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Cet idéal change avec l’ « utilité » et avec la passion ; et le corps humain lui-même en est transformé. Nous n’avons plus besoin des muscles renflés, qui furent un des moyens de l’idéal michel-angesque. « La poudre à canon a changé la manière d’être utile, la force physique a perdu tous ses droits au respect, » Les Madones du Corrège ou les Madeleines de Pordenone ont des poses et des yeux que ne pouvaient pas avoir les statues antiques, chez un peuple où l’amour féminin était inconnu. Une âme folle, rêveuse et profondément sensible entr’ouvre sur les visages de Canova des lèvres en fleur que la Grèce n’a pas connues[1]. On dirait déjà ces femmes de l’Italie contemporaine, dont Stendhal a aimé la beauté, soit pour son caractère noble et sombre, soit parce qu’il y trouvait l’expression naïve de la grâce la plus douce.

Toutes ces leçons de Stendhal, Nietzsche les a retenues. Son dégoût de l’ornement inutile, du « baroque », du surchargé, s’est fortifié par elles. Sa notion du style s’en est trouvée épurée. À Kant et à Schopenhauer, platoniciens qui, devant la beauté, exigeaient le désintéressement des sens, c’est avec un cri de triomphe qu’il oppose la définition stendhalienne : « Le beau est une promesse (le bonheur[2]. » Avec Stendhal, depuis lors, il range l’esthétique dans la biologie ; et, de tous les arguments pour combattre la théorie platonicienne du beau, ce fut le plus robuste :

Le beau en soi n’existe pas plus que le bien en soi, le vrai en soi. Dans chaque cas, il s’agit des conditions de conservation d’une espèce déterminée d’hommes[3].

  1. Promenades, I, p. 410. — De l’Amour, p. 34. — Rome, Naples et Florence, pp. 52, 95, 111. — Ibid., pp. 22, 31.
  2. Nietzsche, Genealogie der Moral, III, § 6. (W., VII, 408.)
  3. id., Wille zur Macht, § 804. {W., XVI, 234.)