Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/132

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sans cesse le plateau des douleurs. Qu’il subsiste une souffrance incompensée, ce plateau douloureux descendra dans d’infinies profondeurs à tout jamais. Or, le vouloir-vivre étant immanent aux choses, ne se satisfait jamais : la douleur est donc la substance même du monde. Car un vouloir fini peut avoir des joies : Le vouloir infini n’en peut pas avoir. La seule façon de se sauver de cet abîme de douleur est de planer au-dessus de lui par l’intelligence : c’est-à-dire de comprendre cette douleur et de l’accepter par la pensée. Mais par quelle pensée, puisque le vouloir irrationnel ne saurait entrer dans la pensée rationnelle ? L’art seul et la métaphysique, pour Schopenhauer, peuvent consoler le désespoir qui se lève pour nous de la contemplation du mal acharné sur toute existence.

Nietzsche usera de cette consolation ; et il en découvrira une autre. Oui certes, dans un univers fait tout entier de volontés malheureuses en lutte, le mal doit l’emporter en quantité. Pourtant Schopenhauer ne conteste pas qu’il y ait du bonheur. De rares et fugitives joies flottent sur le remous tumultueux des vouloirs agonisants. Joies négatives, si l’on veut, et qui sont seulement une trêve à l’universelle détresse. Mais peut-on peser ou jauger ce qui est qualité pure ? Un univers où la joie peut apparaître vaut incomparablement plus qu’un univers où la douleur serait inapaisée toujours. Un jugement de valeur peut se dresser contre toutes les évaluations de quantité. À quel signe reconnaître cette affirmation de la vie heureuse, plus forte que l’effroyable déluge de maux où elle est submergée ? Schopenhauer connaissait ce signe :

« Un homme qui souhaiterait le recommencement de sa vie, telle qu’il l’a éprouvée… dans un retour indéfiniment renouvelé et chez qui le courage de vivre serait assez grand pour qu’il acceptât volontiers et de bon cœur, en échange des joies de la vie, toutes ses peines et ses tourments aussi, — un tel homme serait « campé avec des os robustes et