Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/291

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correspondante du sujet connaissant. Les arts n’objectivent donc pas la volonté directement, mais par l’intermédiaire des Idées. Or, le monde n’est que le phénomène des Idées multiplié indéfiniment par la forme du principium individuationis, seule forme de la connaissance qui soit à la portée de l’individu en tant qu’individu.

Mais la musique, qui va au delà des Idées, est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait pas : on ne peut en dire autant des autres arts. La musique, en effet, est une objectité, une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde, que le sont les Idées elles-mêmes dont le phénomène multiple constitue le monde des objets individuels. Elle n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. C’est pourquoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être. Et comme c’est la même volonté qui s’objective dans l’Idée et dans la musique, quoique différemment dans chacune des deux, il doit exister non pas une ressemblance directe, mais cependant un parallélisme, une analogie entre la musique et les Idées, dont les phénomènes multiples et imparfaits forment le monde visible. Je vais développer maintenant cette analogie : elle servira de commentaire pour éclairer et faire facilement comprendre une explication, rendue si difficile par l’obscurité de notre sujet.

Dans les sons les plus graves de l’échelle musicale, dans la basse fondamentale, nous saisissons l’objectivation de la volonté à ses degrés inférieurs, comme la matière inorganique, la masse planétaire. Les sons aigus, plus légers et plus fugitifs, sont tous, on le sait, des harmoniques accompagnants le son fondamental, et ils résonnent légèrement chaque fois que l’on produit celui-ci. On recommande même, en harmonie, de n’introduire dans un accord que des harmoniques de la note grave fondamentale, de sorte que ces sons résonnent à la fois en tant que sons distincts et en tant qu’harmoniques de la note fondamentale. On peut rapprocher ce fait de ce qui se passe dans la nature : tous les corps et tous les organismes doivent être considérés comme sortis des différents degrés de l’évolution de la masse planétaire qui est à la fois leur support et leur origine : c’est tout à fait le même rapport qui existe entre la basse fondamentale et les notes supérieures. — Il existe une limite inférieure au dessous de laquelle les sons graves cessent d’être perceptibles : de même, la matière ne peut être perçue sans forme et sans qualité ; autrement dit, elle ne peut être perçue que comme manifestation d’une force irréductible, qui est la manifes-