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ANACRÉON.

Fèvre. Vous le savez, ajoute-t-il ; car il n’y a pas encore deux ans qu’on lisoit Hérodote à la table de monsieur votre père. C’est cela qui ne me paraît point exact, vu qu’il n’y a rien dans Hérodote d’où l’on puisse raisonnablement inférer qu’Anacréon ait eu part dans les affaires de Polycrate. Je suis fâché que des gens de beaucoup d’esprit et de beaucoup d’érudition aient cru, sans l’examiner, que Platon et qu’Hérodote ont dit tout ce que ce savant critique leur prête. Il fallait mieux distinguer le texte d’avec la brodure de celui qui cite.

(E) Il était d’un tempérament si amoureux, qu’il lui fallait des garçons et des filles. ] Outre Bathyllus et Smerdias, dont il sera parlé ci-dessous [1], il aima le beau Cléobulus. Il avait pensé le tuer entre les bras de sa nourrice, en le choquant rudement, comme il marchait de travers un jour qu’il avait trop bu ; et non content de cela, il dit des injures à cet enfant [2]. La nourrice lui souhaita qu’un jour il le louât plus qu’il ne l’avait blâmé alors. Son vœu fut exaucé : Cléobulus devint très-beau ; Anacréon l’aima, et fit bien des vers pour lui [3]. Voilà une belle punition, et une nourrice bien vengée.

(F) Si l’on avait tous ses poëmes, on aurait une infinité de traits de son humeur voluptueuse. ] Voici quelques passages recueillis entre plusieurs autres, où il est parlé du contenu de ses poésies : Ἄτοπος ὁ Ἀνακρέων ὁ πᾶσαν αὑτοῦ τὴν ποίησιν ἐξαρτήσας μέθης. [4]. Ineptus Anacreon qui totam suam poësin ebrietatis mentione contexuerit. Ἀνακρέων ὁ Τήϊος μετὰ Σαπϕῶ τὴν Λεσϐίαν τὰ πολλὰ ὧν ἔγραψεν ἐρωτικὰ ποιήσας [5]. Anacreon Teïus, qui primus post Lesbiam Sapho magnam carminum suorum partum in exprimendis amoribus consumpsit. Voici comment Horace a parlé des amours d’Anacréon :

Non aliter Samio dicunt arsisse Bathyllo
Anacreonta Teïum,
Qui persæpé cavâ testudine flevit amorem [6].


Voyez aussi Cicéron au IVe. livre des Tusculanes, et Suidas.

(G) On voit dans ses vers la passion dont il brûlait pour Bathyllus. ] Cet exemple réfute l’excessive charité d’Elien, qui ne peut souffrir que l’on forme de mauvais soupçons sur l’amitié de notre poëte pour Smerdias, l’un des mignons de Polycrate [7]. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’Élien se fonde sur cette raison générale, que personne ne doit accuser Anacréon d’incontinence et d’intempérance : Μὴ γάρ τις ἡμῖν διαϐαλλέτω πρὸς Θεῶν τὸν Ποιητὴν τὸν Τήϊον, μὴ δ᾽ ἀκόλαςον εἶναι λεγέτω [8]. Nemo enim per Deus hanc calumniam impingat Teio poëta, neque eum intemperantiæ aut incontinentiæ arguat. Polycrate devint furieusement jaloux quand il s’aperçut que ce poëte s’était insinué fort avant dans les bonnes grâces de Smerdias, par les vers flatteurs qu’il avait composés pour lui. La jalousie le porta à faire raser ce garçon [9]. Le rival, qui comprit bien ce que cela voulait dire, usa de souplesse et fit des vers là-dessus, où il ménagea adroitement Polycrate. Ceux qui se souviendront de ces quatre vers de Pétrone, C. 109,

Quod solum formæ decus est, cecidêre capilli,
Vernantesque comas tristis abegit hyems.
Nunc umbrâ nudata suâ jam tempora mœrent,
Areaque attritis ridet adusta pilis ;


concluront de l’action de Polycrate qu’il aimait mieux que son mignon perdit sa beauté, que de le voir infidèle. Strabon remarque qu’Anacréon a fourré partout dans ses poésies ce tyran de Samos : Τούτῳ συνεϐίωσεν Ἀνακρέων ὁ μελοποιὸς καὶ δὴ καὶ πᾶσα ἡ ποίησις πλήρης ἐςὶ τῆς περὶ αὐτοῦ μνήμης [10] ; cum hoc vixit Anacreon Lyricus et mentione ejus opplevit sua carmina ; d’où Vossius a eu raison de conclure qu’il ne faut pas être surpris qu’il en fût aimé. Polycrati, dit-il [11], carus fuit. Quod mirum ! cùm versibus suis eum celebraret. Il fallait imprimer, Quid mirum, cùm versibus suis eum celebraret ! Nous verrons dans l’article de Bathyllus comment

  1. Dans la remarque (G).
  2. Maximus Tyrius, Orat. XI, circa initium.
  3. Dion Chrysostome en rapporte quelques-uns.
  4. Athen., lib. X, cap. VII, pag. 429.
  5. Pausanius, lib. I, pag. 23.
  6. Horat. Epod. XIV, vs. 9.
  7. Ælian. Var. Hist., lib. IX, cap. IV.
  8. Idem, ibid.
  9. Idem. ibid. Voyez aussi Athenée, liv. XII, chap. IX.
  10. Strabo, lib. XIV.
  11. Vossius, de Poët. Græcis, pag. 22.