Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/131

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l’efficacité de la méthode rationnelle. Schopenhauer souffre de la duplicité de sa nature. Sa haute intelligence condamne le vouloir passionné, dont le vulgaire et fumeux foyer brûle en lui. De ce désir inassouvi et irrité, il fait la loi du monde. Hegel qui, dans la pensée, croyait saisir le réel vivant, pouvait affirmer que tout ce qui existe est rationnel. Pour Schopenhauer toute existence est irrationnelle nécessairement. Il y a irrationnalité à être, si le fond de l’être est le vouloir. Car si le vouloir peut se proposer des fins de raison, de sa nature il est étranger à la raison, et ses fins rationnelles ne sont pas nécessairement données avec lui. La volonté une qui vit au centre des choses ne peut satisfaire une raison exigeante. L’acrimonie personnelle de Schopenhauer se transpose ainsi en lyrisme désespéré et métaphysique.

La prédominance de l’irrationalité dans le monde symbolise la prédominance de l’irrationnel dans la connaissance. La douleur était la substance de l’existence humaine, puisque son fond était vouloir insatisfait. De là, une conséquence très grave. Si le bonheur n’est que le vouloir satisfait, il est toujours négatif. Il faut à ce vouloir le stimulant du désir, la privation préalable, la souffrance. La fin de cette souffrance, voilà la seule joie. « Un bonheur qui serait plus que la cessation de la souffrance, de la privation, du tourment, du désir, est une chimère, une impossibilité logique[1]. » Il est vain de faire la balance des joies et des douleurs. La joie n’est que neutralisation de la souffrance préexistante et foncière. Tout le bonheur du monde ne peut consister qu’à rétablir péniblement l’équilibre sur une balance, où la vie surcharge



  1. Cela a été fortement mis en relief par Georg Simmel, Schopenhauer und Nietzsche, p. 74 sq.