Le Dieu de ses Pères

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Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 154-182).

LE DIEU DE SES PÈRES

I

De tous côtés s’étendait la forêt primordiale — théâtre des comédies bruyantes et des tragédies muettes. La lutte pour l’existence y continuait avec toute sa brutalité farouche. Les Anglais et les Russes ne s’étaient pas encore abattus sur la terre où finit l’arc-en-ciel, — là en plein cœur de cette région — et l’or yankee n’avait pas encore acheté ce vaste domaine. Les loups en bandes y harcelaient encore les flancs du troupeau des caribous, choisissant les plus faibles, ou les femelles prêtes à mettre bas, pour les terrasser avec la même cruauté qu’avaient montrée les milliers de générations précédentes. Les indigènes clairsemés reconnaissaient toujours l’autorité de leurs chefs et de leurs docteurs, exorcisaient les esprits malfaisants, brûlaient les sorciers, se battaient avec leurs voisins, et dévoraient leurs ennemis avec un solide estomac dont leur appétit était la meilleure preuve.

Mais cela se passait au déclin de l’âge de pierre.

Déjà, par des routes inconnues, à travers des étendues sauvages, apparaissaient les précurseurs de l’acier, hommes indomptables, aux visages blonds, aux yeux bleus, et en qui s’incarnait la fiévreuse activité de leur race. Lancés par le hasard ou dans un but déterminé, isolés ou par petits groupes de deux ou trois, ils arrivaient, se battaient et se faisaient tuer, ou bien poursuivaient leur route pour aller on ne savait où.

Les prêtres fulminaient contre eux, les chefs rassemblaient leurs guerriers, la pierre s’entrechoquait avec l’acier, mais sans grands résultats. Comme l’eau suintant d’un vaste réservoir, les blancs s’infiltraient à travers les forêts obscures et les passes des montagnes, affrontaient les rapides dans des pirogues d’écorce, ou frayaient avec leurs mocassins la piste pour les chiens-loups. Ils appartenaient à une grande race, et nombreuses étaient leurs mères. Mais les indigènes couverts de fourrures du Northland avaient encore à l’apprendre. De même que l’aventurier anonyme combat jusqu’à son dernier souffle et meurt sous la froide lumière de l’aurore boréale, de même ses frères luttent et périssent dans les sables ardents et les jungles ténébreuses, comme ils continueront à le faire sans trêve aucune, jusqu’à ce qu’avec les temps la destinée de leur race soit accomplie.

Il était près de deux heures. À l’horizon, du côté du Nord, une lueur rose-pâle vers l’Ouest, et plus accentuée vers l’Est, indiquait la course invisible du soleil de minuit. Les deux crépuscules étaient si rapprochés qu’à proprement parler il n’existait pas de nuit ; les jours se rejoignaient dans un mélange difficilement perceptible de deux orbes solaires. Un pluvier pépia timidement à l’approche de la nuit ; tandis qu’un rouge-gorge saluait le matin à pleine voix.

D’une île située en plein courant du Yukon, une colonne d’oiseaux sauvages vociférait en discussions interminables, et un plongeon, sur une des berges du fleuve où l’eau était moins agitée, lui répondait de son rire moqueur.

Au premier plan, accotées au rivage d’une anse tranquille, des pirogues d’écorce de bouleau étaient alignées sur deux ou trois rangs. Des épieux à pointe d’ivoire, des flèches d’os barbelées, des arcs aux cordes de cuir, et de simples nasses en forme de paniers annonçaient la montée du saumon dans le courant boueux du fleuve.

De l’arrière, parmi le fouillis des tentes de peaux et des claies à poissons, s’élevaient les voix multiples de la tribu des pêcheurs. Les jeunes gens plaisantaient entre eux, ou contaient fleurette aux filles ; les vieilles squaws qui avaient rempli par la maternité le but de leur existence, étaient tenues à l’écart et jacassaient en tressant des câbles avec les racines vertes des vignes rampantes. Tout près d’elles leurs enfants, nus, jouaient et se chamaillaient, ou se roulaient dans la boue, pêle-mêle avec les chiens-loups au poil fauve.

Sur un des côtés du camp principal, et nettement séparées de celui-ci, s’élevaient deux tentes. C’était le campement d’un blanc et, à défaut d’autre indice, le choix même de son emplacement en eût été une preuve convaincante. Voulait-il attaquer ses ennemis ? Il commandait d’une centaine de mètres le quartier indien ; pour se défendre, il était maître de la crête et de l’espace libre ; en cas de défaite, il pouvait enfin fuir par la pente rapide d’une vingtaine de mètres, qui descendait vers les pirogues.

D’une des tentes venaient les cris perçants d’un enfant malade et le chant monotone de sa mère qui le berçait. Dehors, près d’un feu couvant sous la cendre, deux hommes conversaient.

— Eh bien ! oui ! J’aime l’Église comme un bon fils. À un tel point que mes jours se sont passés à la fuir et mes nuits à rêver au moyen de transiger avec elle. Écoute !

La voix du métis s’éleva en un grondement de colère.

— Je suis né sur le fleuve Rouge. Mon père était blanc, aussi blanc que toi. Mais tu es un Yankee, et lui était Anglais, et le fils d’un gentleman. Quant à ma mère, fille d’un chef indien, elle avait enfanté en moi un rude gaillard ; il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître quel sang coulait dans mes veines, car je vivais avec les blancs, leur égal, et le cœur de mon père battait dans ma poitrine. Il arriva qu’une vierge — une blanche — me regarda d’un œil bienveillant. Son père possédait de vastes territoires et de nombreux chevaux. Il occupait une haute situation parmi les siens et il était Français par le sang.

Il prétendit que sa fille ne savait pas ce qu’elle voulait, et après maintes discussions il entra dans une violente colère en constatant que ses discours ne retardaient en rien les événements.

Mais elle avait son idée de derrière la tête. Peu après, nous nous présentions devant le pasteur. Son père nous y avait devancés avec des paroles fallacieuses, des promesses mensongères, que sais-je, enfin ? Si bien que le pasteur prit un air digne et refusa de nous unir.

De même qu’au début de ma vie l’Église m’avait refusé sa bénédiction, aujourd’hui encore elle me déniait le droit de me marier, et allait rougir mes mains du sang des hommes. Eh bien ! vois-tu maintenant si j’ai des raisons d’aimer l’Église ?

Là-dessus, je frappai le prêtre sur sa face d’eunuque. Puis la jeune fille et moi nous partîmes sur de rapides chevaux pour Fort Pierre, où il y avait un ministre plein de bonté. Mais son père, ses frères et d’autres gens gagnés à leur cause, étaient à nos trousses. Nous engageâmes un combat, et, sans m’arrêter, je désarçonnai coup sur coup trois cavaliers. Les autres renoncèrent à la poursuite et gagnèrent Fort Pierre.

Alors nous nous dirigeâmes vers l’Est, la contrée des collines et des forêts ; nous y vécûmes comme mari et femme, sans avoir été unis légalement. Voilà l’œuvre de la bonne mère l’Église, que j’aime comme un fils !

Mais écoute bien ceci. C’est une preuve de la bizarrerie des femmes, qu’aucun homme ne peut comprendre. Son père tomba de sa selle et les chevaux qui galopaient derrière le piétinèrent. Ma jeune femme et moi fûmes témoins de la scène, qui se serait effacée aisément de mon esprit si elle n’avait hanté, par la suite, celui de ma compagne. Dans la paix du soir, après cette journée de la chasse à l’homme, la vision se dressa entre nous ; de même dans le silence des nuits, quand nous étions allongés sous les étoiles et que nos âmes n’auraient dû faire qu’une, l’hallucination ne nous quittait pas. Ma femme n’en parlait jamais, mais le fantôme venait s’asseoir à notre foyer, se plaçant sans cesse entre nous. Lorsqu’elle cherchait à l’éloigner, il se dressait alors de toute sa hauteur et s’imposait à un tel point que je parvenais à le sentir moi-même dans le regard apeuré de sa fille et dans le rythme même de sa respiration.

À la fin, elle me donna une fille et mourut. Je revins alors parmi le peuple de ma mère pour que l’enfant pût grandir entourée d’affection. Mais hélas, mes mains étaient rougies du sang des hommes — écoute-moi bien — par la faute de l’Église. Les cavaliers du Nord se mirent à ma recherche, mais le frère de ma mère qui, par droit de naissance, était chef, me cacha et me procura des chevaux et de la nourriture. Puis nous partîmes, mon enfant et moi, jusqu’à la région de la Baie d’Hudson, où les blancs, peu nombreux, ne nous embarrasseraient pas de questions. Je travaillai pour la Compagnie comme chasseur, guide et conducteur de chiens jusqu’à ce que ma fille fût devenue une femme, grande, svelte et agréable à regarder.

Tu n’es pas sans savoir que l’hiver long et solitaire engendre de mauvaises pensées et de perfides actions. Le chef-facteur, homme rude et hardi, n’avait rien dans son apparence qui pût réjouir l’œil d’une femme. Il jeta les yeux sur ma fillette, devenue femme à présent. Mère de Dieu ! Il m’envoya pour un long voyage avec les chiens afin de pouvoir… Tu m’entends. C’était un homme dur et sans cœur. Elle avait la fierté d’une blanche, l’âme virginale, et c’était avant tout une honnête femme. Eh bien ! elle en mourut.

Le soir de mon retour, après un mois d’absence, il faisait un froid cruel et les chiens traînaient la patte quand j’arrivai au Fort. Les Indiens et les métis me dévisagèrent en silence et je me sentis envahi par une crainte inexpliquée. Mais je ne soufflai mot. J’attendis que les chiens eussent avalé leur pâtée, et j’expédiai mon repas comme doit le faire un homme pressé par la besogne. Ensuite j’élevai la voix. Je les questionnai sur leur attitude bizarre ; ils s’écartèrent de moi dans la crainte de ma colère et des actes qui pouvaient s’ensuivre. Mais enfin je leur arrachai le récit du drame, du pitoyable drame, mot par mot, acte par acte, et ils s’étonnèrent de mon sang-froid.

Quand ils m’eurent tout appris, je me rendis chez le facteur, plus calme encore que je ne le suis en le racontant. Pris de peur, il avait appelé les métis pour le défendre, mais ils réprouvaient son crime et l’avaient laissé étendu sur le lit qu’il s’était préparé. Alors il s’était réfugié chez le pasteur où je le rejoignis. En arrivant, je trouvai celui-ci devant moi. Il me prodigua des paroles de douceur, me disant qu’un homme courroucé ne devait obliquer ni à droite ni à gauche, mais se diriger tout droit vers Dieu. Je l’implorai, au nom de ma colère paternelle, de me livrer passage, mais il me dit que je ne franchirais le seuil de sa porte que sur son corps. Puis il m’exhorta à la prière.

Tu vois, l’Église, toujours l’Église ! Naturellement, je passai sur son corps et j’envoyai le facteur rejoindre ma pauvre enfant, devant son Dieu, un mauvais Dieu, le Dieu des blancs.

Il y eut un grand haro, car la nouvelle avait été transmise au poste voisin. Je partis. Je traversai la contrée du Grand-Esclave, descendis la vallée du Mackenzie jusqu’à la glace éternelle, franchis les Rocheuses Blanches, et une fois passée la grande courbe du Yukon, j’arrivai enfin ici. Et depuis lors, tu es le premier homme appartenant à la race de mon père que j’aie rencontré. Puisses-tu être le dernier ! Cette tribu, mon peuple à moi, est composée de gens simples qui m’ont élevé aux honneurs. Ma parole constitue leur loi, et leurs prières n’agissent que suivant mon bon vouloir, sans quoi je ne les tolérerais pas. Quand je parle pour eux, c’est pour moi-même ; nous demandons qu’on nous laisse en paix, nous n’avons que faire de votre race ; si nous vous permettions de vous asseoir à nos foyers, bientôt vos églises, vos prêtres et vos dieux suivraient — sache-le ! Je ferai renier son Dieu à tout homme blanc qui entrera dans mon village. Tu es le premier, et je te fais grâce. Aussi, vaudrait-il mieux que tu files, et sans tarder.

— Je ne suis pas responsable des méfaits commis par mes frères, répondit Hay Stockard en bourrant sa pipe d’un air pensif. Il était quelquefois aussi pondéré dans son langage que prompt dans ses actes, — mais seulement à l’occasion.

— Je connais tes semblables, répondit l’Indien, et je sais qu’ils sont nombreux. C’est toi et les tiens qui frayez la piste. Le reste suivra ensuite. Il viendra un temps où ils étendront leur puissance sur le pays. Mais je ne verrai pas cela, moi. À ce qu’on m’a dit, ils sont déjà aux sources de la Grande-Rivière, et bien loin au Sud se trouvent les Russes.

Hay Stockard leva brusquement la tête. C’était là une surprenante révélation géographique. Le Poste de la Baie d’Hudson à Fort Yukon possédait des données différentes sur le cours du fleuve, d’après lesquelles il devait se jeter dans l’Océan Arctique.

— Alors le Yukon se déverse dans la mer de Behring ? demanda-t-il.

— Je l’ignore. Mais je sais qu’au Sud il y a des Russes, beaucoup de Russes. Peu importe, vas-y toi-même, et renseigne-toi. Tu peux retourner vers tes frères, mais tu ne remonteras pas le Koyukuk tant que les prêtres et les guerriers m’obéiront. Je te l’ordonne, moi, Baptiste Le Rouge, chef de cette tribu, et dont la parole fait loi.

— Et si je refuse de descendre chez les Russes ou de retourner vers mes frères ?

— Si tu refuses ? Eh bien, tu partiras d’un pied léger devant ton Dieu, un mauvais Dieu, le Dieu des Blancs.

Le soleil, vers le Nord, montra à l’horizon sa tache sanguinolente.

Baptiste Le Rouge se leva, inclina légèrement la tête, et revint à son camp. Tout autour de lui s’étendaient les ombres rougeâtres, et le chant des rouges-gorges se faisait entendre.

Hay Stockard tirait les dernières bouffées de sa pipe auprès du feu. Il traçait dans les caprices de la fumée et du brasier les sources inconnues du Koyukuk, la rivière étrange qui terminait là son cours arctique pour mélanger ses eaux aux flots boueux du Yukon.

Quelque part dans la région, — s’il fallait en croire les dernières paroles d’un marin naufragé qui avait effectué par terre le terrible voyage, et si la fiole de grains d’or que renfermait sa blague prouvait quelque chose, — quelque part dans ce palais du froid se cachait la grotte aux trésors du Nord, et un gardien des portes, Baptiste Le Rouge, métis Anglais, et renégat, en barrait le chemin.

— Bah !

Il éparpilla les cendres et se leva de toute sa hauteur, les bras nonchalamment étendus, en contemplant d’un cœur tranquille le Nord qui s’embrasait.

II

Hay Stockard s’était mis à jurer, et employait pour manifester sa colère les rudes monosyllabes de sa langue maternelle. Sa compagne détourna les yeux des pots et des plats pour suivre son regard qui scrutait attentivement le fleuve. C’était une femme de la contrée du Teslin, habituée de longue date aux emportements de son mari. Une raquette se détachait-elle, ou bien se trouvait-on en présence d’une question de vie ou de mort ? Elle savait tout de suite de quoi il retournait, rien qu’au ton et à l’importance du juron. Aussi comprit-elle en l’occurrence qu’il convenait de prêter quelque attention à ce qui se passait.

Une longue pirogue, dont les pagaies reflétaient les rayons du soleil déclinant vers l’Ouest, traversait diagonalement le courant et se dirigeait vers la baie.

Hay Stockard ne la quittait pas des yeux. Trois hommes pagayaient avec des mouvements rythmés et précis, mais un mouchoir rouge, noué sur la tête de l’un d’eux, frappa son regard.

— Bill ! cria-t-il. Oh, Bill !

Un géant à l’aspect balourd et dégingandé se glissa en roulant hors d’une des tentes, bâilla et se frotta les paupières encore lourdes de sommeil. Il aperçut l’étrange pirogue, et écarquilla soudain les yeux.

— Par Mathusalem ! C’est ce damné pilote du ciel !

Hay Stockard fit un signe de tête résigné, esquissa un geste comme pour prendre son fusil, puis haussa les épaules.

— Descends-le ! — suggéra Bill, — et l’affaire sera réglée tout de suite. Si tu ne m’écoutes pas, il va sûrement tout faire rater.

Mais l’autre déclina cette mesure radicale et s’en alla, en ordonnant à la femme de reprendre ses occupations. Puis il emmena Bill le long du rivage.

Les deux Indiens qui occupaient la pirogue l’échouèrent sur le bord de la baie tandis que le Blanc, remarquable par son luxueux couvre-chef, remontait la berge.

— Comme Paul de Tarse, je vous salue. Que la paix soit avec vous dans la grâce du Seigneur !

Ses avances furent accueillies sans enthousiasme et ne reçurent aucune réponse.

— Salut à toi, Hay Stockard, blasphémateur et philistin. Dans ton cœur vit le culte de Mammon, dans ton esprit s’agitent les diables astucieux, et dans ta tente demeure la créature avec laquelle tu vis en concubinage. Cependant, même en ce lieu sauvage, moi Sturges Owen, apôtre du Seigneur, je t’ordonne de te repentir et de rejeter au loin tes iniquités.

— Épargnez vos homélies, épargnez-les ! répondit Hay Stockard d’un ton bourru. Il vous les faudra tout à l’heure pour Baptiste Le Rouge, là-bas. Et il désigna de la main le camp indien d’où le métis, le regard rivé sur eux, s’efforçait de reconnaître les nouveaux venus.

Sturges Owen, propagateur de la lumière et apôtre du Seigneur, se planta sur le haut de la pente et ordonna à ses hommes d’apporter le campement.

Stockard l’y accompagna.

— Écoutez, dit-il au missionnaire, en le saisissant par l’épaule et en le faisant pirouetter sur lui-même. Est-ce que vous tenez à votre peau ?

— Ma vie est sous la garde du Seigneur, et je me borne à travailler dans sa vigne.

— Ça va, ça va ! Est-ce un poste de martyr que vous cherchez ?

— Si c’est sa volonté !

— En ce cas, vous serez servi à souhait. Mais je tiens auparavant à vous donner un petit conseil, vous en ferez ce que vous voudrez. Je vous préviens que si vous restez ici, votre carrière va se trouver subitement brisée, et non seulement la vôtre, mais celle de vos hommes, celle de Bill et celle de ma femme.

— Laquelle est une fille de Belial, et ne révère point la véritable Église.

— …Et la mienne propre. Passe encore que vous vous attiriez des désagréments, mais nous allons en être les victimes. Si vous vous en souvenez, nous avons hiverné ensemble l’année dernière. J’ai pu me rendre compte que vous étiez un brave homme et un crétin. Que vous estimiez être votre devoir de combattre le paganisme, c’est fort bien, mais au moins apportez quelque discernement dans la manière dont vous l’exercez. Cet homme-là, Baptiste le Rouge, n’est pas un Indien ; il descend de la même souche que nous. Il est aussi tenace que j’ai jamais pu l’être et aussi sauvagement fanatique dans un sens que vous l’êtes dans l’autre. Quand vous serez aux prises, vous et lui, l’enfer sera déchaîné. Pour ma part, je me soucie fort peu d’être mêlé à cette affaire. Comprenez-vous ? Suivez mon conseil, et déguerpissez ! En descendant le fleuve, vous rencontrerez les Russes. Il y a sûrement des prêtres du rite grec parmi eux, qui vous feront passer sain et sauf jusqu’à la mer de Behring, à l’embouchure du Yukon et d’où il ne vous sera pas difficile de gagner les pays civilisés. Croyez-m’en, fuyez aussi vite que Dieu vous le permettra.

— Celui qui porte Dieu en son cœur et l’Évangile dans sa main se moque des machinations des hommes ou du diable, répondit avec fermeté le missionnaire. Je verrai ce pêcheur et je triompherai de son impiété. Une brebis égarée qu’on ramène au bercail est une plus grande victoire que la conversion de mille païens. Celui qui est fort dans le mal peut être autant dans le bien, ainsi qu’en témoigna Saül lors de son voyage à Damas pour ramener des chrétiens captifs à Jérusalem. Et la voix du Sauveur lui parvint, clamant : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » Et là-dessus, Paul se rangea du côté du Seigneur et devint par la suite un puissant sauveur d’âmes. Suivant ton exemple, Paul de Tarse, je cultive le champ du Seigneur, en butte aux épreuves, aux tribulations, aux rebuffades, aux sarcasmes, aux coups et aux injures pour l’amour de Lui.

— Apportez le petit sac de thé et une bouilloire d’eau, cria-t-il aussitôt après à ses rameurs, sans oublier le quartier de caribou et le poêlon.

Quand ces trois hommes, convertis jadis par lui, furent arrivés sur la berge, ils tombèrent à genoux, les mains embarrassées, les épaules chargées du matériel de campement, et offrirent à Dieu des actions de grâces pour leur avoir permis de traverser le désert et d’arriver à bon port.

Hay Stockard regardait s’accomplir le rite d’un air goguenard et désapprobateur. Son esprit pratique ne pouvait en saisir le côté romanesque et solennel… Baptiste Le Rouge, qui l’épiait toujours au loin, reconnut la posture traditionnelle. Il revit en pensées la jeune femme qui avait partagé sa couche sous les étoiles, dans les collines et les forêts, et la femme-enfant qui reposait quelque part au bord de la morne baie d’Hudson.

III

— Que diable, Baptiste ! Il ne peut être question de cela, pas un instant ! Cet homme est un imbécile, et un être inutile dans la création, je te l’accorde volontiers. Tu conviendras cependant que je ne peux te le livrer ainsi.

Stockard s’arrêta, essayant de traduire par ses paroles les rudes convictions morales qu’il sentait dans son cœur.

— Il m’a tourmenté autrefois, Baptiste, et il recommence aujourd’hui ; il m’a causé toute sorte de tracas, mais ne vois-tu pas qu’il est de ma race ? un blanc, et… et… Eh bien ! je ne pourrais racheter ma vie aux dépens de celle d’un autre, fût-il un nègre.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Baptiste Le Rouge. Je t’ai fait grâce tout à l’heure ; maintenant je te donne le choix. Je vais revenir accompagné de mes prêtres et de mes guerriers ; ou bien je te tuerai, ou bien tu renieras ton Dieu. Abandonne-moi ton prêtre et tu pourras partir en paix, sinon votre piste se terminera ici. Tout mon peuple est contre vous, jusqu’aux enfants. Tu vois : ils ont déjà enlevé vos pirogues.

Il montra le fleuve. Des gamins, tous nus, descendus à la nage au fil de l’eau, avaient détaché les pirogues qu’ils lançaient dans le courant. Une fois parvenus hors de portée d’un coup de fusil, ils grimpaient par-dessus bord, et pagayaient vers le rivage.

— Livre-moi le prêtre et je te les rends. Allons ! décide-toi, mais réfléchis bien avant de parler.

Stockard hocha la tête. Son regard tomba sur la femme du Teslin qui allaitait son fils, et il aurait cédé, si ses yeux n’avaient rencontré les hommes qui se tenaient devant lui.

Sturges Owen continuait à pérorer.

— Je n’ai pas peur, dit-il. Le Seigneur me soutient de sa main droite, et je suis prêt à me rendre seul au camp du mécréant. Il n’est pas trop tard. La foi renverse des montagnes. Même à la onzième heure, je puis encore gagner son âme à la Vérité.

— Attrape cette brute de métis et ligote-le, chuchota Bill à l’oreille de son chef, tandis que le missionnaire, affalé sur le tapis, discutait avec les païens. Prends-le comme otage et assomme-le si les autres résistent.

— Non ! répondit Stockard. Je lui ai juré qu’il pouvait nous parler sans crainte. Ce sont les règles de la guerre, Bill, les règles de la guerre. Il a joué franc jeu et ne nous a pas pris en traître. Et puis, que diable ! mon vieux, je ne peux pas manquer à ma parole.

— Lui aussi tiendra la sienne, sois tranquille.

— Je n’en doute pas, mais je ne supporterai pas qu’un métis se montre plus beau joueur que moi. Pourquoi ne pas lui accorder ce qu’il demande ? Abandonnons-lui le missionnaire et que tout soit dit.

— N… non, répondit Bill en hésitant.

— C’est là que le soulier te blesse, hein ?

Bill rougit un peu et laissa tomber la conversation. Le métis attendait toujours la décision. Stockard vint à lui.

— Voici ce que j’ai à dire, Baptiste. J’ai traversé ton village tout à fait par hasard, en me rendant vers le haut du Koyukuk. Je ne voulais faire aucun mal, et mon cœur est encore plein des meilleures intentions. Ce prêtre est venu te voir sans que je l’y aie invité. N’eussé-je pas été là, il serait venu tout de même. Maintenant qu’il se trouve parmi nous, comme il appartient à ma race, mon devoir est de le défendre. Je n’y faillirai pas. Mais songes-y, ce ne sera pas un jeu d’enfant. Quand tout sera fini, ton village sera vide et silencieux et ta tribu ravagée comme par une famine. Nous aurons disparu, il est vrai, mais quand même, la fleur de tes guerriers…

— Mais les survivants auront la paix, et la religion des dieux étrangers et les paroles de leurs prêtres ne bourdonneront pas dans leurs oreilles.

Les deux hommes haussèrent les épaules et se détournèrent chacun de son côté. Le métis revint à son propre camp.

Le missionnaire appela ses deux hommes, et ils se mirent en prière.

Stockard et Bill abattirent les quelques pins qui les entouraient et les disposèrent en manière de retranchement à hauteur d’homme.

Le bébé s’étant endormi, sa mère le coucha sur un tas de fourrures et prêta la main pour fortifier le camp. Trois côtés se trouvaient ainsi protégés, la pente rapide empêchant toute attaque par derrière.

Ces préparatifs terminés, les deux hommes parcoururent le terrain découvert et le débarrassèrent des broussailles clairsemées çà et là.

Du camp opposé s’élevait le grondement des tambours de guerre et les voix des prêtres excitant la colère de leur peuple.

— Le pire est qu’ils vont tous se précipiter sur nous en même temps, dit Bill, comme il revenait la hache sur l’épaule.

— Et attendre jusqu’à minuit, au moment où il fait trop noir pour bien tirer.

— Alors commençons le bal. Il n’est pas trop tôt.

Bill échangea sa hache pour un fusil et se coucha avec soin sur le sol. Un des sorciers, se dressant plus haut que les autres Indiens, se détachait distinctement. Il le visa.

— Tout est prêt ? demanda-t-il.

Stockard ouvrit la boîte aux munitions, plaça la femme à l’abri pour qu’elle pût recharger les armes, et donna le signal.

Le sorcier s’écroula. Il y eut un instant de silence, puis un hurlement sauvage et une volée de flèches d’os s’abattit à peu de distance du retranchement.

— Je serais content de voir le bougre de près, dit Bill, en remplaçant la douille vide. Je jurerais que je l’ai troué juste entre les deux yeux.

— Cela n’aura pas suffi ! dit Stockard en hochant tristement la tête.

Évidemment, Baptiste avait apaisé les plus belliqueux de ses hommes et, au lieu de déclencher une attaque à la grande lumière du jour, le coup de fusil avait provoqué une retraite précipitée et les Indiens s’étaient retirés du village, hors de la ligne de feu.

Dans l’excitation de sa ferveur de prosélytisme, soutenu par la main de Dieu, Sturges Owen se serait aventuré seul dans le camp du mécréant, prêt aussi bien au martyre qu’au miracle. Mais, pendant la trêve qui s’ensuivit, la fièvre de ses convictions s’éteignit peu à peu et sa véritable nature reprit le dessus. La peur physique l’emporta sur l’espoir divin, et l’amour de Dieu fut maté par celui de la vie.

Pour lui ce n’était pas une première expérience, ses anciennes faiblesses allaient réduire à néant ses sublimes résolutions. Il connaissait fort bien ce genre de lutte, où il avait toujours eu le dessous. Il se remémorait le jour où ses compagnons, surpris par une effroyable débâcle glaciaire, se débattaient comme des fous à coups de pagaies contre les premières vagues qui menaçaient de les engloutir. Au moment le plus critique, il avait, jouet d’une épouvante bien humaine, laissé tomber sa propre rame pour implorer éperdument la pitié de son Dieu. Et il en avait été de même en bien d’autres circonstances. Ce sont là des souvenirs qu’on n’aime pas à évoquer. Il se sentait humilié de constater en lui l’esprit si fort et la chair si faible. Mais l’amour de la vie ! L’amour de la vie ! Il ne pouvait l’extirper de son être. Pour cet amour, ses ancêtres obscurs avaient perpétué leur race, et il était destiné à la continuer. Son courage, — si on peut employer ce terme, — son courage était pétri de fanatisme. Celui de Stockard et de Bill s’inspirait d’un idéal aux racines profondes. Ils aimaient la vie autant que lui, mais s’attachaient davantage aux traditions de la race. Ils ne défiaient pas la mort, mais ils étaient assez braves pour refuser de vivre au prix de la honte.

Le missionnaire se dressa soudain, aiguillonné par la soif du sacrifice. Il esquissa le geste d’escalader sa barricade pour se rendre à l’autre camp, mais se laissa retomber, masse tremblante et gémissante.

— L’homme s’agite et Dieu le mène ! Que suis-je pour mépriser ses décisions ? Avant la création du monde, tout l’avenir était déjà consigné au livre de la vie. Ver de terre que je suis, oserai-je en effacer les pages ? L’esprit doit se soumettre à la volonté divine !

Bill l’empoigna, le planta debout et, sans mot dire, le secoua violemment. Puis il le lâcha — paquet de nerfs apeuré — et porta son attention sur les deux convertis Mais ceux-ci, impassibles, procédaient avec bonne humeur et diligence aux préparatifs du combat.

Stockard, après un bref conciliabule à voix basse avec la femme du Teslin, se tourna vers le missionnaire. Apporte-le ici, ordonna-t-il à Bill. Et maintenant, dit-il à Sturges Owen, quand celui-ci eut été déposé devant lui, tu va nous marier et grouille-toi, hein ? Et s’adressant à Bill, il ajouta en manière d’excuse :

— On ne sait pas comment tout cela peut finir, aussi ai-je pensé mettre de l’ordre dans mes affaires.

La femme obéit aux ordres de son seigneur blanc. La cérémonie ne prenait pour elle aucune signification. À ses yeux elle était son épouse, et cela dès le premier jour de leur rencontre. Les convertis servirent de témoins. Bill se tint près du missionnaire et l’aida dans ses défaillances de mémoire. Stockard souffla les réponses à la femme et, le moment venu, à défaut de mieux, il lui entoura le doigt avec son pouce et son index, en guise d’anneau.

— Embrasse la mariée ! tonna Bill, et Sturges Owen n’eut pas la force de refuser.

— Maintenant, baptise le petit !

— Et dans les règles, hein ! ajouta Bill.

— Voilà le bagage qu’il faut pour une nouvelle piste, expliqua le père en prenant l’enfant des bras de sa mère.

Stockard se mit à plaisanter.

— Un jour, dit-il, j’étais allé me faire ravitailler aux Cascades. On m’avait fourré de tout dans mon sac, sauf du sel. Tant que je vivrai, je me rappellerai la fadeur de ces aliments ! Si la femme et la môme doivent, ce soir, partir pour le grand voyage, au moins seront-ils, eux, pourvus de sel pour leur casse-croûte. Entre nous. Bill, tout cela n’est que fumisterie, mais si ça n’avance à rien, ça ne peut non plus faire du mal.

Une tasse d’eau servit de fonts baptismaux ; on emmena l’enfant dans un coin bien abrité de la palissade. Les hommes firent du feu et préparèrent le repas du soir.

Le soleil, précipitant sa course vers le Nord, s’abaissait graduellement à l’horizon où le ciel se teinta de sang. Les ombres s’allongèrent, la lumière diminua et, dans les retraites obscures de la forêt, la vie s’éteignit peu à peu. Les oiseaux sauvages du fleuve eux-mêmes atténuèrent leurs rauques bavardages et renouvelèrent une fois de plus leur simulacre de sommeil nocturne.

Seuls, les Indiens accentuaient leur vacarme ; les grands tambours de guerre tonnaient à qui mieux mieux, et les voix s’élevaient en chants sauvages. Mais quand le soleil fut couché, le tumulte cessa. À minuit, le silence était complet partout à la ronde. Stockard, agenouillé, jeta un coup d’œil par-dessus les troncs d’arbres. À ce moment, l’enfant poussa un gémissement, et il sursauta. Lorsque la mère se pencha sur le bébé, celui-ci s’était déjà rendormi.

Le calme était profond, incommensurable.

Tout à coup, à plein gosier, les rouges-gorges saluèrent l’aurore de leur concert. La nuit était déjà terminée.

Une vague de formes confuses déferla sur le terrain découvert. Les flèches commencèrent à siffler, les cordes des arcs à vibrer, et le fracas des fusils leur donna la réplique. Un javelot, vigoureusement lancé, traversa de part en part la femme du Teslin, penchée sur son petit. Une flèche perdue pénétra par un interstice des troncs d’arbres et alla se planter dans le bras du missionnaire.

Il ne fallait pas songer à arrêter la ruée. Les cadavres des Indiens s’amoncelaient, mais les survivants continuaient d’avancer et venaient, comme une mer, se briser contre la barricade qu’ils submergeaient.

Sturges Owen se réfugia dans la tente, tandis que les autres étaient emportés dans le flot humain où ils disparurent.

Hay Stockard émergea seul de la surface. Il avait réussi à saisir une hache, dont il frappait à tour de bras les Peaux-Rouges qui se dispersèrent en hurlant comme des chiens.

Une main noire, empoignant l’enfant par un pied, l’arracha de dessous le cadavre de sa mère. Tournoyant au bout d’un bras, le pauvre petit corps vint s’écraser contre la barricade. D’un coup de hache, Stockard fendit la tête de l’homme jusqu’au menton. Puis, frappant sans relâche, il se mit à déblayer le terrain. Les sauvages se resserraient en cercle autour du blanc, et firent pleuvoir sur lui une grêle de javelots et de flèches à pointes d’os.

Tout à coup, le soleil se montra. Ils continuèrent, dans l’ombre rougeâtre, à reculer, puis à avancer, suivant les chances de la bataille. À deux reprises, Stockard eut le bras comme paralysé par les coups par trop violents que lui assénaient les Indiens. Ceux-ci en profitèrent pour se jeter sur lui, mais chaque fois il parvint à se ressaisir et à les éloigner avec sa hache.

Ils tombaient sous Stockard, qui piétinait les morts et les moribonds dans la boue rouge et glissante. Le soleil continuait à briller et dans l’air retentissait le chant des rouges-gorges.

Les Indiens épouvantés s’écartèrent du Blanc qui, hors d’haleine, s’appuya sur sa hache.

— Sang de mon âme ! — cria Baptiste Le Rouge — tu es au moins un homme, toi ! Renie ton Dieu, et je t’accorde encore la vie.

Stockard repoussa son offre par un juron, faiblement, mais avec dignité.

— Regarde donc ! Voici une femme !

On venait d’amener Sturges Owen devant Baptiste. À part une égratignure au bras, il était indemne. Il jetait néanmoins autour de lui des regards affolés par la peur. Le corps de l’héroïque blasphémateur, couvert de blessures et hérissé de flèches, appuyé d’un air de défi sur sa hache, calme, indomptable, superbe, finit par fixer son attention languissante. Il envia un instant ce héros capable d’affronter les portes de la mort avec un telle sérénité. Sûrement cet homme, et non lui, Sturges Owen, avait dû être coulé dans le même moule que le Christ. Il entendit confusément gronder en lui la malédiction de ses ancêtres, et rougit de la lâcheté morale qui, du fond d’un long passé, s’était transmise jusqu’à lui. Alors, plein de colère, il s’indigna contre cette puissance créatrice, dont le symbole lui importait peu à présent, et qui l’avait façonné, lui, son serviteur, de si faible argile.

Cette révolte intérieure et la pression des faits eussent suffi pour amener un homme d’un autre calibre que Sturges Owen à abdiquer sa foi ; pour celui-ci, les conséquences étaient inévitables.

Si on l’avait élevé à la dignité de servir le Seigneur, c’était pour mieux l’abaisser ensuite. On lui avait bien donné la foi et l’esprit, mais il lui manquait la force qui permet de surmonter tous les obstacles.

— Où est maintenant ton Dieu ? demanda le métis.

— Je n’en sais rien ! répondit-il, droit et immobile comme un enfant récitant son catéchisme.

— As-tu seulement un Dieu ?

— J’en avais un !

— Et maintenant ?

— Je n’en ai plus.

Hay Stockard essuya le sang qui lui coulait dans les yeux, et partit d’un éclat de rire. Le missionnaire le regarda étrangement, et comme dans un songe. Il lui sembla qu’une infinie distance le séparait du présent, comme s’il eut été soudain transporté dans le recul des âges. Dans le drame auquel il venait d’assister, et celui qui se déroulait maintenant, il ne jouait aucun rôle. Il regardait en spectateur, de loin, de très loin.

Les paroles de Baptiste lui parvinrent comme assourdies.

— Très bien ! veillez à ce que cet homme parte librement et qu’il ne lui soit fait aucun mal ! qu’il s’en aille en paix ! Donnez-lui une pirogue et des provisions. Dirigez-le du côté des Russes, afin qu’il puisse parler à leurs prêtres de Baptiste Le Rouge, dans la contrée duquel il n’y a pas de Dieu.

Les guerriers le conduisirent au bord du talus, et là ils s’arrêtèrent pour être témoin du dernier acte de la tragédie.

Le métis se tourna du côté de Hay Stockard.

— Il n’y a pas de Dieu ! affirma-t-il.

Pour toute réponse, l’homme se mit à rire. Un des jeunes Indiens se préparait à lancer un javelot de guerre.

— As-tu un Dieu ?

— Oui ! le Dieu de mes pères.

Il changea sa hache de place pour l’avoir mieux en main. Baptiste Le Rouge fit un signe et le javelot arriva en plein dans la poitrine du blanc. Sturges Owen vit la pointe d’ivoire lui ressortir dans le dos. Puis l’homme chancela, le sourire toujours aux lèvres, tomba en avant, et on entendit le bruit sec que fit la flèche en se brisant sous son poids.

Alors, le prêtre descendit le fleuve pour porter aux Russes le message de Baptiste Le Rouge, dans le pays duquel il n’existait pas de Dieu.