À tire-d’aile (Jacques Normand)/8

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 43-48).

VII

LE BAISER.


(Sur un tableau de Carolus Duran.)


L’esprit fatigué du bruit de la fête,
Las du froid contact d’un monde banal,
Avides de calme et de tête-à-tête,
Les deux amoureux ont quitté le bal.

Elle a sur son dos jeté la fourrure
Qui se drape autour de ses seins dorés :
À travers la nuit la sombre voiture
Roule avec fracas : les voilà rentrés !


Dans la chambre fraîche où chante en cadence
L’horloge de Boule au tic-tac joyeux,
Tout est solitude, et calme, et silence…
Enfin ils sont seuls, les deux amoureux.

« Oh ! vite ! bien loin la lourde pelisse
Fardeau trop pesant pour tes bras ployés !
Qu’au long de ton corps, elle tombe, glisse,
Et comme un serpent s’enroule à tes pieds !

« Bien loin l’éventail aux mobiles branches !
Ce bouquet d’un soir, aux parfums usés,
Et ces gants maudits, serrant tes mains blanches,
Laissant sur tes doigts leurs sillons rosés ! »

Au bord du divan elle s’est couchée ;
Lui, parmi les flots de ses longs cheveux,
Tenant d’une main sa tête penchée
Le cœur sur son cœur, les yeux dans ses yeux :


« Dis ! pendant ce bal, maussade cohue,
Qui m’a si longtemps séparé de toi,
Alors que j’étais si loin de ta vue,
Ton âme toujours était-elle à moi ?

« Dis ! quand un valseur — ô la jalousie ! —
De ton jeune sein pressait les contours,
À moi, qui voudrais te donner ma vie,
À moi, pensais-tu ? pensais-tu toujours ?

« Que je les maudis, ces heures cruelles,
Et ces gens guindés, à l’aspect moqueur,
Passants d’un instant, figures nouvelles,
Qui venaient frôler notre cher bonheur !

« Dans ces grands salons dont l’éclat m’irrite,
J’errais tristement, les esprits perdus,
Et mon cœur battait la moitié moins vite,
Depuis que le tien ne l’écoutait plus !


« Comme la pervenche, en suivant la terre,
Cherche l’ombre et fuit les rayons du jour,
Ainsi la tendresse aime le mystère,
Et la solitude est sœur de l’amour.

« Maintenant enfin, ô ma bien-aimée,
Loin des curieux et des importuns,
Voici sur mon sein ta tête embaumée,
Tes grands yeux rêveurs et tes longs cils bruns.

« Nous l’avons enfin retrouvé, ma mie,
Le nid, l’heureux nid de nos beaux plaisirs,
Le foyer connu, la chambre endormie,
Toute pleine d’ombre et de souvenirs.

« Ah ! mon être entier n’est plus que tendresse…
Dans ce coin béni, sous ces rideaux sourds,
Que je voudrais vivre avec toi sans cesse…
M’aimes-tu, mon cœur, m’aimes-tu toujours ? »


Elle, sans parler, avec un sourire,
Qui monte à sa bouche et vient s’y poser,
Entoure son cou, vers elle l’attire,
Et lui répond oui dans un long baiser.

Ô prélude ardent des sublimes fièvres !
Baiser, de l’amour tendre et doux soupir,
Qui, né dans un cœur, au contact des lèvres
Dans un autre cœur passe et vient mourir !

Enfants, aimez-vous ! — La lune au front chauve
Rapidement, glisse à travers la nuit ;
Dans le coin obscur, au fond de l’alcôve,
Derrière un rideau l’amour vous conduit.

Aimez-vous encor ! — Là-haut, chaque étoile,
Brille dans le ciel comme un diamant :
C’est l’instant heureux où le dernier voile
Tombe au souffle ardent d’un embrassement !


Aimez-vous toujours ! — Dans l’ombre discrète
Le rossignol dit son amoroso ;
Bien loin est le jour ! Bien loin l’alouette !
Aime, ô Juliette ! Aime, ô Roméo !