Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/376

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Nous avons, suivant le cours logique de nos idées, défini ce que contient la notion d’injustice : l’injustice est le caractère propre à l’action d’un individu, qui étend l’affirmation de la volonté en tant que manifestée par son propre corps, jusqu’à nier la volonté manifestée par la personne d’autrui. De même et à l’aide d’exemples fort généraux, nous avons déterminé la limite où commence le domaine de l’injuste ; en même temps nous en avons marqué, à l’aide de quelques définitions capitales, les degrés essentiels, des plus élevés aux plus faibles. De tout cela il suit que la notion de l’injuste est primitive et positive : c’est son contraire, le juste, qui est secondaire et négatif. Ne considérons pas les mots, mais les idées. En fait, on ne parlerait jamais de droit s’il n’y avait jamais d’injustice. La notion de droit n’enferme exactement que la négation du tort ; elle convient à toute action qui n’est pas une transgression de la limite ci-dessus déterminée, et qui ne consiste pas à nier la volonté en autrui, pour la fortifier en nous. Cette limite donc divise, en ce qui concerne la valeur morale pure, le champ de l’activité possible en deux parties correspondantes : celle des actions injustes, celle des actions justes. Dès qu’une action ne tombe pas dans le défaut analysé plus haut, d’envahir le domaine où s’affirme la volonté d’autrui, en vue de la nier, elle n’est pas injuste. Ainsi refuser du secours à un malheureux pressé par la nécessité, contempler paisiblement du sein de l’abondance un homme qui meurt de faim, cela est cruel, diabolique même, mais non injuste : tout ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’un être capable d’insensibilité et de dureté jusqu’à ce point-là est prêt à toutes les injustices, pour peu que des désirs l’y poussent et que nul obstacle ne l’arrête.

Mais le cas où la notion du droit, conçu comme négation de l’injustice, s’applique le mieux, et celui d’où sans doute elle a commencé de naître, c’est celui où une tentative d’injustice se trouve repoussée par la force : cette défense-là ne peut être à son tour une injustice, elle est donc justice ; à vrai dire toutefois, prise en soi et séparément, elle est aussi un acte de violence et elle serait une injustice ; mais le motif la justifie, c’est-à-dire la constitue à l’état d’acte de justice et de droit. Si un individu, dans l’affirmation de sa volonté, va si loin que d’empiéter sur l’affirmation de la volonté qui est propre à ma personne, si par là il la nie, en me protégeant contre cet empiétement, je ne fais que nier sa négation ; de ma part, il n’y a donc rien de plus que l’affirmation de la volonté dont mon corps est par nature et essence la forme visible, et déjà une expression implicite. Par conséquent, il n’y a rien là qui soit un tort ; en d’autres termes, il y a là un droit. Ce qui revient à dire ceci : j’ai le droit de nier une volonté étrangère, en lui opposant la