À l’homme sur la piste

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Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 136-152).

À L’HOMME SUR LA PISTE

— Corse-le bien !

— Mais dis-donc, Kid, est-ce qu’il ne sera pas un peu trop fort ? Du whisky et de l’alcool, c’est déjà pas mal ; inutile d’y ajouter du brandy, de la sauce au poivre et…

— Corse-le bien ! te dis-je. Vas-tu m’apprendre à préparer du punch ?

Et Malemute Kid eut un sourire satisfait derrière les nuages de vapeur.

— Écoute, mon gars, reprit-il, lorsque tu auras parcouru ce pays aussi longtemps que moi, et vécu de crottes de lièvre et de vessies de saumon, tu sauras que la Noël ne vient qu’une fois l’an. Et une fête de Noël, sans punch, c’est un puits sans minerai.

— Suis ces conseils, et sers-nous quelque chose de fameux ! s’écria le grand Jim Belden.

Il revenait de son claim de Mazy-May pour passer la Noël et il ne s’était nourri que de viande d’élan pendant les deux derniers mois.

— Dis-moi, Kid, te souviens-tu du klooch[1] que nous avons préparé sur le Tanana ?

— Si je m’en souviens ! Ah, vous auriez rigolé, les petits, en voyant la tribu entière ivre et prête à se battre, tout cela grâce à un peu de sucre et de levain adroitement fermentés. Cela se passait avant ton temps, continua Malemute Kid, s’adressant à Stanley Prince, jeune ingénieur des mines, depuis deux ans dans la contrée. Il n’y avait alors pas de femme blanche et Mason voulait épouser Ruth, la fille du chef des Tananas, lequel s’opposait à ce mariage, tout comme le reste de la tribu. Si c’était fort ? Dame, j’y avais employé ma dernière livre de sucre. En fait de klooch, je n’ai rien fait de mieux de ma vie. Il aurait fallu voir cette poursuite le long du fleuve et du portage !

— Mais la squaw ? demanda Louis Savoy, Canadien français de haute taille, qui commençait à s’intéresser au récit, ayant entendu parler de cette prouesse l’hiver précédent, alors qu’il était à Forty-Mile.

Malemute Kid, né conteur, ne se fit pas prier pour entamer l’histoire véridique du Lochivar[2] de la Terre du Nord.

Plus d’un rude aventurier sentit, en l’écoutant, son cœur se serrer et monter en lui de vagues désirs de revoir les pâturages du Sud ensoleillés, où la vie promettait quelque chose de plus qu’une lutte stérile contre le froid et la mort.

— Ruth, Mason et moi, conclut Malemute Kid, nous atteignîmes le Yukon juste après sa première débâcle, et la tribu nous suivait à un quart d’heure de marche. C’est ce qui nous sauva, car la seconde débâcle rompit les glaces en amont et retarda nos poursuivants. Lorsqu’enfin ils arrivèrent à Nuklukyeto, tout le poste était mobilisé pour les recevoir. Pour ce qui est du mariage, renseignez-vous auprès du Père Roubeau que voici, c’est lui qui a célébré la cérémonie.

Le Jésuite retira sa pipe de ses lèvres, et se contenta d’exprimer sa satisfaction par des sourires paternels, cependant que protestants et catholiques applaudissaient vigoureusement.

— Bon sang ! interrompit Louis Savoy, épris par le côté romanesque du récit, La petite squaw[3] ! Ce brave Mason ! Bon sang !

Lorsque les premiers petits gobelets de punch eurent fait le tour, Bettles, surnommé « Boit-sans-Soif », se leva, et entonna sa chanson à boire favorite :

J’ai vu les professeurs d’école du dimanche
S’ingurgiter, sans embarras,
La tisane de sassafras.
Sait-on jamais le nom de ce qu’on boit on mange ?
Peut-être sous ce nom on leur avait vendu
Le jus enivrant du fruit défendu !


et le chœur bachique répétait :

Peut-être sous ce nom on leur avait vendu
Le jus enivrant du fruit défendu !

L’effrayante mixture de Malemute Kid accomplissait son œuvre. Les hommes des camps et des pistes se détendaient sous sa chaleur bienfaisante, et les rites, les chansons et les contes d’aventures lointaines circulaient à la ronde.

Citoyens d’une douzaine de nations différentes, ils buvaient à la santé de chacun et de tous : l’Anglais, Prince, en l’honneur de l’« Oncle Sam, le précoce enfant du Nouveau-Monde », le Yankee Bettles trinquait à la santé du « Roi, Dieu le bénisse… »

Alors, Malemute Kid se leva, gobelet en main, et regarda la fenêtre de papier huilé que recouvrait une couche de givre d’au moins trois pouces. Puis il dit :

À la santé de l’homme qui, cette nuit, avance sur la piste ! Puissent ses chiens garder leur vigueur, sa nourriture lui suffire et ses allumettes toujours prendre !

Clic ! Clac ! Ils reconnurent le cinglement familier du fouet des chiens, le hurlement plaintif des Malemutes[4] et le crissement d’un traîneau qui s’approchait de la cabane.

La conversation languit, et ils attendirent.

— Ce doit être un ancien ! Il s’occupe de ses chiens avant de songer à lui-même, murmura Malemute Kid à Prince, pendant qu’ils écoutaient les claquements des mâchoires et les grognements tantôt furieux, tantôt douloureux des chiens-loups. Leurs oreilles exercées devinaient que le nouveau-venu repoussait leurs propres bêtes pour donner à manger aux siennes.

Bientôt, le coup attendu résonna contre la porte, sec et confiant, et l’homme pénétra.

Ébloui par la lumière, il s’arrêta un moment sur le seuil, et tous purent le dévisager.

C’était un beau type d’homme, très pittoresque dans son accoutrement arctique de laine et de fourrures. Il avait six pieds et deux ou trois pouces de haut, les épaules carrées et la poitrine large. L’air glacial avait rendu luisant et rose son visage rasé et, avec ses longs cils et ses sourcils blancs de givre, les rabats de son énorme casquette en peau de loup négligemment relevés, on eût dit le roi des frimas, émergeant des ténèbres.

Une ceinture à grains maintenait, sur son vêtement imperméable, deux grands revolvers Colt et un couteau de chasse ; il portait, en plus de l’indispensable fouet, un fusil « sans fumée » du plus fort calibre et du dernier modèle.

Lorsqu’il s’avança, les autres purent voir, malgré la fermeté et l’élasticité de sa démarche, qu’il était terrassé par la fatigue.

Un silence embarrassant s’était produit, mais sa cordiale salutation de : « Amusez-vous bien, les gars ! » les mit aussitôt à l’aise et, l’instant d’après, Malemute Kid et l’étranger échangeaient une poignée de mains. Sans jamais s’être rencontrés, ils avaient entendu parler l’un de l’autre, et ils s’étaient reconnus.

Une présentation générale eut lieu et on lui fit accepter de force un cruchon de punch, sans lui laisser le temps d’expliquer le but de sa course.

— Depuis combien de temps est passé ce traîneau en forme de panier, avec trois hommes et huit chiens ? demanda-t-il.

— Il y a juste deux jours. Tu les poursuis ?

— Oui, c’est mon attelage. Ils me l’ont enlevé à mon nez, les bandits ! J’ai déjà gagné deux jours sur eux, et les rattraperai dans la prochaine étape.

Tu crois qu’ils feront de la résistance ? demanda Belden, afin d’entretenir la conversation car Malemute Kid avait posé la cafetière sur le feu et s’occupait activement à faire frire du lard et de la viande d’élan.

Le nouveau-venu, pour toute réponse, fit claquer sa main sur ses revolvers.

— Quand as-tu quitté Dawson ?

— À midi.

— Hier, naturellement ?

— Aujourd’hui même.

Il était juste minuit. Un murmure de surprise fit le tour de l’auditoire, et il y avait de quoi : on ne voit pas tous les jours un homme qui vient de parcourir, pendant douze heures d’affilée, soixante-quinze milles de piste rugueuse sur le fleuve.

La conversation dévia bientôt et roula sur les aventures de jeunesse de tous ces nomades.

Tandis que l’étranger dévorait le grossier repas, Malemute Kid scrutait attentivement son visage, dont il ne tarda pas à découvrir la beauté et qui reflétait l’honnêteté et la franchise. Il le trouva tout de suite à son goût. Ses traits, jeunes encore, avaient été profondément creusés par les privations et la fatigue. Bien que vifs quand il parlait, et doux lorsqu’il se taisait, ses yeux bleus conservaient cette lueur d’acier qui éclate dans l’action et particulièrement dans l’imprévu. La mâchoire solide, le menton carré, dénotaient une opiniâtreté et une indépendance farouches. Il joignait à ses qualités de bravoure une certaine douceur et un léger sentiment de féminité qui trahissaient sa nature sensible.

— Et voici comment ma vieille et moi nous nous sommes mariés, dit Belden qui venait de raconter l’histoire captivante de ses fiançailles.

— Nous voilà, père, dit Sal.

— Va-t’en au diable ! répondit son père. Puis, s’adressant à moi :

— Jim, fais voir que tu as le cœur bien placé. Je voudrais qu’une bonne partie de ce terrain de quarante acres soit labouré avant le dîner.

Se tournant vers elle, il ajouta :

– Et toi, Sal, va faire ta vaisselle !

Ah ! si j’étais heureux ! Mais il m’aperçut encore là et s’écria :

— Eh bien, Jim ?

Vous pouvez croire que j’ai filé aussitôt vers l’écurie…

As-tu des gosses qui t’attendent aux États ? demanda l’étranger.

— Non. Sal est morte avant d’en avoir eu. Voilà pourquoi je me trouve ici.

Belden, distraitement, se mit en devoir de rallumer sa pipe non éteinte, et dit, comme pour changer de sujet :

— Et toi, étranger, es-tu marié ?

Pour toute réponse, celui-ci ouvrit sa montre, la détacha de la bandelette de cuir qui lui servait de chaîne, et la passa à la ronde. Belden saisit la lampe à huile, examina l’intérieur du boîtier d’un air connaisseur, puis, laissant échapper à voix basse un juron d’admiration, il tendit la montre à Louis Savoy. Après de nombreuses exclamations, il la présenta à Prince, et l’on put remarquer que ses mains tremblaient et que ses yeux prenaient une expression particulièrement tendre. Et les mains calleuses se repassaient la photographie d’une femme, d’un type cher à ce genre d’hommes, pressant un enfant contre sa poitrine.

Ceux qui n’avaient pas encore vu cette merveille étaient dévorés de curiosité. Ceux qui l’avaient vue se taisaient et devenaient songeurs. Il leur était indifférent d’affronter la morsure de la faim, la griffe du scorbut ou la mort soudaine sous la terre ou sous l’eau, mais l’image d’une femme inconnue et d’un enfant suffisait à les émouvoir.

— Je n’ai jamais vu le gosse. C’est un garçon… et il a deux ans, dit l’étranger en reprenant possession de son trésor. Ses yeux restèrent fixes sur le portrait un long moment, puis il fit claquer le boîtier et se détourna, mais pas assez vite pour cacher les larmes prêtes à jaillir.

Malemute Kid le guida vers une couchette en le priant de s’y reposer.

— Tu m’appelleras à quatre heures précises. N’y manque pas !

Ce furent ses dernières paroles. Il était si accablé par le sommeil qu’aussitôt couché il se mit a ronfler.

— Par Jupiter ! Il a du cran ce gars-la ! conclut Prince. Trois heures de sommeil après une course de soixante-quinze mille avec les chiens, et puis reprendre la piste ! Tu le connais Kid ?

— C’est Jack Westondale. Il est venu dans le pays il y a trois ans. Il est connu pour travailler comme un cheval et avoir contre lui toutes les déveines. Jusqu’ici je ne l’avais jamais rencontré, mais Sitka Charley m’en a parlé.

« C’est dur, pour un homme ayant comme lui une jeune et belle femme, de venir gâcher sa vie dans un trou abandonné de Dieu où les années comptent double.

« Son défaut, c’est de pousser trop loin le courage et la ténacité. Par deux fois il a fait fortune dans les claims et par deux fois il a tout perdu. »

Ici la conversation fut interrompue par le vacarme de Bettles, car l’effet produit par l’étranger commençait à se dissiper et bientôt les mornes années d’une nourriture toujours la même et d’un labeur épuisant furent oubliées dans une gaîté bruyante à laquelle, seul, Malemute Kid semblait réfractaire. Il jetait à chaque instant des regards anxieux sur sa montre. Soudain, il mit son bonnet en peau de castor et ses moufles, sortit de la cabane et alla fouiller dans la cache.

Brûlant d’impatience, il secoua son hôte quinze minutes avant l’heure convenue.

Le jeune géant se réveilla tout ankylosé et il fallut le frictionner vigoureusement pour le remettre sur pieds. Il sortit avec peine de la cabane et trouva ses chiens harnachés et tout prêts pour le départ.

Les hommes lui souhaitèrent bonne chance et une prompte arrivée, tandis que le Père Roubeau, après l’avoir béni, rentra en toute hâte, suivi des autres. Bien leur en prit, car il est dangereux d’affronter soixante-quinze degrés au-dessous de zéro les mains et les oreilles découvertes.

Malemute Kid l’accompagna jusqu’à la piste principale. Arrivé là, il lui serra cordialement la main et lui fit des recommandations.

— Tu trouveras cent livres d’œufs de saumon sur le traîneau, dit-il. Cela procurera autant de force à tes chiens que cent cinquante livres de poissons. Tu ne pourras pas te réapprovisionner à Pelly, comme tu comptais sans doute le faire.

L’étranger sursauta et une lueur de surprise traversa ses yeux, mais il laissa parler l’autre.

— Impossible d’obtenir une once de nourriture, soit pour hommes soit pour chiens, avant d’atteindre Five Fingers, et nous en sommes au moins à deux cents milles. Méfie-toi de l’eau libre, sur le fleuve Thirty Mile et n’oublie pas de suivre le raccourci au-dessus du lac Le Barge.

– Comment es-tu parvenu à savoir ? La nouvelle ne m’a certainement pas précédé ?

– Je ne sais rien et, qui plus est, je ne veux rien savoir. Mais le traineau que tu pourchasses ne t’a jamais appartenu. Sitka Charley l’a vendu au printemps dernier. Il m’a parlé de toi comme d’un type loyal et je le crois. J’ai vu ton visage, il me revient, et j’ai vu… Aussi, grand Dieu !… file vers l’eau salée, vers ta femme et…

Là-dessus, Kid retira ses moufles et sortit son sac.

— Non, je n’en ai pas besoin ! et les larmes se gelaient sur les joues de l’homme pendant qu’il étreignait convulsivement la main de Malemute Kid.

— Alors, ne ménage pas les chiens, coupe les traits aussitôt qu’ils viendront à tomber ; achètes-en et considère-les à bon marché à dix dollars la livre. Tu peux en avoir à Five Fingers, Little Salmon et sur l’Hootalinqua. Prends garde d’avoir les pieds mouillés ! cria-t-il comme conseil d’adieu. Continue à marcher jusqu’à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro, mais, si la température baisse, construis un feu et change de bas.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé qu’un tintement de clochettes annonçait de nouveaux arrivants. La porte s’ouvrit et un homme de la police montée du territoire Nord-Ouest entra, suivi de deux métis conducteurs de chiens.

Tout comme Westondale, ils étaient armés jusqu’aux dents et paraissaient exténués. Les métis, habitués dès l’enfance à la piste, pouvaient supporter facilement la fatigue. Mais le jeune policier était à bout de forces. Pourtant, la ténacité de sa race le rivait à la tâche qu’il avait entreprise, et il s’y tiendrait jusqu’à ce qu’il tombât sur place.

— Quand Westondale est-il reparti ? demanda-t-il. Il s’est arrêté ici, n’est-ce pas ?

Cette question était superflue, car les traces laissées dans la neige ne parlaient que trop.

Malemute Kid ayant fait un signe de l’œil à Belden, celui-ci, prenant le vent, répondit évasivement.

— Il n’est pas près de revenir.

— Allons, l’homme, parle ! ordonna le policier.

— Vous n’avez pas l’air de vouloir le lâcher, à ce que je vois. Se serait-il battu sur la route de Dawson ?

— Il a refait Harry Mac Farland de quarante mille dollars et échangé cette somme au P. C. Store contre un chèque sur Seattle. Qui donc l’empêchera de l’encaisser si nous n’arrivons pas à le rattraper ? Quand est-il parti ?

Les hommes ne paraissaient porter aucun intérêt à cette histoire, car l’attitude de Malemute Kid avait dicté leur conduite, et le jeune officier ne rencontrait que des visages indifférents autour de lui.

S’avançant vers Prince, il lui posa la même question. Celui-ci, après avoir examiné la physionomie franche et honnête de son compatriote, lui fournit à regret de vagues détails sur l’état de la piste.

Le policier s’adressa alors au Père Roubeau qui, lui, ne pouvait mentir.

Il y a un quart d’heure, répondit le prêtre, mais il a dormi trois heures, ainsi que ses chiens.

— Un quart d’heure d’avance, et il s’est reposé. Mon Dieu !

Le pauvre diable recula de quelques pas en chancelant, à moitié évanoui de fatigue et de découragement, et marmotta des phrases où il était question du trajet de Dawson en dix heures et de chiens épuisés.

Malemute Kid lui fit prendre presque de force un cruchon de punch ; ensuite l’homme se dirigea vers la porte et ordonna aux conducteurs de continuer leur route. Mais la chaleur et l’espoir du repos étaient trop tentants et ils élevèrent de vigoureuses protestations.

Kid, comprenant leur patois français, suivait leur conversation avec anxiété.

Ils juraient que les chiens étaient rendus, qu’ils seraient obligés d’abattre Siwash et Babette avant d’avoir couvert le premier mille, que les autres chiens étaient dans un état aussi piteux ; et qu’il serait préférable pour tout le monde de faire une halte.

– Voulez-vous me prêter cinq chiens ? demanda l’officier en se tournant vers Malemute Kid.

Kid secoua la tête négativement.

— Je vous signerai un chèque sur le Capitaine Constantine, pour cinq mille dollars ; voilà mes papiers, je suis autorisé à tirer sur lui à ma propre discrétion.

Le même refus silencieux lui répondit.

— Dans ce cas, je les réquisitionne au nom du Roi.

Kid sourit d’un air narquois, jeta un coup d’œil sur son arsenal bien garni, et l’Anglais, se rendant compte de son impuissance, se disposa à sortir. Mais les conducteurs continuant de protester, il se tourna brusquement de leur côté et les traita de femmes et de chiens.

Le visage basané du plus âgé des métis s’empourpra de colère. Il se leva et se promit, sans ménager ses termes, de faire voyager son chef jusqu’à ce que ses jambes l’abandonnent et déclara qu’il serait alors enchanté de le planter là, dans la neige.

Le jeune officier, — et ce geste exigeait toute sa volonté, — marcha d’un pas régulier vers la porte, affectant une force physique qu’il était loin de posséder. Tous s’en rendaient compte, et appréciaient son orgueilleux effort ; il est vrai qu’il ne pouvait dissimuler les contractions de douleur qui crispaient son visage.

Les chiens, couverts de givre, étaient couchés en rond dans la neige, et il fut presque impossible de les faire remettre sur leurs pattes. Les pauvres bêtes gémissaient de souffrance sous les coups cinglants du fouet, car les conducteurs étaient furieux et sans pitié ; lorsqu’ils eurent dételé Babette, le chien de flèche, ils purent seulement décoller le traineau et reprendre la piste.

– C’est un sale coquin et un menteur ! Bon Dieu ! C’est un malhonnête, un voleur. Pire qu’un Indien !

Les compagnons de Malemute Kid ne cachaient pas leur colère, d’abord pour la façon dont Westondale les avait trompés, et ensuite parce qu’il avait violé la morale du Northland, où l’honnêteté est considérée, par-dessus tout, comme la qualité maîtresse de l’homme.

— Et dire que, sachant ce qu’il a fait, nous avons prêté la main à un tel gredin !

Tous les yeux se tournèrent, accusateurs, vers Malemute Kid, qui venait de sortir du coin où il avait installé Babette confortablement et vidait en silence le bassin pour une dernière tournée de punch.

— Il fait froid, les gars, la nuit est glaciale !

Tel fut le début inattendu de son plaidoyer.

« Vous avez tous été sur la piste, et vous savez ce que cela veut dire. Ne battez pas un chien quand il est par terre. Vous n’avez entendu qu’une cloche. Jamais homme plus loyal que Jack Westondale n’a mangé à notre gamelle ou partagé notre couverture.

« L’automne dernier, il a donné à Joe Castrell tout ce qu’il avait pu gratter, soit quarante mille dollars, pour acheter dans les Dominions. Aujourd’hui, il serait millionnaire. Mais tandis qu’il s’était attardé à Circle-City, soignant son associé malade du scorbut, qu’est-ce que fait mon Castrell ? Il va chez Mac Farland, joue plus que le maximum et perd tout le sac. On l’a trouvé mort dans la neige le lendemain. Et le pauvre Jack avait combiné son plan pour rejoindre, cet hiver, sa femme et l’enfant qu’il n’avait jamais vu ! Je vous fais remarquer qu’il a pris exactement ce que son compagnon avait perdu : quarante mille dollars. Eh bien, le voilà parti, qu’allez-vous faire maintenant ? »

Kid regarda autour de lui le cercle de ses juges, observa l’expression adoucie de leurs physionomies, puis il leva son gobelet et but :

À la santé de l’homme qui, cette nuit, avance sur la piste ! Puissent ses chiens garder leur vigueur, sa nourriture lui suffire et ses allumettes toujours prendre !

— Que Dieu lui soit propice ! Que le bonheur l’accompagne !

— Et que le diable emporte la police montée ! conclut Bettles, tandis qu’ils reposaient avec fracas leurs tasses vides.


  1. Boisson fermentée, très forte, d’origine russe.
  2. Héros légendaire de bravoure et de fidélité, chanté par Walter Scott dans son poème Mermion
  3. En français dans le texte
  4. Race de chiens esquimaux