À M***(2)/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 25-26).


À M***[1]
(1727)[2]

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Dans ce pays-ci comme ailleurs il y a beaucoup de cette folie humaine qui consiste en contradictions[3]. Je comprends dans ce mot les usages reçus tout contraires à des lois qu’on révère. Il semble que, chez la plupart des peuples, les lois soient précisément comme ces meubles antiques et précieux que l’on conserve avec soin, mais dont il y aurait du ridicule à se servir.

Il n’y a, je crois, nul pays au monde où l’on trouve tant de contradictions qu’en France. Ailleurs, les rangs sont réglés, et il n’y a point de place honorable sans des fonctions qui lui soient attachées. Mais en France un duc et pair ne sait pas seulement la place qu’il a dans le parlement[4]. Le président est méprisé à la cour, précisément parce qu’il possède une charge qui fait sa grandeur à la ville. Un évêque prêche l’humilité (si tant est qu’il prêche), mais il vous refuse sa porte si vous ne l’appelez pas Monseigneur[5]. Un maréchal de France, qui commande cent mille hommes et qui a peut-être autant de vanité que l’évêque, se contente du titre de Monsieur. Le chancelier n’a pas l’honneur de manger avec le roi ; mais il précède tous les pairs du royaume.

Le roi donne des gages aux comédiens, et le curé les excommunie. Le magistrat de la police a grand soin d’encourager le peuple à célébrer le carnaval ; à peine a-t-il ordonné les réjouissances qu’on fait des prières publiques, et toutes les religieuses se donnent le fouet pour en demander pardon à Dieu. Il est défendu aux bouchers de vendre de la viande les jours maigres ; les rôtisseurs en vendent tant qu’ils veulent. On peut acheter des estampes le dimanche, mais non des tableaux. Les jours de la Vierge on n’a point de spectacles ; on les représente tous les dimanches.

On lit dévotement à l’église les chapitres de Salomon, où il dit formellement que l’âme est mortelle, et qu’il n’y a rien de bon que de boire et de se réjouir[6].

On fait brûler Vanini[7] et on traduit Lucrèce[8] pour monsieur le Dauphin, et on fait apprendre par cœur aux écoliers formusum pastor Corydon[9], etc. On se moque du polythéisme, et on admet le trithéisme et les saints.

En Angleterre, les ducs sont appelés princes. La communion anglicane est opposée au gouvernement, qui la tolère ; la liberté, et les matelots enrôlés par force ; défense d’injurier personne, mais permis de mettre la première lettre du nom, etc.


  1. Ce fragment semble avoir fait partie d’une lettre écrite d’Angleterre. (K.) — Les éditeurs de Kehl sont, je crois, les premiers qui aient publié ce morceau, qu’ils avaient placé dans la Correspondance générale.
  2. Ou 1728.
  3. Voyez l’article Contradictions, tome XVIII, page 251.
  4. Voyez tome XVI, page 58.
  5. En France, le monseigneur est une terrible affaire, dit Voltaire ; voyez l’article Cérémonies, tome XVIII, page 108.
  6. Unus interitus est hominis et jumentorum, et œqua utriusque conditio : sicut moritur homo, sic et illa moriuntur… nihil esse melius quam lœtari hominem in opere suo. (Ecclésiaste, chapitre III, versets 19 et 22.)
  7. Voyez tome XVII, pages 170 et suivantes.
  8. Voyez la note, tome XVIII, page 252.
  9. Virgile, Églog., II, I.