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prétation nietzschéenne de la moralité sociale ne sera pas moins dominée par ces réminiscences. Il y a lieu de réfréner, dit Schopenhauer, ces instincts qui tendent à la destruction immédiate de ce qui n’est pas eux. La société entière est au service de l’espèce. Les limites nécessaires, que l’individu n’aperçoit pas ou refuse d’observer, elle les aperçoit et les crée collectivement. Les lois de la société sont dans l’ordre pratique, ce que sont les observations expérimentales et la science dans l’ordre de la connaissance. Elles établissent un système de signes convenus qui nous orientent. Ces signes ne traduisent pas le réel, mais ils nous en épargnent le choc. Au bas, il y a aussi des observations expérimentales, des coutumes, des convenances. La société y croit-elle ? Les plus intelligents en doutent, et néanmoins s’y conforment. La raison commune à tous les individus, et qui considère les ensembles, cherche à apaiser le conflit engagé sans fin. Chacun rentre ses griffes ; passe silencieusement près du voisin qui rôde ; laisse au fauve voisin son domaine de chasse, pourvu qu’on lui abandonne en échange la proie qu’il poursuit. Un monde de fictions pratiques surgit : d’abord dans la sociabilité spontanée. Un code de probité s’établit ; et la sécurité de tous y gagne. Elle est de rigueur, dès qu’une propriété privée a pu s’instituer. L’honnêteté du riche est un bon placement. N’a-t-il pas tout intérêt à ce que la probité demeure générale ? et le pauvre sera probe pour ne pas être exclu de la franc-maçonnerie des honnêtes gens. Toutes ces vertus ne valent que comme une garantie contre la meute des appétits toujours prêts qui n’attendent que le signal de la curée[1].

En regard de cette casuistique de la moralité convenue, ce sont des chefs-d’œuvre encore que cette « métaphy-


  1. Grundlage der Moral, § 13 (V, 520 sq.).