À tire-d’aile (Jacques Normand)/20

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 85-92).

XIX

LES TENTATIONS D’ANTOINE.


À M. E. DELANNOY


Antoine est mon nom de baptême :
C’est un nom comme un autre fait,
Nom qui ne dit rien par lui-même,
Ni long, ni court ; ni beau, ni laid.

C’est effacé, c’est terne… Antoine…
Un homme portant ce nom-là
Doit tenir à la fois d’un moine
De John Falstaff et de Pança…


Eh bien, non, non ! — Car, au contraire,
Antoine est un nom dépravé,
Qui cause à son propriétaire
Tous les tourments d’un réprouvé !

Ce nom a des vertus magiques,
Et tout homme qui l’a porté
De tentations diaboliques
Fut sans cesse persécuté !

Ô supplice ! ô longue souffrance !
Nom fatal, à jamais maudit,
Dont l’inévitable influence
Partout, toujours, me poursuivit !

À peine au début de la vie,
Quand je marchais sur les genoux,
Pour une assiette de bouillie
J’avais déjà des désirs fous.


Je voulais quand même chacune
Des choses qui frappaient mes yeux :
Pour n’avoir pu prendre la lune,
J’eus des désespoirs furieux.

À quinze ans, captif des écoles,
Je ne rêve que liberté,
Galons, plumets et bottes molles,
Moustache en croc, sabre au côté !

À vingt ans, mes désirs en flamme,
Me causent des tourments affreux :
Je n’aperçois pas une femme
Sans en devenir amoureux !

Depuis vingt ans jusques à trente
Sans répit, sans exception,
Tout ce qui peut tenter me tente :
Je vis dans la tentation !


Tentation de la richesse
Surtout quand je n’ai plus un sou !
Quand je suis fou, de la sagesse !
Quand je suis sage, d’être fou !

Tentation d’air, de verdure,
Quand je suis à Paris l’été !
Tentation d’avoir voiture
Lorsque par terre il fait crotté !

Tentation de dinde grasse
Dans l’étalage éblouissant,
Joignant ses pattes avec grâce
Comme pour prier le passant !

Tentation d’être ministre
Ou colonel de cuirassiers !
Parfois, tentation sinistre
D’étrangler tous mes créanciers !…


Enfin, un jour, dans ma cervelle,
Naquit — hélas ! pour mon malheur ! —
Une tentation nouvelle
Que je maudis du fond du cœur.

Garçon, je voulus prendre femme.
L’affaire se fit promptement :
J’étais alors tout feu, tout flamme,
Je brûlais comme un vrai sarment.

Ma fiancée était aimable,
Mon beau-père semblait parfait,
Ma belle-mère… supportable :
Je serais heureux tout à fait.

Mais le lendemain de la noce,
Par un brusque revirement,
Ma femme me parut atroce,
Mon beau-père un être assommant,


Ma belle-mère une harpie…
Bref, tout penaud de la leçon,
Depuis lors je n’ai qu’une envie :
Pouvoir redevenir garçon !

Ma femme est rêche, acariâtre,
Et parfois je me suis senti
Des tentations de la battre…
Qui n’ont pas encore abouti.

Mais il faudra que j’y succombe,
Car c’est une fatalité
Pour moi, d’être jusqu’à la tombe
Tenté, tenté, toujours tenté !

Antoine ! Antoine ! Ah ! quelle chaîne !
Quel fardeau ! J’aurais pu si bien
M’appeler Chrysostôme, Arsène,
Ou simplement Sébastien !


Non ! non ! sans rien vouloir comprendre,
Sans profits comme sans raisons,
C’est ce nom-là qu’ils s’en vont prendre
Entre quinze mille autres noms !

Pour rompre ce lien funeste
Et conjurer le mauvais sort,
Hélas ! un seul moyen me reste,
La mort ! la mort ! vienne la mort !

Mais qui sait ?… Voudrai-je la suivre ?
N’aurai-je pas tentation
Près de mourir, de vouloir vivre,
Par esprit d’opposition ?

Ô mon patron ! ô moine austère !
Toi qui, si doucement tenté,
As su rester… célibataire,
Protége-moi, par charité !


Guéris-moi du mal qui me blesse
Quel que doive être le moyen…
Fût-ce de traîner à la laisse
Un compagnon comme le tien !

Et vous tous, je vous en supplie,
Par ce tourment que j’ai souffert,
Tourment affreux, qui de ma vie,
A fait un véritable enfer,

Par l’expérience tardive
Qu’en eut l’Antoine que voilà…
Si jamais un fils vous arrive,
Ne lui donnez pas ce nom-là !