Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/46

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actuel et votre mouvement passé. Si je sais qu’un temps s’est écoulé entre vos deux mouvements, c’est parce que je sais qu’un temps s’est écoulé entre mes deux perceptions si je conçois que vous avez duré, c’est parce que j’ai connu que je durais, et si je mesure votre durée, c’est parce que je puis mesurer la mienne. Je ne vous prête pas ma durée ; la durée n’est pas plus à moi qu’à vous. Mais je ne connais la vôtre que par la mienne, et je n’en sais rien que je n’aie puisé en moi. Ce n’est donc jamais votre durée que j’observe, mais toujours la mienne. Encore moins peut-on dire que c’est dans votre durée que j’observe la mienne, et de votre durée que j’induis ma durée ; c’est au contraire dans ma durée que j’observe votre durée, et de ma durée que j’induis la vôtre. À plus forte raison s’il s’agit d’un corps inanimé tel que le soleil, qui dure aussi certainement qu’il est étendu, mais dont la durée, ignorée de lui-même ainsi que son étendue, échappe à toutes nos facultés.

Cela est pressant, n’est-ce pas ? Attendez le résumé. Il vous a conquis, il veut vous asservir ; il vous a comblé de preuves, il va vous en accabler :

Ainsi, quoique je conçoive la durée des choses comme indépendante de la mienne, cependant, comme je ne me souviens que de moi, et que ma durée est la seule dont j’aie le sentiment, c’est de ma durée que j’induis la durée des choses, c’est sur le type de la mienne que je la conçois, c’est par la mienne seule que je puis l’estimer. En d’autres termes, nous ne trouvons pas la durée hors de nous ; la seule durée qui nous soit donnée est la nôtre. Quand nous l’avons, elle introduit dans notre entendement la conception d’une durée commune à tous les êtres, et indépendante de la nôtre, ainsi que tous les phénomènes