur la seconde, parce qu’elle semblait donner un but à la coalition, qui, sans cela, risquait fort de rester dans l’histoire comme la plus stérile des trames ourdies par l’ambition. M. Thiers éprouvait, de plus, une sorte de joie orgueilleuse et maligne à faire reculer le roi dans une question qui, aux yeux de l’Europe, avait pris le caractère d’un duel engagé entre lui et Louis-Philippe.

Et c’était pour en venir là que, pendant plusieurs mois, on avait semé partout le trouble et la haine !

Quoi qu’il en soit, la liste des noms ayant été arrêtée et le programme adopté MM. Soult, Thiers, Humann, Dupin, se rendirent au Château, tant pour interroger les dispositions du roi, que pour lui faire agréer MM. Passy, Villemain et Dufaure, qu’il n’aimait pas et redoutait. Il y eut quelque chose qui rappelait les réceptions de Roland à la Cour de Marie-Antoinette, dans l’accueil fait aux membres du Centre Gauche, bien qu’aucun d’eux ne rappelât par son indépendance ou son austérité le ministre girondin. Sur leur passage, la famille royale parut dans une attitude sévère et sombre. Seul, le roi les reçut avec un visage souriant. Ils traversèrent en silence les salons qui séparent de l’appartement de la reine le théâtre où devait se passer l’entrevue, et chacun prit place M. Dupin poussant jusqu’à la hardiesse l’assurance de son maintien, M. Humann conservant l’air de bonhomie mêlée de ruse qui le distinguait, le maréchal taciturne et la tête penchée sur l’épaule, M. Thiers enfin dans un état d’agitation qui lui permettait à peine de se tenir assis. La discussion s’étant ouverte sur les personnes, le roi témoigna peu de goût pour M. Dufaure, ne l’ayant jamais vu et lui croyant un caractère très-rude. En entendant prononcer le nom de M. Passy, il se souvint de ces mots qu’un jour M. Passy avait laissé échapper sur les marches de la tribune : « Le mal est plus haut que les ministres », et il s’écria : « M. Passy mais c’est mon ennemi personnel. » Il dit aussi de M. Villemain : « C’est un ennemi de ma maison », faisant allusion par là au peu d’empressement qu’avait mis M. Villemain, en 1830, à saluer la fortune de la dynastie d’Orléans. Quelque vives que fussent des répugnances exprimées en de pareils termes, M. Thiers s’empressa de les combattre et le fit avec succès. Sur la question de choses, l’opposition du roi se traduisit par une grande abondance de paroles, auxquelles, contre son habitude, M. Thiers ne résista que par un froid laconisme ou des redites obstinées.

Il y avait lieu de croire, d’après le résultat de cette première démarche, que le ministère proposé n’était point agréé par la Cour. Aussi M. Thiers fut-il très-étonné en recevant du maréchal Soult l’assurance du contraire. Toutefois, se réunissant à ses collègues, il reprit avec eux le chemin du palais. Seulement, à la montée de l’escalier, il dit, en hochant la tête, ces paroles dont, plus tard, on devait s’armer contre lui : « Nous montons cet escalier ministres je crains bien que nous ne le descendions pas ministres. » Pourtant, la table était dressée ; les ordonnances étaient prêtes : tout paraissait conclu. Mais M. Thiers s’était promis d’obtenir du roi des explications précises ; car une acceptation vague du programme convenu ne suffisait point à ses défiances. Il commença donc par s’étendre avec détail sur ce qu’il convenait de tenter en faveur des Espagnols de Christine. Il demanda si on était disposé à leur accorder un secours naval ; à leur envoyer des armes ; à permettre, le cas échéant, le débarquement de nos marins ; à arrêter les secours en munitions portés à don Carlos par les vaisseaux russes ou hollandais. C’était demander, au &nd, que la France interprétât le droit des neutres à la manière des Anglais. M. Passy en fit l’observation avec une vivacité dont M. Thiers fut plus irrité encore que surpris. Mais, encouragé par l’attention visiblement bienveillante que le roi lui prêtait, M. Passy développa son opinion en homme compétent et convaincu. Bientôt il eut pour lui tous ses collègues, à l’exception de M. Thiers, dont les yeux brillaient de colère. Quant au roi, il avait montré, dès l’abord, une condescendance parfaite, et la division qui éclatait à sa vue le dispensait du soin d’appeler à l’aide de ses secrets sentiments l’autorité de sa parole. La discussion paraissait épuisée, quand M. Thiers, bien décidé à pousser les éclaircissements jusqu’au bout, parla de la nécessité de donner à M. Odilon Barrot la présidence de la Chambre. Rien ne convenait moins au roi : il eût accepté volontiers M. Barrot pour ministre, dans l’espoir d’agir sur lui ; mais le drapeau de la Gauche planté victorieusement dans la Chambre l’épouvantait. Il n’eut pas, néanmoins, à s’en expliquer de façon à encourir le reproche d’avoir amené une rupture ; car, au seul nom de M. Barrot, M. Humann se hâta de protester, affirmant que, pour son compte, il ne pourrait, sans rompre avec ses meilleurs amis, donner les mains à la présidence parlementaire du chef de la Gauche. C’en était trop. « Tachez, Messieurs, de vous mettre d’accord entre vous », dit le roi avec une intention légèrement ironique, et en levant la séance. Alors, appuyant ses mains avec violence sur la table, M. Thiers s’écria d’un ton amer et presque insultant : « Je vous avais bien dit, Sire, que ces Messieurs valaient mieux que moi. — Eh ! je le vois bien », répondit Louis-Philippe.

Au sortir du Château, on se rendit chez le maréchal Soult ; mais M. Humann déclara qu’il se retirait ; et, d’ailleurs, des sentiments trop remplis d’aigreur venaient d’être éveillés pour que l’accord ne fût pas devenu impossible.

Il en naquit mille rumeurs contradictoires. MM. Humann, Passy, Dufaure, se persuadèrent aisément que M. Thiers, en soulevant les difficultés d’un long commentaire, avait eu pour unique but de faire avorter une combinaison qu’on supposait lui déplaire parce que le maréchal Soult y occupait la plus haute place. L’interprétation fit fortune, les gens de Cour s’en emparèrent, et M. Thiers fut dénoncé comme le plus dangereux des brouillons. De son côté, il fit répandre par ses amis que, s’il avait cru devoir provoquer des explications catégoriques, c’était par suite de la connaissance personnelle qu’il avait du roi, facile sur la théorie, non sur la pratique ; qu’il eût été imprudent de sa part et insensé, d’accepter le pouvoir sans avoir bien fait d’avance ses conditions ; que sa justification complète se tirait de la résistance de ceux que lui-même avait choisis pour collègues : résistance si extraordinaire, si imprévue, et qui témoignait si clairement de l’influence exercée par le voisinage de la royauté et par l’amour trop impatient d’un portefeuille.

Sur ces entrefaites, le maréchal Soult alla voir M. Thiers, qu’il pressa de se mettre à la tête d’un Cabinet. Mais M. Thiers, qui ne voulait pas donner prise aux accusations dirigées contre lui, et qui, à tort ou à raison, considérait le maréchal Soult comme l’envoyé du Château, M. Thiers répondit : « Ne donnez pas, monsieur le maréchal, un tel conseil à la Couronne. Si j’étais appelé aujourd’hui à former un Cabinet et qu’on m’en offrît la présidence, je ne vous cache pas que dans une offre semblable je verrais un piège. »

Ainsi, aux désordres de l’interrègne ministériel se joignait le conflit des récriminations envenimées et des soupçons outrageants. Il fallut en revenir à l’idée de former un Cabinet de coalition, et l’on eut recours à M. de Broglie pour opérer un rapprochement entre M. Thiers et M. Guizot. Malheureusement, les situations s’étaient, depuis quelque temps, compliquées d’une manière étrange. Le jour où il s’était vu repoussé par la Gauche, M. Guizot avait commencé à reculer vers ses anciennes affections ; et les membres du Centre, ravis de le ramener à eux, avaient mis à profit son ressentiment. Or, si parmi les doctrinaires, les uns, à l’exemple de M. Duvergier de Hauranne, restaient fidèles à la coalition, les autres, à l’exemple de M. Hébert, n’étaient pas éloignés de s’armer contre elle. Voilà ce que M. Thiers n’ignorait pas, et il ne voulait point, pour renouer avec M. Guizot, manquer à ses engagements avec la Gauche. Il s’était fait un point d’honneur d’obtenir pour M. Odilon Barrot la présidence de la Chambre et plus ce résultat devenait incertain, plus il se préoccupait des moyens de l’atteindre. Jusqu’alors il s’était borné à dire : « Votons pour la présidence parlementaire de M. Barrot » : il demandait maintenant davantage, il demandait qu’on fît de la présidence du chef de la Gauche une question de Cabinet. Exigence qui parut exorbitante à M. Guizot et qui porta le dernier coup à la coalition !

Cependant, la société, si fortement remuée à sa surface, s’ébranlait déjà dans ses profondeurs ; déjà l’on entendait le bouillonnement des partis ; un mouvement inaccoutumé régnait dans les ambassades, et des courriers extraordinaires, lancés sur toutes les routes de l’Europe, allaient porter aux rois absolus la grande nouvelle du gouvernement constitutionnel tombé dans la dérision et à la veille de s’engloutir dans son impuissance. Une démarche tentée pour réunir dans un même Cabinet M. Thiers et le maréchal Soult fut repoussée par le second avec une affectation de mépris qui prouvait au premier à quelles haines implacables il était voué ; et l’émotion générale redoubla, excitée d’ailleurs et entretenue par le déchaînement de la presse. C’était de la fureur, c’était du vertige. Et pas un coup qui ne portât sur la royauté. On se battait pour ou contre le roi, mais autour de lui. À lui, à lui seul, disaient les amis de M. Thiers, la responsabilité d’une crise si prolongée ; et chaque matin on lisait dans le Constitutionnel les attaques les plus véhémentes rentre la faction de la Cour, contre le maréchal Soult surtout, soupçonné de jouer, dans ce funeste imbroglio d’intrigues, la partie du roi. Car volontiers l’on supposait à la Cour le dessein de diviser à jamais les chefs de la coalition, de les accabler de leur propre victoire, de les convaincre l’un par l’autre de folie et d’incapacité, de couvrir de ridicule l’assaut livré par eux à la prérogative royale.

Et, de leur côté, les courtisans poursuivaient M. Thiers de leurs malédictions. À entendre le Journal des Débats, M. Thiers était l’ennemi personnel du roi, son calomniateur ; il brouillait tout, parce que l’amour du désordre était entré dans son sang, et par lui le cardinal de Retz était dépassé.

Pour mieux accréditer l’accusation, le Château imagina un expédient bizarre. On fit semblant de croire que l’anarchie dont on souffrait était comme attachée à la personne de M. Thiers ; que, lui absent, l’ordre renaîtrait aussitôt. Et une ambassade lui fut offerte. Or, on faisait courir, pendant ce temps, le bruit mensonger que ses affaires étaient embarrassées et qu’il avait dû recourir à la bourse de ses amis. Il crut comprendre où l’on en voulait venir. Mandé par le roi, il lui dit : « Je ne saurais accepter un exil avec appointements. Mais que le roi déclare par écrit qu’il regarde un voyage de moi au dehors comme propre à faciliter le dénoûment de la crise : ce sera un ostracisme. Je le subirai. » Et le soir même, un grand nombre de députés M. Barrot en tête, couraient chez lui pour l’entourer de leurs sympathies et le fortifier dans son refus.

Les choses en étaient là, quand, le 1er avril, on apprit qu’un Cabinet venait enfin d’être formé. Mais quelle ne fut pas la surprise du public en lisant dans le Moniteur les noms de MM. de Montebello, Gasparin, Girod (de l’Ain), Cubières, Tupinier, Parant, Gauthier ! « Au temps des disputes de Fox et de Pitt, s’écria la Revue des Deux-Mondes, l’Angleterre resta sept semaines sans ministère, crise qui eût duré plus long-temps si Georges III n’eût déclaré que, las de ces entraves~ il était décidé à aller à Charring-Cross et à prendre pour ministres les sept premiers gentlemen qu’il rencontrerait » La liste publiée par le Moniteur donna lieu à des commentaires encore plus injurieux. Paris s’agita. Il y eut des rassemblements sur les places publiques, des cris confus, des murmures précurseurs de l’émeute, des charges de cavalerie !

Alors, saisis d’effroi et réduits à s’abaisser aux artifices, les partisans de la Couronne, les membres du Centre, ne songèrent plus qu’à gagner par des avances flatteuses certains chefs du Centre Gauche ; et ils se résolurent à offrir la présidence de la Chambre à M. Passy, un des meneurs de la coalition. M. Thiers en est informé, il s’en indigne, convoque les membres du Centre Gauche chez M. Ganneron et là, combattant la candidature de M. Passy, il rappelle les engagements pris envers M. Odilon Barrot, et conjure ses amis de ne pas voter pour un candidat qu’ils tiendraient de la main du Centre. Le Centre Gauche, en effet, n’hésita pas à se prononcer pour M. Odilon Barrot ; si bien que, dans la séance, du 16 avril, M. Passy, porté pour la présidence de la Chambre, eut en sa faveur ses adversaires et contre lui ses amis. Les premiers l’emportèrent. M. Odilon Barrot n’obtint que 193 suffrages : son concurrent en réunit 223.

C’était pour M. Passy une étrange victoire ; mais, comme elle le rapprochait de la Cour, il fut chargé par le roi de la formation du Cabinet, celui qui existait n’étant que provisoire et ne se prenant pas lui-même au sérieux. M. Passy aussitôt se mit à l’œuvre. Interrogé par lui, M. Thiers se déclara prêt à accepter la présidence du maréchal Soult. Or, le maréchal, de son côté, ayant promis de faire partie avec M. Thiers de la combinaison proposée, la conclusion était déjà regardée comme certaine, lorsque tout-à-coup le maréchal fit savoir aux personnages chargés de la négociation que M. Thiers devait se résoudre à renoncer au ministère des affaires étrangères et à prendre celui de l’Intérieur. La proposition avait quelque chose de si imprévu et de si insultant, elle indiquait si bien l’intention de donner à la question d’Espagne un tour contraire aux vues émises par M. Thiers, que ses amis refusèrent pour lui avant de l’avoir consulté. Lui, il en éprouva contre le maréchal Soult un surcroît de haine qu’il ne craignit pas d’exhaler, à la tribune, en termes passionnés. Et quant à M. Passy, qui avait noué l’affaire, il se plaignit hautement d’avoir été trompé, ce qui ne l’empêcha pas de faire une seconde tentative.

C’était la sixième combinaison essayée, et tout annonçait, cette fois, qu’on arriverait à un dénoûment. Les portefeuilles furent distribués comme il suit : le ministère des affaires étrangères à M. Thiers, l’intérieur à M. Dufaure, le commerce et les travaux publics à M. Sauzet, les sceaux à M. Dupin aîné, la guerre au maréchal Maison, la marine à l’amiral Duperré, l’instruction publique à M. Pelet (de la Lozère). Pour prévenir toute dispute de prééminence, il avait été convenu que le Conseil n’aurait pas de président réel ; qu’il y aurait seulement, pour la règle des délibérations, un président d’ordre ; et que ce serait M. Dupin qui en remplirait les fonctions. Le 29 avril, chacun disait la crise terminée. Quoiqu’il n’y eût pas séance ce jour-là, les curieux affluaient autour du Palais-Bourbon ; une foule nombreuse et impatiente de députés encombrait la salle des conférences, les yeux fixés sur les voitures qui stationnaient dans la cour et devaient conduire les nouveaux ministres aux Tuileries. On attend, mais en vain ; les heures s’écoulent ; les voitures restent immobiles ; on s’épuise en conjectures. Les uns se plaisent à attribuer le retard à des causes peu importantes ; les autres devinent le scandale d’un sixième avortement, et parlent d’une main cachée qui paralyse les efforts les plus sincères. Soudain, ces mots tombent dans la foule : « Tout est rompu. » En effet, M. Dupin, qui, la veille, s’était rendu au Château, venait de déclarer à ses collègues d’un jour qu’il n’y avait de ministère sérieux qu’avec une présidence réelle que la présidence d’ordre qu’on lui avait offerte ne pouvait lui convenir ; que, pour ne pas s’aliéner tout-à-fait le Centre, on aurait dû s’associer M. Cunin-Gridaine, dont il avait été question d’abord, mais que le refus de celui-ci changeait la situation ; que le roi avait temoigné de la froideur pour un Cabinet formé en dehors de ses préférences et que cette froideur rendrait la position bien difficile devant une majorité dont la force n’était pas douteuse et dont il fallait craindre l’hostilité. Ainsi l’on retombait dans le chaos. La fermentation redoubla dans Paris ; appelé à la tribune pour y rendre compte de sa conduite, M. Dupin manqua à sa propre défense, se réfugia dans des excuses vaines, et s’attira de la part de M. Dufaure une réplique foudroyante. Mais contre tant d’anarchie quel remède ? À de pareilles complications quelle issue ?

Nul ne peut dire ce qui serait sorti d’un semblable désordre s’il n’en était pas sorti une insurrection qui, vaincue, rallia par l’imminence du péril, les chefs de la bourgeoisie divisés.

Il existait alors à Paris une société secrète dont l’origine remontait au mois de juillet 1834. Frappés des inconvénients qui étaient résultés, pour la Société des Droits de l’Homme, de la publicité de son existence, quelques républicains avaient résolu en 1834 de former une société nouvelle, ayant un caractère presqu’exclusivement militaire et dont les chefs devaient rester inconnus jusqu’au jour du combat. La fraction type de l’association, réduite à six membres, reçut le nom de famille. Cinq ou six familles, réunies sous un même chef, formèrent une section, et deux ou trois sections un quartier. Les chefs de quartier relevaient de l’agent révolutionnaire, membre du Comité mystérieux qui planait sur l’association. On avait des dépôts de munitions et elles étaient d’avance distribuées : mauvais système ! car il avait pour effet non-seulement de donner lieu à des confidences dangereuses, mais encore d’enflammer chez les conspirateurs des espérances de combat qui, venant à languir, laissaient l’association sans but et tendaient à la dissoudre. Et cependant elle eut d’abord d’assez rapides développements. Dans les premiers mois de 1836, elle comptait 1200 hommes, et entretenait dans deux régiments en garnison à Paris de sérieuses intelligences. On était impatient d’agir : on se mit à fabriquer de la poudre. Mais l’éveil fut donné à la police ; des visites domiciliaires amenèrent la découverte d’ mportants secrets et l’arrestation des chefs : après un essai d’insurrection manqué la société se désorganisa.

De 1836 à 1837 l’œuvre fut reprise par la base. La Société des Familles se transforma sous le nom de Société des Saisons ; et il fut décidé, sur la proposition de M. Martin Bernard, 1o que des revues fréquentes auraient lieu à des époques indéterminées, tantôt dans un lieu tantôt dans un autre, ce qui permettrait de réunir ou de séparer les hommes sans qu’il leur fût possible de savoir quand et comment devait se jouer là partie décisive ; 2o que, l’occasion de combattre se présentant, les munitions seraient déposées sur le passage des colonnes insurrectionnelles, de manière à n’être distribuées qu’en face du péril.

Le gouvernement marchait donc entouré d’invisibles ennemis. En 1838, une fabrication de cartouches fut constatée chez M. Raban, graveur au Palais-Royal, et ce ne fut pas le seul avertissement sinistre que le pouvoir reçut du hazard. Mais où battait le cœur de l’insurrection ? Quelle serait l’heure du signal ? Quel était le nombre de ces indomptables combattants dont il semblait que, de loin, on vît les épées briller dans les ténèbres ? Au mois d’avril 1839, l’association avait mille hommes sur les cadres ; elle possédait douze mille cartouches ; ses chefs, inconnus à elle-même, étaient Armand Barbès, esprit brillant, âme chevaleresque et héroïque ; Martin Bernard, tête puissante servie par un courage de soldat lacédémonien ; Blanqui, conspirateur-né Guignot, Nétré et Meillard, natures dévouées et pleines de feu. Nous venons de décrire l’effroyable confusion dans laquelle flottait alors le monde politique. Les conjurés, avec une funeste impatience, s’agitèrent, voulurent combattre : ils se séparaient si l’on ne prenait pas les armes ! Arrêtons-nous ici pour faire remarquer à quels tristes, à quels déplorables entraînements se condamnent les hommes qui, ayant plus de foi aux victoires de la force qu’aux pacifiques et inévitables conquêtes de l’intelligence, font du progrès de l’humanité une affaire de coup de main, une aventure Les membres du Comité se sentirent enlacés fatalement par la circonstance. Leur armée leur échappait à moins qu’elle ne les entrainât, et une main de fer les poussait sur des pentes où il n’est donné à personne de s’arrêter après un premier, après un téméraire engagement ! Exemple qui, de nos jours, ne saurait être trop médité par tant de nobles jeunes gens que trompe leur patriotisme ! Car la foi politique a son ivresse et le dévouement ses illusions.

L’insurrection fut décidée. Quant aux moyens, ils étaient de tradition parmi les conjurés : grouper, sous prétexte de revue et à l’insu les unes des autres, toutes les divisions dans le voisinage d’un magasin d’armes, et distribuer sur place les fusils et les cartouches, dont la répartition anticipée eût trahi le complot. Le magasin de Lepage passait pour un des mieux approvisionnés de Paris ; il avait, en outre, l’avantage d’être situé dans un endroit central il fut désigné comme point de réunion ; on se procura dans les environs deux lieux de dépôt ; et les dernières journées furent employées : par Barbès, à visiter les chefs de tous grades dans les divers quartiers ; par Martin Bernard, Guignot, Meillard etc… à étudier en détail les localités et à marquer les boutiques qui pouvaient servir de logis d’attente. Pour éviter les erreurs de domicile et les encombrements suspects, on eut soin d’adresser à chaque membre estimé bon au combat un billet de convocation contenant une désignation spéciale et précise. Quel plan allait-on suivre ? Celui que Blanqui proposa consistait à envahir la préfecture de police et à s’y retrancher ainsi que dans une citadelle. Tout avait été prévu : tant de ponts à occuper ; tant de barricades à construire ; tant d’épaisseur à donner aux barricades pour les mettre à l’épreuve du canon ordinaire ; tant d’hommes à placer sur chacun des points qu’indiquait la carte. Barbès objecta le danger d’un volontaire isolement dans cette cité sans population à émouvoir, la difficulté de construire entre le signal et l’attaque des barricades telles que les voulait le manuel de l’ingénieur militaire, la difficulté, plus grande encore, de plier à des manœuvres prévues des conspirateurs en armes, troupe éssentiellement indisciplinée. Le plan proposé l’emporta. Quant à une proclamation à lancer parmi le peuple, Barbès et Martin Bernard répugnaient, par modestie, à faire bruit de leurs noms ; mais l’honneur de se compromettre hautement, irrévocablement, toucha leur courage, et ils donnèrent leurs signatures devant le succès possible, parce que c’était, selon toute apparence, les donner devant la mort.

L’heure est venue. Le 12 mai, à trois heures et demie, les sectionnaires débouchent dans la rue Bourg-l’Abbé. Le cri aux armes retentit soudain et se prolonge en échos formidables. Frappée à coups redoublés, la porte du magasin d’armes résiste ; mais quelques insurgés pénètrent dans le magasin par une fenêtre qui donnait sur la cour, et, bientôt, cédant aux efforts dirigés contre elle de l’intérieur et du dehors, la porte livre passage à un flot d’assaillants. On se distribue les fusils, les cartouches ; on marche aux maisons de dépôt ; et, tandis que Barbès, Meillard, Nétré, montent dans l’une, l’autre est envahie par Martin Bernard et Guignot. Les deux opérations auraient dû* être d’une égale durée ; mais la seconde ayant été retardée outre-mesure par des obstacles impossibles à prévoir, Barbès et Meillard ne retrouvèrent dans la rue, où Blanqui cependant était resté, que trouble, découragement, désertion, désordre: chose bien facile à comprendre ou, plutôt, inévitable en de pareils moments ! Ce n’étaient donc que murmures, qu’imprécations : Nous sommes trahis ! Il n’y a pas de plan ! Où sont les chefs ? Que le comité se montre ! Barbès se présente aux plus violents, et dans l’emportement d’une scène analogue à celle que caractérisait, un instant après, cette réponse de Martin Bernard : « Le comité, c’est nous », il parvient à reprendre quelque empire. La situation, toutefois, était pressante : le sauve qui peut commençait. Barbès vit bien qu’il fallait précipiter la lutte sans attendre la réunion de toutes les forces insurrectionnelles, et, suivi d’une poignée d’hommes, il se dirigea vers les quais. La colonne passe le pont Notre-Dame, traverse le quai aux Fleurs d’un pas rapide, et arrive sur le poste du Palais-de-Justice. Sommé de se rendre, l’officier répond : Plutôt mourir ! et, se retournant, il fait signe qu’on apprête les armes. Deux coups de fusil partent alors du milieu des insurgés, et le lieutenant est atteint d’une blessure mortelle. Aussitôt les insurgés se portent en avant, attaquent le poste par une vive fusillade et l’enlèvent au milieu du sang versé. Mais, dans l’Intervalle, la préfecture de police avait eu le temps d’armer ses défenseurs. Réduite à un trop petit nombre de combattants pour tenter sur la préfecture une attaque sérieuse, et avertie d’ailleurs, par les coups de fusil, qu’un détachement d’insurgés venait de gagner la place du Châtelet, la colonne de Barbès et de Meillard courut rejoindre sur ce point celle dont faisaient partie Guignot, Martin Bernard, Nétré et Blanqui. Beaucoup déjà s’étaient dispersés. Réunies, les deux colonnes formaient une troupe trop faible pour occuper la place publique. Il ne restait donc plus aux insurgés qu’à s’enfoncer dans les rues étroites et populeuses, en achevant de s’armer par l’enlèvement successif des postes qu’ils trouveraient sur leur passage. Conformément à cette résolution désespérée, ils se dirigèrent d’abord sur l’hôtel-de-ville, qu’ils occupèrent et où Barbès lut la proclamation d’une voix ferme. Ils se précipitèrent ensuite vers la place St-Jean, dont une attaque meurtrière leur livra le poste. De là à la mairie du 7e arrondissement la distance est courte : ils la franchirent au pas de course. Ils espéraient trouver des armes : espoir qui bien vite se dissipa, ne leur laissant que le regret d’une tentative inutile.

Cependant la ville se remplissait de soldats. Le peuple s’était ému et ne s’était pas agité. Cinq ans plus tôt, les trois cents soldats d’une aussi impétueuse et soudaine révolte rencontraient sur leur chemin des passions qu’ils eussent allumées d’un souffle ; mais, en 1839, le prodige de leur audace ne fit que jeter dans l’immobilité de la stupeur Paris fatigué. D’où venaient ces hommes sans peur ? Où avaient-ils puisé l’excès d’une telle entreprise ? Que prétendait leur intrépide folie ? Et qui donc les pressait de mourir ? Nous-même, dans cette sombre journée, à vingt pas de la rue de la Paix, nous avons vu passer, le fusil sur l’épaule et se rendant au sinistre appel des coups de feu, quatre jeunes gens à la démarche altière et au visage irrité. De rares passants se rangeaient à leur aspect et les suivaient de l’oeil avec un étonnement mêlé d’épouvante.

Le jour touchait à sa fin. Attirés vers la mairie du 6e arrondissement par une nouvelle inspiration de leur désespoir, les insurgés s’étaient mis en marche à travers les rues Simon-le-Franc, Beaubourg et Transnonain, itinéraire funeste que les précédentes insurrections avaient tracé dans le sang et qui était comme peuplé de fantômes. Il y eut là, pour la partie la plus tumultueuse de la capitale, des heures d’anéantissement et de silence dont il est difficile d’exprimer l’horreur. Les maisons étaient fermées, obscures, et l’on n’entendait rien, plus rien : ni le frémissement des voitures, ni le cri des enfants ni le bruit de la foule occupée. Or, tout-à-coup, du fond de ces rues muettes la Marseillaise s’éleva, chantée par des voix mélancoliques et lugubres. C’étaient les insurgés qui s’animaient à leur lutte dernière. Trois barricades furent élevées dans la rue Grenetat, et l’insurrection vint creuser son tombeau. Parmi les chefs, Guignot et Meillard étaient blessés ; Barbès avait été aussi frappé à la tête : on l’arrêta les mains noires de poudre et la figure couverte de sang.

L’insurrection du 12 mai, abattue, enfanta un ministère. Le maréchal Soult eut la présidence du Conseil et les affaires étrangères, M. Teste la justice, M. Schneider la guerre, M. Duperré la marine, M. Duchâtel l’intérieur, M. Cunin-Gridaine le commerce, M. Dufaure les travaux publics, M. Villemain l’instruction publique, M. Passy les finances.

Le 27 juin 1839 comparurent devant la Cour des pairs : Armand Barbès, Martin Bernard, Bonnet, Roudil, Guilbert, Mialon, Delsade, Lemière, Austen, Walch, Lebarzic, Philippet, Dugas, Nouguès, Noël Martin, Marescal, Pierné, Grégoire. Le nombre des inculpés était beaucoup plus considérable, mais, comme à l’égard des derniers l’instruction ne se trouvait pas encore complète, on s’était cru le droit de diviser les accusés en deux catégories. Avec une vive éloquence, MM. Emmanuel Arago et Dupont défenseurs de Barbès et de Martin Bernard prouvèrent que l’indivisibilité du délit entraînait celle de la procédure ; qu’ainsi le voulaient la jurisprudence, la logique, le bon sens, l’équité ; que, lorsqu’il s’agissait d’un fait commun à plusieurs, la part assignable à chacun dépendait de l’ensemble des témoignages ; qu’il y avait danger manifeste à condamner un accusé sur des apparences que ses co-accusés, sur des aveux ultérieurs, pouvaient détruire. Et à l’appui de leur doctrine, habilement combattue par le procureur-général, MM. Emmanuel Arago et Dupont invoquaient une consultation signée par des avocats distingués : MM. Martin (de Strasbourg), Hennequin, Nicod, Odilon Barrot, Ledru-Rollin, Marie, Joly, Bethmont, Dugabé, Galisset Coralli, Béchard, Lucas, Crémieux, Durand de Romorantin, Mandaroux-Vertamy, Charamaule, Dupont-White, Maurat-Ballange, Moulin, Lanvin, Nachet, Plocque, Durand de Saint-Amand, Chamaillard, Cotelle, Hennequin fils. Mais, soit que le gouvernement fût bien aise de faire juger Barbès et Martin Bernard sous l’impression des colères du moment, soit qu’il craignît, suivant l’expression de M. Franck-Carré, le dépérissement successif des preuves et les embarras d’une longue procédure, on passa outre.

Dans son réquisitoire, M. Franck-Carré avait particulièrement insisté sur le meurtre de l’officier Drouineau, affirmant que c’était un assassinat et que Barbès en était coupable : Barbès se leva, et jamais conviction plus profonde n’apparut sous un plus noble aspect. Le calme de l’accusé, sa haute taille, le rayonnement de son front, la beauté fière et hardie de son visage, son élégance virile, tout révélait l’héroïsme de sa nature. Il s’exprima simplement, en peu de mots, et toucha jusqu’aux larmes une grande partie de l’assemblée. « Je ne me lève pas, dit-il, pour répondre à votre accusation ; je ne suis disposé à répondre à aucune de vos questions. Si d’autres que moi n’étaient pas intéressés dans l’affaire, je ne prendrais pas la parole ; j’en appellerais à vos consciences, et vous reconnaîtriez que vous n’êtes pas ici des juges venant juger des accusés ; mais des hommes politiques venant disposer du sort d’ennemis politiques. La journée du 12 mai vous ayant donné un grand nombre de prisonniers, j’ai un devoir à remplir.

Je déclare donc que tous ces citoyens, le 12 mai, à trois heures, ignoraient notre projet d’attaquer votre gouvernement. Ils avaient été convoqués Il par le comité sans être avertis du motif de la convocation ; ils croyaient n’assister qu’à une revue ; c’est lorsqu’ils sont arrivés sur le terrain où nous avions eu le soin de faire arriver des munitions, où nous savions trouver des armes, que j’ai donné le signal, que je leur ai mis les armes à la main, et que je leur ai donné l’ordre de marcher. Ces citoyens ont donc été entraînés, forcés par une violence morale, de suivre cet ordre. Selon moi ils sont innocents.

Je pense que cette déclaration doit avoir quelque valeur auprès de vous ; car, pour mon compte, je ne prétends pas en bénéncier. Je déclare que j’etais un des chefs de l’association ; je déclare que c’est moi qui ai préparé le combat, qui ai préparé tous les moyens d’exécution ; je déclare que j’y ai pris part, que je me suis battu contre vos troupes ; mais si j’assume sur moi la responsabilité pleine et entière de tous les faits généraux, je dois aussi décliner la responsabilité de certains actes que je n’ai ni conseillés, ni ordonnes, ni approuvés. Je veux parler d’actes de cruauté que la morale réprouve. Parmi ces actes, je cite la mort donnée au lieutenant Drouineau, que l’acte d’accusation signale comme ayant été commis par moi, avec préméditation et guet-à-pens.

Ce n’est pas pour vous que je dis cela ; vous n’êtes pas disposés à me croire car vous êtes mes ennemis. Je le dis pour que mon pays l’entende. C’est là un acte dont je ne suis ni coupable ni capable. Si j’avais tué ce militaire, je l’aurais fait dans un combat à armes égales autant que cela se peut dans le combat de la rue avec un partage égal de champ et de soleil. Je n’ai point assassiné, c’est une calomnie dont on veut flétrir un soldat de la cause du peuple. Je n’ai pas tué le lieutenant Drouineau. Voilà tout ce que j’avais à dire. »

La vérité a des accents irrésistibles : ce que Barbès venait d’affirmer, chacun le crut dans le sanctuaire de sa conscience. Fidèle à sa déclaration, Barbès s’était imposé la loi de ne pas répondre aux questions du président. Il rompit, néanmoins, le silence pour dire, dans un moment où l’interrogatoire le pressait : « Quand l’Indien est vaincu, quand le sort de la guerre l’a fait tomber au pouvoir de son ennemi, il ne songe point à se défendre, il n’a pas recours à des paroles vaines : il se résigne et donne sa tête à scalper. » Le lendemain, M. Pasquier ayant fait observer que l’accusé avait eu raison de se comparer à un sauvage, « le sauvage impitoyable, reprit Barbès, n’est pas celui qui donne sa tête à scalper ; c’est celui qui scalpe. »

Comme son ami, Martin Bernard refusa de se prêter à l’interrogatoire et garda jusqu’à la fin une contenance stoïque. Il ne s’élevait contre lui d’autres charges que les révélations d’un de ses co-accusés, Nouguès, qui, le croyant mort, l’avait signalé. Ayant reconnu son erreur, Nouguès fit, pour en réparer les suites, des efforts touchants mais stériles : il était trop tard.

Parmi les accusés, il y en avait un, Noël Martin sur qui son extrême jeunesse appelait un intérêt particulier. Véritable enfant de Paris, insouciant et brave, l’occasion de jouer aux combats l’avait séduit, et l’émeute l’avait recruté chemin faisant. Son attitude devant la Cour des pairs fut à la fois audacieuse et naïve.

On remarquait aussi sur le banc des accusés un jeune homme aux longs cheveux blonds flottants, nommé Austen. Ainsi que Barbès, Martin Bernard et leurs compagnons, il avait fait dans la journée du 12 mai tout ce qu’il fallait pour y laisser la vie ; mais la mort semblait n’avoir pas voulu de lui. Voici quelle fut à son sujet la déposition de M. Tisserand, officier de la garde municipale :

« Le 12 mai, vers quatre heures, on vint nous prévenir que des désordres avaient lieu dans la rue Bourg-l’Abbé. Des détachements se dirigèrent sur le lieu du désordre. Quelques instants après, on vint encore nous prévenir que les désordres augmentaient ; on envoya de nouveaux détachements. Vers quatre heures et demie, on nous annonça que les insurgés étaient fort nombreux, et qu’ils menaçaient la mairie du 6e arrondissement. Je reçus ordre de M. le capitaine Lallemand de me porter immédiatement vers cet endroit. Je partis, mais à peine arrivé dans la rue St-Martin, je trouvai la foule compacte, quoique inoffensive ; elle s’ouvrit pour me faire passage, un grand nombre de personnes vinrent au-devant de moi en me conjurant de retourner sur mes pas, disant que j’allais être infailliblement écharpé.

Je ne tins aucun compte de ces avis, qui pouvaient m’être donnés dans de mauvaises intentions… J’ordonnai à mes hommes de me suivre au pas de course, sans tirer un coup de fusil.

Je me plaçai à quelques pas en avant du centre de mon peloton et je donnai le signal au tambour de battre la charge. Je m’élançai l’épée à la main, suivi de tous mes hommes ; les insurgés battaient aussi la charge de leur côté et me reçurent par un feu bien nourri à bout portant. Neuf hommes furent touchés et je fus le dixième. Je m’élançai aussitôt sur la barricade, un des insurgés me tira un coup de fusil et me manqua. Je lui portai un coup d’épée dans le sein, il tomba. Cet homme avait une chevelure blonde et flottante. Je sortis de la barricade. En ce moment un des insurgés était un genou en terre, tenant son fusil qu’il appuya sur ma poitrine. Je fus heureusement assez agile pour le traverser d’un coup d’épée. Dans les convulsions de la mort, il me saisit par les jambes, je tombai, et nous roulâmes tous les deux à terre. »

La défense fut présentée, par les divers avocats qui s’en étaient chargés[26], avec beaucoup d’éclat et d’habileté ; mais, pour la plupart des accusés, il y avait flagrant délit. Ce que les plaidoiries de MMes Dupont et Emmanuel Arago prouvèrent sans réplique et ce qui importait à leur client, c’est que Barbès était complétement étranger à la mort de l’officier Drouineau.

Ce fut le 12 juillet (1839) que la Cour des pairs rendit son arrêt. Il portait acquittement de Bonnet, de Lebarzic, de Dugas, de Grégoire, et condamnation de Barbès à la peine de mort ; de Martin Bernard, à la déportation ; de Mialon, aux travaux forcés à perpétuité ; de Delsade et d’Austen, à 15 années de détention ; de Nouguès et de Philippet, à 6 années de détention ; de Roudil, Guilbert et Lemière, à 5 années de détention ; de Martin et Longuet, à 5 années de prison ; de Marescal, à 5 années de prison ; de Walch et Pierné à 2 années de prison.

Pendant la lecture de l’arrêt qui le livrait à l’échafaud, Barbès était tout entier par la pensée à Martin Bernard, son ami, « Est-il condamné à mort ? demanda-t-il vivement » Et, comme on le rassurait à cet égard, une noble satisfaction brilla dans ses traits. De son côté, Martin Bernard, en apprenant son sort, manifesta le même détachement de soi et les mêmes préoccupations d’amitié.

La rigueur de la peine qui frappait Barbès consterna Paris. On se rappelait 1830, les flots de sang versés durant trois jours, les ordonnances, et comment fut épargnée la tête des ministres de Charles X et quelle était, à cette époque, l’horreur du roi pour la peine de mort ! Barbès d’ailleurs avait éveillé partout d’inexprimables sympathies. On déplorait, on blâmait sa révolte, mais on admirait la ferveur de sa foi et la dignité de son courage. Le 13 juillet, vers le milieu du jour, on vit arriver sur la place Vendôme, se dirigeant vers la chancellerie, près de trois mille élèves des écoles de droit et de médecine. Ils s’avançaient lentement, en silence, la tête nue, avec l’ordre lugubre et le recueillement qui président à la solennité des funérailles. Sur la place, ils s’étendirent en cercle, et deux d’entre eux, se détachant, montèrent chez le garde-des-sceaux. Ils allaient demander, au nom de la jeunesse de Paris, l’abolition de la peine de mort en matière politique, et, pour Barbès, une commutation de peine. M. Teste était absent : M. Boudet les reçut et leur promit, avec une noble bienveillance, de rendre de leur mission un compte fidèle. Puis la colonne reprit sa marche silencieuse et grave à travers la population attristée. Dans le même temps, pour le même but et avec le même sentiment d’ordre, une autre colonne de citoyens, formée sur le boulevart Bonne-Nouvelle, se dirigeait vers le Palais-Bourbon. Mais elle avait dans ses rangs, celle-là, des hommes en blouse, des ouvriers : à peine atteignait-elle le pont de la Concorde qu’une charge de cavalerie vint qui la heurta violemment et la dispersa.

Et aux démonstrations publiques se joignirent une foule de démonstrations privées. Apprenant que de tous les membres du Cabinet le maréchal Soult était celui qui s’opiniâtrait le plus dans la rigueur, MM. Dupont et Emmanuel Arago firent auprès de lui une démarche qui avait pour but ou de l’ébranler ou de mettre sa responsabilité en évidence. Le maréchal éluda une réponse, feignant de ne pas comprendre ce qu’on lui voulait, et se bornant à dire qu’il n’avait point siégé parmi les juges. Que de vœux formés ! Que de projets conçus ! Un Anglais qui avait assisté aux débats, offrit cent mille francs pour la secrète délivrance de Barbès. Des lettres menaçantes furent écrites sous le voile de l’anonyme. Dans l’espoir d’intéresser au sort du prisonnier la tendresse maternelle de la reine, on lui fit craindre d’épouvantables vengeances et qu’une solidarité de sang ne s’établît entre la vie de ses enfants et celle de Barbès, s’il mourait sur un échafaud. La reine fut, en effet, glacée d’effroi. Les ducs d’Aumale et de Montpensier avaient jusqu’alors grandi, au collége Henri IV, à l’ombre d’une position privilégiée, assistant aux classes, mais ayant un appartement pour leurs études et un jardin pour leurs récréations : ces priviléges disparurent pendant les premiers jours qui suivirent la condamnation de Barbès. Avec le reste des élèves, on vit les jeunes princes aller à la messe et aux bains, comme si l’existence de leurs camarades plus étroitement associée à la leur, eût dû les protéger les couvrir ! Et la frayeur du Château était si prompte au soupçon, que le feu ayant pris à une usine dans le quartier latin, des troupes furent postées sur la terrasse du collége. Autre sujet d’alarme ! Les guinguettes étaient vides, les barrières désertes ; sur les lieux accoutumés au bruit des plaisirs populaires pesait un silence de deuil : que présageait cette grande tristesse du peuple ? Malgré l’avis du Conseil, qu’avait tenté le triste éclat d’une résistance au vœu public, le roi décida que la peine de mort serait commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Pour un homme de la trempe de Barbès, c’était une aggravation : on le comprit enfin, et l’on substitua la déportation aux travaux forcés.

Ce fut six mois après seulement, que la deuxième catégorie des accusés du 12 mai comparut devant la Cour des pairs. Blanqui ayant refusé de répondre, et Me Dupont, son défenseur, ayant, par des motifs élevés, renoncé à prendre la parole, ce second procès ne présenta rien de notable.

Voici quel fut l’arrêt[27] L’insurrection du 12 mai veut être jugée sévèrement. Elle troubla d’une manière imprévue et coupable le repos de la cité. Elle éclatait si prématurément, que le peuple, qui souffrait, la regarda passer sans y prendre part. Il est manifeste qu’elle ne répondait ni à ces colères générales ni à ce vaste besoin de résistance qui seuls légitiment les  : entreprises du courage. Car ce serait tenir en trop petite estime la raison et l’équité que de faire dépendre leur triomphe des hasards d’un coup de main. Il y faut la sagesse, le temps et la patience est une vertu républicaine aussi. Assurément, c’est le propre et la gloire des esprits d’élite de devancer leur époque ; mais la violenter n’est permis à personne. Et, sur ce point, il importe d’autant plus de combattre l’erreur, que c’est ordinairement celle des dévoués et des forts, celle des hommes qui ont pour amis nécessaires tous ceux qui sympathisent avec l’Intrépidité généreuse et qui respectent, même quand elles égarent, les inspirations du dévoûment.




CHAPITRE XIV.


Question d’Orient : — Mahmoud et Méhémet-Ali en présence. — Situation respective des cinq grandes Puissances relativement à Constantinople et à Alexandrie. — Préparatifs de guerre en Syrie. — Passage de l’Euphrate. — Apparente modération du vice-roi. — Commencement de la campagne diplomatique. — Fautes commises par les ministres du 12 mai. — Bataille de Nezib. — Ibrahim arrêté par la France au pied du Taurus. — Mort du sultan Mahmoud. — Jugement sur son règne. — Débats parlementaires sur la question d’Orient. — Le Cabinet français invite tous les Cabinets à garantir en commun l’intégrité de l’empire ottoman. — Concert européen. — Manœuvres diplomatiques de l’Angleterre. — Imprudences réitérées du gouvernement français. — Défection de la flotte ottomane. — Note du 27 juillet coupant court à un arrangement direct entre la Porte et Mehmet-Ali. — La note du 27 juillet désapprouvée par la Russie. — Maladie de M. de Metternich. — Efforts de lord Palmerston contre le vice-roi mesures coercitives proposées. — L’Angleterre et la Russie se rapprochent. — M. de Brunnow à Londres. — Le ministère français se déclare pour le vice-roi. — Ligue contre la France. M. Sebastiani représentant d’une politique occulte. — Discours de M. Thiers sur l’alliance anglaise. Dotation du duc de Nemours rejetée. — Chute du ministère du 12 mai.


L’Orient retentissait alors du bruit des armes. Deux hommes s’en disputaient l’empire et tenaient l’Europe attentive leur querelle.

Le sultan Mahmoud brûlait d& reprendre violemment la Syrie au vainqueur de Koniah. Méhémet-Ali prétendait obtenir, fût-ce par l’épée, la possession héréditaire de la Syrie et de l’Egypte. De part et d’autre la passion était immense, l’orgueil égal.

Seulement, Méhémet-Ali dissimulait. Devant les envoyés du sultan, son langage était celui d’un vassal. Avec quelle ardeur, si Alexandrie ne l’eût retenu invinciblement, il serait allé à Constantinople se prosterner devant son auguste maître ! avec quelle joie il aurait porté à ses lèvres le bord du manteau impérial ! Mais sous cette affectation de respect le vice-roi d’Egypte ne faisait que cacher son ambition et les secrets de sa haine. Vieillard septuagénaire, il entendait que son œuvre lui survécût dans ses enfants. Ce qu’il désirait, d’ailleurs, il se sentait assez fort pour le prendre. Un signe de lui… et ses vaisseaux partaient du port d’Alexandrie, tandis qu’Ibrahim franchissait le Taurus. Mais l’Europe l’arrêtait, l’Europe pesait sur lui. Déjà, en 1834, il avait osé dire à la France, à l’Angleterre et à l’Autriche : « La Russie possède à demi l’empire ottoman ; sous prétexte de le protéger, elle le couvre, et en le couvrant elle l’opprime. Qu’on la laisse mener à fin l’asservissement de Constantinople, et c’en est fait de la liberté universelle : la Russie devient un colosse qui, debout entre la mer Noire et la Méditerranée, fera pencher l’univers à droite, à gauche, selon sa fantaisie. Le permettrez-vous ? Eh bien, moi Turc, je vous propose, à vous, gardiens de la civilisation en péril, une croisade qui sauvera l’empire ottoman et l’Europe. Je leverai l’étendard, je mettrai à votre disposition mon armée, ma flotte, mon trésor, je serai l’avant-garde. Et, pour prix de mon dévouement, je ne demande que la consécration de mon indépendance comme souverain. » Le plan était gigantesque : il fut vivement repoussé par les trois Cours que Méhémet-Ali voulait rendre solidaires de sa fortune. Plus tard, en 1838, et après des négociations directes, mais infructueuses, avec le sultan, le vice-roi fit auprès des Puissances européennes une seconde tentative. Il ne proposait plus cette fois un vaste embrasement, il faisait remarquer, au contraire, que le meilleur moyen d’assurer la paix était de déclarer le pachalik d’Egypte indépendant ou du moins héréditaire sans quoi l’Orient restait un foyer d’où pouvait à chaque instant partir l’étincelle qui mettrait le feu au monde. L’Europe fut inflexible. Alors il se plaignit, il menaça. Père, il demandait en termes touchants pourquoi on lui enviait la douceur de transmettre à sa famille le fruit des travaux de sa vie. Guerrier, il donnait à entendre qu’il était homme à se jeter éperdu dans la guerre de un contre cinq, sauf à tomber enseveli dans son droit et dans son audace. Les choses en étaient là, quand tout-à-coup l’on apprit qu’il venait de partir du Caire pour le Fazoklo, voyage de six cents lieues. Il allait explorer de riches mines d’or : avait-il dit vrai ? Méhémet-Ali était, ainsi que beaucoup de grands hommes, un comédien sublime : il avait probablement voulu étonner les esprits, colorer ses projets d’une manière fantastique, effrayer ses ennemis par le vague de ses intentions et sur la portée de ses ressources futures. En attendant qu’il reparût armé sur la scène, il la remplissait de son absence.

Pendant ce temps, Mahmoud se livrait à des colères furieuses. Il s’étonnait, il s’irritait, lui qui d’un geste faisait tomber à ses pieds ses sujets tremblants, lui, le successeur du Prophète, d’avoir à traiter avec un soldat macédonien. Entre la tutelle menaçante de la Russie et la révolte toujours imminente du vice-roi, il étouffait. Tout lui faisait horreur dans Méhémet-Ali : sa puissance formée des dépouilles de la Porte, sa gloire de novateur, son génie, la renommée guerrière de son fils et jusqu’à cette froide modération dont il devinait bien le mensonge et l’injure. Comment aurait-il commandé à son agitation ? Son empire lui échappait, lambeau par lambeau. La Servie s’était victorieusement insurgée, la Valachie et la Moldavie en étaient venues à relever de St-Pétersbourg, un prince bavarois régnait sur la Grèce affranchie, la France avait Alger, Méhémet-Ali avait l’Egypte ; et, après tant de démembrements successifs, on demandait à Mahmoud de se résigner à la perte de la Syrie de souffrir que, du magnifique héritage des kalifes, il ne lui restât que Constantinople, dont les clefs étaient dans la main des Russes ! Il lui en coûtait aussi de n’avoir pu réformer son peuple en magicien, d’un coup de baguette. Car le moindre obstacle est un supplice à qui ne connaît point de bornes à son orgueil, et c’est le châtiment du pouvoir absolu de désirer l’impossible. À la tête des vieux Turcs, sourdement hostiles aux innovations du sultan, marchait Pertew, noble et rigide vieillard renommé pour sa piété musulmane. Il fut disgracié, envoyé à Andrinople, et, enfin, condamné à mourir par un firman que ses ennemis arrachèrent à l’ivresse de Mahmoud. Pertew lut gravement, après l’avoir porté respectueusement à ses lèvres et à son front, le firman qui l’assassinait. Puis, avec la sérénité du fatalisme musulman, il s’abandonna en invoquant son Dieu. Et le sultan de gémir de cette mort qu’il avait ordonnée. Mais que d’autres sujets de trouble ! que de présages sinistres ! Un jour, comme il passait à cheval sur le nouveau pont de Galata, un derviche réputé saint parmi le peuple et appelé le cheick aux longs cheveux, s’élança au-devant de lui, et criant : « Arrête, Sultan-Giaour », lui reprocha ses sacrilèges. Au mois de janvier 1839, le feu prit au bâtiment connu sous le nom de la Porte ; et les vieux Turcs ayant signalé le courroux du ciel dans cet accident qui livrait à la destruction le siège des délibérations du Divan, Mahmoud ne put se défendre d’une secrète terreur ; d’autant que, comme punition de son impiété, son portrait avait péri dans les flammes. Ainsi troublé et déchiré, le sultan en était venu à vivre dans un état de surexcitation effroyable. Après s’être épuisé tout le jour, tantôt par une activité de corps effrénée, tantôt par un travail de tête prodigieux, excessif, il poursuivait, le soir, son lent suicide dans des orgies sans nom. Impatient d’endormir les inquiétudes qui lui rongeaient le cœur et avide d’oubli, il se gorgeait de vin d’eau-de-vie et de rhum, jouissant de sa révolte contre la loi de Mahomet, exagérant même l’ivresse, et luttant avec frénésie contre le breuvage terrible, jusqu’à ce que des esclaves vinssent ramasser, ivre mort, ce réformateur de l’Orient.

Or, voici quelle était, à l’égard de Constantinople et d’Alexandrie, la situation respective des cinq grandes Puissances européennes.

La Russie dominait l’événement. Le pied sur Constantinople, peu lui importait qu’entre les deux rivaux ce fût la paix ou la guerre. Dans le premier cas, elle avait pour lui répondre de sa domination l’état d’anxiété et d’épuisement où le statu quo retenait la Turquie. Dans le second, Ibrahim faisant un pas en avant, un seul pas, lui était un prétexte pour courir au Bosphore. Elle n’avait donc à s’inquiéter de rien. Seulement, pour se parer des dehors de la modération, et par pudeur, elle demandait le maintien de la paix.

C’est ce que demandait aussi la Prusse, mais uniquement par crainte des hasards. Car sur le théâtre qui venait de s’ouvrir, il n’y avait pas de rôle pour elle.

Il n’en était pas ainsi de l’Autriche, directement intéressée à défendre contre l’ambition russe l’embouchure du Danube. D’ailleurs, M. de Metternich mettait sa gloire à préserver de toute secousse l’équilibre européen fondé en 1815, et les approches d’un conflit alarmaient sa politique circonspecte. Parvenu à l’âge où l’on a besoin de repos, il semblait dire, à l’exemple de Louis XIV : « cela durera bien toujours autant que moi ». L’Autriche s’employait donc à calmer l’irritation belliqueuse de Mahmoud, sans cacher qu’elle préférait le sultan, souverain légitime, au vice-roi, sujet rebelle.

Pour ce qui est de l’Angleterre, elle portait à Méhémet-Ali une haine systématique, implacable. Elle avait juré sa perte, parce qu’il résistait au despotisme des marchands de Londres, parce qu’il avait sous la main l’Euphrate et la mer Rouge, grandes routes de l’Inde parce qu’on ne pouvait aller de la Tamise au Gange, en traversant la Méditerranée, sans le rencontrer et le subir ; parce qu’il aimait la France. De là le traité de commerce conclu le 16 août 1838 entre l’Angleterre et la Porte, traité qui devait à la fois servir de contre-partie aux conventions d’Unkiar-Skelessi, et ruiner le pacha d’Egypte par la suppression des monopoles, source à peu près unique de ses revenus. Et qui la représentait, à Constantinople, cette haine anglaise ? Un diplomate fougueux jusqu’à l’étourderie, passionné jusqu’à la violence : lord Ponsonby. Il est vrai que le consul-général de la Grande-Bretagne à Alexandrie était M. Campbell, esprit juste et modéré. Mais lord Ponsonby attirait à lui le gros de la politique, se faisait centre, et, quoique le langage de la paix fut sur ses lèvres, tout bas il poussait à la guerre, enflammant les rancunes de Mahmoud et sa jalousie, encourageant son orgueil, présentant l’occupation de la Syrie par Ibrahim comme une usurpation d’une insolence rare, et prédisant comme un fait inévitable l’extermination du vice-roi. Eh cela, néanmoins, nul doute que lord Ponsonby ne dépassât la politique de son gouvernement. Au fond, le Cabinet de Saint-James redoutait et devait redouter une rupture qui eût infailliblement placé Constantinople sous la protection de l’épée russe.

De la part de la France, mêmes appréhensions relativement à la Russie. Car, du reste, — et ici le gouvernement et la nation se trouvaient d’accord, — la France avait pour Méhémet-Ali une préférence marquée. Elle lui savait gré de son culte pour la mémoire de Napoléon et de son goût pour le caractère français, de son penchant à nous imiter, de son empressement à nous servir. Et puis, c’était un homme nouveau, le fils de ses œuvres un élu des révolutions modernes. Malheureusement, et par une inconséquence grossière, la France, qui aimait le vice-roi, s’était fait représenter à Constantinople par un de ses adversaires les plus convaincus l’amiral Roussin. Ajoutons que le Cabinet des Tuileries se préoccupait beaucoup moins d’Alexandrie que de Constantinople, ce qui le conduisait à faire pour le maintien de la paix des efforts persévérants et sincères.

On le voit, quelque profonde que fût entre les cinq Puissances la diversité des intérêts ou des sympathies, considérée dans son ensemble, l’Europe se prononçait pour le statu quo et, en vue de sa propre tranquillité, elle ordonnait le repos à l’Orient.

Inutile violence faite à deux rivaux également pressés d’en finir ! À Constantinople, à Alexandrie, sur les rives de l’Euphrate, au pied du Taurus, tout respirait la guerre. Mabmoud en poussait les préparatifs avec une ardeur sourde qu’aiguillonnaient l’obligation de dissimuler et les obstacles. Tandis que par de mensongères assurances il abusait de la bonne foi de l’amiral Roussin et tenait la diplomatie en suspens, ses ordres secrets allaient ébranlant tout son empire. Le capitan-Pacha Ackmet courut visiter et fortifier le détroit des Dardanelles. Une levée de soixante mille soldats fut décrétée. Sur les frontières de la Syrie, ce n’était qu’un formidable mouvement d’hommes et de chevaux. L’armée que Hafiz commandait et qui, dès 1837, avait pris ses campements dans le pays des Kurdes, grossissait, s’avançait. Les aventuriers des montagnes refusant d’abandonner le système des courses armées pour entrer dans la nouvelle milice, dans le Nizam, l’enrôlement fut ensanglanté ; il fallut ravager les populations qu’on voulait enchaîner au drapeau ; on fit des prisonniers pour avoir des recrues. La marche des caravanes était arrêtée. Les routes se couvrirent de chameaux pliant sous le faix des munitions de guerre. De plus, et au nom du Grand-Seigneur, de mystérieux émissaires excitaient à la révolte. Leur voix monta, dit-on, jusqu’à la retraite embaumée du fond de laquelle lady Stanhope consultait les destins et lisait dans les étoiles. Proclamée reine de Palmyre dans la poésie du langage oriental, et reine en effet par la grâce, l’imagination et la beauté, elle était animée contre le pacha d’Egypte d’un ressentiment que son influence sur les montagnards du Liban pouvait rendre dangereux. La gloire des périls ne manqua donc pas à Ibrahim. Lui, de son côté, il faisait ses dispositions, se préparait à changer en casernes les caravansérails d’Alep, complétait les moyens de défense de la forteresse d’Acre, et fermait les défilés du Taurus portes de la Syrie.

Sur ces entrefaites, Méhémet-Ali rentra au Caire, et son retour vint précipiter les événements. Il ne rapportait pas de son voyage l’or convoité. Mais jamais il n’avait sérieusement compté pour abattre son ennemi sur le produit des mines du Sennaar. À peine arrivé, il s’occupa d’envoyer à son fils des renforts de troupes. Et le sultan s’enveloppait si bien dans sa dissimulation, le mustechar Nouri-Effendi protestait avec une obstination si naïve des intentions pacifiques de la Porte, qu’au milieu des images et du bruit de la guerre, l’amiral Roussin n’avait rien perdu de sa sécurité. Il écrivit à M. Cochelet, consul-général de France à Alexandrie, que la paix ne serait pas rompue ; que la France le voulait ainsi, et que sa volonté l’emportait. Mais tel n’était pas le sens des dépêches qu’à son tour M. de Stürmer adressait à M. de Laurin, consul-général d’Autriche auprès du vice-roi. « Quand d’aussi graves personnages ne sont pas d’accord, s’écria ironiquement Méhémet-Ali, le doute est permis. » Et les renforts partirent.

Ainsi, l’on touchait au dénoument. Mais lequel des deux rivaux allait se donner les torts de l’agression ? question grave, décisive peut-être, puisque l’Europe avait déclaré que celui-là serait le coupable qui aurait été l’agresseur ! L’agresseur, ce fut le sultan. Le 21 avril (1839), l’avant-garde turque passait l’Euphrate, près de Bir, ville située a vingt-cinq heures d’Alep, heures de caravane.

À cette nouvelle, Ibrahim tressaillit de joie, et ses courriers allèrent aussitôt porter aux troupes égyptiennes, disséminées dans la province, l’ordre e d’un mouvement général sur Alep. La joie ne fut pas moindre chez Méhémet-Ali, mais sa vieillesse prudente en garda le secret. Le 16 mai, les consulsgénéraux recevaient la note suivante :

« Le vice-roi a déclaré à M. le consul-général qu’il s’engage, dans le cas où les troupes du sultan qui ont franchi l’Euphrate près de Bir se retireraient de l’autre côté du fleuve, à faire faire un mouvement rétrograde à son armée et à rappeler son fils Ibrahim à Damas ; que, dans le cas où cette démonstration pacifique serait à son tour suivie d’un mouvement rétrograde de l’armée de Hafiz-Pacha au-delà de Malatia, Son Altesse rappellera le généralissime en Égypte. Son Altesse le vice-roi a ajouté, de son propre mouvement, que si les grandes Puissances consentaient à lui garantir la paix et à s’intéresser à lui obtenir l’hérédité du pouvoir dans sa famille, il retirerait une partie de ses troupes de la Syrie et serait prêt à s’entendre sur un arrangement définitif propre à garantir sa sécurité et adapté aux besoins du pays. »

Qui le croirait ? Dans le temps même où le vice-roi donnait un gage aussi incontestable de sa modération, lord Ponsonby, qui lisait dans l’âme du sultan, qui était le premier à lui souffler de haineuses impatiences, qui avait l’œil sur les préparatifs, qui allait jusqu’à proposer un généralissime de son choix, lord Ponsonby ne craignait pas d’écrire à son gouvernement : « Dès le principe aussi bien qu’à la dernière heure, le pacha a toujours été l’agresseur, et le sultan a droit de sommer les grandes Puissances de se montrer fidèles à leurs déclarations. »

Huit jours après, M. Campbell envoyait d’Alexandrie, à lord Palmerston, une dépêche où il s’exprimait en ces termes : « La conduite perfide du sultan, qui a agi contrairement aux conseils que lui donnaient les ambassadeurs à Constantinople, aura non-seulement épuisé ses ressources, mais affaibli son influence morale en Turquie, tandis que la conduite modérée d’Ibrahim-Pacha, agissant d’après les ordres de son père, s’abstenant de tout acte d’hostilité lorsqu’il pouvait détruire l’armée de Hafiz-Pacha, élèvera dans la même proportion Méhémet-Ali et augmentera son influence dans l’empire ottoman. »

Des deux principaux agents de l’Angleterre dans le Levant, l’un réfutait l’autre.

Au reste, s’il avait pu rester un doute sur ce que signifiait le passage de l’Euphrate, ce doute fut bien vite levé. Coup sur coup, l’avant-garde de Hafiz poussa jusqu’à Nézib, des cavaliers turcs furent lancés sur le village d’Ouroul, et l’occupation brutale de 14 villages dans le district d’Aïntab déchaîna la guerre. Comment l’aurait-on évitée ? L’exaltation de Mahmoud était au comble. Tahar-Pacha, envoyé pour inspecter l’armée de Hafiz, était revenu à Constantinople plein de confiance et ne présageant que victoires. Si on ne l’eût retenu, Mahmoud eût pris en personne la route du camp et déployé l’étendard du Prophète, tant était fougueux le bouillonnement de sa passion ! Il fallut bien enfin subir la loi de l’évidence : surpris et blessé, l’amiral Roussin voulut avoir, aux Eaux-Douces d’Europe, une conférence avec Nouri-Effendi et le capitan-pacha ; et, comme Nouri-Effendi se répandait en explications ambiguës, l’ambassadeur français éclata d’une manière terrible. Le voile était tombé.

Donc, les deux armées ennemies se mesuraient déjà des yeux et étaient à la veille de s’entre-choquer, lorsqu’en France le ministère du 12 mai prit la direction des affaires. Le passage de l’Euphrate, connu à Paris, indiquait assez combien la situation était pressante : sur l’ordre du maréchal Soult, deux de ses aides-de-camp, MM. Foltz et Caillé, partirent aussitôt : l’un pour le camp de Hafiz, en passant par Constantinople ; l’autre pour celui d’Ibrahim, en passant par Alexandrie.

Ici commence, en Europe, une campagne diplomatique dont il importe de bien saisir les phases diverses.

Et d’abord quelle aurait dû être la conduite du gouvernement français ?

La question qui se présentait à lui était double orientale, puisqu’il s’agissait de déterminer les positions respectives de Mahmoud et de Méhémet-Ali ; européenne, puisqu’on cas de conflit, le traité d’Unkiar-Skelessi autorisait les Russes à couvrir Constantinople.

Or, sur le terrain oriental et vis-à-vis des grandes Puissances, la France était très-faible ; car elle avait contre elle la Russie, qui abhorrait dans Méhémet-Ali un régénérateur promis à l’empire ottoman ; la Prusse qui suivait la Russie ; l’Autriche, qui poursuivait dans Méhémet-AIi le principe révolutionnaire ; l’Angleterre enfin, qui, pour promener librement son commerce indien à travers la Syrie et l’Égypte, brûlait de détruire le vice-roi,

Sur le terrain européen, au contraire, la France était très-forte ; car elle avait pour elle, contre l’ambition moscovite — la Prusse, en ceci demeurant neutre — l’Autriche, qu’eut ruinée un complet accaparement de la mer Noire, et l’Angleterre, dont la domination asiatique devait périr le jour où les Russes la menaceraient du haut de Constantinople.

De là une conséquence bien simple. L’intérêt de la France était de détourner les Puissances du terrain oriental, pour les attirer sur le terrain européen et les y retenir. D’une question que fort mal à propos on avait rendue complexe, la France aurait dû faire deux questions distinctes, et dire : « Que Mahmoud et Méhémet-Ali vident entre eux leurs différends ; et puisque leur querelle ne regarde l’Europe qu’en ce qu’elle offre à la Russie l’occasion de porter au sultan des secours dangereux, contentons-nous de veiller à l’inviolabilité du Bosphore. Voici l’heure de déchirer ce traité d’Unkiar-Skelessi contre lequel nous n’avons élevé jusqu’à présent que des plaintes vaines voici l’heure d’annoncer que nous mettrions au ban de la république européenne toute Puissance qui poserait le pied dans la ville du sultan. »

C’était là sans contredit la vraie politique de la France, et il était d’autant plus facile d’en assurer le triomphe, qu’elle répondait à merveille aux vues de l’Angleterre et à ses passions.

L’Angleterre, en effet, aspirait bien à renverser Méhémet-Ali ; mais ce désir la touchait beaucoup moins que la crainte de voir passer aux mains des Russes, avec la clef des Dardanelles, le sceptre du monde. Si elle avait un intérêt secondaire à faire valoir à Alexandrie, elle avait à Constantinople un intérêt vital à défendre. Et, pour le défendre, elle avait besoin de notre appui.

Aussi le Cabinet de St-James s’empressa-t-il de faire au ministère du 12 mai des ouvertures tendant à resserrer, pour mieux l’opposer à St-Pétersbourg, l’alliance de Londres et de Paris. Dès le 25 mai (1839), M. de Bourqueney écrivait de Londres à son gouvernement : « Lord Palmerston est d’avis que nous nous présentions sans retard à Vienne, unis d’intentions et d’efforts pour la conservation de l’empire ottoman, que nous y exposions franchement le but que nous nous proposons d’atteindre, et que nous pressions l’Autriche d’y concourir par tous les moyens en son pouvoir. Une démarche de même nature aurait lieu en même temps à Berlin. » Ce que lord Palmerston proposait, c’était donc que, par une entente préalable et particulière, la France et l’Angleterre se missent en mesure de dominer les délibérations qui auraient pour but la conservation de l’empire ottoman.

La route était tracée ; mais les ministres du 12 mai s’en écartèrent, entraînés par d’aveugles préoccupations. Qu’ils eussent essayé de faire entrer la Turquie dans le droit européen, auquel les traités de 1815 l’avaient déclarée étrangère, et de remplacer le protectorat exclusif des Russes sur Constantinople par une sorte de protectorat amphyctionique, rien de mieux, assurément ; mais, plus on entrait dans l’idée d’un concert européen, plus il devenait indispensable de borner sa compétence, de spéciner son rôle. On pouvait lui laisser le soin de pourvoir à l’indépendance du Bosphore, le devoir de la garantir ; mais pour peu qu’on étendît ses attributions, pour peu qu’on lui reconnût le droit de régler entre Mahmoud et son vassal le partage de l’Orient, c’en était fait des intérêts de la France. Car n’était-il pas manifeste que, dès qu’il s’agirait de Méhémet-Ali à satisfaire et non plus de Constantinople à sauvegarder, la France trouverait dans le Cabinet de St-James un contradicteur intraitable ? N’était-il pas aisé de prévoir que, les Puissances une fois convoquées sur le terrain oriental, la France n’aurait qu’une voix contre cinq, et serait par conséquent réduite à l’alternative ou d’abandonner Méhémet-Ali, son allié, ou de se retirer du concert provoqué par elle-même ?

Constantinople ralliait la France et l’Angleterre, Alexandrie les divisait. Il fallait donc porter tout l’effort des négociations du côté de Constantinople, et placer Alexandrie en dehors du cercle diplomatique. Malheureusement, au lieu de séparer les deux questions, le ministère du 12 mai les considéra comme connexes et appela l’Europe à les résoudre en commun toutes les deux. Faute immense, irréparable !

Le premier acte par lequel le ministère du 12 mai dessina sa fausse politique fut un refus dont l’Angleterre se tint et eut droit de se tenir pour offensée. Dans une dépêche en date du 19 juin (1839), lord Palmerston avait fait au Cabinet des Tuileries une proposition audacieuse, mais qui, acceptée, scellait pour long-temps l’alliance de la France et de l’Angleterre. Lord Palmerston proposait la réunion des pavillons français et britanniques dans la Méditerranée avec ordre de forcer le détroit des Dardanelles dans le cas où les troupes russes paraîtraient sur le territoire turc. La dépêche ajoutait que « si les forts turcs résistaient, il faudrait une force de débarquement pour les prendre à revers. »

Quelle plus grande preuve qu’à l’origine des négociations, c’était Constantinople et non pas Alexandrie qui préoccupait l’Angleterre ! Si les ministres français avaient su lui laisser cette préoccupation en s’y associant, tous les regards se fixaient sur le seul point où la France eût intérêt à les tenir fixés ; et la Syrie n’avait d’autre intervention à subir que celle de la victoire. C’est ce que le ministère du 12 mai n’entrevit pas. Depuis 1830, le gouvernement était accoutumé à prendre la peur pour de la politique : une manifestation imposante et légitime se peignit à des esprits pusillanimes à l’excès, sous les couleurs sombres de la guerre ; on se crut perdu si l’on se montrait décidé, et aux avances de lord Palmerston le maréchal Soult répondit qu’il « regardait comme très-désirable que les pavillons anglais et français parussent devant Constantinople en même temps que le pavillon russe, mais qu’il doutait qu’on pût laisser à la discrétion des amiraux une question aussi importante que celle de déclarer la guerre à la Russie et à la Turquie, ce qui pourtant serait la conséquence inévitable de l’entrée par la force des flottes anglaise et française dans le passage des Dardanelles[28]. »

Au projet qu’on venait de lui soumettre, le Cabinet français en substituait un qui consistait à demander à la Porte l’admission des flottes dans la mer de Marmara en cas d’invasion russe. L’Angleterre accepta la contre-proposition, mais avec aigreur. Elle s’effraya d’avoir de tels alliés, elle eut des ombrages, et il en résulta dans sa politique un revirement soudain qui, plus tard, fit scandale.

Pendant qu’en Europe la diplomatie préparait de loin ses embûches, le canon s’allumait sur l’Euphrate. De Constantinople et d’Alexandrie venait de partir presque en même temps le signal redouté.

Et néanmoins le sultan se mourait. Atteindrait-il la fin de cette guerre ? À l’aspect de sa face cadavérique, de son corps animé d’un mouvement convulsif, de ses genoux fléchissants, de ses yeux pleins d’une flamme terne, il était permis d’en douter[29]. Atteint d’une maladie à laquelle les médecins donnent le nom terrible de delirium tremens, la mort déjà le possédait. Mais lui, d’un effort désespéré qui le ranimait à la fois et le consumait, il avait embrassé dans un reste de vie l’espoir de tenir, ne fût-ce que pour un moment, son rival sous ses pieds. En juin (1839), il éclata par un manifeste, cri suprême de sa colère aux abois. Il reprochait à Méhémet-Ali l’insolence et l’impiété de sa révolte, ses expéditions au golfe Persique, le passage de Suez fermé aux Anglais, la presqu’île arabique parcourue et dévastée, les provinces de Bassorah et de Bagdad conviées à la rébellion, les gardiens établis au tombeau du Prophète indignement chassés. Mahmoud adressa cette note violente aux représentants de l’Autriche et de la Russie, déclarant sa patience à bout. Et, sur son ordre, en effet, la flotte ottomane appareilla, tandis que, pour la voir partir, il se tramait épuisé, haletant, jusqu’au kiosque de Scutari.

Avec une ardeur aussi grande, quoique moins farouche, Méhémet-Ali mettait en mouvement la flotte égyptienne. À la nouvelle des agressions réitérées de Hafiz, il n’avait pu contenir ses transports ; et levant vers le ciel sa tête blanchie : « Gloire à Dieu, s’était-il écrié, qui permet à son vieux serviteur de terminer ses travaux par le sort des armes ! » Les instructions qu’il se hâta d’envoyer à son fils respiraient la certitude du triomphe : « À l’arrivée de la présente dépêche, vous attaquerez les troupes de nos adversaires qui sont entrées sur notre territoire, et, après les enavoir chassées, vous marcherez sur leur grande armée, à laquelle vous livrerez bataille. Si, par l’aide de Dieu, la fortune se déclare pour nous, sans passer le défilé de Kulek-Boghaz, vous marcherez droit sur Malatia, Karpout, Orfa et Diarbékir. »

Ce fut le 21 juin (1839) que l’armée d’Ibrahim s’ébranla définitivement pour combattre. Après s’être emparé sans coup férir du village de Mézar, que les cavaliers turcs qui l’occupaient auraient pu aisément défendre et abandonnèrent, le général égyptien alla faire en personne la reconnaissance du camp de Hafiz. L’armée des Turcs, campée au sud du village de Nézib, à gauche et à droite de la rivière, s’abritait derrière des retranchements très-bien construits, et occupait une position formidable. Ibrahim jugea l’attaque de front trop périlleuse. Il revint donc sur ses pas et marcha vers l’est de manière à tourner la gauche de l’ennemi. Mais pour arriver jusqu’à lui en le prenant à revers, il fallait passer par une gorge étroite et longue, que les Egyptiens ne devaient franchir qu’inondée de leur sang, si Hafiz tentait de barrer le passage. Ibrahim n’hésita pas, tant il avait foi dans sa fortune, et le succès lui donna raison. Par un aveuglement inexplicable, Hafiz resta immobile dans son camp. Parvenu ainsi sans avoir rencontré visage ennemi, à l’extrémité de la gorge, Ibrahim fit halte avec son avant-garde, s’étendit à terre, et, en attendant le gros de son armée, s’endormit.

Le 24 juin était le jour fixé pour la bataille, jour solennel qui semblait porter en lui tout l’avenir de l’empire ottoman et, peut-être, un demi-siècle de révolutions et de combats pour l’Europe. Par le nombre, les deux armées étaient à peu près égales : 40,000 hommes environ de chaque côté. Mais, par la discipline, la confiance, la réputation des généraux, les Egyptiens l’emportaient.

Né dans la région du Caucase, Hafiz-Pacha unissait à beaucoup de vigueur et de ténacité une exaltation pieuse qu’il avait puisée dans une étude spéciale du Koran et que son maintien révélait. Vainqueur des Albanais, vainqueur des Kurdes, il était cher à son maître, son maître comptait sur lui ; et lui-même il se croyait volontiers destiné à mettre un terme aux prospérités d’Ibrahim. Toutefois, son étoile avait pâli dès le commencement des opérations récentes et le village de Mézar occupé, la marche de flanc des Egyptiens permise et impunie, rendaient son habileté suspecte.

Quant à Ibrahim, il était rayonnant : il se souvenait de Koniah. Il s’appuyait, d’ailleurs, sur un homme renommé pour la promptitude et la justesse de son coup-d’œil militaire autant que pour son courage. De simple officier français devenu successivement l’instructeur des armées du vice-roi, son plus ferme soutien, l’ami de son fils, Sève jouissait dans sa seconde patrie, sous le nom et avec le titre de Soliman-Pacha, d’un ascendant que ne démentait pas son mérite. « Messieurs, avait-il dit aux officiers égyptiens, la veille de la bataille, après leur avoir distribué ses ordres : à demain, sous la tente de Hafiz. »

À huit heures du matin, le combat s’engagea par le canon. La manœuvre d’Ibrahim portait ses fruits. L’armée turque avait le dos tourné aux retranchements qui auraient dû la protéger, et elle se présentait découverte. Du reste même ardeur de part et d’autre, mais non même habileté, les coups des Turcs s’égarant pour la plupart dans le vide, tandis que l’artillerie égyptienne, bien dirigée, trouait de toutes, parts l’armée ottomane et y portait un affreux désordre. Durant une heure et demie, le canon gronda ; puis, par une de leurs extrémités, les deux armées se joignirent et se heurtèrent. Suivi d’une partie de son extrême droite, cavaliers et fantassins, Ibrahim s’élance impétueusement vers l’extrême gauche de Hafiz. Mais, couverte par un bois d’oliviers, l’infanterie turque attend l’ennemi de pied ferme, le laisse approcher et ouvre le feu. La cavalerie d’Ibrahim recule alors, elle se replie sur les deux régiments d’infanterie qui l’appuyaient, les refoule et prend la fuite, malgré les imprécations d’Ibrahim frémissant. Mais la droite est restée inébranlable, et un mouvement d’hésitation se déclare, au contraire, à la gauche des Turcs. L’explosion de plusieurs caissons a mis des batteries hors de service et jeté du trouble dans les rangs. Les Kurdes lâchent pied. Aussitôt Ibrahim et Soliman-Pacha poussent leur droite en avant et envoient au centre et à la gauche l’ordre de donner. Pressée ainsi sur toute la ligne, l’armée turque cède, se renverse, se débande. Le sabre à la main et désespéré, Hafiz vainement apostrophe, supplie ou frappe les fuyards ; le torrent de la déroute le soulève et l’entraîne. Il court cacher dans les montagnes sa douleur et les débris de son armée, laissant à l’ennemi trois pachas morts, cent quatre pièces d’artillerie, vingt mille fusils, neuf mille prisonniers, ses tentes, ses bagages et jusqu’à sa décoration en diamants.

Peu de jours après, la tente d’Ibrahim était ployée, son cheval prêt, et le Taurus allait être franchi, quand tout-à-coup parut un officier français qui venait dire : Il faut s’arrêter. La mission de M. Caillé en Égypte avait en effet réussi. Par un convenable mélange de modération et de fermeté, il était parvenu à obtenir du vice-roi une lettre qui enjoignait à Ibrahim de ne pas chercher l’action si les Turcs consentaient à évacuer le territoire égyptien, et de ne pas avancer dans le cas où, forcé de combattre, il demeurerait vainqueur. Cette lettre importante, M. Caillé avait fait diligence pour la remettre à temps ; et s’il n’arrivait pas assez tôt pour empêcher le conflit, il arrivait du moins à heure fixe pour prévenir la conquête. Ce ne fut pas sans un dépit violent qu’Ibrahim se vit arracher le bénéfice de sa victoire. On voulait donc qu’il renonçât aux légitimes avantages d’une bataille gagnée ! Et c’était l’amitié de la France qui exigeait cela de lui ! Que lui parlait-on des ordres de son père ? Son père eût-il écrit la dépêche, connaissant Nézib ? D’ailleurs, il fallait bien que l’armée avançât pour avoir des vivres. Singulière injustice ! Il venait d’être attaqué, il venait de vaincre ; à lui était le droit, à lui la force… et on l’enchaînait ! Ces plaintes, du général égyptien étaient d’autant plus naturelles, que, dans le camp de Hafiz, on avait trouvé des papiers contenant les instruction secrètes du sultan, instructions qui dénonçaient dans Mahmoud une longue préméditation de vengeance et de guerre. Mais, pour prix de ses conseils écoutés, le gouvernement français offrait sa médiation, si nécessaire contre le mauvais vouloir des autres Puissances : Ibrahim se résigna.

Mahmoud n’apprit point sa défaite. Car, tandis que le canon de Nézib faisait trembler l’empire des Osmanlis sur ses vieux fondements, la prière publique était ordonnée dans les mosquées de Constantinople pour le sultan à l’agonie. Le 14 juin, il avait été transporté au kiosque de Tchamlidjà, d’où il ne devait sortir que dans un cercueil. Doué d’une vigueur herculéenne et d’un tempérament de fer, il succombait enfin à la fureur de l’ivresse, à de frénétiques essais de plaisir, et aussi à la fatigue de sa haine trop long-temps comprimée. Ses dernières journées furent, plus qu’on ne peut dire, amères et sombres. Quand il ne gardait pas le silence de l’anéantissement, c’était pour répandre le tumulte de ses pensées en paroles confuses. Ou bien, revenant à lui, il niait son mal, il se donnait des airs de prince impérissable, il faisait le maître pitoyable comédie jouée, entre deux évanouissements, par un despote qui semblait trouver mauvais que même la mort lui manquât de respect. Le 28 juin, les médecins l’avaient jugé perdu : le 1er juillet (1839), il expira, non sans avoir prononcé à diverses reprises un nom fatal, celui de Méhémet-Ali.

La fin du sultan, rapprochée des convulsions de son empire, avait je ne sais quelle signification austère et profonde. Ce fut avec une sorte de religieuse inquiétude que les habitants de Constantinople regardèrent passer, enveloppé de ses châles funèbres, leur terrible maître, abattu pour jamais.

Mahmoud n’était certes pas une nature vulgaire. Il avait l’instinct des grandes choses, il en avait le courage mais pour en accomplir de telles, il lui manqua la sérénité et le bon sens du génie. Pour tout ce qui exigeait des prodiges de volonté ou d’audace, il fut suffisant. Et c’est ainsi qu’il se signala par le massacre des janissaires, auquel il n’y a de comparable dans l’histoire que la destruction des Templiers. Mais où il fallait clairvoyance et mesure, il échoua. Novateur, il alla droit à la réforme des coutumes, avant d’avoir touché aux institutions et changé les mœurs, ce qui était commencer par le plus périlleux et le moins important, les hommes en général tenant plus à leurs usages qu’à leurs idées. Il dépouilla les Turcs de leur riche et regrettable costume, leur mit sur la tête un fez à la place d’un turban ; et les voyant à peu près habillés à l’européenne, il s’imagina les avoir civilisés. Voulant refaire sa milice, il la perdit. Bizarre inspiration que de soumettre aux règlements de notre école de cavalerie les descendants des Mamelucks, les meilleurs cavaliers du monde ! Il eut, en outre, le tort de donner ses innovations pour auxiliaires à ses vices : il se livra au goût de la boisson proscrite par Mahomet, jusqu’à en mourir ; sa sensualité rechercha jusqu’au scandale l’amour des Grecques du Bosphore, filles chrétiennes. Ce n’était pas rajeunir l’Islamisme, c’était l’outrager. Mais, par une insolence familière aux despotes, pouvant beaucoup oser, il osait tout. Par là il brisa gratuitement l’énergique individualité des Turcs. Au fanatisme, leur sauvage mobile, qu’avait-il substitué ? Il se trouva donc sans force contre les attaques du dehors, et la moitié de son empire lui échappa. Il avait l’empereur de Russie pour allié : il l’eut bientôt pour protecteur ; il avait le pacha d’Egypte pour vassal : il l’eut pour ennemi. L’Europe, qu’il désirait imiter, qu’il avait conçu l’espoir d’égaler peut-être, l’enveloppa, opprima ses colères, et le tint comme enchaîné dans une rage inutile. Et au moment même où, par le signal de la guerre, il venait de s’affranchir, la vie l’abandonna. Il y avait eu défaut d’équilibre entre ses facultés : ce fut son mal. Il remua le monde autour de lui et n’enfanta que sa propre ruine, parce qu’il avait des lumières incomplètes avec de vigoureuses passions, et qu’une intelligence médiocre égarait, en rabaissant, la puissance de son cœur.

Mais, dans les desseins de la Providence, un pareil hommè était bon sans doute pour frayer les voies à la communion de l’Orient et de l’Occident. Mahmoud concourut — et il ignorait probablement la portée de son rôle — à ce travail moderne d’unité qui, faisant peu à peu disparaître l’originalité des races, la différence des traditions, la diversité des habitudes et des costumes, l’opposition des intérêts, les distances même, tend à constituer harmonieusement la grande famille humaine sur les débris du vieux monde, si plein d’éléments de lutte et si morcelé. Spectacle unique et vraiment merveilleux ! En un pays où les changements de règne n’avaient admis jusqu’alors d’autre intervention extraordinaire que celle des complots d’eunuques ou des coups de poignard, c’était à un enfant de dix-sept ans que Mahmoud laissait l’héritage de son empire écroulé à demi… et, grâce au principe de solidarité universelle nouvellement introduit dans l’histoire, il advint que cet enfant eut l’Europe entière pour tutrice.

Le 24 juin, date de la bataille de Nézib, la Chambre des députés, en France, avait entendu un lucide rapport de M. Jouffroy sur la nécessité d’accorder aux ministres dix millions pour augmenter nos forces dans le Levant : le 1er juillet, date de la mort de Mahmoud, la discussion s’ouvrit. Et jamais débats ne présentèrent un semblable caractère de grandeur.

Le duc de Valmy commença. Son discours ne fut qu’une amère critique de la conduite du gouvernement français, et, malheureusement, la critique était juste. M. de Valmy n’eut pas de peine à prouver que le gouvernement français avait pris, dès l’origine, en Orient, une situation fausse et équivoque ; qu’il avait créé par la convention de Kutaya un provisoire mortel ; qu’il avait trop favorisé Méhémet-Ali pour ne pas perdre crédit dans les conseils de la Porte, et qu’il avait trop vacillé dans ses prédilections pour ne pas se compromettre auprès du vice-roi ; qu’en un mot, il en était venu à avoir Constantinople contre lui, sans avoir pour lui Alexandrie. Au fond, l’orateur légitimiste aurait voulu, en haine des révolutions, qu’on immolât le pacha d’Égypte au sultan. C’était aussi ce qu’aurait voulu M. Denis (du Var), convaincu que la Turquie n’était pas aussi épuisée qu’on le croyait, et qu’il y aurait pour nous à la relever autant de profit que d’honneur.

Tout autre était le système de M. de Carné. À la légitimité morte d’un droit condamné par les batailles, la civilisation et le destin, il opposait la vivante et féconde légitimité du fait. Il saluait dans Méhémet-Ali le régénérateur d’une race que mal-à-propos on avait jugée éteinte. Selon M. de Carné, la nationalité arabe allait refleurir sous les auspices du vice-roi, évidemment destiné à tenir le sceptre de l’Orient rajeuni. Il importait donc de ne rien jeter entre sa fortune et Constantinople. Après Koniah, vingt marches l’eussent conduit au sérail ! Pourquoi l’avait-on arrêté ? Puisque la Turquie agonisait, puisqu’elle ne pouvait plus s’interposer efficacement entre l’Europe occidentale et les Russes, que ne cherchait-on à la remplacer ? On voulait l’intégrité de l’empire ottoman, et elle n’était plus possible au moyen du sultan et des Turcs : il fallait donc la rendre possible au moyen des Arabes et de Méhémet-Ali. Sur le trône de Constantinople siégeait un fantôme : il y fallait mettre un homme armé. Méhémet-Ali, d’ailleurs, n’était-il pas un ami de la France ? Et l’Égypte, soumise à notre influence, ne faisait-elle pas de la Méditerranée ce qu’avait deviné le génie de Napoléon, un lac français ?

M. de Lamartine se prononça tour-à-tour, et contre le système turc, et contre le système arabe. L’intégrité de l’empire ottoman lui paraissait un rêve, avec le pacha d’Égypte aussi bien qu’avec le sultan. Comment espérer que Méhémet-Ali et Ibrahim parviendraient à resserrer dans leurs mains, si fortes qu’on les connût, tant de populations amollies ? Où la trouver cette nationalité arabe dont on faisait bruit ? Entendait-on par là l’incohérent, le monstrueux assemblage des Égyptiens, des Druses idolâtres, des Maronites catholiques, des Bédouins du désert ? On sacrait Méhémet-Ali fondateur d’empire ! Mais dans une contrée où n’existaient ni institutions, ni lois régulières, ni mœurs politiques, où il n’y avait qu’un maître et des esclaves, un grand homme pouvait-il être autre chose qu’un accident ? « En un tel pays, disait l’orateur, un grand homme replie en mourant son génie après lui, ainsi qu’il replie sa tente, laissant la place aussi vide qu’avant lui, aussi nue, aussi ravagée. » Passant au système adopté par le gouvernement, celui du statu quo : « Je comprends, s’écriait M. de Lamartine, je comprends le système du statu quo pour l’intégrité de l’empire ottoman, avant le traité de 1774, avant le traité de 1792 ; je le comprends encore après 1813 ; je le comprends enfin avant l’anéantissement de la marine turque à Navarin, cet acte de démence nationale de la France et de l’Angleterre au profit de la Russie. Mais, après l’usurpation de la Crimée, le protectorat russe en Valachie et en Moldavie mais après l’émancipation et l’occupation de la Grèce par vos troupes, et les millions de subsides que vous allez encore payer demain à son indépendance ; mais après l’asservissement de la mer Noire aux Russes et la création de Sébastopol, d’où les flottes russes sont en vingt-quatre heures à Constantinople ; mais après les traités d’Andrinople, d’Unkiar-Skélessi, de Kutaya, et le démembrement de la moitié de l’empire par Méhémet et par vous, qui le protégez, le statu quo, permettez-moi de le dire, est une dérision comparable à l’existence dérisoire de la nationalité polonaise. Quoi vous allez armer pour le statu quo de l’empire turc, qui importe, dites-vous, à la sûreté de l’Europe ; et ce statu quo, c’est le démembrement, l’anéantissement, l’agonie de l’empire que vous prétendez vouloir relever ? Soyez donc conséquents : si la Turquie vous importe, comme vous le dites, allez au secours, non de la révolte établie en Syrie, mais de la légitimité impériale à Constantinople ! Prêtez vos conseils, vos ingénieurs, vos officiers, vos flottes aux généreux efforts de l’héroïque Mahmoud pour civiliser son peuple ; aidez-le à écraser Ibrahim, à ressaisir l’Egypte et toutes ces parties de son empire qui s’en détachent… Au lieu de cela, que vous dit-on ? Armez pour le statu quo ; unissez vos flottes à celles des Anglais pour empêcher le Grand-Seigneur de recouvrer ses meilleures provinces sur son pacha rebelle. Savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire : Dépensez l’or, le sang et le temps de la France pour maintenir… quoi ? La Turquie d’Europe et Constantinople sous la main de la Russie ; la Turquie d’Asie sous le sabre d’Ibrahim et l’usurpation de Méhémet. » M. de Lamartine abordait ensuite et justifiait avec une rare magnificence de langage son propre système : le partage de l’Orient entre les principales Puissances européennes, au nom et pour le compte de la civilisation[30]. « Un congrès ! disait-il en terminant. Et dans le cas où le temps ne serait plus à vous, prenez immédiatement en Orient une de ces positions maritimes et militaires, comme l’Angleterre en possède à Malte, comme la Russie en a une dans la mer Noire ; saisissez provisoirement un gage d’influence et de force qui vous mette en état de dominer ou la négociation ou les événements ; souvenez-vous d’Ancône ! »

Ces paroles de feu, la hardiesse et l’éclat de ces conseils, les funérailles d’un vaste empire sonnées en quelque sorte du haut de la tribune française, l’Europe conviée solennellement au partage des dépouilles de l’Islamisme, quel sujet démotion pour une assemblée, devant l’urne où allaient s’agiter de tels intérêts !

M. Villemain, ministre de l’instruction publique, avait dans le statu quo une cause difficile à défendre : il s’attacha moins à la plaider qu’à combattre les idées de M. de Lamartine, et il le fit avec une éloquente vivacité. « Quelle est, demandait-il, la solution de M. de Lamartine ? Pour solution, il vous offre la difficulté même. Oui, Messieurs, il est difficile de maintenir, de garder l’empire ottoman ; mais il est plus difficile encore de le partager entre les principales nations de l’Europe. Et, de plus, cette fois, la difficulté est une iniquité : J’aime mieux une difficulté qui est une justice. » M. Villemain, d’ailleurs, ne souscrivait pas à la sentence de mort dont on frappait la Turquie : « Le préopinant sait-il tout ce qu’il y a de vitalité dans un peuple ? sait-il combien il est malaisé de déraciner une nation du sol qu’elle occupe, lors même qu’elle l’a conquis ? Etait-il à Varna ? était-il à Chumla ? a-t-il vu comment, le génie de l’Europe inspirant, la force guerrière de rempire russe est venue languir devant de faibles murs défendus par d’intrépides musulmans ?… Le jour où il s’agirait de balayer les Turcs du sol qu’ils occupent, le jour où l’on détruirait les tombeaux de leurs pères et leurs mosquées, une insurrection nationale viendrait peut-être enflammer les deux rives du Bosphore, et peut-être retrouveriez-vous un peuple au milieu des ruines sous lesquelles on voudrait l’ensevelir. »

Après le discours de M. Villemain, la dicussion se précipita. Sans exposer des vues particulières et nettement définies, M. de Tocqueville demandait que la France montât sur la scène imposante qui venait de s’ouvrir, dans une attitude digne et forte, de manière à prouver que, sous sa monarchie de date récente, elle n’avait point perdu le goût des grandes affaires. M. Berryer s’étonnait qu’on ne sût prendre tout-à-fait parti ni pour le sultan ni pour le pacha. Spécialement préoccupé de l’imminence d’une intervention russe à Constantinople, M. Odilon Barrot adjurait le gouvernement de prévenir le danger par la suite de ses efforts et la fermeté de sa contenance. Enfin, M. Guizot résumait en ces termes la politique du statu quo en l’adoptant : « Maintenir l’empire ottoman pour le maintien de l’équilibre européen ; et, quand par la force des choses, par la marche naturelle des faits, quelque démembrement s’opère, quelque province se détache, favoriser la conversion de cette province en État indépendant, qui prenne place dans la coalition des États, et serve un jour, sous sa nouvelle situation, au nouvel équilibre européen : voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite, et que nous avons suivie. »

La Chambre des députés se déclara pour ce système, qui était celui des ministres et de la majorité de la Chambre des pairs, et les dix millions que le Cabinet demandait lui furent accordés.

Le programme oriental adopté par les trois pouvoirs en France était donc : Intégrité de l’empire ottoman combiné avec le statu quo, c’est-à-dire avec le maintien de la domination de Méhémet en Syrie.

Le programme oriental de la Grande-Bretagne était, au contraire : Intégrité de l’empire ottoman par la restitution de la Syrie au souverain de Constantinople.

Au point de vue de l’équité, la France avait raison.

Que demandait-elle, en effet ? Qu’on respectât l’arrangement de Kutaya. Or, cet arrangement avait été garanti par toutes les Puissances, sans en excepter l’Angleterre. L’Angleterre maintenant parlait de renverser un traité revêtu de la sanction morale de l’Europe. Et pourquoi ? Méhémet-Ali avait-il démérité ? avait-il fait autre chose en tirant l’épée que se défendre contre une agression brutale, reconnue ? Et, vainqueur, n’avait-il pas donné, en s’arrêtant, un gage de modération dont il était naturel de le récompenser ? Au lieu de cela, les Anglais exigeaient qu’on le dépouillât, qu’on lui enlevât une province après une bataille gagnée ! C’était le comble de l’injustice.

Au point de vue politique, ni le système de la France ni celui de l’Angleterre n’étaient soutenables.

Rien de plus contradictoire que la politique française. Quoi ! on voulait au colosse russe, penché sur l’Occident, opposer une Turquie forte, compacte ; et on la déchirait ! Que signifiait donc l’intégrité d’un État coupé en deux ? Au sultan Constantinople et l’Asie-Mineure, au vice-roi le Caire et la Syrie, et entre eux, pour les séparer, le Taurus, rien que le Taurus. on appelait cela l’intégrité de l’empire ottoman !

Voilà ce que disaient les Anglais en se prononçant pour la restitution de la Syrie au sultan. De sorte qu’ils avaient pour eux, sous le rapport politique, les apparences de la logique et de la bonne foi. On pouvait leur répondre, cependant, que la Porte était incapable d’administrer les province en litige ; qu’elle l’avait déjà prouvé ; que les lui rendre c’était les rendre à la stérilité, au désordre, aux querelles sanglantes des Druses et des Maronites, à la permanence des révoltes dans la Montagne. Si l’on désirait savoir ce que la Syrie avait gagné à passer du régime des Turcs à celui des Egyptiens, on n’avait qu’à jeter les yeux sur la plaine d’Antioche couverte d’oliviers, sur les environs de Beyrouth plantés de vignes, sur la résurrection d’Alep, sur Damas que n’enrichissait plus le seul passage des pèlerins. L’administration de Méhémet-Ali s’était montrée dure sans doute ; mais enfin, sous ce provisoire de despotisme, nécessaire là où l’anarchie débordait, la Syrie avait retrouvé l’ordre et le chemin des richesses. Valait-il mieux la replonger dans le chaos que la laisser à un homme, musulman après tout, et qui, son ambition satisfaite, cesserait d’être le rival des sultans pour devenir leur soutien ?

Entre la France et l’Angleterre, tel était le débat. Et il en résultait d’une manière bien manifeste qu’elles avaient tort toutes les deux en faisant dépendre l’intégrité de l’empire ottoman l’une du maintien de Méhémet en Syrie ; l’autre de la restitution de la Syrie au sultan. Car, pour l’empire ottoman, la Syrie donnée au vice-roi était un danger et la Syrie donnée au sultan un embarras.

Ainsi, de quelque manière qu’on l’entendît, cette intégrité dont on parlait tant ne pouvait être qu’une chimère ou un leurre. Ce n’était point par elle qu’il y avait moyen de protéger Constantinople contre les Russes. Le vrai, l’unique moyen de garantir sérieusement le Bosphore, l’Angleterre l’avait entrevu lorsqu’elle avait proposé à la France de couvrir directement Constantinople de l’alliance maritime et armée des deux peuples[31].

Si les ministres du 12 mai eussent accédé à cette proposition, en demandant à l’Angleterre, pour prix de leur appui, qu’on permit au sultan et au vice-roi de régler entre eux leurs différents, la partie était gagnée pour la France. L’Angleterre, qui n’aurait plus trouvé de prétexte plausible pour frapper Méhémet-Ali au nom du serail menacé par les Russes, l’Angleterre aurait détourné ses regards de la question égyptienne et sacrifié à la terreur que St-Pétersbourg lui inspirait sa mauvaise humeur contre le vice-roi ; la Russie ne se serait jamais risquée sur le Bosphore en voyant les vaisseaux français et britanniques prêts à forcer les Dardanelles ; vainqueur, Ibrahim aurait obtenu de la Porte effrayée, l’Égypte et la Syrie héréditaires ; et tout se serait terminé de la sorte au profit de la France et selon ses vues.

Malheureusement, les ministres du 12 mai ne suffisaient pas à la situation. Dans le Conseil, le maréchal Soult n’était qu’un nom. M. Passy possédait un jugement droit, des connaissances variées, mais il manquait de l’habitude des grandes affaires. Membre éminent du barreau de Paris et puissant orateur, M. Teste n’était pas en état de conduire le Cabinet. M. Dufaure avait dans l’esprit plus de netteté que de portée. M. Villemain était un discoureur brillant, M. Duchâtel, un ministre plein de dextérité ; mais ils n’avaient ni l’un ni l’autre le coup-d’œil de l’homme d’État.

Restait le roi, qui, comme nous le verrons dans le cours de ce récit, ne sut rien vouloir, ne sut rien prévenir, ni prévit rien, et s’endormit jusqu’au bout dans des illusions à peine croyables.

Les ministres français avaient interdit, quoiqu’il advînt à Méhémet-Ali le passage du Taurus : ce fut leur première faute. Par là, ils protégeaient indirectement Constantinople, et délivraient l’Angleterre du souci de la protection directe. Qu’arriva-t-il ? C’est que le cabinet de St-James, une fois rassuré relativement à la question de Constantinople, reporta toutes ses préoccupations sur celle d’Alexandrie. Profitant de l’imprudence avec laquelle les ministres français faisaient dépendre la première de la seconde, lord Palmerston ne manqua pas de représenter à l’Europe, en s’appuyant sur les actes du gouvernement français lui-même, que jamais Constantinople ne serait en sûreté et l’Europe en repos tant qu’on abandonnerait à Méhémet-Ali la faculté de tout compromettre en franchissant le Taurus, tant qu’on lui permettrait de tenir la clef militaire de la Turquie asiatique, tant qu’on exposerait aux convoitises de son ambition Bagdad du côté du midi, Diarbékir et Erzéroum du côté de l’est, Koniah, Brousse et Constantinople du côté du nord. Déjà, dans une dépêche adressée le 28 juin (1839)[32], à lord Beauvale, ambassadeur anglais à Vienne, lord Palmerston s’était expliqué fort clairement sur la nécessité, suivant lui, européenne, de chasser de Syrie le pacha d’Egypte. On comprend quelles armes le gouvernement français fournissait à la politique anglaise, lorsqu’au lieu de séparer la question russe de la question égyptienne, il semblait les regarder comme tout-à-fait connexes ; lorsqu’au lieu de couvrir directement Constantinople, il envoyait M. Caillé à Ibrahim pour lui demander, au nom de l’équilibre européen, de n’entamer dans aucun cas l’Asie-Mineure. N’était-ce pas reconnaître que le salut de Constantinople et la paix universelle dépendaient d’un geste d’Ibrahim ? N’était-ce pas autoriser l’Angleterre à demander qu’on mit le désert, s’il le fallait, entre le Taurus et cette armée qui, pour troubler l’Europe, n’avait qu’à faire un pas ?

Du reste, les ministres du 12 mai ne furent pas sans pressentir que, dès qu’il s’agirait de régler le sort de Méhémet-Ali, l’Angleterre se déclarerait contre eux violemment et gagnerait à sa cause le reste de l’Europe. Aussi s’étudièrent-ils, dans leurs premières dépêches, à envelopper de réticences leur opinion sur les arrangements territoriaux à prendre en Syrie[33], ne cessant de répéter que c’était entre St-Pétersbourg et Constantinople qu’était le nœud gordien, et qu’on eût à regarder vers le Nord.

Mais, par une fatale inconséquence, tandis que d’une main ils voilaient de leur mieux la question égyptienne, de l’autre ils jetaient imprudemment les bases d’un concert européen, où il était impossible que cette question ne fut pas soulevée puis résolue contre eux. C’est ainsi que le 17 juillet (1839), répondant à l’initiative prise par l’Autriche, le maréchal Soult faisait la déclaration suivante :

« Tous les Cabinets veulent l’intégrité et l’indépendance de la monarchie ottomane sous la dynastie régnante ; tous sont disposés à faire usage de leurs moyens d’action et d’influence pour assurer le maintien de cet élément essentiel de l’équilibre européen, et ils n’hésiteraient pas à se déclarer contre une combinaison quelconque qui y porterait atteinte. Un pareil accord de sentiments et de résolutions devant suffire, lorsque personne ne pourra plus en douter, non-seulement pour prévenir toute tentative contraire à ce grand intérêt, mais même pour dissiper des inquiétudes qui constituent un danger véritable, par suite de l’agitation qu’elles jettent dans les esprits, le gouvernement du roi pense que les Cabinets feraient quelque chose d’important pour l’affermissement de la paix en constatant dans des documents écrits qu’ils se communiqueraient réciproquement, et qui ne tarderaient pas à avoir une publicité plus ou moins complète, l’exposé des intentions que je viens de rappeler. »

Dans cette déclaration célèbre, pas une ligne qui ne fût une bévue. À la vérité, le mot Syrie n’y était pas prononcé ; mais qu’importe, puisqu’on y regardait « l’intégrité et l’indépendance de la monarchie ottomane comme un élément essentiel de l’équilibre européen » ? Cela ne revenait-il pas à lier étroitement la question russe et la question égyptienne ? Et dés-lors, provoquer un concert européen, n’était-ce pas se soumettre d’avance aux décisions d’un concile politique où, sur la question égyptienne, la France risquait d’être seule de son avis ? N’était-ce pas s’exposer à entendre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la Russie, déclarer que la domination de Méhémet en Syrie était une combinaison propre à porter atteinte à l’équilibre européen ?

Il n’était pas jusqu’à la réserve gardée par les ministres du 12 mai qui, combinée avec leurs actes, ne fût une faute. Car s’ils ne s’expliquaient pas relativement à la Syrie, lord Palmerston, lui, s’expliquait, au contraire, d’une manière péremptoire, et il ne cessait de crier aux Puissances : « L’intégrité de l’empire ottoman, c’est Méhémet chassé de Syrie. » Or, de l’opinion du gouvernement français, qui en se cachant à demi semblait se condamner elle-même, et de celle du gouvernement britannique, qui partout se produisait avec énergie et autorité, il était naturel que la seconde finît par l’emporter dans les conseils de l’Europe. Et c’est ce qui arriva.

M. de Metternich, en proposant un concert européen, n’avait eu d’autre but que de soustraire la Turquie aux envahissements russes, en la faisant rentrer dans le cercle des traités de Vienne, d’où il se repentait de l’avoir exclue en 1815 ; et il s’était d’abord prononcé pour le système du statu quo en Orient, par amour pour le repos et pour la paix. Mais quand il vit avec quel emportement l’Angleterre poursuivait le vice-roi, couvert par la France d’une protection silencieuse, M. de Metternich ne se fit pas scrupule d’adopter les haines de lord Palmerston, y trouvant le double avantage de châtier dans Méhémet-Ali l’esprit d’innovation, et de désunir les deux États constitutionnels dont 1830 avait inauguré l’alliance.

La Russie devait se décider par des motifs analogues.

Si bien, qu’au moment même où le Cabinet des Tuileries se donnait avec orgueil pour le promoteur d’un concert européen, la solitude commencait à se faire autour de lui.

Les choses en étaient là, quand la nouvelle de la victoire de Nézib se répandit en Europe. Ce fut un coup de foudre pour lord Palmerston. Nézib dérangeait ses plans ; Nézib, en poussant Ibrahim sur le chemin de Constantinople, pouvait y rendre nécessaire, inévitable, la présence des Russes ; Nézib, si le Taurus était franchi, forçait l’Angleterre à rompre plus brusquement que jamais avec la Russie, et à s’appuyer de nouveau, contre elle, sur nous. Quelle admirable occasion pour la France, si elle eût été alors en mesure de dire aux Anglais : « Le péril est immense pour le conjurer, faut-il que nous unissions nos pavillons et nos épées ? J’y consens, mais à une condition, c’est qu’entre la Porte et le vainqueur de Nézib l’arrangement sera direct et libre. Si vous refusez, ce n’est pas moi qui arrêterai Ibrahim. À vous de prévoir les suites ! » À un pareil langage qu’aurait pu répondre lord Palmerston ? Pour le plaisir d’empêcher un arrangement direct, favorable au pacha d’Egypte, aurait-il laissé Constantinople pressée entre la marche de l’armée égyptienne et le mouvement d’une flotte russe ? C’eût été un acte de démence. Et l’eût-il voulu commettre, jamais l’Angleterre ne l’aurait permis. Car, après tout, la politique de lord Palmerston avait des contradicteurs jusque dans le Cabinet dont il faisait partie, et le peuple anglais tenait beaucoup moins à ôter la Syrie à Méhémet que le Bosphore à la Russie. Si donc le gouvernement français, prévoyant la victoire d’Ibrabim, ne lui eût pas assigné le Taurus pour limite, l’arrangement direct devenait la loi même de la situation ; et la politique de la France, ses intérêts, ses sympathies, son influence méditerranéenne, se trouvaient confiés en Orient à un négociateur qui était la victoire.

Mais dans la carrière funeste de ses folies, le gouvernement français devait s’égarer de plus en plus. Qui le croirait ? À la nouvelle de la bataille de Nézib, le premier soin du maréchal Soult fut de déclarer à lord Granville, ambassadeur d’Angleterre[34], « que, selon les vues du gouvernement français, la défaite de l’armée turque ne devait influer en rien sur la marche des cinq Puissances ; que, dans un moment où les conseillers du sultan étaient paralysés par la peur ou cherchaient traîtreusement à faire valoir leurs intérêts aux dépens de leur maître, tous les arrangements conclus entre la Porte et le pacha devaient être considérés comme nuls, et qu’une déclaration à cet effet devait être remise à Méhémet-Ali. »

La mesure était comblée : on en venait à parler la langue de lord Palmerston !

Il est vrai qu’à côté de la dépêche de lord Granville relatant les paroles du maréchal Soult, une autre dépêche partait pour Londres[35] laquelle était adressée à M. de Bourqueney et portait que le résultat de la bataille de Nézib devait améliorer jusqu’à un certain point le lot de Méhémet.

Quel secret cachait donc une contradiction aussi monstrueuse ? Pour connaître la véritable pensée du Cabinet des Tuileries, était-ce à la conversation reproduite par lord Granville ou à la dépêche adressée à M. de Bourqueney qu’il fallait s’en rapporter ? L’ambassadeur anglais reçut ordre d’éclaircir le fait, et le maréchal Soult répondit : « qu’il ne rétractait rien de sa conversation et qu’il persistait à regarder comme non avenu tout arrangement direct entre le pacha et le sultan. »

D’une part, le maréchal Soult était l’homme du roi ; de l’autre, il est constant qu’il ne signait les dépêches que pour la forme et, souvent, sans les comprendre. Il y a donc lieu de croire que la conversation exprimait l’opinion du roi, et la dépêche celle des ministres. Mais lord Palmerston n’avait pas charge de s’enquérir de l’observation du régime constitutionnel en France. S’emparant de l’aveu qu’avait formulé par deux fois le président du Conseil, il se hâta d’écrire à Vienne, à Berlin, à Constantinople, à St-Pétersbourg, que la victoire de Nézib ne pesait absolument rien dans la balance, et que « sur ce point, les cinq Puissances n’avaient qu’une même pensée. »

Or, plus le gouvernement français s’obstinait et s’embarrassait dans ses fautes, plus la fortune semblait se plaire à lui fournir moyen de les réparer.

À peine Mahmoud avait-il fermé les yeux, qu’autour du sultan mort les ambitions s’agitèrent. Abd-ul-Medjid, son successeur, n’était qu’un gracieux et débile enfant sa faveur appartint à ceux qui, maîtres des chemins obscurs qui conduisaient jusqu’à lui, coururent les premiers, par l’empressement de leurs hommages, le surprendre et le charmer. Dans le partage du pouvoir, le titre de sérashier fut à Halil et l’autorité de grand-visir à Khosrew : Halil, esprit faible et présomptueux, accepté pour gendre par Mahmoud, qui le savait et le voulait médiocre ; Halil, qu’une ambassade à St-Pétersbourg avait rendu favorable à des innovations dont la Russie se réjouissait parce qu’elles préparaient les Turcs à passer sans étonnement sous son joug ; et Khosrew, vieillard actif, nature implacable et vigilante, non moins rompu aux intrigues qu’aux affaires, zélateur de la réforme qu’on l’accusait d’avoir soutenue par des procédés pleins de mystère et de sang, capable enfin de défendre l’empire s’il eût suffi pour cela de frapper dans l’ombre. Un homme incapable, un ministre décrié, voilà donc sur quelles têtes reposait le lendemain de la Turquie vaincue !

C’était peu : il se trouva que Halil et Khosrew étaient les ennemis d’Akhmet-Fevzi-Pacha, aux ordres de qui obéissait la flotte ottomane. Favori de Mahmoud — dans un État despotique, c’était son mérite — Akhmet perdait tout en perdant son maître. Khosrew au faîte de l’empire l’épouvanta. Il se crut mort s’il restait fidèle ; et, sollicité par la peur, par la haine, par une vulgaire espérance, par l’éblouissante prospérité de Méhémet-Ali, il fit sortir la flotte ottomane des Dardanelles, une trahison dans le cœur. Mais non loin de là, l’amiral Lalande se tenait en observation à la tête d’une petite escadre, trop faible pour un combat, et cependant assez forte pour être respectée puisqu’avec elle était le nom de la France. La rencontre prévue ayant eu lieu, il fallut tromper l’amiral français. Akhmet détacha donc vers lui, sur un bateau à vapeur, Osman, contre-amiral dans la flotte turque et complice du projet de défection. Osman prétendit que Mahmoud était mort empoisonné par Halil et Khosrew que c’était pour livrer aux Russes les portes du sérail que Hali et Khosrew avaient saisi le pouvoir ; qu’en de telles extrémités, le capitan-pacha croyait de son devoir d’aller au-devant de la paix ; et que c’était pour entrer en négociation avec Méhémet-Ali qu’il venait de mettre la flotte en mouvement. Peut-être l’amiral Lalande aurait-il dû s’armer de défiance ; peut-être aurait-il fait sagement d’envoyer prendre des informations auprès de l’ambassadeur français à Constantinople, et d’arrêter la flotte ottomane, en attendant une réponse. Mais ses instructions lui enjoignaient d’empêcher la guerre, non la paix ; et s’il n’admit pas aisément l’hypothèse d’une trahison, sa loyauté l’absout. Akhmet passa.

Ce fut un jour sans égal pour Méhémet-Ali que celui où, sous les yeux d’une innombrable multitude attirée par la splendeur et la singularité du spectacle, la flotte turque vint se confondre, dans le port d’Alexandrie, avec la flotte égyptienne. Que manquait-il désotmais à la fortune du vice-roi ? Coup sur coup, son fils avait remporté une victoire mémorable, son ennemi était mort désespéré, et maintenant huit vaisseaux, douze frégates et deux bricks venaient, mêlés à ses propres navires, lui ouvrir les routes cela mer ! Sa joie fut imposante comme son destin. Radieux mais calme, il étouffa dans un paternel embrassement la honte d’Akhmet, courbé jusque terre ; puis, se tournant vers les officiers turcs, il les toucha par des paroles de concorde et leur fit espérer qu’à l’abri de son ascendant revivrait la grande unité de l’empire.

C’en est fait ; l’étoile du vice-roi l’emporte ; la Turquie, par la détection de la flotte, vient de perdre sa dernière ressource : il faut céder, et le Divan s’y résigne. Méhémet-Ali a posé les conditions de la paix : on les subit ; on lui accorde l’hérédité de l’Egypte, l’hérédité de la Syrie ; et, pour lui porter le gage tant désiré de la réconciliation des Osmanlis, Hadji-Saïb-Effendi et Tenk-Enendi sont désignés.

Ainsi, cet arrangement direct que la politique du gouvernement français était de vouloir et qu’il avait jusqu’alors évité, la Providence, par une faveur spéciale, semblait le lui imposer, dans son intérêt et malgré lui.

Les deux personnages désignés allaient donc partir, lorsque l’internonce d’Autriche, M. de Sturmer reçut une dépêche dans laquelle M. de Metternich lui enjoignait, au nom, disait-il, et d’après les vues des cinq Puissances, d’agir de façon à mettre sur l’arrangement direct le véto de l’Europe. Chose déplorable et vraiment incompréhensible ! ce fut l’ambassadeur français qui contribua le plus à écarter la solution qui terminait la guerre au profit de Méhémet-Ali, le protégé de la France ; ce fut l’amiral Roussin qui, d’accord avec M. de Sturmer, rédigea, le 27 juillet (1839), une note qui fut ensuite présentée par l’internonce à la signature de lord Ponsonby, de M. de Boutenieff, de M. de Kœnigsmark, ambassadeurs d’Angleterre, de Russie et de Prusse. La voici, cette note trop fameuse :

« Les cinq ambassadeurs soussignés, conformément aux instructions reçues de leurs Cours respectives, se félicitent d’avoir à annoncer aux ministres de la Sublime Porte que l’accord des cinq Puissances touchant la question orientale est certain, et ils prient la Sublime Porte, en attendant les fruits de leurs dispositions bienveillantes, de ne décider absolument rien sur la susdite question d’une man ère définitive, sans leur concours. »

Comment exprimer le ravissement de lord Ponsonby ? C’était la revanche de Nézib qu’on lui offrait, et telle qu’il n’eût osé jamais la rêver si éclatante ! Il signa. M. de Boutenieff n’avait pas, à beaucoup près, les mêmes motifs de satisfaction ; car, si la note du 27 juille cachait le futur abaissement du pacha d’Égypte, elle aboutissait, d’autre part, à l’annulation du traité d’Unkiar-Skélessi. Mais que faire ? Un refus aurait dénoncé à l’Europe les arrière-pensées ambitieuses de la Russie. M. de Metternich, d’ailleurs, n’avait pas craint de répondre de l’approbation de l’empereur Nicolas. M. de Boutenieff signa donc, et M. de Koenigsmark en fit autant. La Turquie était déclarée mineure, et l’Europe s’emparait de la tutelle.

Si les Puissances avaient été unies par un sentiment élevé de la justice et du droit, c’eût été un fait auguste que leur intervention collective en Orient. Et même, réduite aux proportions que lui donnaient l’égoïsme des Cours et leurs rivalités misérables, elle avait cela de grand qu’elle était un involontaire hommage au principe de la solidarité humaine. Mais il n’en est pas moins vrai qu’au point de vue de l’intérêt français, qui est celui de la civilisation et de la liberté, la note du 27 juillet fut un tort et un malheur.

En doit-on rejeter le blâme sur l’amiral Roussin ? Ce serait injuste. Il n’avait fait qu’obéir à l’esprit de ses instructions. Seulement, là où un autre aurait hésité peut-être, lui, adversaire du pacha d’Egypte, il n’hésita pas.

La note du 27 juillet fut accueillie à St-Pétersbourg par de l’aigreur et presque de la colère. L’empereur de Russie trouva étrange et malséant que, sans l’avoir consulté et se portant fort pour lui, M. de Metternich eût engagé la signature de la Russie au bas d’un acte qui tendait implicitement à soustraire la Turquie au protectorat des Russes. Peu accoutumé à taire ses mécontentements, il s’en ouvrit, assure-t-on, avec une véhémence autocratique, à M. de Fiquelmont, ambassadeur d’Autriche à St-Pétersbourg. Et, de son côté, M. de Nesselrode écrivait à M. de Modem : « L’empereur de Russie ne desespère nullement du salut de la Porte, pourvu que les Puissances de l’Europe sachent respecter son repos, et que, par une agitation intempestive, elles ne l’ébranlent point en voulant la raffermir. » Il disait aussi à l’ambassadeur de France : « Un peu plus, un peu moins de Syrie donnée au pacha nous touche peu ; notre seule condition, c’est que la Porte soit libre dans le consentement qu’elle donnera. » Enfin, il mandait à M. de Boutenieff : « Nous ne devons et nous ne pouvons pas nous ériger en arbitres de ce qui touche à ce point aux intérêts de la Porte : c’est à elle de décider. L’empereur vous accorde toute latitude pour ouvrir les voies, de concert avec vos collègues, à un arrangement pacifique entre la Porte et l’Égypte, sauf la libre adhésion du sultan. » Il était impossible de désavouer plus clairement la note du 27 juillet[36].

M. de Metternich ne s’était pas attendu à un pareil désaveu. Sa vanité avait caressé l’espoir d’une conférence prochaine où, à l’ombre de son expérience, aurait été résolu le problème, tourment de la diplomatie. L’attitude de la Russie lui fut un sujet d’humiliation et de trouble. Il tomba malade. Etait-ce un jeu que sa maladie ? Ne s’éclipsait-il momentanément de la scène que pour éluder l’embarras d’une décision qui pouvait mettre une seconde fois sa circonspection en défaut ? Les ministres français le crurent.

Pour eux, s’ils n’approuvèrent pas sans réserve la note du 27 juillet, ce fut non parce qu’elle empêchait l’arrangement direct, mais parce qu’elle laissait trop complètement la Turquie en dehors des délibérations. Car, non moins vivement que M. de Metternich, M. Passy et ses collègues désiraient faire rentrer l’empire ottoman dans le droit public européen établi en 1815.

Il est inutile d’ajouter que, quant à lord Palmerston, il triomphait. La note du 27 juillet lui rendait sa proie, qu’il avait été au moment de se voir enlever. Aussi ne garda-t-il plus de mesure. Dès le 1er août (1839), il proposait au gouvernement français d’exiger impérieusement de Méhémet-Ali la restitution de la flotte turque et, s’il refusait, de capturer la flotte égyptienne : proposition brutale que les ministres français repoussèrent, cette fois, avec beaucoup de force, de raison et de dignité[37].

Blessé au vif, lord Palmerston ne se découragea point. Il insista sur l’adoption de certaines mesures coërcitives destinées à briser, au besoin, la résistance du vice-roi, et dont il détaillait complaisamment le programme : on aurait intercepté entre la Syrie et l’Egypte les communications par mer ; on aurait bloqué les ports de ces deux provinces ; les bâtiments qui naviguaient sous pavillon égyptien auraient été saisis ; Candie aurait été enlevée au vice-roi et restituée au sultan !

Et, au lieu d’arborer à son tour, d’arborer enfin l’étendard de la politique qui lui était propre, le gouvernement français hésitait ; il se réfugiait dans une molle inertie ; il s’amusait à discuter la valeur des mesures coërcitives proposées. Que dis-je ? Par une dissimulation puérile et qui ne pouvait tromper personne, il allait jusqu’à déclarer « que la France ne prenait aucun intérêt au pacha ; que l’arrangement qui lui ôterait la Syrie serait le meilleur, s’il existait de suffisants moyens de contrainte. »

Lord Palmerston n’avait garde de laisser tomber d’aussi téméraires paroles. Il poussa violemment à la conclusion, sachant bien que le Cabinet des Tuileries ne le suivrait pas ; et, bientôt, déchirant tous les voiles, il écrivit à M. Bulwer à Paris, à lord George Hamilton à Berlin, à lord Beauvale à Vienne, à lord Clanricarde à Saint-Pétersbourg, que le moment était venu d’agir contre le pacha, qu’il fallait en prendre son parti et abandonner en chemin celle des Puissances qui refuserait d’avancer.

La Russie ne comprit que trop bien ce langage. Elle vit la France et l’Angleterre à la veille d’une rupture, et à l’instant même sa politique orientale changea de face en ce qui concernait Méhémet-Ali et le statu quo. L’occasion de dissoudre l’alliance anglo-française était pour l’empereur de Russie un bonheur inespéré ; à la saisir l’avantage était immense : M. de Brunnow fut envoyé à Londres, où il arriva le 15 septembre (1839).

Les propositions de M. de Brunnow portaient que, se rendant aux vues de l’Angleterre, la Russie s’engagerait à les seconder ; mais que, dans le cas où Ibrahim marcherait en avant, ce serait à la Russie de protéger le sultan menacé, tandis que les flottes alliées agiraient sur les côtes d’Égypte et de Syrie. C’était dire à lord Palmerston : « Livrez-nous Constantinople, et nous vous livrons Alexandrie. » Quelque monstrueux que fût le marché, lord Palmerston y acquiesça. Mais les ministres français, prévenus, protestèrent énergiquement contre une aussi scandaleuse consécration du traité d’Unkiar-Skélessi. « Jamais, écrivirent-ils, jamais de notre aveu une escadre de guerre étrangère ne paraîtra devant Constantinople sans que la nôtre ne s’y montre aussitôt[38]. » De leur côté, les collègues de lord Palmerston, moins emportés que lui, refusèrent de se laisser entraîner. Le Cabinet britannique demanda en conséquence, et par voie d’amendement, que, si la marche d’Ibrahim amenait les vaisseaux Russes dans le Bosphore, quelques vaisseaux alliés pussent entrer dans les Dardanelles. M. de Brunnow accepta l’amendement ad referendum et reprit la route de St-Pétersbourg pour y chercher une réponse définitive.

Ce fut alors seulement que les ministres du 12 mai se résolurent, à dire leur dernier mot. Le 15 septembre (1839), ils nommèrent M. de Pontois ambassadeur à Constantinople, en remplacement de l’amiral Roussin, qu’on savait peu favorable au vice-roi, et le 21 eptembre ils donnèrent connaissance à l’Europe de leur plan, qui consistait à accorder à Méhémet l’Egypte, la Syrie, l’Arabie, héréditairement, et l’île de Candie à titre viager. Ils prenaient donc enfin la parole dans le débat ! Mais il était trop tard. Le pacte ourdi contre eux entre la Russie et l’Angleterre allait se conclure.

Et, pour comble de malheur, le succès de leur politique avouée se trouvait combattu, à Londres, par leur propre ambassadeur, imperturbable agent d’une politique souterraine. Car, tandis que le ministère du 12 mai publiait son plan, voici le système que, dans une entrevue officielle et parlant en qualité d’ambassadeur, le général Sébastiani soumettait à lord Palmerston : La Syrie aurait été divisée en deux portions par une ligne tirée de l’ouest à l’est du côté de Beyrouth ou de Damas ; et l’on aurait donné la partie nord au sultan, la partie sud au pacha. Le général Sébastiani ajoutait que, si l’Angleterre accédait à et arrangement, la France concourrait aux mesures coërcitives à employer pour en assurer l’exécution. Grande dut être la surprise du ministre anglais quand il reçut de Paris des dépêches qui prêtaient aux ministres français des vues tout autres que celles qui étaient émises par l’ambassadeur. Lord Falmerston en écrivit à M. Bulwer, et acquit la preuve que le général Sébastiani était l’ambassadeur, non pas d’un Cabinet, mais d’un homme[39]. Et dans une semblable conviction, le ministre anglais ne pouvait que puiser un surcroît d’insolence. Animé à l’égard de Louis-Philippe d’une haine qui volontiers revêtait les formes du dédain, il allait répétant sans cesse que le roi des Français ne se déciderait jamais à un acte de vigueur ; que contre un pareil monarque, tant qu’il dirigerait les affaires de son pays, il n’était rien qu’on ne pût oser.

Cependant, et pour se parer des dehors de la modération, lord Palmerston avait fait une offre dernière : il avait proposé d’accorder au vice-roi, indépendamment de l’Égypte, la possession héréditaire du pachalick d’Acre, moins la place. Le ministère français trouva naturellement la concession insuffisante ; et alors, avec une sécheresse injurieuse, lord Palmerston ne craignit pas de dire : « La concession est retirée. »

Sur ces entrefaites, en apprit que le gouvernement russe acceptait l’amendement dont M. de Brunew était allé lui faire part. Qu’importait, en effet, au gouvemement russe que, suivant l’expression de M. de Nesselrode, le pacha eût un peu plus ou un peu moins de Syrie ? Que lui importait même qua le traité d’Unkiar-Skélessi reçût une légère atteinte par l’admission momentanée du pavillon de St-Georges dans la mer de Marmara, pourvu qu’à ce prix la France fût humiliée, détachée de ses alliances pourvu qu’à ce prix une aigreur jalouse séparât pour long-temps, peut-être pour toujours, les deux Cabinets dont les Cours du Nord avaient tant redouté le concert ?

Une ligue était donc formée contre la France on y appela l’Autriche, la Prusse, et elles s’empressèrent d’y entrer M. de Fiquelmont, qui, pendant la maladie du prince de Metternich, avait eu, à Vienne, la conduite des affaires, s’était un instant montré d’accord avec le gouvernement français ; mais la dépêche qui contenait l’adhésion de M. de Fiquelmont aux vues des ministres du 12 mai avait dû passer par Johannisberg, où M. de Metternich la retint et l’annula. De sorte qu’en présence des grandes Cours par elle-même rapprochées et réunies, la France restait isolée !

Ce fut à peine si, dans l’excès de leur aveuglement, les ministres du 12 mai s’en aperçurent. Croyant que la partie pouvait encore être gagnée, ils rappelèrent de Londres, en le remplaçant par M. Guizot, le général Sébastiani, non moins opposé que l’amiral Roussin aux prétentions du vice-roi ; et ils persistèrent à réclamer pour Méhémet-Ali l’Egypte et la Syrie héréditaires. Mais l’Angleterre se sentait désormais, et irrévocablement, maîtresse du terrain. Pour mieux colorer l’intervention des quatre Puissances liguées, elle désira que le sultan intervînt dans le traité à conclure et que jusqu’à l’arrivée d’un plénipotentiaire turc les négociations demeurassent suspendues.

Cependant, l’année 1840 venait de s’ouvrir ; les Chambres françaises s’étaient rassemblées, et l’on portait de nouveau devant elles le débat de l’Europe entière. La discussion fut brillante et vive, mais elle ressuscita sans la rajeunir une lutte que nous avons déjà décrite. On y combattit pour ou contre des systèmes connus au moyen de considérations épuisées. Seul M. Thiers y prononça un discours de nature à modifier le mouvement des choses. M. Thiers n’était pas précisément contraire à Méhémet-Ali ; mais il lui déplaisait de le rencontrer sur le chemin de l’alliance anglaise. Quelque avantage qu’il vît à le soutenir, le profit lui en paraissait moindre que le péril. D’autre part, l’opinion, en France, s’était partout déclarée en faveur du pacha d’Égypte avec un élan qui tenait de l’enthousiasme ; et M. Thiers était depuis quelque temps fort soigneux de sa popularité. De là son discours, qui était à double entente. Qu’on dût venir en aide au vice-roi, qu’on dût lui conserver ce que lui avaient acquis ses travaux et la victoire, M. Thiers ne le niait pas. Il analysait même en termes pleins de justesse et d’éclat les diverses fautes commises par les ministres il en déplorait la source ; il indiquait les moyens propres, suivant lui, à en prévenir les conséquences. Mais ensuite, abordant la question de l’alliance anglaise, « Je suis, je l’avoue, dit-il, partisan de l’alliance anglaise, partisan comme un homme qui n’oublie jamais la fierté de son pays. Non, je ne puis pas encore renoncer à cette belle et noble alliance, qui est fondée non-seulement sur la puissance matérielle, mais encore sur la force morale des principes. Car, quand nous sommes avec l’Angleterre, nous ne sommes pas obligés de cacher notre drapeau. D’accord avec l’Angleterre, nous pouvons élever nos deux drapeaux ; ils portent pour devise : liberté modérée et paix du monde… Et sur quoi se fonde-t-on pour combattre l’alliance anglaise ? Quelle a été la cause de la haine profonde, de la lutte acharnée qui ont séparé la France et l’Angleterre ? Permettez-moi de vous le rappeler en deux mots. La démocratie françaisé a fait explosion dans notre Révolution, tantôt avec un comité sanglant à sa tête, tantôt avec un grand homme, Napoléon. Elle a étonné le monde, mais elle l’a effrayé, et, comme il arrive toutes les fois que la liberté effraie, en donnant une puissance énorme aux ennemis de la liberté. Qui a soutenu la lutte que la démocratie française avait provoquée ? Naturellement celle de toutes les aristocraties qui était la plus puissante, la plus riche, la plus habile. L’aristocratie aussi a trouvé un grand homme, Pitt ; l’aristocratie anglaise pour le compte du monde enrayé, a lutté avec un grand homme à sa tête contre la démocratie française et son grand homme. La lutte a été acharnée. Napoléon a dit souvent : Il y a eu une erreur dans ma vie, erreur commune à l’Angleterre et à moi : nous pouvions être alliés et faire beaucoup de bien au monde ; je l’aurais pu si Fox eût été aux affaires. » Eh bien, que signifiait cela, sinon que c’était l’aristocratie anglaise qui avait soutenu la lutte contre Napoléon ? Il y avait aussi derrière cette question de principe un immense intérêt. La France alors n’avait pas renoncé à être une Puissance maritime et coloniale du premier ordre ; elle n’avait pas renoncé au rêve brillant des possessions lointaines ; elle avait voulu prendre la Louisiane, Saint-Domingue, et même essayer sur l’Égypte une tentative merveilleuse, moins solide qu’éclatante, mais dont le but avoué était de menacer les Anglais dans l’Inde. Notre puissance alors, à quoi la faisions-nous servir ? À coaliser toutes les marines de l’Europe sous notre drapeau. Eh bien, il y avait là des raisons d’une lutte acharnée. Mais, heureusement, plus rien de cela n’existe. C’est la révolution modérée qui gouverne la France ; c’est la révolution modérée qui gouverne l’Angleterre. Et la lutte d’intérêt est aussi impossible que celle de principe. La France s’est éclairée sur la véritable voie de sa grandeur. Qui songe aujourd’hui, parmi nous, à des possessions lointaines ?… C’est que l’esprit de la France a changé, c’est que tout le monde sent que notre grandeur véritable est sur le continent. »

M. Thiers ne se trompait pas lorsqu’il disait que la France ne pouvait conserver l’alliance anglaise qu’en restant couchée sur ses rivages. Mais de quel droit M. Thiers condamnait-il son pays à cette humble et honteuse attitude ? Appuyée sur l’Océan, appuyée sur la Méditerranée, la France est une nation maritime. Douée d’un génie cosmopolite, la France a été appelée par Dieu même à l’empire des mers. Il y va de l’accomplissement de son rôle historique ; il y va peut-être de son existence comme Puissance du premier ordre, car, selon l’expression d’un grand homme d’État, les meilleures forteresses sont les vaisseaux. Et puis, comment M. Thiers ne comprenait-il pas, lui qui voulait le maintien de la concurrence dan notre pays qu’à cette bourgeoisie produisant outre-mesure il fallait des débouchés, des comptoirs, des consommateurs au visage inconnu, un marché mouvant ; et qu’à moins d’une révolution sociale, profonde, incommensurable, il ne nous resterait bientôt plus qu’à posséder l’Océan ou à périr ?

Mais la classe moyenne était en général trop peu éclairée pour sentir jusqu’à quel point le système qu’on exposait devant elle manquait de portée et de profondeur. Elle se répandit en applaudissements. Le Constitutionnel appela le discours de M. Thiers un discours-ministre. Et, en réalité, M. Thiers venait de poser sa candidature du haut de la tribune.

Telle était la situation, lorsqu’en France un vote de la Chambre, témérairement provoqué, renversa les ministres.

Jamais certainement roi de France n’avait été appelé par la fortune sur une scène aussi imposante et au milieu d’aussi vastes événements. Un grand peuple à maintenir au-dessus des orages, d’ardentes haines à déjouer ou à éteindre, l’Occident à couvrir, l’Orient à calmer, voilà ce qui s’offrait. Et quoi de plus propre à absorber les préoccupations d’un chef d’État ! Cependant, au milieu de tant de complications qui tenaient l’Europe en haleine et dont le sort du monde dépendait peut-être, Louis-Philippe poursuivait d’une âme attentive la dotation d’un de ses fils. Ce n’est pas qu’il ignorât combien les demandes d’argent étaient odieuses à une Chambre bourgeoise. Mais il espérait l’emporter à force de persévérance. Que risquait-il ? L’affaiblissement moral de la monarchie ? Son caractère ne le portait pas à tenir compte des résultats éloignés. La chute du Cabinet ? Il s’en inquiétait peu depuis que le rappel du général Sébastiani, son homme de confiance, était venu lui révéler dans les ministres des inspirations d’indépendance. D’ailleurs, M. Passy avait une fierté prompte à s’émouvoir ; M. Dufaure, dans la vie publique, était rude et sombre ; M. Teste semblait avoir gardé de sa jeunesse proscrite un certain fonds de libéralisme : c’en était assez pour que le roi les sacrifiât sans regret à la chance de voir le duc de Nemours doté richement et nanti.

Le Cabinet ne crut pas devoir résister aux désirs de ce roi, père de famille. Ce fut sa perte. À peine le public eut-il vent de la demande qui tendait à faire accorder au duc de Nemours une rente annuelle de 500,000 francs, sans compter 500,000 francs pour les frais de son mariage avec la princesse Victoire de Saxe-Cobourg, que de toutes parts l’opinion s’enflamma. Le roi était-il si pauvre qu’il ne pût lui-même doter ses fils ? Où s’arrêterait-on ? Après le duc d’Orléans était venu le duc de Nemours : après le duc de Nemours viendraient, et le prince de Joinville, et le duc d’Aumale, et le duc de Montpensier. Décidément, il en coûtait trop pour avoir une Cour. Y avait-il insuffisance du domaine privé ? La preuve, sur ce point, restait à faire. Le domaine privé ! que n’avait-on consenti à le fondre dans celui de l’État, suivant l’antique loi de la monarchie ? Voilà ce qu’on disait, et l’on ajoutait mille commentaires offensants pour la majesté royale. Du nord et du midi, de l’est et de l’ouest, affluèrent à Paris des lettres, des pétitions, des circulaires, empreintes d’un vif sentiment d’hostilité. Dans un pamphlet intitulé Questions scandaleuses d’un Jacobin au sujet d’une dotation, M. de Cormenin répandit tout ce que sa plume contenait d’amers trésors. Enfin, rien ne manqua de ce qui était de nature à prouver que la bourgeoisie n’avait ni le goût ni l’intelligence du régime monarchique, et que, si elle tenait à la royauté, c’était uniquement comme à un plastron. Des commissaires avaient été nommés par la Chambre pour étudier l’insuffisance du domaine privé : examen fait, il se trouva que le revenu de ce domaine s’élevait à plus d’un million. Encore le chiffre paraissait-il atténué à quelques membres de la Commission et, entr’autres, à M. Lherbette, qui ne craignit par de s’écrier en plein parlement : « J’ai vu des chiffres, mais pas de pièces à l’appui ! » Le jour du vote, 20 février 1840, étant arrivé, seul M. Couturier prononça contre le projet de loi quelques paroles, graves et dignes. Puis, froide, silencieuse, la Chambre alla au scrutin. 226 boules noires en sortirent. C’était une majorité de 26 voix qui rejetait la loi de famille. Les ministres du 12 mai se confessèrent vaincus et se retirèrent.

Dans leur passage aux affaires, ils avaient eu des inspirations louables. Et, par exemple, ils avaient déclaré, au début, qu’il serait coupé court désormais au scandale d’une presse subventionnée. Il est juste aussi de rappeler que ce fut M. Teste qui le premier fit sérieusement effort contre le criant abus de la vénalité des offices. C’était toucher à un des priviléges d’argent sur lesquels repose le règne de la bourgeoisie. Elle poussa un cri furieux. Et les intérêts qu’on venait d’alarmer étaient si forts, que, sauf trois ou quatre feuilles qui jouèrent noblement leur existence par respect pour la vérité, la presse de l’Opposition garda un silence coupable. L’entreprise échoua donc ; mais elle n’en mérite pas moins une mention dans l’histoire ; car elle fut honnête et courageuse. Pour ce qui est du dehors, rien de plus déplorable que la politique des ministres du 12 mai. La fortune leur avait donné à gouverner une telle affaire, qu’ils y pouvaient gagner une gloire immortelle. Notre influence en Égypte une fois consolidée, la Méditerranée était à nous et nous frappions aux portes de l’Asie. Malheureusement, loin d’élever les ministres du 12 mai, la grandeur de la tâche les accabla. En Europe ils auraient dû, par une alliance étroite et comminatoire avec l’Angleterre, couvrir Constantinople du côté des Russes ; et, en Orient, laisser passer le génie de Méhémet et la victoire. Ils firent le contraire. Liant deux questions qu’il était de notre intérêt de séparer, ils firent dépendre l’indépendance du Bosphore de l’immobilité d’Ibrahim victorieux, et ils appelèrent imprudemment l’Europe à régler le partage de l’Orient, lorsqu’il était manifeste qu’elle le réglerait sans nous et contre nous. En vain y eut-il pour la France et pour le vice-roi accumulation de bonnes chances, savoir : la mort du sultan, la défaite de son armée, la détection de sa flotte, les ministres du 12 mai se mirent en révolte ouverte contre leur propre bonheur et les arrêts apparents de la destinée. Ils arrêtèrent Ibrahim prêt à franchir le Taurus ils reconnurent qu’on devait à peine tenir compte de la victoire de Nézib ; ils exigèrent de Méhémet-Ali la restitution de la flotte turque ; ils apposèrent à l’arrangement direct déjà conclu au profit du vice-roi, le véto de la France. Qu’en résulta-t-il ? La France et l’Angleterre n’étant pas d’accord sur la question égyptienne, la Russie se joignit à l’Angleterre pour nous humilier et nous affaiblir. Animées de passions contre-révolutionnaires, rendues à leurs vieux ressentiments, l’Autriche et la Prusse suivirent. L’Europe entière se trouva d’un côté, la France restait seule de l’autre ! Au milieu de tant de sujets d’affliction, l’Afrique, du moins, nous envoya quelques nouvelles consolantes. De brillants faits d’armes y signalaient notre présence, et, dans les premiers jours du mois de février 1840, Mazagran, défendu par une poignée de Français contre des milliers d’Arabes, avait jeté sur les tristesses de la patrie un reflet de gloire et

d’héroïsme.
CONCLUSION HISTORIQUE.



Ici s’arrête la première partie de l’œuvre que nous avons entreprise, notre intention étant d’écrire l’histoire de tout ce règne.

Ce que nous en connaissons déjà suffit, du reste, pour l’apprécier.

Il n’a été, à proprement parler, que le régne de la bourgeoisie.

Et d’abord, qu’est-ce que la bourgeoisie ? Il importe d’autant plus de rappeler ici la définition que nous en avons donnée, qu’à entendre beaucoup d’esprits superficiels, la bourgeoisie ne formerait pas une classe distincte et se confondrait nécessairement avec le peuple.

La bourgeoisie est l’ensemble des citoyens qui, possédant des instruments de travail ou un capital, peuvent, sans s’asservir, développer leurs facultés, et ne dépendent d’autrui que dans une certaine mesure. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui, ne possédant pas les instruments de travail, ne trouvent pas en eux-mêmes leurs moyens de développement, et dépendent d’autrui en ce qui touche aux premières nécessités de la vie.

Ils sont du peuple, par conséquent, quels que soient leur savoir, leur éducation, leurs relations sociales, tous ceux qui ne sont pas assurés de leur nourriture, de leur vêtement et de leur gîte.

Ceci posé, poursuivons.

Dans les monarchies mixtes, où la société n’est pas le domaine du prince, il y a ce vice fondamental que les devoirs du chef y peuvent être contrariés par ceux du père de famille. Car les vertus domestiques ne sont pas nécessairement vertus d’État. Et même, la science politique a des lois auxquelles résiste volontiers le sentiment paternel, si respectable d’ailleurs dans la condition privée. La prudence de l’homme d’État est dans l’intelligence des hardiesses qui réussissent. Elle n’est point étroite, point servile. Comment une famille à pourvoir serait-elle pour le génie un misant emploi ? M faut aux grandes facultés de grandes choses à vouloir, comme il faut le stade entier au coureur agile, et aux yeux de l’aigle le soleil. Premier consul, chef sans enfants, Napoléon toucha au demi-dieu. Père du roi de Rome, un berceau arrêta et contint son regard qui avait coutume d’embrasser la terre A côté du guerrier, toujours le même, il y eut le fondateur de dynastie, dont le travail fat puéril et vain. Il se donna des pages, il fit des nobles, que sais-je ? Du haut de son rôle original, unique, il se laissa choir volontairement dans la plèbe des rois, les soucis paternels ayant dédoublé son génie.

Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un prince d’un esprit sans étendue ait plié sous des préoccupations semblables, d’autant qu’il y était encouragé par l’attitude de la bourgeoisie.

On croit assez généralement, en Europe, que c’est par Louis-Philippe que la révolution a été muselée, et que son habileté personnelle a fait la situation présente. Qu’on le lui impute à blâme ou à louange, c’est une erreur. Le roi a montré des qualités d’un ordre secondaire. On citerait difficilement dans le passé un prince qui ait été plus complètement dépourvu d’initiative et qui, s’étant beaucoup mêlé aux affaires, les ait moins marquées de son empreinte.

C’est le propre des hommes d’État supérieurs de donner du mouvement aux choses, d’ennoblir chaque situation, au risque d’en faire sortir pour eux-mêmes des obstacles et des périls. Sans oublier de se régler sur l’heure, les grands hommes fécondent le présent ; ils élèvent l’histoire. Rien de pareil n’a été accompli en France, de nos jours. On a fait honneur à Louis-Philippe de ce qui n’était qu’un résultat certain de la puissance des intérêts bourgeois, mal réglés et mal compris.

Satisfaite de son lot, la bourgeoisie ne voulait point que des souffrances qui n’étaient pas les siennes lui fussent révélées par le bruit du tambour d’alarme : de là le système de l’ordre défini par le silence du malheur et défendu à coups de canon.

Aveuglée par de mesquines préoccupations de bien-être, la bourgeoisie ne voyait que des pertes d’argent dans les agitations possibles de l’Europe : de là le système de la paix implorée.

Or, l’ordre ancien, une paix sans nerf, convenaient aussi à la royauté, qui avait besoin, pour s’asseoir, de l’excès du calme au dedans et au dehors.

Cette concordance explique les succès du règne. Elle tint lieu à Louis-Philippe d’habileté. Prince à qui l’on avait mis une couronne bourgeoise sur la tête, la prépondérance de sa classe adoptive le dispensa de créer un système. Son goût pour le médiocre plut à la classe dominante, et la force le prit à sa suite.

Il est à remarquer, toutefois, que, parallèlement à raccord que nous constatons ici, l’histoire des dix dernières années nous offre le spectacle d’une lutte obstinée eptre le gouvernement de la bourgeoisie par la Chambre élective, et le gouvernement personnel du roi.

Il semble qu’il y ait là quelque chose de contradictoire, mais la contradiction n’est qu’apparente.

Entre la bourgeoisie et la royauté, l’accord, en France, a porté sur le système à suivre, sur les intérêts à faire prévaloir ; la lutte a porté sur des questions de prééminence et de prérogative.

Ainsi, le principe monarchique et le principe parlementaire se sent livré des combats ardents ; bien que sur le drapeau de la royauté et sur celui de la bourgeoisie eussent été inscrites des devises identiques. Résultat significatif et qui vaut la peine qu’on l’analyse !

Le jour où la dotation du duc de Nemours a été si injurieusement refusée aux désirs du roi, il est devenu manifeste que le sens monarchique manquait à la bourgeoisie. Plus on conteste au prince le droit d’agir, plus, si l’on veut qu’il se maintienne, on doit lui accorder les moyens de briller. Le faste est plus nécessaire à un roi constitutionnel qu’il ne l’était à Louis XIV, pouvant dire : « Je veux. »

D’où vient donc que la bourgeoisie l’a entendu autrement ? Cela vient de ce que, par essence et à son propre insu, la bourgeoisie, qui n’a pas le sentiment démocratique, est cependant républicaine.

Elle n’a, faisant violence à sa nature, adopté la monarchie que par égoïsme. Elle a cru que la royauté l’aiderait à contenir le peuple ; que le trône serait comme ces bâtons vêtus qu’on plante dans les champs pour empêcher les oiseaux du ciel de s’y abattre.

Mais était-il possible que la royauté se contentât d’un rôle automatique ? Il y avait folie à l’espérer. Les docteurs de la bourgeoisie avaient eu beau dire : « Le roi règne et ne gouverne pas. » Ce n’est point avec des subtilités qu’on mène le monde. Voilà pourquoi le gouvernement personnel a été si violemment attaqué par la bourgeoisie, dont il servait néanmoins le but ; voilà pourquoi le duel des deux prérogatives se retrouve toutes les fois que de communs périls ne viennent pas renouveler entre la bourgeoisie et la royauté une alliance éphémère.

Comment se dénouera la situation ? Le gouvernement parlementaire a de trop profondes racines pour succomber. Le 18 brumaire est une date, il est une menace peut-être mais, si on le recommençait, on ne réussirait pas.

Ce qu’il importe donc d’étudier dans l’histoire contemporaine, et en France, ce n’est pas la vie de la royauté, c’est le gouvernement de la bourgeoisie.

Il s’ouvre en 1830, et nous n’avons pas écrit une autre histoire que la sienne.

Comme classe militante, la bourgeoisie a bien mérité de la civilisation. Elle possède d’ailleurs des qualités : l’amour du travail, le respect de la loi, la haine du fanatisme et de ses emportements, des mœurs douces, l’économie, ce qui compose le fond des vertus domestiques. Mais elle manque en général de profondeur dans les idées, d’élévation dans les sentiments, et elle n’a aucune vaste croyance. D’où son inaptitude aux affaires publiques. Le cens électoral a trouvé des défenseurs : il n’est pas de pire système ! Ne demander qu’à la propriété les guides du peuple, des législateurs, c’est transporter à la conduite des États la politique du ménage ; c’est mettre la fortune des empires à la merci d’une sagesse qui a l’étendue d’un champ pour mesure. On le nierait en vain : l’inconvénient du régime électif se déployant sur une petite échelle est de faire tomber le gouvernail aux mains d’hommes insuffisants qui ne peuvent que perdre l’État, si quelque noble passion ne compense pas chez eux l’ignorance des traditions et le manque d’études. Le sentiment de la conservation sera-t-il cette passion noble ? Au moins faudrait-il qu’un contrepoids lui fût donné. Car, sans cela, comme tout ce qui est exclusif, il deviendra aveugle et suicide. Il rapetissera la politique, et la faussera de la sorte. Au dedans, il repoussera des réformes qui eussent prévenu des révoltes. Au dehors, il conseillera jusqu’à cette abdication avouée du courage, qui est la plus folle des témérités.

Et c’est bien là, en effet, ce qui a caractérisé le gouvernement de la bourgeoisie.

À l’intérieur, nous avons entendu prêcher la morale des intérêts avec un succès odieux. Des scènes de bazar ont, plus d’une fois, rempli de tumulte et de scandale le palais des délibérations. Pour qu’on pût agrandir la sphère des faveurs à distribuer et donner pâture aux âmes vénales, la direction des travaux publics, enlevée à l’État, est devenue un instrument d’agiotage pour les banquiers, un moyen d’achalandage électoral pour les ministres. Le pouvoir a été mis au pillage. Et ce qui est bien autrement désastreux que des provinces envahies par l’ennemi, que des villes perdues, que des défaites essuyées, que des milliers de citoyens noyés dans leur sang, il y a eu altération du caractère national. Gouverner, c’est se dévouer. Qu’attendre d’un système qui fait précisément de l’intérêt privé la source des pouvoirs ? Si nous avions à définir le génie politique, nous le définirions un grand dévoûment armé d’une grande force et mis au service d’un grand but. La Convention ne renfermait peut-être pas plus d’hommes de talent que nos assemblées contemporaines ; mais c’était une assemblée désintéressée, dévouée : ce fut son génie. À la seule générosité de ses passions elle dut, malgré ses fautes et ses excès, de dépasser les calculs de Richelieu. Elle porta impunément son drapeau dans la région des tempêtes ; et, en fin de compte, elle est morte debout.

Quant à l’ordre social, voulu et maintenu par la bourgeoisie, il a été marqué par un complet abandon du pauvre. « Chacun pour soi, chacun chez soi » ont dit les chefs : hideuse et lâche maxime qui contient toutes les oppressions jusqu’à ce qu’elle enfante tous les désordres ! L’erreur de la bourgeoisie a été de croire que, là où il n’y a pas égalité dans les moyens de développement, la liberté suffit au progrès et à la justice. Mais qu’importe le droit de s’enrichir accordé à tous, quand les instruments de travail et le crédit n’appartiennent qu’à quelques-uns ? Qu’importe le droit au bonheur, sans la possibilité d’y atteindre ? Qu’importe une route spacieuse et unie devant l’infortuné qui ne se peut mouvoir ? La véritable liberté consiste, non pas dans le droit, mais dans le pouvoir donné à chacun de développer ses facultés. La liberté n’est donc qu’un leurre, que l’hypocrisie du despotisme, partout où la possession des instruments de travail constitue un monopole partout où la dispensation du crédit vient des particuliers, qui ne prêtent qu’aux riches, au lieu de venir de l’État, qui prêterait aux pauvres ; partout où la concurrence livre le petit capitaliste en proie au capitaliste opulent ; partout où les transactions industrielles ont lieu entre la richesse et la faim ; partout où la vie de citoyens dépend, non de leur bonne conduite et de leur prévoyance, mais d’une maladie qui survient, d’une commande qui cesse, d’un procédé nouveau qu’on invente ; partout où l’enfant du pauvre est forcément arraché à l’école où on l’instruirait, pour être enseveli vivant dans l’atelier où on l’exténue ; partout où la liberté de la presse n’existe qu’au profit de ceux qui peuvent payer un cautionnement monstrueux ; partout enfin où il y a des enfants de sept ans qui travaillent douze heures par jour pour vivre, des filles de seize ans qui pour vivre se prostituent, des vagabonds qu’on ramasse endormis sur les marches d’un palais inhabité, des infanticides par misère, des journaliers que la découverte d’une machine jette affamés sur la place publique, des milliers de travailleurs qui se lèvent un jour, la pâleur sur le front, la rage dans le cœur, et qui marchent au combat avec ce cri : vivre en travaillant ou mourir en combattant.

Et, dans ceci, la faute n’est point aux hommes, elle est aux choses. La tyrannie féodale se composait de noms propres ; on la voyait en face ; on la touchait du doigt. Rien de semblable dans cette tyrannie qui n’est que la liberté mal comprise. Mystérieuse, impersonnelle, invisible, insaisissable presque, elle enveloppe le pauvre, elle l’étreint, elle l’étouffe, et ne lui permet pas même de se rendre compte du mal sous lequel il se débat misérablement et succombe.

Aussi, la destruction d’un semblable despotisme est-elle une affaire de science, non de révolte. C’est le principe qui est impie, c’est la situation qui est coupable. On ne se venge pas d’un principe, on le remplace ; on ne punit pas une situation mauvaise, on la change. Des appels farouches à la colère des opprimés seraient donc aussi frivoles que funestes. D’autant qu’en masse le peuple n’est pas aujourd’hui assez éclairé pour avoir une idée nette de ce qu’il doit vouloir et de ce qui est possible. Mais le devoir de chercher remède à tant de maux n’en est que plus impérieux. Et, pour la bourgeoisie, l’intérêt est pressant. Elle aussi, elle est minée par la concurrence, qui va détruisant peu à peu les existences modestes et engloutissant les fortunes moyennes dans l’opulence des gros capitalistes. De quelle sécurité peut jouir la bourgeoisie entre le danger des emportements populaires et le joug oligarchique lentement forgé pour elle ? Preuve frappante et nouvelle de l’inévitable solidarité des intérêts ! La bourgeoisie, si elle n’y prend garde, marche à sa ruine par le chemin sur lequel souffre le peuple. Malheureusement, elle ne paraît pas s’en être doutée jusqu’ici. « Le travail est un frein », disait un jour M. Guizot, et, plus tard, du haut de son fauteuil de président, M. Sauzet affirmait que la Chambre n’avait pas charge de fournir du travail aux ouvriers !

Encore, si la nationalité n’avait pas fléchi ! Mais, dans la politique étrangère comme dans la politique intérieure, la bourgeoisie n’a eu ni prudence vraie ni coup-d’œil. Voulant la paix d’une ardeur violente, elle a eu l’étourderie de ne s’en point cacher. Elle a mis à s’humilier une affectation folle. Aussi, les occasions de guerre se sont-elles multipliées à l’excès. Que de provocations ! que de mépris ! Un temps fut où, sur chaque point du globe, notre pays faisait dans le moindre des citoyens saluer sa grandeur : en quelque lieu que des enfants de la France eussent été conduits par les affaires ou poussés par le hasard, la majesté de nôtre commune mère s’y trouvait pour les protéger, et là patrie voyageait avec eux. Combien désastreux, combien rapide le changement ! Voici que la France ne peut plus sortir de chez elle sans être exposée à l’outrage. Bustamente la bravait hier, et Rosas l’insultera demain. Où sont nos amis ? Quelles positions nous restent en Europe ? La Pologne est en exil, nous avons frustré l’Italie et opprimé la Suisse ; la Russie nous menace, la Hollande nous hait, là Belgique nous jalouse, l’Allemagne nous évite, le Portugal nous ignore, l’Espagne nous échappe, l’Angleterre nous domine, et la conjuration des Puissances nous a fermé l’Orient. Eh quoi ! fallait-il donc une iritelligence si haute pour comprendre que l’honneur national porte intérêt ; que le courage économise le danger ; qu’affronter la guerre par vertu et justice dispense d’acheter la paix et l’assure ; que la valeur de la marchandise gagne à l’inviolabilité du pavillon ! Ouvrez l’histoire de Carthage, de Venise de Gènes, de l’Angleterre, de toutes les nations fameuses par le commerce, et vous verrez si c’est aux inspirations de la peur qu’elles ont dû les prodiges de leur opulence ! Ce n’est pas qu’on doive éveiller parmi nous l’esprit de conquête. La France ne veut pas les peuples pour sujets, Il est dans son génie, secondé par des pouvoirs qui l’adoptent, de sauver le monde, non de l’asservir. Où les Anglais s’imposent, nous semons la pensée. Glorieusement inhabile à se fixer, la France est comme le Nil : ce qu’elle submerge elle le féconde, et elle passe. Raison de plus pour qu’elle veille sur sa force, puisque les peuples en marche vers la liberté souffriraient de notre affaiblissement, et que la civilisation serait entamée par nos revers.

De son véritable génie résulte aussi, pour la France, le devoir de se répandre. Par son tempérament plus encore que par sa situation géographique, la France est une Puissance des mers. À sa nature communicative, à ses passions cosmopolites, il faut des issues. Enchaînée à ses ports, refoulée dans ses villes, repliée sur elle, forcée de retenir dans son sein sa chaleur exubérante et l’inextinguible foyer de son dévoûment, elle deviendrait terrible à ses voisins et à elle-même. Ce qu’on lui enlèverait en aventures héroïques on le lui rendrait en soulévements. Pour la sauver des agitations intérieures, sa prospérité navale est nécessaire. Et ce n’est pas une des moindres preuves de l’incapacité politique de la bourgeoisie, qu’un tel aperçu lui ait échappé.

Mais que dire de l’aveuglement qui a fait rechercher l’alliance anglaise alors qu’on s’attachait à maintenir en France un ordre social fondé sur le principe de la concurrence illimitée ? C’était vouloir deux choses absolument inconciliables. La concurrence poussant à une production indéfinie, sa logique conduit à l’établissement d’un vaste système maritime et commercial, à la possession de l’Océan. L’Angleterre pouvait-elle consentir au partage de la mer ? Elle eût été perdue. L’alliance anglaise nous condamne donc à n’être qu’une nation continentale ; et, pour peu que nous y consentions, la concurrence va nous étouffer.

Voilà de quelles causes générales est sortie la situation présente. Dure aux uns, incertaine pour les autres, elle est pleine à la fois d’illusions et de périls. À qui n’a pas su l’approfondir elle peut paraître rassurante ; et cependant la mort y germe sous le déshonneur. Ce silence est fatal, ce repos est sinistre. Notre calme est celui de l’épuisement. Mais, ainsi qu’il arrive dans les empires qui penchent, nous en sommes venus à prendre pour des gages de durée, pour des promesses de bonheur, l’énervement des âmes et l’abaissement des caractères. Dix ans de paix nous ont plus brisés que n’eût fait un demi-siècle de guerres et nous ne nous en apercevons seulement pas !

Dieu nous garde, pourtant, de désespérer de notre pays ! Il est des sociétés raides en quelque sorte, inflexibles, et que volontiers l’on comparerait à ces lourds cavaliers du moyen-âge bardés de fer : difficilement on les atteignait au travers de leur épaisse armure, mais, une fois par terre, ils ne pouvaient plus se relever. Autre est la France, société douée, dans sa force, d’une souplesse merveilleuse et qui semble éternellement jeune. À quelles fatigues sans exemple et sans nom n’a-t-elle pas résisté ? De 1789 à 1815, elle a eu des colères et enduré des souffrances et accompli des travaux à éreinter la nation la plus vigoureuse. Elle n’en est pas morte, néanmoins ; et en 1830, après quinze ans d’apparente langueur, il s’est trouvé qu’elle avait réparé son sang. Oui, la France est faite pour vivre plusieurs vies. Elle porte en elle de quoi étonner les hommes sous des aspects différents et imprévus. Jamais peuple eut-il, suivant l’expression de Montaigne parlant d’Alexandre, une beauté illustre par tant de visages ? La France n’a-t-elle pas suffi aux rôles les plus divers comme les plus éclatants ? N’a-t-elle pas été successivement la Révolution et l’Empire ?

Pourquoi nous découragerions-nous ? Le mal vient d’une erreur qu’il est si facile de réparer ! Comment croire que la bourgeoisie s’obstinera dans son aveuglement ? Tutrice naturelle du peuple, estil possible qu’elle persiste à se défier de lui comme d’un ennemi ? Ceux qui l’y excitent la trompent et se préparent à l’asservir ; à force de lui faire peur des hommes du peuple, on lui a ôté la conscience de ses véritables dangers. Ils sont moins à ses pieds que sur sa tête et autour d’elle. Qu’elle y songe !

Si la bourgeoisie est noblement inspirée, elle peut tout pour la régénération de ce pays. Captive dans ses monopoles, vouée aux passions mesquines auxquelles l’égoïsme de son principe la condamne, elle perdrait la France et se. perdrait elle-même, n’ayant que la moindre partie des qualités que la grande politique exige. Il faut donc qu’au lieu de se tenir séparée du peuple, elle s’unisse à lui d’une manière indissoluble en prenant l’initiative d’un système qui ferait passer l’industrie du régime de la concurrence à celui de l’association, qui généraliserait la possession des instruments de travail, qui instituerait le pouvoir banquier des pauvres, qui, en un mot, abolirait l’esclavage du travail. En une telle entreprise il y aurait équité et sagesse, intelligence et charité. Retrempée dans le peuple et raffermie par son concours, la bourgeoisie tirerait de sa sécurité reconquise des ressources incalculables. Pacifiquement et à jamais victorieuse de l’esprit de sédition, elle ne craindrait pas, tournée vers l’Europe des rois, de rendre à la France la parole et le geste du commandement. Elle acquerrait, d’ailleurs, en devenant la nation, toutes les vertus qui lui manquent. Car, si elle a beaucoup à donner au peuple, elle a beaucoup aussi à recevoir de lui. Elle lui peut donner l’instruction, la vraie liberté, et les trésors qui en découlent ; elle recevra de lui l’énergie, la puissance des mâles instincts, le goût de la grandeur, l’aptitude au dévoûment. Précieux échange qui sauverait, qui relèverait notre pays par l’harmonieux emploi des volontés et des vertus de tous ses enfants !

Pour nous, nous n’avons cessé de nourrir et nous chérissons cette virile espérance. Elle nous a soutenu dans une œuvre si remplie de tristesse et si amère. En traçant le tableau de tant de malheurs, nous nous disions qu’ils n’étaient pas irréparables que pour y mettre un terme il fallait se résigner à la douleur d’en connaître les causes et l’étendue ; qu’un jour viendrait où cesserait la longue folie de nos querelles intestines ; qu’à nos déchirements succéderait la fraternité, source de toute force durable et de toute justice ; que la France enfin reprendrait, dans l’intérêt de la civilisation et pour le salut des peuples opprimés, son influence sur les affaires du monde. Nous n’aurions pas écrit ce livre, s’il n’avait dû être que l’oraison funèbre de la patrie.




fin du tome cinquième
DOCUMENTS HISTORIQUES.


Note adressée par le Directoire à M. le duc de Montebello, ambassadeur de France près la Confédération Suisse. — Note adressée par l’ambassadeur de France à LL. EE. MM. les avoyer et conseil-d’état de la république de Berne, Directoire fédéral. — Réponse à la note de M. l’ambassadeur du roi des Français, adoptée par la Diète dans la séance du 29 août. — Note adressée par l’ambassadeur de France à MM. les avoyer et conseil-d’état de la république de Berne, Directoire fédéral. — Réponse à M. de Montebello par la Diète helvétique. — Traité de paix entre le général Desmichels et Abd-el-Kader. — Traite de la Tafna entre le lieutenant-général Bugeaud et l’émir Abd-el-Kader.

N°1.

NOTE

Adressée par le Directoire à M. le duc de Montebello, ambassadeur de France près la Confédération Suisse.
Berne, 22 juin 1836.

Informes que plusieurs réfugies politiques, expulsés de la Suisse pour avoir participé en 1834 à l’attentat contre la Savoie, ont reparu en Suisse, et qu’un certain nombre de réfugies ont tramé dans les derniers temps le désordre, et même, à ce qu’il paraît, une invasion à main armée dans le grand-duché de Baden limitrophe de la Suisse, les avoyer et Conseil d’État de la République de Berne, Directoire actuel de la Confédération suisse, ont cru de leur devoir, autant envers la Suisse qu’envers les États limitrophes avec lesquels la Suisse entretient avec plaisir des rapports de bon voisinage, de prendre les mesures qui, dans les limites de leur compétence, ont paru les plus propres à mettre une fin à des menées aussi compromettantes pour la Confédération que pour ses voisins. Ils ont donc engagé de la manière la plus pressante tous les gouvernements cantonaux à faire arrêter et tenir à leur disposition tous les réfugiés politiques qui ont pris part à l’expédition de la Savoie, et qui, expulsés de la Suisse pour cet attentat, y ont reparu, ainsi que tous ceux qui ont compromis ou qui pourraient compromettre encore les intérêts de la Suisse en se mêlant dans les affaires intérieures de la Confédération ou des cantons, ou qui troublent par des entreprises subversives les rapports de bonne intelligence heureusement existants entre la Suisse et tous les autres États.

Le Directoire fédéral est résolu à faire évacuer la Suisse de tous les réfugiés qui se trouvent dans les catégories indiquées mais, pour pouvoir parvenir efficacement à des mesures aussi salutaires pour le repos des États voisins et de la Confédération elle-même, et aussi conformes aux rapports internationaux, il a besoin de l’assistance d’une des Puissances limitrophes.

En se rappelant avec une vive gratitude les procédés pleins de bienveillance que le gouvernement royal de France n’a cessé d’avoir pour la Suisse toutes les fois qu’elle s’est trouvée dans des embarras desquels elle ne pouvait sortir d’elle-même à cause de sa position intermédiaire, les avoyer et Conseil d’État du Directoire fédéral ont l’honneur de s’adresser à S. E. M. l’ambassadeur de France en Suisse, avec la demande la plus pressante de bien vouloir engager ses hauts commettants à recevoir sur le territoire français tous les réfugiés politiques que le Directoire fédéral ou les gouvernements des cantons seraient dans le cas de faire conduire sur la frontière de France.

Ils ont l’honneur de joindre à cette note une liste des individus les plus impliqués dans les intrigues qu’on vient de découvrir, ainsi que de ceux qui, pour avoir pris part à l’expédition de la Savoie, avaient été expulsés de la Suisse et y ont reparu.

En priant M. le duc de Montebello de bien vouloir appuyer leur demande de toute son influence, les avoyer et Conseil d’État du Directoire fédéral de Berne ont l’honneur de réitérer à S. Exc. les assurances de leur très-haute considération.

Les avoyer et Conseil d’État du Directoire fédéral de Berne.

(Suivent les signatures.)
———

N°2.

NOTE Adressée par l’ambassadeur de France à LL. EE. MM. les avoyers et Conseil d’État de la république de Berne, Directoire fédéral.

Le soussigné, ambassadeur de S. M. le roi des Français près la Confédération suisse, a reçu la note que S. E. M. le président du Directoire fédéral lui a fait l’honneur de lui adresser le 22 juin au sujet des mesures que le Vorort a cru devoir adopter pour expulser du territoire de la Confédération les réfugiés qui, déjà atteints par une semblable décision, après avoir participé en 1834 à l’expédition tentée contre la Savoie, ont osé reparaître en Suisse, et ceux qui plus récemment ont abusé de l’hospitalité helvétique en s’associant à des complots contre la tranquillité des États limitrophes. M. le président du Directoire, sollicitant à cette occasion un nouveau témoignage de l’intérêt amical dont la France s’est déjà plu à donner tant de preuves à la Confédération, a exprimé, au nom du Vorort, le désir de voir le gouvernement du roi seconder ses intentions en donnant passage à travers le royaume aux réfugiés qui devront quitter la Suisse.

Le soussigné, s’étant empressé de mettre cette communication sous les yeux du gouvernement, a reçu l’ordre d’y répondre de la manière suivante :

Le gouvernement du roi a vu avec plaisir une démarche aussi conforme à la tranquillité intérieure de la Suisse qu’à l’intérêt bien entendu de ses rapports de droit international, et il n’a pas été moins satisfait de retrouver dans le discours prononcé par M. le président du Directoire, à l’ouverture de la Diète fédérale, les principes de la saine et loyale politique qui ont inspiré cette sage résolution. Constamment animé des sentiments de la plus sincère amitié pour la Suisse, et toujours prêt à lui en renouveler les témoignages, le gouvernement de Sa Majesté n’a point hésité à prendre en considération la demande qui fait l’objet de la note de S. E. M. l’avoyer Tscharner, et le Directoire peut compter, en cette occasion, sur le concours bienveillant que l’administration française s’est déjà fait un devoir de lui prêter dans des circonstances analogues. Le soussigné est d’ailleurs autorisé à déclarer que le gouvernement du roi, pour rendre plus facile à la Suisse l’acccomplissement d’un devoir impérieux, consent à accorder aux réfugies dont l’expulsion aura lieu, les moyens pécuniaires propres à subvenir à leur subsistance pendant un certain temps à partir du jour de leur embarquement dans un des ports du royaume.

Il importe dès-lors que les mesures ordonnées par le Vorort s’exécutent ponctuellement. On ne saurait d’ailleurs prévoir qu’il puisse renaître, sur quelque point de la Confédération, des susceptibilités semblables à celles qui s’élevèrenf en 1834, en matière de droit d’asile. De tels scrupules seraient il faut le dire, moins fondés que jamais, et dénoteraient seulement une appréciation peu réfléchie d’une question sans doute très-délicate, mais dont ici les termes ne sauraient avoir et n’ont assurément rien d’équivoque.

En effet, ce n’est pas le gouvernement du roi qui pourrait méconnaître ce que le droit d’asile a de réel et de sacré. La France et l’Angleterre ne l’exercent pas moins généreusement que la Suisse, et certes il est loin de leur pensée de vouloir le lui contester. Mais, comme tout autre, ce droit a ses limites et suppose aussi des devoirs à remplir. Il ne peut, il ne doit exister qu’à la condition indispensable que l’application n’en aura rien de contraire aux règles non moins sacrées du droit des gens, c’est-à-dire à la sécurité des autres États, laquelle a des exigences plus ou moins légitimes, plus ou moins impérieuses, suivant la situation géographique des pays intéressés à ce que leur repos ne soit pas compromis, ou selon l’organisation intérieure de ceux où le droit d’asile est en honneur. Ainsi, par exemple il est évident que l’Angleterre, isolée du continent par sa position insulaire, peut donner, sans danger pour les autres États, une plus large extension à ce droit ; et qu’un pays constitué comme la France, avec sa puissante organisation administrative, sa force militaire et les moyens de police dont elle dispose, peut offrir, sous le même rapport, des garanties également rassurantes ; tandis que ces garanties n’existent pas habituellement pour la Suisse, non que ses intentions puissent être mises en doute, mais parce que sa constitution fédérative, son fractionnement en vingt-deux États souverains, régis par des législations différentes et par des principes divers d’administration, ne sauraient permettre qu’elle ait au même degré les moyens de surveillance et de répression contre les réfugiés qui, accueillis sur son territoire, oseraient abuser du bienfait de l’hospitalité au détriment des États avec lesquels la Confédération helvétique est en paix.

Ainsi donc, dans les mesures adoptées par la sagesse du Directoire, et dont le gouvernement du roi consent à faciliter, autant qu’il dépendra de lui, l’exécution, il ne s’agit aucunement de porter atteinte au droit d’asile, mais d’en rendre l’exercice compatible avec le droit international, avec le repos des pays voisins de la Suisse, avec l’honneur et les intérêts de la Confédération tout entière.

Ces vérités incontestables trouveraient, s’il le fallait, une démonstration encore plus éclatante dans les enseignements du passé et dans l’autorité d’exemples récents, ou, pour mieux dire, dans le témoignage de faits actuels. Il suffirait à cet égard de rappeler l’expédition tentée en 1834 contre la Savoie par les réfugies admis en Suisse ; la fâcheuse influence que cette entreprise, hautement condamnée par le Directoire, mais qu’il ne s’était pas trouvé en mesure de prévenir, exerça sur les relations extérieures de la Confédération les nombreuses et graves complications dont elle fut la source. Il suffirait également de rappeler les machinations bien plus récemment ourdies contre la tranquillité de certains États de l’Allemagne, machinations découvertes par un des gouvernements de la Suisse, officiellement dénoncées par le Directoire fédéral, et dont, par ce motif, la Suisse se doit à elle-même de ne pas tolérer les auteurs ou les complices sur son territoire. Le soussigné n’a parlé jusqu’à présent que de la Sardaigne et de l’Allemagne, dont ces attentats et ces complots menaçaient la sécurité. Mais la France elle-même n’est-elle pas éminemment intéressée dans cette importante question de droit international, lorsqu’il est avéré que les réfugiés en Suisse sont en rapport avec les anarchistes français, lorsque leurs indiscrétions attestent si évidemment la connaissance qu’ils ont des abominables projets des régicides, lorsqu’enfin il est démontré que leurs desseins se lient tout au moins d’intention et d’espérances aux crimes récemment tentés en France ? Il est clair qu’un pareil état de choses ne saurait plus se prolonger, tant pour la Suisse elle-même que pour les autres Puissances. Nul doute encore que si les étrangers, dont les trames révolutionnaires

tendent à le perpétuer, n’étaient pas éloignés du sol helvétique, les gouvernements menacés par leurs coupables desseins ne se vissent dans la nécessité de prendre des mesures dictées par le sentiment impérieux de leur propre sécurité, et que dès-lors la Confédération n’ait le plus grand intérêt à prévenir ces inévitables déterminations.

En définitive, l’Allemagne et l’Italie ont le droit de s’attendre à ce que les hommes qui conspirent contre leur repos cessent de recevoir en Suisse un asile dont ils se sont rendus indignes. Mais la France, intéressée à le demander au même titre, est encore en droit de le réclamer au nom de cet intérêt politique qui l’unit à la Suisse, et qui la porte sincèrement à désirer que la Confédération helvétique soit tranquille, qu’elle n’entretienne que des relations de bonne harmonie avec toutes les Puissances ; qu’en un mot, sa situation, vis-à-vis de l’Europe, soit ce qu’elle doit être, facile, régulière et conforme à la bienveillance dont l’Europe n’a pas cessé d’être animée pour les cantons. C’est donc, à vrai dire, de l’intérêt de la Suisse qu’il s’agit personnellement ici, et le gouvernement du roi aime à trouver dans la note à laquelle le soussigné a l’honneur de répondre, aussi bien que dans le langage de M. le président de la Diète, la preuve qu’aucune de ces graves considérations n’avaient échappé à la pénétration du Directoire fédéral. Dès-lors il ne reste plus au gouvernement de S. M. qu’à souhaiter que des manifestations aussi rassurantes ne demeurent point infructueuses, et que les résultats qu’elles promettent ne se fassent point attendre. La réunion de la Diète lui paraît sous ce rapport, la circonstance la plus heureuse, et le gouvernement fédéral sera sans doute empressé de la saisir pour obtenir de cette haute assemblée les moyens d’assurer, dans chacun des cantons, la prompte et complète exécution des mesures dont il a décrété l’adoption.

Le Directoire comprendra sans doute également que, si cet espoir était déçu, si les gages que l’Europe attend de lui devaient se borner à des déclarations, sans qu’aucun moyen de coercition vint les appuyer au besoin, les Puissances intéressées à ce qu’il n’en soit pas ainsi seraient pleinement en droit de ne plus compter que sur elles-mêmes pour faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse contre leur tranquillité et pour mettre un terme à la tolérance dont ces incorrigibles ennemis du repos des gouvernements continueraient à être l’objet. Il n’est pas moins évident que la France, après s’être inutilement efforcée, par des conseils et des avertissements répétés, de prémunir la Suisse contre le danger de contraindre les États d’Allemagne et d’Italie à donner cours à des résolutions éventuellement arrêtées par eux de la manière la plus positive, n’aurait plus qu’à pourvoir, dans le même but, en ce qui la concerne, à ce que lui prescrirait l’intérêt non moins légitime de sa propre sécurité.

Mais le soussigné aime à le répéter ici, le gouvernement du roi a la confiance que le Directoire, loin de se méprendre sur le caractère franchement amical d’une communication si complètement en harmonie avec les principes qu’il vient encore de proclamer, n’hésitera pas à réclamer de la Diète, et surtout à mettre en œuvre les moyens les plus propres à préserver, par la prompte expulsion de tous les réfugiés qui se trouvent dans le cas d’être atteints par cette mesure, le maintien des rapports de bonne intelligence que la Confédération helvétique est intéressée à entretenir avec toutes les Puissances qui l’avoisinent. La bienvéillante amitié de la France lui ouvre, à cet égard des voies sans lesquelles il serait difficile à la Suisse d’atteindre un but si désirable. La haute sagesse du gouvernement fédéral garantit qu’il s’empressera de les mettre à profit, et d’acquérir ainsi de nouveaux titres à l’estime de l’Europe.

Le soussigné saisit cette occasion pour offrir à LL. EE. MM. les avoyer conseil d’État de la république de Berne, Directoire fédéral, les assurances de sa haute considération.

Berne, le 18 juillet 1836.

Signé Duc de Montebello

N° 3.

RÉPONSE

A note de M. l’ambassadeur du roi des Français, adoptée par la Diète dans la séance du 29 août.

La Suisse, compromise par des réfugiés qui ont abusé de son hospitalité, avait à remplir des devoirs en satisfaisant aux exigences du droit international. Fidèle à ses rapports avec les autres États, elle s’est empressée de prendre ses obligations pour règle.

Des poursuites ont été dirigées par le Vorort et par plusieurs cantons avec non moins d’activité que de succès contre des agitateurs étrangers. L’action de la justice et celle de la haute police ont eu leur cours régulier ; déjà un grand nombre des étrangers perturbateurs ont été conduits hors des frontières.

Afin de renforcer cette action par celle de la Confédération, le Directoire a soumis cet objet à la Diète. Celle-ci procédant avec les formes qu’exigeaient la nature de ses délibérations et l’importance de la matière, vient de prendre un arrêté d’après lequel le concours des autorités fédérales et cantonales débarrassera la Suisse, dans un bref délai, des étrangers dont la présence pourrait encore compromettre jusqu’à un certain point sa tranquillité intérieure et ses relations avec les autres États.

Cette mesure a été prise conformément au droit international, dont la Suisse reconnait et veut faire respecter les principes. La fidélité à l’accomplissement de ses devoirs fait partie de cet honneur helvétique que la Confédération est jalouse de conserver.

Mais elle n’est pas moins jalouse de conserver ses droits, et dans ce nombre, le droit de l’hospitalité. Le sol de ses cantons a été de tout temps une terre hospitalière : tous les malheurs y ont trouvé un refuge, toutes les grandeurs déchues, toutes les espérances trompées, un abri et souvent le repos.

Personne n’est plus intéressée que la Suisse elle-même à ce que ce titre d’honneur se conserve pur de toute souillure. Aussi peut-on s’en rapporter à son intérêt pour se persuader que sa vigilance ne négligera aucun moyen d’empêcher les étrangers d’abuser de son hospitalité.

Elle l’a prouvé en rompant les trames ourdies par des réfugiés. Le Directoire, organe des sentiments qui unissent la Confédération aux États avec lesquels elle aime à entretenir des relations de bon voisinage, s’est empressé d’informer la France, par sa note du 22 juin, de la découverte faite et de la poursuite commencée.

La Suisse entière a donc dû éprouver un sentiment de surprise lorsque le Directoire a reçu, en réponse à une communication amicale, une note dans laquelle le ton du reproche est à peine adouci par la bienveillante amitié dont la France y fait encore profession pour la Suisse, et dont l’expression sincère est le seul langage auquel la Confédération ait été accoutumée de la part de cet État, son puissant voisin.

En réponse à la communication des mesures prises contre les réfugiés dont la Suisse venait de déjouer les desseins, en réponse à une demande de coopération pour l’expulsion des coupables, la note de M. l’ambassadeur suppose que les gages que l’Europe attend de la Suisse pourraient se borner à des déclarations !

La Confédération ne devait surtout pas s’attendre à voir la France se faire un grief contre elle des complots tramés dans quelques cantons. En effet, les enquêtes judiciaires et administratives ont prouvé jusqu’à l’évidence qu’aucun des complots constatés n’a été dirigé contre la France, mais qu’au contraire y ont été conçus ; que le foyer des conspirations est à Paris, que les ordres pour les milices secrètes des conspirateurs partent de Paris.

La France, par l’intermédiaire de M. le duc de Montebello, accuse la faible organisation de la police suisse, avec laquelle elle fait contraster sa puissante organisation administrative, sa force militaire, et les moyens de police dont elle dispose.

Comment se fait-il donc que les cantons et le Vorort aient découvert d’eux-mêmes les projets signalés avec tant de soin par la France, qu’ils aient expulsé un grand nombre de coupables, et livré quelques autres aux tribunaux, tandis que la France n’a pas encore pu atteindre les chefs, ni découvrir le principe du mal caché dans son sein ? Comment se fait-il que, précédemment déjà, elle n’ait ni prévu ni empêché l’évasion armée de plusieurs centaines de Polonais, et leur invasion en Suisse, et qu’elle n’ait pas davantage su arrêter sur son territoire le corps de réfugiés qui pénétra en Savoie sous les ordres de Ramorino ?

Si la Suisse réprime les étrangers dont les intentions criminelles se sont trahies par des actes appréciables, elle ne saurait faire de même à l’égard de ceux dont on soupçonne simplement que les desseins se lient tout au moins d’intention et d’espérance à des crimes tentés

en France. La Suisse, en vertu du conclusum de la Diète du 23 août, prend des mesures contre les étrangers qui se sont rendus coupables par des faits constatés ; mais sa police ne descendra jamais dans les consciences pour y surprendre des intentions, et ses tribunaux ne puniront jamais des espérances.

L’office de M. le duc de Montebello ne respecte pas assez les légitimes susceptibilités de la Suisse, lorsqu’il suppose le cas où elle manquerait à ses obligations internationales. La Confédération a montré par des faits qu’elle connalt ses devoirs sans qu’on les lui rappelle, et qu’elle les remplit sans qu’on l’en somme. Mais elle connaît de même ses droits, que sa position géographique n’affaiblit point. Aussi ne saurait-elle admettre la prétention que d’autres qu’elle-méme s’arrogent le droit de faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse et de mettre un terme à la tolérance qu’elle exerce. La Diète repousserait de la manière la plus énergique une telle violation de la souveraineté fédérale, forte du droit d’un État souverain et indépendant, ainsi que de l’appui de la nation entière.

La Suisse s’est honorée pendant des siècles de mériter et d’obtenir l’amitié de la France ; elle s’est plu à entretenir des relations de bonne harmonie entre les deux pays ; ses régiments ont versé leur sang sous les bannières françaises ; ils ont défendu le roi de France à Meaux, et combattu dans le palais des Tuileries et sur les bords de la Bérésina. Aujourd’hui encore la Confédération désire que la même réciprocité de dispositions amicales continue de subsister entre les deux nations, et elle se flatte d’avoir d’autant plus de droits à l’affection bienveillante de la France, qu’elle est décidée à n’acheter l’amitié de personne au prix de son indépendance et de sa dignité comme État souverain.


N°4.

NOTE

Adressée par ambassadeur de France à MM. les avoyer et Conseil d’État de la république de Berne, Directoire fédéral.

Le soussigné, ambassadeur de S. M. le roi des Français auprès de la Confédération suisse, a porté à la connaissance de son gouvernement la note que le Directoire fédéral lui a adressée le 29 août dernier. Il vient de recevoir l’ordre de remettre au Directoire la note suivante :

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la présence des étrangers réfugiés sur le territoire de la Suisse a troublé son repos et compromis son indépendance. Depuis plus de deux ans, leur conduite et la condescendance de plusieurs cantons à leur égard inquiétèrent les Puissances voisines de la Suisse et provoquèrent leur mécontentement. Les réclamations de ces Puissances ne se firent pas attendre, et les cantons se virent demander des mesures de précaution et de sûreté que les relations de bon voisinage, autant que leur propre intérêt, auraient dû peut-être leur suggérer et les porter à prendre d’eux-mêmes.

La France n’était point engagée directement dans le débat ; mais, fidèle à ses anciens sentiments, elle saisit cette occasion pour témoigner combien elle avait à cœur les intérêts, l’indépendance et la dignité de la Confédération pour faire preuve d’une affection que le temps a cimentée entre deux peuples voisins, entre deux États également intéressés en Europe au maintien des droits de tous, le gouvernement du roi s’interposa entre la Suisse et les Puissances réclamantes ; il conseilla de toute part la modération ; il s’attacha à obtenir que ni l’irritation ni la force ne vinssent compliquer une question délicate. Des mesures destinées à rassurer l’Europe furent consenties ou plutôt délibérées par la Suisse dans l’intérêt même de son repos. La Diète fit de sages promesses ; la France les prit en quelque sorte sous sa garantie, et c’est ainsi qu’elle épargna à la Suisse, par une intervention bienveillante, ou les risques d’un conflit, ou les inconvénients d’une concession dont sa dignité aurait pu souffrir ; il lui importait, en effet, non-seulement que l’indépendance helvétique fût essentiellement respectée, mais encore qu’elle fût ménagée jusque dans ses moindres formes. Elle avait à cœur (et ses sentiments n’ont point changé ) de faciliter à un pays ami le maintien de cette politique digne et modérée qui jusque-là avait dirigé ses conseils. C’est ainsi que, depuis six années, la France a appuyé de son influence cette sagesse et cette modération qu’essayaient de faire prévaloir en Suisse des hommes aussi amis de l’indépendance de leur pays qu’ennemis de l’anarchie et des factions.

Cependant les promesses avaient été imparfaitement tenues le but n’était point atteint ; les plaintes des Puissances voisines s’étaient renouvelées, et lorsque, le 22 juin 1836, le Directoire, reconnaissant enfin l’insuffisance des mesures prises jusqu’à ce moment, invita les cantons à en adopter de plus efficaces, et dénonça à la France les coupables menées de quelques-uns des étrangers dont le territoire helvétique était devenu t’asite, le gouvernement du roi applaudit à de si sages résolutions, et, pour en faciliter l’accomplissement, il permit aux réfugiés dont t’expulsion était demandée, d’emprunter le territoire français pour se rendre à leur nouvelle destination. Ainsi provoqué par la Suisse même, qui, avouant l’existence des complots dénoncés, reconnaissait et les devoirs et les droits que l’intérêt de leur propre conservation donnait aux Puissances voisines, il crut répondre aux intentions mêmes de ce pays, et seconder ses sages dispositions, en posant le vrai principe du droit d’asile, tout en assignant à ce droit les limites dont la conduite même de la Suisse était une reconnaissance si formelle.

Le monde sait comment la note où le Cabinet français exprimait ses idées, conformes d’ailleurs aux vues et aux mesures dont le Directoire avait pris l’initiative, fut accueillie par la Diète, et commentée par une opinion qui commençait à tout envahir dans quelques cantons, et dont la domination récente semble avoir déplacé le pouvoir domination funeste

qui, si elle se prolongeait, dénaturerait à la fois et la politique, et le caractère, et les mœurs même d’un peuple renommé par sa droiture, par sa sagesse, par le sentiment de sa vraie dignité.

Une note fut remise au soussigné, le 29 août, en réponse à ses communications. Elle annonçait les dispositions adoptées par la Diète elles étaient en parties conformes aux mesures de précaution que le soussigné avait cru devoir conseiller ; et, bien qu’elles ne fussent pas aussi complètes, aussi énergiques que l’aurait désiré le gouvernement du roi, aucune objection grave ne s’éleva contre le conclusum du 23 août, qui contenait du moins une reconnaissance explicite du principe posé par la France.

Mais, à côté de ces dispositions, la note présentait une étrange réponse aux réflexions que le soussigné avait reçu l’ordre de communiquer au Directoire. Dans cette réponse, les conseils donnés par la France avec autant de désintéressement que de bienveillance, sont interprétés avec amertume, repoussés avec irritation ; ses intentions sont dénaturées, ses paroles perverties. Certes, la France devait voir dans cet acte une offense grave. Justement blessée, elle sacrifia au désir de prévenir des complications nouvelles tout ce que pouvait lui inspirer un légitime ressentiment ; elle imputa un langage qu’elle est fondée à déclarer sans exemple, non à la Suisse, mais à ce parti qui prétend la dominer. Le gouvernement du roi resta convaincu que, de ce jour, l’indépendance helvétique était prête à tomber sous le coup d’une tyrannie intérieure, et que c’en était fait des influences pacifiques et régulatrices auxquelles la Suisse avait dû jusque-là son bonheur et son repos. Une faction composée d’éléments divers a usurpé, soit dans l’opinion, soit au sein des pouvoirs publics, une prépondérance fatale à la liberté de la Suisse ; consacrée par le temps, garantie par les mœurs, cette liberté est le patrimoine incontesté, le paisible héritage d’une nation qui compromettrait sa renommée historique si jamais elle se laissait dominer par des conspirateurs insensés, qui n’ont encore réussi qu’à déshonorer la liberté.

Il était impossible de méconnaître l’empreinte de l’esprit d’anarchie dans quelques-uns des actes qui viennent d’être signalés, et surtout dans les publications qui les suivirent.

Mais un incident inouï est venu compliquer une situation déjà grave, et jeter un triste jour sur l’origine et la portée du changement déplorable qui semble s’accomplir dans la politique de la Suisse ; le complot dont le nommé Conseil a été l’artisan ou l’instrument, offrit une nouvelle preuve de l’incroyable perfidie des factions et de la mollesse non moins incroyable de quelques-uns des pouvoirs constituée. Un guet-à-pens a été concerté presque publiquement contre l’ambassade de France, et, chose plus étrange, il s’est trouvé des pouvoirs assez faibles ou assez dupes pour se rendre complices d’une manœuvre tramée par les ennemis de tout pouvoir.

Quelques réfugiés semblent s’être proposé d’amener la Confédération à rétracter les principes, à désavouer les mesures énoncées dans le conclusum du 23 août. Le succès a dépassé toutes leurs espérances ; un acte de basse vengeance contre le représentant d’un grand État, conçu et accompli par quelques révolutionnaires, a été pour ainsi dire adopté par l’autorité légale comme une représaille de gouvernement à gouvernement.

On arrache, ou on feint d’arracher à un aventurier, le poignard sur la gorge, de prétendus aveux. Ceux-là même qui l’ont pris pour instrument renouvellent entre eux une sorte de tribunal vehmique ; il est livré par cette justice occulte à la justice publique, qui se reconnaît régulièrement saisie, et accepte toute cette série de crimes secrets, comme un commencement d’instruction. Une enquête est ordonnée, non contre les anitiés d’une association redoutable, mais sur les faits qu’ils créent et qu’ils dénonçent. Le Directoire défère cette enquête sans exemple à la Diète une commission est nommée, et la Diète sanctionne par son vote les conclusions d’un rapport où les principes du droit des gens sont outrageusement méconnus ; ainsi les étrangers font la police, les conspirateurs provoquent des arrêts, saisissent les autorités ! — Certes, la France peut le dire, le jour où de tels actes s’accomplissent, c’est bien moins le respect du nom français que le sentiment de l’indépendance helvétique qui est anéanti dans les cantons qui n’ont pas craint de s’associer à de pareilles machinations.

Si de tels procédés ne sont promptement désavoués, la France se demandera si le droit des gens subsiste encore entre deux États limitrophes, entre deux Puissances alliées, entre deux pays libres, qui ont en commun tant de principes d’affection et de souvenirs ?

Tout en laissant à la Suisse le temps de se soustraire à de funestes et criminelles influences, et de revenir à ce système de modération et de justice dont ces gouvernements n’auraient jamais dû s’écarter, la France se doit à elle-même de témoigner d’une manière éclatante qu’elle ressent l’injure, et qu’elle en attend la prompte satisfaction. Jusqu’à ce que cette satisfaction soit donnée, le soussigné reçoit l’ordre de son gouvernement de cesser tout rapport avec la Suisse, et d’attendre dans cette attitude qu’une politique plus sage ait repris l’empire dans ses conseils.

C’est de la Suisse égarée et asservie à la Suisse éclairée et libre que la France en appelle, et c’est de cette dernière qu’elle attend une prompte satisfaction. Elle croit fermement que la Suisse ne tardera pas à retrouver dans ses souvenirs, dans ses intérêts bien compris, dans ses sentiments véritables, des inspirations qui la préserveront des périls auxquels l’expose use poignée de conspirateurs étrangers. Si par malheur il en devait être autrement, forte de la justice de sa cause, elle n’écoutera plus que sa dignité offensée, et jugera seule alors des mesures qu’elle doit prendre pour obtenir une juste satisfaction. Enfin, elle saura, et sans compromettre la paix du monde, montrer qu’elle ne laissera jamais un outrage impuni.

Le soussigné saisit cette occasion pour offrir à LL. EE. MM. les avoyer et Conseil exécutif de la république de Berne, Directoire fédéral les assurances de sa haute considération.

Berne, le 27 septembre 1836.
Signé Duc de Montebello.

N°5.

RÉPONSE A M. DE MONTEBELLO

Par la Diète helvétique.

La France et la Suisse, unies depuis des siècles, voient la bonne harmonie qui régnait entre elles compromise par un malentendu. L’un et l’autre État doivent désirer le rétablissement des anciens rapports. Comme le différend provient d’une erreur, des explications loyales sont le moyen de la terminer et de rétablir les précédentes relations entre les deux pays.

Dans la note du 27 septembre, le gouvernement de S. M. le roi des Français se plaint de la marche suivie par la Diète dans l’affaire concernant Conseil. Avant que la Diète, qui n’avait pas fait naître cet incident, ait pu donner aucune communication, les rapports des deux États ont été interrompus par ordre du gouvernement français. La Suisse voit avec d’autant plus de peine cette mésintelligence, qu’elle n’a jamais pu avoir l’intention de porter la moindre atteinte aux relations amicales qui subsistaient entre elle et la France.

M. le duc de Montebello avait signalé par son office du 19 juillet, à l’autorité fédérale, le nommé Conseil. Le Directoire transmit à la Diète les pièces relatives à cet individu qui venait d’être arrêté. La Diète estimant dès-lors que M. le duc aurait dû retirer son office, et trouvant une connexion entre l’objet de la note du 19 juillet et les pièces saisies, décida d’envoyer celles-ci au gouvernement du roi, sans arrière-pensée et sans avoir l’intention d’offenser le gouvernement ni son ambassadeur. Elle n’a jamais entendu joindre à son envoi un rapport de commission qui, n’exprimant que la pensée des commissaires, regardait uniquement les relations ce ceux-ci avec la Diète, et qui d’ailleurs, renfermait une opinion de majorité et une opinion de minorité.

Les circonstances qui sont survenues ont fait comprendre à la Diète que contre ses intentions, la décision a été interprétée d’une manière défavorable par la France, elle a résolu en conséquence de ne pas y donner suite.

La note de M. le duc de Montebello du 27 septembre renferme de graves erreurs sur la situation intérieure de la Confédération suisse. La Diète pourrait repousser par des faits, des allégations sans fondement ; elle trouverait ses preuves dans la constitution sociale des cantons, ainsi que dans leur état matériel et moral, mais elle n’acceptera pas ce débat. Les cantons helvétiques ne sauraient reconnaître à aucun État étranger le droit de surveiller leurs institutions ou de contrôler la marche de leurs gouvernements, ni d’intervenir directement ou indirectement dans les délibérations des conseils de la Confédération. La Suisse se doit à elle-même d’invoquer à cet égard les principes du droit des gens et les traités qui l’ont constituée comme État indépendant. }}

Du reste, la Diète, après les explications franches qu’elle vient de donner, espère que les rapports d’amitié entre la France et la Suisse, cimentés par le temps et les habitudes seront rétablies dans l’intérét des deux pays et dans celui de la justice. Elle aime à croire que les liens d’une vieille alliance, momentanément relâchés, vont se resserrer et se raffermir, et que des griefs passagers n’auront servi qu’à mieux faire sentir aux deux nations les avantages réciproques d’une union qui n’aurait jamais dû être troublée.


N°6.

TRAITÉ DE PAIX

ENTRE LE GÉNÉRAL DESMICHELS ET ABD-EL-KADEB.

Conditions des Arabes pour la paix.

  1. Les Arabes auront la liberté de vendre et acheter de la poudre, des armes, du soufre, enfin tout ce qui concerne la guerre.
  2. Le commerce de la Mersa[40] sera sous le gouvernement du prince des Croyants, comme par le passé, et pour toutes les affaires. Les cargaisons ne se feront pas autre part que dans ce port. Quant à Mostaganem et Oran, ils ne recevront que les marchandises nécessaires aux besoins de leurs habitants, et personne ne pourra s’y opposer. Ceux qui désirent charger des marchandises devront se rendre à la Mersa.
  3. Le général nous rendra tous les déserteurs et les fera enchaîner. Il ne recevra pas non plus les criminels. Le général commandant à Alger n’aura pas de pouvoir sur les Musulmans qui viendront auprès de lui avec le consentement de leurs chefs.
  4. On ne pourra empêcher un Musulman de retourner chez lui quand il le voudra.

Ce sont là nos conditions, qui sont revêtues du cachet du général commandant à Oran.

Conditions des Français.
  1. A compter d’aujourd’hui, les hostilités cesseront entre les Français

et les Arabes.

  1. La religion et les usages des Musulmans seront respectés.
  2. Les prisonniers français seront rendus.
  3. Les marchés seront libres.
  4. Tout déserteur français sera rendu par les Arabes.
  5. Tout Chrétien qui voudra voyager par terre devra être muni d’une permission revêtue du cachet du consul d’Abd-el-Kader et de celui du général.
Sur ces conditions se trouve le cachet du prince des Croyants.
N° 7.

TRAITÉ DE LA TAFNA.

Entre le lieutenant-général Bugeaud, commandant les troupes françaises dans la province d’Oran, et l’émir Abd-el-Kader, a été convenu le traité suivant :

ART. ler. L’Émir Abd-el-Kader reconnaît la souveraineté de la France en Afrique.

ART. 2. La France se réserve,

Dans la province d’Oran : Mostaganem, Mazagran et leurs territoires ; Oran, Arzew, plus un territoire ainsi délimité à l’est par la rivière de la Macta et le marais d’où elle sort ; au sud, par une ligne partant du marais ci-dessus mentionné, passant par le bord sud du lac Sebca, et se prolongeant jusqu’à l’Oued-Matah (Rio-Salado), dans la direction de Sidi-Saïd, et de cette rivière jusqu’à la mer, de manière à ce que tout le terrain compris dans ce périmètre soit territoire français.

Dans la province d’Alger :

Alger, le Sahel, la plaine de la Métidja, bornée à l’est jusqu’à l’Oued-Kaddara, et au-delà ; au sud, par la première crête de la première chaîne du petit Atlas jusqu’à la Chiffa, en y comprenant Bélida et son territoire ; à l’ouest, par la Chiffa jusqu’au coude du Mazafran, et de là par une ligne droite jusqu’à la mer, renfermant Coléah et son territoire de manière à ce que tout le terrain compris dans ce périmètre soit territoire français.

ART. 3. L’Émir administrera la province d’Oran, celle de Tittery, et la partie de celle d’Alger qui n’est pas comprise à l’ouest dans la limite indiquée par l’article 2. il ne pourra pénétrer dans aucune autre partie de la régence.

ART. 4. L’Émir n’aura aucune autorité sur les musulmans qui voudront habiter sur le territoire réservé à la France mais ceux-ci resteront libres d’aller vivre sur le territoire dont l’Émir a l’administration ; comme les habitants du territoire de l’Émir pourront s’établir sur le territoire français.

ART. 5. Les Arabes vivant sur le territoire français exerceront librement leur religion. Ils pourront y bâtir des mosquées, et suivre en tout point leur discipline religieuse, sous l’autorité de leurs chefs spirituels.

ART. 6. L’Émir donnera à l’armée française :

Trente mille fanègues d’Oran de froment.

Trente mille fanègues d’Oran d’orge.

Cinq mille bœufs.

La livraison de ces denrées se fera à Oran par tiers. La première aura lieu du 1er au 15 septembre 1837, et les deux autres, de deux mois en deux mois.

ART. 7. L’Émir achètera en France la poudre, le soufre et les armes dont il aura besoin.

ART. 8. Les Koulouglls qui voudront rester à Tiémecen, ou ailleurs y possèderont librement leurs propriétés et y seront traités comme les Hadars.

Ceux qui voudront se retirer sur le territoire français pourront vendre ou affermer librement leurs propriétés.

ART. 9. La France cède à t’Émir : Rachgoun[41], Tiémecen, le Méchouar et les canons qui étaient anciennement dans cette citadelle.

L’Émir s’oblige à faire transporter à Oran tous les effets, ainsi que les munitions de guerre et de bouche de la garnison de Tlémecen.

ART. 10. Le commerce sera libre entre les Arabes et les Français, qui pourront s’établir réciproquement sur t’un ou l’autre territoire.

ART. 11. Les Français seront respectés chez les Arabes, comme les Arabes chez les Français. Les fermes et les propriétés que les Français auront acquises ou acquerront sur le territoire arabe leur seront garanties. Ils en jouiront librement, et l’Émir s’oblige à rembourser les dommages que les Arabes leur feraient éprouver.

ART. 12. Les criminels des deux territoires seront réciproquement rendus.

ART. 13. L’Émir s’engage à ne concéder aucun point du littoral à une Puissance quelconque sans l’autorisation de la France.

ART. 14. Le commerce de la régence ne pourra se faire que dans les ports occupés par la France.

ART. 15. La France pourra entretenir des agents auprès de l’Émir et dans les villes soumises à son administration, pour servir d’intermédiaires près de lui aux sujets français pour les contestations commerciales ou autres qu’ils pourraient avoir avec les Arabes.

L’Émir jouira de la même faculté dans les villes et ports français.



fin des documents historiques du tome cinquième.
  1. On lit page 113 des interrogatoires: « Vous devez tenir à votre famille et à la vie Il n’y a pas d’autre moyen d’être utile à vos enfants et à vous-même que de dire la vérité. »
  2. Nous avons sous les yeux plusieurs autographes de Fieschi ; et si nous transcrivons ici textuellement une lettre écrite par lui à M. le président Pasquier, c’est d’abord parce que cette lettre, si astucieuse et si burlesque, fait connaître parfaitement celui qui l’a écrite, et ensuite parce qu’elle indique avec quels égards on traitait ce misérable, qui devait naturellement se croire et se crut en effet tout permis :

    A Monsieur le président Pasquier.

    « Monsieur le Président,

    Pourège laisser glice en silence la triste nouvelle que j’ait apri quil m’a était sucgéré par Mosieur Zangiacomi, mon digne juge d’istruction.

    Vottre délégué au pré de moi depui long temps, et que même que l’istruction soit finie vous avait la bonté de le prier de venir aupré de moi pour qu’il puise vous doner de mé nouvelle ; Mosieur, conviens cet atention et grand de votre part, car je suis persuade que le mine, serons pour vous sadis’écente, je me porte à mervégle ?

    Mais le votre il sont ette pour moi désagréable ; Davoir appri que vottre santet et Emparfait, Monsieur le Président, conviens cet nouvelle ma plongé dans une profonde rêverie conviens il at attristé mon faible cœur. et jen fait point de difficulté, que vous puisse le croire, parce que vous este en même de juger les homme. Mais la circonstance si funeste pour moi et d’autre victimes que je regret plus que ma vie, qu’il a était la cause que vous avait eu à istruire en si gros couppable comme moi. Au reste vous savait que je nen suis pas flacteur, car tout flacteur est un traitre. et moi cet mon cœur qui parle avecque la plus grand sincérite sans réserve.

    Monsieur le Président Cet lettre elle et écrite san aucoun but aucoun sentiment de flaterie pour aspirer vottre prolection ni cel de persone, car ma conduite mérite le mépri de tous le monde

    Monsieur le Président

    « Empossible à moi de garder mon silence, sans que je puise vous dire voila l’homme, yottre aute sagesse sous tous le points et principalement pour nen me.tre jamais apperçue à vottre age que lé travaux législatif vous fus à charge.

    Que le gran nombre san plagnerait jusque à dire, c’est un fardeau plus pèsent que le Mont Etena que moi je conais tré bien. Pour moi je vous admire et que je vous ai bien éttudié dans mes entérogatoir.

    Car tout saison de la vie a ses eppine pour qui conque qu’il travaglerait, si sérieusement, depuis long temps pour la patrie, car un homme en négligent ses traveaux particuliers nen crain le reproche de persone.

    Mais celui qu’il est sincère à son pay néglige la famigle et ses affaire pour prouver la douce sadisfactions qu’il nen neglige riens pour lui éttre utile. Monsieur le président, l’homme devait sa gloire a sa patrie et non à lui-même. Le mellieurs arme de la viellesse sont le lettres et la vertu, cultivé dans le cours de sa vie.

    Elle produisent à la fin des fruit bien précieux non solement parce que elle-même sont pas abondante, pas dans l’arrière saison. cet qu’il est déjà beaucoup Mais encore parce que le témoignage d’un conscience pure Et le souvenir de plaisir action vertueus sont des grand sadisfaction pour L’homme.

    Monsieur le Président

    Quel sadisfaction de terminer une vie pure et tranquille par un vieglesse heureuse et douce. tel fut cele de Platon qu’il mourue à lage de quatre-vinct un ans ; tenant la plume a la main. Tel fut la fin de Isocrate que quatre vinct 14 ans composa son panathainaige, et qu’il vécut encore cinque ans ! «Son maitre Gorgias de Leonse vecque cent 7 ans sans abandonner ses occupation ordinaire;

    a repondit a quelqu’un

    Je vous voudrais vivre encore Ion temps parce que je nais pas de reproche à me faire.

    E bien Monsieur le Président

    Je madrece et je exorte au près de lettre suprême que vous pusie terminer une si belle carrière.

    La sadisfaction que j’ai prouve en voyant Monsieur Ziangiacomi mat empeche de dormir et je me suis leve pour vous écrire tres pressé une lettre de trois page.

    av

    à Vottre ser embre et obest s

    St FIESCHI. »
  3. Il est à noter qu’avant la délibération décisive, M. Pasquier n’avait pas craint d’interroger Boireau sur un autre complot que celui pour lequel Boireau comparaissait en ce moment devant la cour des pairs. De sorte qu’on profitait de ta teneur que devait naturellement inspirer à un jeune homme le voisinage de l’échafaud pour lui arracher des révélations qui ne concernaient point le crime dont il s’agissait.
  4. Voir l’Histoire de la Révolution française, par M. Thiers,- récit du 18 brumaire.
  5. On sait qu’en Suisse, le Vorort est le gouvernement où siège la Diète, et qu’il est alternativement possède par Zurich, Berne et Lucerne. À l’époque dont il est ici question, Berne était le canton directeur.
  6. Voir aux Documents historiques, no 1.
  7. Nous engageons vivement le lecteur à voir aux documents historiques, no 2, cette note, qu’on ne saurait trop méditer.
  8. Voir aux documents historiques, no 3.
  9. Le même qui a épousé, depuis, la fille alnée de l’empereur de Russie.
  10. C’est-à-dire un ajournement pour prendre les ordres des commettant.
  11. Voir aux documents historiques, no 4.
  12. Voir aux documents historiques, no 5.
  13. Voir aux documents historiques, no 6.
  14. Frère de M. Godefroi Cavaignac que nous avons vu figurer si noblement dans les luttes républicaines.
  15. La conduite du général de Rigny ayant été depuis examinée par un conseil de guerre, il fut acquitté. Il avait d’ailleurs déployé sous les murs de Constantine un brillant courage.
  16. C’est cette dernière qui, depuis, a épousé le duc de Nemours.
  17. Voir aux documents historiques, no 7, le texte du traité.
  18. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient connaître toutes les circonstances de la prise de Constantine, aux Annales algériennes de M. Pélissier, et à un remarquable article publié dans la Revue des Deux-Mondes par le capitaine Latour-du-Pin. Le docteur Baudens, chirurgien du duc de Nemours, a publié, de son côté, sur les faits qui se rattachaient plus spécialement à la nature de ses fonctions, des détails du plus grand intérêt.
  19. Voir le tome IV, pages 84 et suivantes.
  20. Personne n’ignore qu’émettre un fonds au pair, c’est émettre une rente qui coûte 100 fr. ; et qu’émettre un fonds au-dessous du pair, c’est émettre une rente qui, vu le cours du marché, coûte moins de 100 fr.
  21. Pour fixer les idées de ceux qui ne sont pas habitués au langage financier, supposons que l’État émette cinq rentes de 3 fr. C’est comme s’il s’obligeait à payer aux prêteurs nouveaux une somme annuelle d’intérets montant à 15 fr. Or, si les rentes 3 pour 0/0 se vendent à la Bourse 80 fr., l’État, pour les cinq rentes émises, aura reçu cinq fois 80 fr. ou 400 fr., qui lui serviront à éteindre au pair quatre rentes de 5 fr., ou, en d’autres termes, à se décharger de l’obligation de payer annuellement aux prêteurs anciens une somme d’intérêts montant à 20 fr.

    Bénéfice sur l’intérêt annuel : 5 fr.

    Mais si, plus tard, il faut qu’il rembourse le capital des cinq rentes de 3 fr., ne pouvant le rembourser qu’au pair, c’est-à-dire en offrant 100 fr. par rente, il devra donner 500 fr., au lieu de 400 fr. qu’il aura reçus.

    Perte sur le capital : 100 fr.

    De sorte que l’opération aura eu ce double effet de diminuer la dette quant aux intérêts à servir, et de l’augmenter quant au capital à rembourser.

  22. Dans la système soutenu par M. Laffitte, le rentier aurait pu dire : « Si j’exige de l’État qu’il me rembourse, je me verrai en possession d’un capital que j’aurai peut-être de la peine à placer ou que je placerai mal. Eh bien, l’État m’offre pour un capital de 83 fr. 33, une rente de 3 fr. 1/2, c’est comme s’il m’offrait, pour un capital de 100 fr., une rente de 4 fr. 20 c. Au lieu de 5 fr. que je touche aujourd’hui, je ne toucherai donc plus que 4 fr.É20. Mais, en revanche, les rentes 3 1/2 que je vais posséder, et qui ne valent en ce moment que 83 fr. 33 c. vaudront davantage dans quelque temps, puisque dans les époques de paix et de calme, tes rentes tendent toujours à la hausse, surtout quand elles ne sont pas au-dessus du pair, comme les rentes 5 pour 0/0. Donc, en me résignant à perdre momentanément quelque chose sur tes intérêts, je me prépare la chance heureuse et presque certaine de gagner beaucoup sur le capital, quand il me plaira de vendre mes rentes. »

    Dans le système soutenu par M. Garnier-Pagès, le rentier se trouvait dans une position bien différente. Car, à la place de sa rente de 5 fr., on lui en offrait une moindre et qui avait déjà atteint le pair. Or, il y a deux raisons pour que des rentes au pair ne soient pas susceptibles d’une grande hausse. La première, c’est que, pour des motifs qu’on verra plus bas, il a été interdit à l’amortissement de les racheter, aussitôt qu’elles ont dépassé le pair ; et l’on sait que le prix d’une marchandise s’élève d’autant moins qu’elle a moins d’acheteurs. La seconde, c’est que les rentes qui ont dépassé le niveau du pair se trouvent par cela seul menacées d’une conversion prochaine, ce qui tend à tes discréditer.

  23. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en plaçant ici, après la description de ce bizarre mécanisme, la démonstration de ses vices essentiels. Aussi bien, l’histoire de l’amortissement doit avoir sa place dans la partie financière du travail que nous avons entrepris.

    Histoire de l’amortissement. — La caisse d’amortissement a été créée en France par la loi du 28 avril 1816. Sa dotation avait d’abord été fixée à 20 millions de revenu par an elle fut portée à 40 millions par la loi du 25 mars 1817.

    La caisse devait, au moyen de cette somme, racheter successivement les rentes, au cours de la Bourse mais les rentes rachetées ne devaient pas être annulées. Jusqu’à ce qu’il en fût autrement décidé par la législature, elles devaient être payées par l’État à l’amortissement et s’ajouter à sa dotation.

    L’idée de l’amortissement reposait sur la théorie des intérêts composés, c’est-à-dire des intérêts qui, s’accumulant chaque année pour être ajoutés au principal, portent eux-mêmes intérêt pour les années suivantes théorie merveilleuse au premier abord, puisque avec une dotation de un pour 0/0 par an, successivement accrue des intérêts du capital racheté, une dette en 5 pour 0/0 se trouve éteinte, par des rachats au pair, dans l’espace de trente-six ans ! Aussi le docteur Priée n’avait-il pas eu beaucoup de peine à séduire les esprits par la magie d’une semblable arithmétique. Mais, pour que ces beaux calculs n’eussent pas été une source de déceptions, il aurait fallu que, tandis qu’on amortissait d’une main, on n’eût pas été obligé d’emprunter de l’autre. Or, c’était justement là ce qui devait arriver en France.

    Voici à quoi se réduit ce mécanisme tant vanté :

    Une crise éclate. L’État est placé sous le coup de circonstances critiques. Il emprunte en rentes 5 pour 0/0. Pour chaque rente de 5 fr. qu’il émettra, il sera censé avoir reçu 100 fr. et se reconnaîtra débiteur de cette somme. En réalité, cependant, combien aura-t-il touché ? Pas plus de 52 fr., peut-être. Le reste sera tombé dans la bourse des banquiers entremetteurs de l’emprunt. Mais la crise se dissipe, la confiance renaît, le cours des rentes s’élève. Survient alors l’amortissement, qui rachète au prix de 82 ou 83 fr. les rentes pour lesquelles l’État n’en avait reçu que 52. Qu’imaginer de plus ruineux, de plus absurde qu’une pareille combinaison ? Or, il n’y a rien d’hypothétique dans ce que nous venons de dire nous n’avons fait que raconter l’histoire de 1817.

    Depuis 1816 jusqu’à la fin de 1823, le trésor a emprunté 1,792,183,139 fr., pendant qu’il employait à l’amortissement des rentes, 1,276,462,534 fr. Qu’on calcule tout ce qu’un tel mécanisme a dû coûter à l’État !

    En 1825, pourtant, on avait commencé à comprendre que suivre cette voie, c’était marcher vers un précipice, et que l’État pourrait bien se ruiner à force d’être dégrevé de la sorte. Une loi fut portée qui interdisait à l’amortissement la faculté de racheter au-dessus du pair, c’est-à-dire au-dessus de 100 fr. Les rentes 5 pour 0/0 étaient alors au-dessus du pair, ou, en d’autres termes, elles coûtaient à la Bourse plus de 100 fr. elles furent donc soustraites à l’action de l’amortissement. Le but du législateur était manifeste les rentes 5 pour 0/0 coûtaient trop cher, et il déclarait qu’il y aurait ruine à les racheter. Rien de mieux. Mais les rentes 3 pour 0/0 étaient alors à 81 fr., par conséquent au-dessous du pair et celles-là, il était permis à l’amortissement de les racheter. Or, là était la folie. Car une rente de 3 fr. qu’on ne se procure qu’au prix de 81 fr., coûte plus cher en réalité qu’une rente de 5 fr. qu’on obtient au prix de 110. Ainsi, par une inconséquence ridicule, la loi de 1825 défendait à l’amortissement de racheter les rentes qui coûtaient le moins, en lui laissant la faculté de racheter celles qui coûtaient le plus ! Et cela parce que les premières étaient au-dessus de cette limite de convention qu’on appelle le pair, et les secondes au-dessous !

    Aussi, qu’arriva-t-il ? Que tout l’effort de l’amortissement s’étant porté sur les rentes 3 pour 0/0, elles montèrent à un prix excessif, en vertu de la loi qui fait qu’une marchandise se vend d’autant plus cher qu’elle est plus demandée. Cette hausse extraordinaire, qui l’avait produite ? l’amortissement. Qui en souffrait ? L’amortissement.

    Il fallut mettre un terme à ce mouvement désastreux. En 1831, il fut arrêté que la dotation de l’amortissement serait répartie entre les diverses espèces de rentes, et que la portion de cette dotation affectée au rachat des rentes 5 pour 0/0 serait mise en réserve.

    Mais que faire de cette réserve ? On imagina de la convertir en bons du trésor, et ce que les contribuables avaient voté pour la réduction de la dette publique reçut une tout autre destination.

    L’État restait débiteur de cette réserve vis-à-vis de la caisse d’amortissement. Pour le libérer, que fit-on ? En 1833 et 1834, divers crédits en rentes avaient été accordés au gouvernement. Les rentes qui venaient de lui être allouées, il les fit inscrire au nom de la caisse, en échange des bons du trésor qui la constituaient créancière de l’État. Cette opération singulière fut pompeusement appelée consolidation de la dette publique, et tout fut dit. De sorte que les millions demandés à la misère des contribuables pour le rachat des rentes déjà émises, on les employait à émettre impunément des rentes nouvelles ! De sorte qu’on augmentait la dette publique par le jeu même des fonds donnés pour la réduire !

    Cependant, le 5 continuant à se maintenir au-dessus du pair, on s’avisa d’appliquer la réserve aux travaux publics.

    Telle est en peu de mots l’histoire de cette institution, qu’on n’avait pu conserver, comme on vient de le voir, qu’à la condition de la dénaturer sans cesse.

    Prouvons maintenant que, lors même qu’il n’est point paralysé, ou détourné de sa destination, l’amortissement est pour la société une cause de ruine.

    Absurdité de l’amortissement. — Que fait un commerçant qui veut s’enrichir ? Il achète en gros et vend en détail. L’amortissement fait tout le contraire.

    Chacun sait que plus une marchandise est courue, plus son prix s’élève. Or, l’amortissement, gros acheteur de rentes, ne saurait paraître sur le marché sans faire hausser par sa présence même les rentes qu’il doit acheter. Singulière façon d’alléger les charges de l’État !

    En temps de prospérité, à quoi bon l’amortissement ? Puisque le cours des rentes, alors, s’élève rapidement, les racheter est une duperie.

    En temps de crise, à la bonne heure. Mais, en temps de crise, les gouvernements sont forcés de recourir à des emprunts, et à des emprunts onéreux. L’État qui, en de telles circonstances, emprunte pour amortir, ne ressemble-t-il pas au négociant qui achéterait des grains dans des jours de disette pour les vendre plus tard à une époque d’abondance ? Les grains ici, ce sont tes capitaux. Ce qu’on demande aux contribuables pour l’amortissement, mieux vaudrait cent fois le leur demander pour échapper à l’emprunt et s’affranchir de l’intervention ruineuse des banquiers.

    Et alors même qu’il n’y aurait plus d’emprunts à faire, plus de primes à distribuer aux banquiers, plus de conditions usuraires à subir alors même que les recettes de l’État présenteraient un notable excédant sur les dépenses, le jeu de l’amortissement serait funeste. Car, t’excédant des recettes sur tes dépenses peut-il jamais être pour un pouvoir intelligent et ami du bien public un sujet d’embarras ? N’y a-t-il pas des travaux importants à entreprendre, des routes à percer, des canaux à améliorer, des ateliers à ouvrir ? Et n’y eût-il rien de tout cela à faire, t’excédant des recettes sur les dépenses ne serait-il pas employé d’une manière beaucoup plus féconde, appliqué à la diminution de l’impôt, que consacré à cette de la dette publique ? Consacrer cet excédant à l’extinction de la dette, c’est enlever au contribuable un capital qui, bien manié, lui aurait rapporté, selon toute apparence, un revenu supérieur à celui qu’exige l’acquittement du tribut annuel levé sur la production par les rentiers. Les millions donnés pour le rachat des rentes, qui tes paie ? N’est-ce pas le laboureur sur ses semences, le manufacturier sur ses matières premières, l’artisan sur ses outils, l’ouvrier sur son salaire, et celui qui consomme, et celui qui produit ? L’amortissement n’a donc pas seulement pour effet de régulariser les gaspillages de l’emprunt, il absorbe des ressources qu’on ne se procure qu’en attaquant la production avec toute l’aveugle brutalité qui caractérise l’impôt. Résultat deux fois funeste !

    Mais l’amortissement contribue au moins à la baisse de l’intérêt, puisqu’il élève le cours des rentes ? Entendons-nous : l’élévation du cours des rentes, telle qu’elle est produite par tes rachats de l’amortissement, est un résultat factice ; il en est un autre plus réel auquel l’amortissement fait obstacle.

    Quand la richesse publique s’accroit, les capitaux se multiplient, et le travail se tes procure à des conditions plus avantageuses. Que l’intérêt de l’argent baisse d’une manière normale, toutes les transactions sont facilitées ; une énergie nouvelle est imprimée à toutes les industries ; née des accroissements de la richesse publique, la baisse de l’intérêt en élargit encore tes sources elle est tout à la fois effet et cause.

    Or, cette baisse de l’intérêt, qu’engendrent l’activité du travail et une bonne direction donnée à l’industrie, l’amortissement la ralentit, loin de la provoquer. En quoi consiste, en effet, son action ? À déplacer laborieusement des capitaux utilement employés.

    Ce qu’il donne au rentier, il a bien fallu qu’il le prit au contribuable. Et pour arriver de celui-ci à celui-là, quel détour les capitaux n’ont-ils pas dû faire ! Combien de temps perdu pour la production ! Encore, si ce genre de perte était le seul Mais du chiffre porté au budget pour la dotation de l’amortissement, n’y a-t-il pas à défalquer la part des receveurs-généraux, et celle des receveurs particuliers, et celle des percepteurs, celle enfin de toute la nombreuse légion d’agents que le fisc entretient Ajoutez à ces frais de perception, qui ne s’élèvent pas à moins de 12 pour 0/0, les frais d’administration de la caisse : que de pertes d’argent tout-à-fait gratuites ! Que d’atteintes au principe de la production Que d’entraves à l’abaissement général de l’intérêt !

    Et notez bien que tous ces sacrifices n’empêchent point le contribuable de rester toujours sous le même fardeau, relativement au service des intérêts de la dette. Comment cette pompeuse théorie de l’intérêt composé se réaliserait-elle, je vous prie, si les rentes rachetées étaient annulées ? P Pour qu’elles le soient, il ne faut pas moins qu’une loi bien et dûment votée par les trois pouvoirs. En attendant, le contribuable paie toujours la même somme de rentes : tant pour les rentiers, tant pour la caisse d’amortissement, qui n’amortit rien.

    Il faut décidément en finir avec cette jonglerie financière. L’amortissement, sans doute, a exercé sur le crédit une action féconde, aussi long-temps qu’il a gardé le prestige de son origine et que ses ressorts ont joué dans l’ombre. Il a été, pourrions-nous l’avoir oublié ? le levier terrible avec lequel les puissantes mains du second Pitt ont remué le monde.

    Mais aujourd’hui cette institution a cessé d’être, puisque la confiance ignorante qui faisait sa force est détruite. Il est des institutions qui meurent nécessairement le jour où quelqu’un s’avise de demander pourquoi elles vivent. L’amortissement est mort en Angleterre après y avoir été éventré, suivant une énergique parole. Pourquoi ne mourrait-il pas en France ? Déjà ses plus intrépides partisans commencent à l’abandonner comme instrument financier, et ne le défendent plus que comme instrument politique. Mais l’amortissement n’a eu quelque puissance en politique qu’autant qu’on a pu lui croire quelque utilité en finances. Qu’une guerre éclate, que le pays soit envahi, s’imagine-t-on de bonne foi que l’amortissement faciliterait un emprunt ? Non, mille fois non, quoi qu’en pense M. d’Argout, quand il appelle l’amortissement la vieille garde de nos fincances. Car si l’État s’avisait d’offrir aux préteurs nouveaux, à titre d’intérêts, les arrérages appartenant à la caisse, que deviendrait la garantie de remboursement pour les prêteurs anciens ? Changer la destination de pareils fonds, la changer brutalement, la changer sous le coup d’une nécessité impérieuse, au sein du danger, ce serait ébranler le pays jusqu’en ses fondements. Au lieu de parer à la crise, on ne ferait qu’en redoubler la violence.

  24. 26 juin 1838
  25. Les considérations morales, économiques et politiques qu’on va lire, M. Louis Blanc, en 1838, les développa lors de la discussion, dans une série d’articles qui furent, en 1839, rassemblés dans la Revue du Progrès, et dont M. Louis Blanc n’a fait que resserrer ici dans un résumé rapide les principaux aperçus.

    La question fut envisagée aussi au point de vue de l’État par beaucoup de journalistes de province, et entre autres par M. Rittiez, qui la traita dans le Censeur de Lyon avec beaucoup de chaleur et de talent.

  26. C’étaient MMes Dupont et Arago pour Barbès et Martin Bernard ; Paillet pour Nouguès ; Étienne Blanc pour Bonnet ; Jules Favre pour Roudil ; Ligniers pour Guilbert ; Bertin pour Delsade ; Leguerre pour Mialon ; Genteur pour Austen ; Nogent-St-Laurens pour Lemière ; Hemerdinger pour Walch ; Grevy pour Philippet ; Barre pour Lebarzic ; Benoit pour Dugas ; F. Barrot. pour Longnet ; Barbin pour Noël Martin ; Puybonnieux pour Marescal ; Madier-Montjau pour Pierné, et Lafargue pour Grégoire.
  27. « La Cour des pairs, après avoir entendu Blanqui dans ses observations, et Me Dupont, son défenseur, dans sa déclaration qu’il renouce à prendre la parole ; Guignot et Me Grevy, son défenseur Quarré et Me Lauras, son défenseur, et l’abbé Quarré, son conseil ; Charles et Me Jules Favre, son défenseur ; Moulines et Me Paulmier, son défenseur ; Bonnefond et Me Derodé, son défenseur ; Piéfort et Focillon, et Me Dubrena, leur défenseur ; Hendrick et Me Desgranges, son défenseur ; Lombard et Me Montadère, son défenseur ; Simon et Hubert, et Me Desmarets, leur défenseur ; Huart et Me Mathieu, son défenseur ; Béasse et Me Genteur, son défenseur ; Petremann et Me Delamarre, son défenseur ; Bordon et Me Thomas, son défenseur ; Évanno et Me Hello, son défenseur ; Lehéricy et Me Moreau, son défenseur ; Dupouy et Me Benoist, son défenseur ; Druy et Me Rodrigues, son défenseur ; Herbulet et Me Leroyer son défenseur ; Vallière et Me Maudheux, son défenseur ; Élie et Me Porte, son défenseur ; Godard et Me Blot-Lequesne, son défenseur ; Patissier et Me Gressier, son défenseur ; Gérard et Me Grellet, son défenseur ; Dubourdieu et Me Conte, son défenseur ; Bouvrand et Me Jolly, son défenseur ; Buisson et Me Cadet de Vaux, son défenseur ; Espinousse et Me Nogent-St-Laurens, son défenseur ; Dugrospré et Me Hemerdinger, son défenseur ; dans leurs moyens de défenses, lesdits accusés interpellés en outre conformément au troisième § de l’article 335 du Code d’instruction criminelle ;

    En ce qui concerne Moulines (Eugène), Huard (Camille-Jean-Baptiste) ;

    Attendu qu’il n’y a pas de preuves suffisantes qu’ils se soient rendus coupables de l’attentat ci-après qualifié ;

    Déclare : Moulines (Eugène), Huard (Camille-J.-B.), acquittés de l’accusation portée contre eux ;

    Ordonne qu’ils seront sur-le-champ mis en liberté s’ils ne sont retenus pour autre cause ;

    Condamne Blanqui (Louis-Auguste) à la peine de mort (1) ;

    Guignot (Louis-Pierre-Rose), Élie (Charles-Étienne), chacun à quinze années de détention ;

    Bonnefond jeune (Pierre), Hendrick (Joseph-Hippolyte), Herbulet (Nicolas), Vallière (François), Godard (Charles), Dubourdieu (Jean), chacun en dix années de détention ;

    Espinousse (Jean-Léger), Dugrospré (Pierre-Eugène), à sept années de détention ;

    Charles (Jean), Piéfort (François), Focillon (Louis-Xavier-Auguste), Lombard (Louis-Honoré), Simon (Jean-Honoré), Hubert (Coiistant-Georges-Jacques), Pétremann (Émile Léger), Évanno (Jean-Jacques), Dupouy (Bertrand), Druy (Charles), Gérard (Benjamin-Stanislas), Bouvrand (Auguste), Dubuisson (Louis-Médard, dit Pieux), chacun à cinq années de détention ;

    Ordonne, conformément à l’article 47 du Code pénal, qu’après l’expiration de leur peine, tous les condamnés à la peine de la détention ci-dessus dénommés seront pendant toute leur vie sous la surveillance de la haute police ;

    Condamne Béasse (Jean-François), Bordon (Jean-Maurice), Lehéricy (Pierre-Joseph), à cinq années d’emprisonnement ;

    Quarré (Alexandre-Bazile-Louis), Patissier (Pierre-Joseph), à trois années d’emprisonnement. » (1) La peine de Blanqui, ainsi que celle de Barbès, fut commuée

  28. Dépêche de lord Granville en date du 28 juin 1839.
  29. Dans leur éloquent et curieux ouvrage intitulé deux années de l’Histoire de l’Orient, MM. de Cadalvène et Barrault ont donné sur la maladie de Mahmoud des détails du plus vif intérêt et présentés avec beaucoup de talent. Nous y renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient connaitre des circonstances dans lesquelles ne nous permettait pas d’entrer le cadre de cet ouvrage.
  30. Nous avons expose les idées de M. de Lamartine à cet égard, dans le 3e chapitre du quatrième volume. Nous avons dit aussi de quelle manière il aurait fallu, suivant nous, chercher à résoudre, dès 1830 cette question si difficile à la fois et si importante.
  31. Le gouvernement anglais a fait publier sous ce titre : Correspondence relative to the affairs of the Levant, le recueil des dépêches diplomatiques auxquelles la question d’Orient a donné lieu.

    Pour avoir la preuve de la proposition faite par l’Angleterre et refusée par le gouvernement français, on n’a qu’à chercher dans le recueil que nous indiquons une dépêche de lord Palmerston en date du 19 juin, et deux dépêches de lord Granville en date des 24 et 28 juin.

  32. Correspondence relative to the Levant.
  33. Voir, dans le recueil précité, la dépêche du maréchal Soult en date du 15 juin 1839.
  34. Voir, dans le recueil précité, une dépêche de lord Granville à lord Palmerston en date du 29 juillet 1839.
  35. Ibid
  36. Du recueil diplomatique publié par lord Palmerston, M. Léon Faucher. a tiré un véritable acte d’accusation contre la diplomatie des Puissances étrangères. Le travail de M. Léon Faucher, très-remarquable d’ailleurs, nous a paru quelquefois aller trop loin dans l’accusation.

    L’auteur, par exemple, regarde et dénonce comme une comédie la désapprobation dont la Russie frappa la note du 27 juillet. Une lecture attentive des dépêches nous a donné une opinion contraire. Une partie de la note du 27 juillet étant dirigée manifestement contre l’ambition du Cabinet de Saint-Pétersbourg, il est tout simple qu’il s’en soit offensé.

    M. Léon Faucher reproche aussi, et très-amèrement, à Lord Palmerston la perfidie de sa politique. Il n’y eut perfidie, de la part de lord Palmerston, que dans les menées qui, comme on le verra plus bas, fomentèrent l’insurrection de Syrie, et que dans le secret gardé sur le traité qui devait rompre définitivement l’alliance anglo-française. Mais il est certain qu’à l’origine des négociations, la conduite de lord Palmerston fut très-naturelle et son langage très-net. Dès le début, il parle de la nécessité d’enlever la Syrie au pacha ; dès le mois de mai, il proclame la restitution de la Syrie au sultan comme un élément essentiel de l’équilibre européen. S’il y eut quelque part défaut de franchise, ce fut dans le Cabinet des Tuileries, qui ne fit officiellement connaître son opinion sur la question égyptienne que vers la fin de septembre.

    En somme, M. Léon aucher nous semble avoir un peu trop cédé a l’honorable entraînement d’une indignation patriotique en mettant quelquefois sur le compte des perfidies d’autrui ce qui n’était que le résultat des fautes de nos ministres. Ceci nous est cruel à dire, mais la vérité l’exige.

  37. Dépêche du maréchal Soult à M. de Bourqueney, 6 août 1839.
  38. Dépêche du maréchal Soult au général Sébastiani, 26 septembre 1839.
  39. Plus tard, lord Palmerston prit texte de la proposition du général Sébastiani pour accuser la politique francaise d’instabilité ; et, comme M. Guizot lui faisait observer que le général avait sans doute parlé de son chef et sans y être autorisé, puisqu’il n’y avait pas trace du plan en question dans les archives de l’ambassade française. le ministre anglais répondit : « Qu’il était bien connu que le comte Sébastiani était en communication directe et confidentielle avec le roi des Français, et que, lors mme qu’il n’y aurait aucune trace de ce plan dans les ârchives publiques de l’ambassade française, ce neserait pas une preuve concluante que le comte eût parlé sans autorisation. »

    La phrase entre guillements est de lord Palmerston lui-même et se trouve dans une dépêche adressé par lui à M. Bulwer, le 22 juillet 1840.

    Voir l’ouvrage intitulé : Correspondence relative to the affairs of the Levant.

  40. Arzew.
  41. Non l’ile, mais la position que nous occupions à la Tafna, et que les Arabes appellent aussi Rachgoun.