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Burckhardt[1]. Après Chamfort et Stendhal, après Schiller et Hœlderlin, Nietzsche essayait d’y joindre une autre qualité plus haute, et dont l’absence fait souvent la vulgarité des « grands actifs » : l’art d’abdiquer pour rester pur, la force de renoncer par délicatesse et par bonté intérieure aux avantages d’une situation acquise afin de se consacrer à une œuvre désintéressée. Mais à la force d’âme, ajouter la grandeur d’âme, c’est le privilège de ceux qui ne touchent pas aux besognes de conquête matérielle.

Pour Burckhardt, il résultait enfin de l’histoire des siècles que les grands hommes ont dans la vie des peuples un rôle nécessaire. Si nous ne pouvons pénétrer jusqu’au plan obscur que poursuit, en dehors de notre pensée, le vouloir qui anime l’univers, il est cependant certain que ce vouloir se propose, quand il engendre le génie, une œuvre qu’il ne pourrait pas réaliser sans lui. En sorte que le troisième caractère évident de l’homme supérieur, c’est que rien ne la remplace[2]. Personne n’est indispensable, dit le vulgaire, et il a raison pour les hommes du vulgaire. Mais les hommes, dont malgré tout on ne peut se passer, sont grands.

On peut se demander comment se constate cette qualité de l’homme supérieur d’être indispensable. C’est une difficulté qui embarrasse Burckhardt comme elle a toujours arrêté les historiens. La marche des choses aurait-elle été nécessairement différente, sans l’action de certaines qualités personnelles ? Et si une situation donnée appelle d’un besoin urgent de certains hommes, comment prouver que l’humanité n’ait pas tenu en réserve d’avance une multiplicité d’hommes pareils en presque tout, dont

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 236.
  2. Ibid., p. 213.