Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/287

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l’un sera forcément élu, si l’autre fait défaut ? Question qui, sans doute, vient à préoccuper Burckhardt. Il conclut qu’en effet nous ne pouvons pas toujours prouver qu’un homme a été indispensable. Mais tout d’abord, il nous suffit que nous puissions le prouver quelquefois ; et ensuite il ne faut pas se représenter trop fournie cette réserve de grands hommes où la nature va chercher des remplaçants pour l’œuvre d’élite.

À l’inverse de Nietzsche qui aura une tendance à admettre une folle prodigalité des ressources naturelles, Burckhardt s’imagine que les voies de la nature sont parcimonieuses (die Natur verfährt dabei mit ihrer bekannten Sparsamkeit)[1]. Non seulement il ne se la représente pas riche, mais il la croit gauche. Elle est impropre à susciter avec une abondance drue la vie supérieure. Des dangers sans nombre étouffent cette vie en germe. La croissance du génie, à supposer qu’il soit venu au monde avec la plénitude de ses moyens, n’est pas assurée ; et quand on le supposerait épanoui, adulte, il y a encore mille causes qui le font méconnaître. L’État et la foule s’entendent également mal avec le génie ; l’État, parce qu’il le trouve trop désobéissant ; la foule, parce qu’elle le trouve trop différent d’elle. Et pourtant il y a des moments où tout plie devant l’homme supérieur. Il se trouve des besognes pour lesquelles il est qualifié seul ; et le jeu naturel d’une sorte de gravitation fait que de lui-même le plus qualifié se place au centre où il est nécessaire à l’équilibre social. L’État lui-même ne lui résiste plus, et le besoin de soumission, aussi naturel à la foule que son besoin vain de clabauder et de railler, facilite encore sa tâche[2]. Il s’est passé, dans les profondeurs du senti-

  1. Burckhardt, Weltgeschiclitliche Betrachtungen, p. 214.
  2. Ibid., pp. 211, 251