À l’amie perdue/Le sacrifice

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Librairie Hachette et Cie (p. 141-162).




VII

LE SACRIFICE

I


 
Nous pensions à la fin avoir fléchi le sort,
Et qu’il serait clément à notre longue attente ;
Parfois le vent d’orage a mené jusqu’au port
L’esquif longtemps battu sur la houle méchante.

Et déjà nous formions des projets moins lointains
D’un bonheur qui serait autre chose qu’un rêve ;
Et nous voyions sortir de nos jours incertains,
Comme on voit un verger quand la brume se lève,

Des heures qui pouvaient encor donner des fleurs,
Et l’espace doré d’un automne paisible ;
Déjà le souvenir pâli de nos malheurs

Perdait son amertume et prenait les douceurs
Que donne au cœur assis dans sa joie impassible
La mémoire d’un temps qui fut sombre et terrible.

II


 
Nous sentons sous nos pieds s’abîmer notre espoir,
Comme ces voyageurs perdus sur la banquise
Qui, sous l’accablement de l’hiver morne et noir,
Dans l’étreinte du gel reste immobile et grise ;

Puis, un jour, on la voit tout à coup se mouvoir,
Sa masse, lentement, comme un cristal s’irise ;
Elle luit sur les mers ainsi qu’un reposoir ;
Ses flancs, plus diaprés que des vitraux d’église,

De pourpres, de roseurs, et d’azurs étincellent,
Tandis que des frissons d’argent clair qui ruissellent,
Passant sur ces couleurs, en mélangent les feux.

Mais ce rayonnement l’affaiblit et la mine ;
Elle fond en voguant vers le sud radieux,
Et périt du soleil dont elle s’illumine.

III


1

 
Si nos cœurs en avaient l’égoïste courage,
Nous pourrions fuir ensemble, et cacher notre amour,
Parmi les monts neigeux, on sur un chaud rivage
Qui ceint les flots d’azur de son calme contour ;

Il nous serait aisé, perdus dans un vieux bourg
Bâti au bord d’un lac en un nid de feuillage,
Ou dans le brun hameau de quelque claire plage,
De faire à notre exil un paisible séjour.

Là je pourrais enfin, tous mes vœux exaucés,
Te voir, te posséder, te garder, t’adorer,
Vivre dans ton regard, ton sourire, et tes bras,

Sentir sous ce bonheur nos chagrins effacés,
Et, comme un voyageur brûlant, désaltérer
Cette âpre soif de loi qui brûle mon cœur las.

IV


2

 
Mais je n’oserais pas te parler de ce rêve !
Mon cœur, même à l’instant qu’il semble s’en bercer,
Le rejette et le brise avant qu’il ne l’achève,
Indigné d’avoir pu seulement le penser.

Puis-je te demander, hélas ! sans offenser
Cet amour qui n’est grand que parce qu’il élève
Nos deux esprits unis, heureux de surpasser
Ce qu’ils auraient été sans sa puissante sève,

Puis-je te demander d’oublier la maison
Où tes enfants en pleurs chercheraient ta présence,
Et grandiraient pâlis par ton long abandon,

Jusqu’à ce que, troublés dans leur jeune innocence,
Devinant vaguement ce qu’ignore l’enfance,
Ils cessent brusquement de prononcer ton nom ?

V


3

 
Et si je t’en parlais dans un jour de délire,
Toi qui remplis ton haut office maternel
Si noblement, qui sais quel devoir éternel
C’est de se faire aimer afin de mieux instruire,

Toi qui, par le pouvoir de ton grave sourire
Conduis ces jeunes cœurs, d’un progrès graduel,
Vers le respect sévère et presque solennel
De l’animal qu’on bat, du rameau qu’on déchire ;

Toi qui dans leur gaîté déposes, chaque jour,
En lumineux propos, des germes de bonté
Qui grandissant en eux te paient en plus d’amour ;

Si, dans un bref instant d’oubli, je m’égarais
Jusqu’à montrer ce ciel à ton sort attristé,
De quel ferme regard tu me regarderais !

VI


4

 
Hélas ! je sais trop bien ce que tu vas me dire :
« — Notre amour de périls secrets est assailli ;
Il n’importe pour nous ! mais un mot peut détruire
Mon effort maternel sans qu’il soit accompli,

Et jeter mes enfants dans un sentier sali !
Quel crime si, plus tard, détestant ton sourire,
Je portais, sous un front par le remords pâli,
L’horreur de notre amour qui n’a su que leur nuire ! »

Quand mon bonheur devrait sur mes jours délabrés
S’abattre, ne laissant que les débris d’un songe,
Comme l’écroulement des colonnes s’allonge

Et d’un temple en ruine encombre les degrés,
Non ! je ne le veux pas sauver par un mensonge :
Ces dangers dont ton cœur s’épouvante sont vrais !

VII


5

 
Je vois à ta pâleur et tu vois à la mienne
Que nous avons compris tous les deux quel devoir,
Révélé par ce mot, vient de frapper l’espoir
Que ma vie, à la fin, s’unirait à la tienne.

Il le faut accepter d’un courageux vouloir !
Que le commun orgueil de notre amour soutienne
Nos cœurs, dans ce suprême effort pour recevoir
L’angoisse qui s’ajoute à notre angoisse ancienne !

Ce noble amour, qui sut vivre sans défaillance
Dans l’assidu désir qu’il a toujours vaincu,
Par ce rapide éclair de malheur convaincu

Qu’il ne saurait durer que par sa déchéance,
Sous le renversement de sa longue espérance,
Doit mourir noblement ainsi qu’il a vécu.

VIIII


6

 
Aimée, ô bien-aimée, ineffablement chère,
Par l’étoile qui tremble au fronton du ciel bleu,
Et ces flots imposants émus d’un dernier feu,
Je dis qu’à ton devoir tu ne peux pas forfaire.

Malgré notre terreur d’en entendre l’aveu,
L’arrêt impérieux que nous voudrions taire
Chacun de nous au fond de son cœur le profère,
Nous sommes condamnés à l’éternel adieu.

Hélas ! pardonne-moi de l’avoir prononcé
Ce mot d’affliction, ce mot affreux, qui touche,
Ainsi qu’un fer rougi, notre amour menacé !

J’en voulais épargner l’amertume à ta bouche,
Et j’ai contraint la mienne, en un effort farouche,
A goûter la première au calice versé !

IX


1

 
Dans la petite église où vont les matelots,
Qui, sur son monticule, ouvre ses deux portiques,
L’un vers la route en pente, et l’autre vers l’enclos
Où croissent des fenouils sur les tombes rustiques,

Dans la petite église où le grand bruit des flots
Entre avec la rafale et se mêle aux cantiques,
Où les femmes en deuil apportent leurs sanglots,
Quand la mer se tordant en ses fureurs iniques

À brisé quelque barque et fait des orphelins,
Dans la petite église où les embruns salins
Ont rongé les anciens bénitiers de la porte,

Tu rêvais que tous deux nous viendrions un jour,
Presque seuls, consacrer simplement notre amour,
Pauvre rêve aujourd’hui moins qu’une feuille morte !

X


2

 
Nous voici seuls tous deux dans l’église déserte ;
Nous nous sommes glissés, comme des malfaiteurs,
Par le portail obscur et la porte entr’ouverte,
Dans l’ombre, où les vitraux éteignent leurs lueurs.

Tu as voulu que ta détresse fût soufferte,
Ton bonheur immolé, ton cœur brisé, tes pleurs
Versés comme un parfum, ton agonie offerte,
Là même où tu pensais monter parmi les fleurs.

Que tout soit fait selon tes vœux, ô bien aimée !
Mais, avant que devant ton Dieu soit consommée
L’offrande d’un amour qui consent à mourir

Quand il sait qu’il aurait défié les déclins,
Va jeter, en pleurant, au tronc des orphelins
Les anneaux d’or sacrés qui devaient nous unir.

XI


3

 
L’autel où nous pensions fonder notre bonheur
Est devenu pour nous l’autel du sacrifice.
Faut-il, accomplissant un redoutable office,
Que nous venions verser, sous la même pâleur,

Le sang de nos deux cœurs dans le même calice,
Présenter sur ce marbre une même douleur,
Et le frapper de fronts baignés de la sueur
De la suprême angoisse et du dernier supplice !

Devant ce Christ d’argent qui dans l’ombre étincelle,
Comme un rayon lunaire au fond d’un firmament
Qu’envahit peu à peu la mort universelle,

Viens donc, ô pauvre femme, échanger le serment.
Le baiser héroïque et déchirant qui scelle
Cet hymen des adieux et du renoncement.

XII


4

 
Car c’est une union encore entre deux âmes
Qu’une immolation volontaire et commune,
Quand toutes deux, rêvant de sévères dictâmes,
Se font les deux moitiés de la même infortune ;

En deux nobles efforts leur énergie est une,
Leur sacrifice est un et brûle aux mêmes flammes,
La souffrance des deux vit entière en chacune,
Leurs sanglots confondus sont leurs épithalames.

Ainsi, en nous quittant, nous joignons notre foi,
Ainsi, nous échangeons, sur ces marches gravies
D’où chacun de nous deux descendra solitaire,

Le gage douloureux du mariage austère
Qui réunit nos cœurs en séparant nos vies :
Ces deux anneaux de fer que nous portons au doigt.

XIII


5

 
Par nos premiers regards sous les verts marronniers,
Par nos premiers aveux dont mon cœur encor tremble ;
Par nos premiers baisers, et ces baisers derniers
Où notre amour passé pour mourir se rassemble ;

Par les sentiers, les bois, les coteaux, les glaciers,
Par les plages des mers qui nous ont vus ensemble,
Par tant d’instants profonds et de jours familiers
Qui font que mon esprit à ton esprit ressemble ;

Par ce rayon qui vient animer sur sa croix
Ce Dieu de la souffrance humaine auquel tu crois,
Et par mon honneur d’homme, ô chère âme, je jure

Que je t’aime, que ma tendresse est grande et pure,
Que l’angoisse sans fond de ce soir la mesure,
Et que c’est par amour que je renonce à toi !

XIV


6

 
Ah ! reste dans mes bras ! Je ne vois pas tes yeux,
Mais ils trempent de pleurs le baiser qu’ils reçoivent,
Intarissables pleurs, pleurs que mes lèvres boivent,
Qui tombent sur mon âme en ruisseau douloureux ;

Je ne vois pas les yeux noyés qui les conçoivent,
Mais quel regard vaudrait l’adieu mystérieux,
Tiède encor de ton sein, que tu me dis par eux,
Ces yeux qu’aiment les miens pour l’amour qu’ils leur doivent ?

Ce sont eux, si pensifs déjà, qui m’ont jadis,
Sous des cieux par les vents printaniers agrandis,
Révélé, malgré toi, ta première tendresse ;

Et ce sont eux encore, en ce soir de martyre,
Qui m’apportent, du fond de ton cœur, ta détresse
Que ta bouche serait impuissante à me dire.

XV


7

 
Viens dans mes bras, et, mets, mets une fois encore
Tes deux bras à mon cou, ton front sur mon épaule ;
Te souvient-il, quand notre amour faillit se clore,
Que tu restas ainsi près du vieux tronc de saule ?

Mais c’était, quand l’orage en s’enfuyant se dore,
Le baiser de l’amour à l’amour qu’il console ;
Et c’est, ce soir, au bord d’une nuit sans aurore,
Le baiser de l’amour qui par amour s’immole.

Aussi je ne vois point de terme à notre épreuve,
Car elle est l’acte même et la constante preuve
De cet amour qui vit de son propre trépas,

Et qui de son chagrin se fait un diadème ;
Elle ne peut cesser que s’il cessait lui-même,
Et nous savons tous deux qu’il ne périra pas.

XVI


8

 
Je ne vous reverrai peut-être plus jamais !
Pour de lents jours sans fin, des semaines, des mois,
Pour toujours, je vous perds, ô doux yeux que j’aimais,
Et qui m’étiez plus chers encore que sa voix.

Depuis que vous m’aviez dit son cœur, que de fois,
Quand par les vastes cieux de nuages semés
Vous erriez, ou parmi les ramures des bois,
Les miens vous ont suivis, doux yeux accoutumés !

Et que de fois aussi je vous ai contemplés,
Quand vous fixiez sur moi votre tendresse triste,
Tantôt du bleu naïf des bleuets dans les blés,

Et tantôt assombris et tels que l’améthyste,
Lorsque, dans vos regards tranquillement troublés,
Quelque penser d’adieu passait à l’improviste.

XVII


9

 
Un coin de ciel étroit où fourmillent des astres
S’est montré, puis éteint ! Une ligne rapide
De lumière a couru sur les fûts des pilastres !
Tout est noir ! Où es-tu ? Ah ! ciel ! l’église est vide !

C’est la porte qui vient de s’ouvrir ! Je suis seul !
Je suis seul ! et je vais être seul désormais !.,
Comme je dormirais heureux sous un linceul,
Dans votre champ voisin, ô morts inanimés !

Ah ! chère âme perdue ! Etait-ce donc possible !
Cet adieu n’était pas qu’un cauchemar horrible !
Je retombe accablé, et tout en moi se brise !

De ce lieu ténébreux, funèbrement paisible,
Je veux m’enfuir, je veux sortir de cette église
Où seul le Christ d’argent sur sa croix agonise.

XVIII


10

 
Comment t’ai-je laissée aller, ô bien-aimée !
Quel chemin, quel sentier as-tu pris pour t’enfuir ?
Il fait noir, la mer bat la falaise embrumée,
La planche du moulin est glissante à franchir,

La route est peu sûre où la hutte déchaumée
Parmi les minerais de fer semble bondir
Comme un squelette affreux ! N’es-tu pas alarmée ?
Une ombre, un cri d’oiseau te faisaient tressaillir.

Tu dois être glacée et tremblante d’effroi !
N’entends-tu pas ? Reviens ! Reviens ! Appelle-moi !
Je suis là ! Je suis près, bien-aimée, et j’accours !…

Sur les chemins obscurs mes vains appels tournoient ;
Tout se tait ; seuls des chiens, dans de lointaines cours,
Effarés par ces cris désespérés, aboient.

XIX


11

 
Je descends à travers le village endormi :
Sous ces minables toits à la porte mal close,
Le plus pauvre pêcheur, le plus navré, repose
Près de l’épouse, et sent dans son cœur raffermi

Quelque chose de doux que le sommeil dépose
En nous, quand nous dormons auprès d’un cœur ami ;
Jusqu’à ce que, vers l’est, le matin ait blêmi,
De ses maux oubliés il goûtera la pause.

Et voici le calvaire au pied duquel s’entassent
Les lanternes de fer qui viennent des naufrages !
Hélas ! combien de ceux qui dans son ombre passent

Peuvent, en pâlissant, les prendre pour présages
De malheurs plus affreux que tous ceux qui menacent
Les barques des marins battus par les orages !

XX


12

 
Ô mer, ô mer immense et triste, qui déroules,
Sous les regards mouillés de ces millions d’étoiles,
Les longs gémissements de tes millions de houles,
Lorsque dans ton élan vers le ciel tu t’écroules ;

Ô ciel, ô ciel immense et triste, qui dévoiles,
Sur les gémissements de ces millions de houles,
Les regards pleins de pleurs de tes millions d’étoiles
Quand l’air ne cache point la mer sous de longs voiles ;

Vous qui par des millions et des millions d’années,
À travers les éthers toujours remplis d’alarmes,
L’un vers l’autre tendez vos âmes condamnées

À l’éternel amour qu’aucun temps ne consomme,
Il me semble, ce soir, que mon étroit cœur d’homme
Contient tous vos sanglots, contient toutes vos larmes !