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comme le châtiment de quelque crime mystérieux qui tient à la racine même de l’être : c’est là ce que disent les mythes orphiques et tous les poèmes qui en sont pénétrés. Mais ce n’est là qu’une des réponses données par les Grecs à la question posée par le réel ; ce n’est pas la réponse proprement grecque. Ce pessimisme, les Orientaux qui l’ont inventé, l’approfondiront. Pour Nietzsche, la supériorité originale des Grecs, c’est d’avoir su s’accommoder à un monde où ils voyaient sévir des passions frénétiques Tous les instincts fauves, qui font la substance de la vie humaine, ils ont su les tenir pour légitimes. D’une vie de lutte et de meurtre, ils ont su extraire une joie forte : une victoire sanglante les met au paroxysme du sentiment, vital épanoui. Ils ont affirmé que cette existence meurtrière valait la peine d’être vécue pour ses enivrements féroces, et de cette habitude de la joie inhumaine, mais enivrée et robuste, ils ont tiré une civilisation, mais tout d’abord une mythologie nouvelle.

Le problème de Nietzsche fut, dès 1870 et 1871, de savoir comment les Grecs sont arrivés à cette sérénité de leur art et de leur poésie, car cette « sérénité » est acquise et non primitive. Pour Nietzsche elle est la clarté d’une onde fourmillante de monstres et qui recouvre des abîmes Sous la surface admirable et la calme apparence de l’art grec dorment les antiques profondeurs d’effroi[1], et toute la difficulté est de savoir comment les artistes grecs ont su en venir à concevoir ces lignes pures et précises, ces couleurs lumineuses et chaudes, cette humanité douce et héroïque. Il y a là un immense effort de volonté, dont Nietzsche a voulu être le premier à démêler les mobiles. Pour cela, il lui fallait poursuivre sa recherche jusque

  1. Ursprung und Ziel der Tragœdie, 1871. W., IX, pp. 138-1.S9 (1re préface à Richard Wagner).