À travers l'Afrique/Chapitre03
CHAPITRE III
Le 28 mars, ennuyé d’attendre, je me décidai à partir, laissant aux Béloutches du fort de Kikoka les ballots que je ne pouvais pas emporter, et dont se chargeraient les hommes qui viendraient avec Murphy.
J’appelai mes gens à cinq heures et demie du matin ; il y avait eu dans la nuit sept nouvelles désertions, qui portaient à vingt-cinq le chiffre des absents. Un plus grand nombre encore étaient cachés dans le village, dans l’herbe, dans la jungle ; de sorte qu’il nous fut impossible d’être en marche avant dix heures.
La maladresse se joignait à l’indolence ; il n’y avait pas moyen d’apprendre aux askaris à charger les ânes d’une manière convenable ; nous étions obligés de faire leur besogne, tandis qu’ils se croisaient les bras. Livrés à eux-mêmes, ils essayaient d’attacher la croupière autour du cou ; et plaçaient le coussinet de façon à le rendre complètement inutile.
Enfin la caravane s’ébranla. Pendant plus de deux heures, la marche fut agréable : un pays charmant, un sol ondulé, revêtu d’herbe, entrecoupé de lisières de haute futaie. Çà et là, des buttes couronnées d’arbres et de massifs de verdure ; tandis qu’au loin s’élevait, à notre droite, la chaîne de monticules où est situé Rosako, et où les nids de pillards qui l’avoisinent sont échelonnés sur la route qu’a suivie Stanley ; dans sa recherche de Livingstone.
Nous nous arrêtâmes pour la nuit au sommet d’un tertre. Les cabanes des hommes furent disposées de manière à former une enceinte. On dressa nos tentes au milieu du cercle, où l’on éleva une grande hutte, qui servit de magasin et de corps de garde. Avant le coucher du soleil, on attacha les ânes dans l’intérieur du camp, et l’entrée de celui-ci fut close : précaution prise à la fois contre les bêtes féroces et les voleurs.
À l’arrivée de la caravane au lieu du bivouac, les hommes se divisaient par kammbis ou chambrées de trois à sept individus. Dans chaque groupe, l’un des membres était choisi pour faire la cuisine, tandis que les autres bâtissaient les abris.
Par l’effet de cette division du travail, dans tous les endroits où l’herbe est abondante et le bois convenable, le camp s’établit avec une rapidité merveilleuse. L’un des ouvriers apporte une perche qui formera l’arête de la toiture, et prend la direction de la bâtisse. Les autres préparent les fourches qui soutiendront la poutrelle, coupent des baguettes pour en faire des solives, fournissent l’écorce avec laquelle seront liées les pièces de la charpente, et l’herbe dont on fera la couverture et la literie.
À l’intérieur de la hutte, chaque brin d’herbe est soigneusement arraché ; une couche d’herbe, couche épaisse, est étendue par terre, et constitue une espèce de sommier sur lequel sont posées les nattes. Quelques individus plus délicats se font, avec des branchages, une petite couchette qui les préserve de l’humidité du sol.
En moins de deux heures l’aménagement est complet. Chaque groupe se met à dîner, puis va dormir jusqu’au repas du soir, qui a lieu au coucher du soleil. Après le souper on fume, on jase, et à huit ou neuf heures, à peu d’exceptions près, tout le monde rentre dans les cabanes et s’endort. Parfois un éveillé, pensant avoir quelque chose d’important à dire à son tchoum (son ami), qui gîte de l’autre côté du bivouac, interpelle son camarade à pleins poumons et continue ses hurlements jusqu’à ce qu’il ait obtenu une réponse ; généralement ses cris lui ont fait oublier ce qu’il voulait dire, et il a mis tout le camp en émoi pour rien.
Après deux jours de marche en même pays, les guides nous conseillèrent de faire halte pour nous ravitailler. Je partis donc avec Bombay et un certain nombre d’hommes pour un village que l’on disait être voisin, laissant à Dillon la surveillance du camp. Afin de paraître aux yeux des naturels en tenue convenable, j’avais pris une tunique blanche, un pantalon d’égale blancheur et mis un voile vert à mon casque ; tenue qui, d’après Dillon, me faisait ressembler à un paysan de théâtre, au jour de ses noces.
Dans tous les cas, j’étais mal équipé pour une après-midi pluvieuse, comme me l’apprit bientôt une averse diluvienne qui, en quelques minutes, me trempa jusqu’à la moelle, fit du sentier un ruisseau, et d’un noullah[1], que j’avais passé le matin à pied sec, un torrent considérable ; mais croyant à la proximité du village, je continuai ma route.
Une marche de sept milles nous conduisit à un petit groupe de cases en formes de ruches ; c’était la capitale du district. Le chef n’était pas là ; et son fils, un élégant infatué de sa personne, ne voulut rien vendre en l’absence du maître. Après beaucoup de marchandage, j’obtins de l’un des villageois une chèvre et quelques œufs, mais ne trouvai rien pour mes hommes.
Poursuivant nos recherches, nous traversâmes un affluent du Kinngani, où l’eau nous monta jusqu’aux aisselles, Nous découvrîmes ensuite quelques misérables huttes, d’où mes gens ne purent tirer qu’une ou deux racines de manioc.
L’heure était avancée ; il fallait revenir. Bombay nous dit qu’il connaissait un chemin de traverse ; nous le prenons pour guide ; et nous voilà plongés dans un fouillis de grandes herbes ruisselantes. Le jour s’en va ; nous sommes toujours dans l’herbe, en pleines ténèbres, et complètement perdus.
Javais bien cru m’apercevoir que Bombay faisait fausse route ; mais lui et tous les autres avaient prétendu le contraire, et je n’avais pas insisté. J’ignorais alors que l’Africain, bien qu’il se rappelle les moindres détails du sentier qu’il a suivi une fois, est inhabile à s’ouvrir un nouveau chemin. Vers neuf heures, nous trouvant dans un marécage boisé, et nos coups de fusil n’obtenant pas de réponse, je cherchai un endroit relativement sec, où l’on pût allumer du feu, s’établir le moins mal possible et faire rôtir la chèvre.
L’endroit fut découvert et la chèvre mise à la broche. Assis près de la flamme, le dos appuyé contre un arbre, j’essayai de manger un peu de viande ; mais la fatigue empêcha les morceaux de passer. Quant à mes compagnons, ils eurent bientôt expédié la bête.
Aux premières lueurs de l’aube, nous étions en marche. Bientôt nous rencontrâmes des gens que Dillon avait envoyés à notre recherche. Une heure après j’avais gagné le camp, où je me traînai vers mon lit ; car cette nuit passée en plein air, et dans un endroit insalubre, m’avait donné la fièvre.
Pour ajouter à mon ennui, j’avais découvert que si, au lieu d’écouter Bombay, j’avais suivi la direction que je voulais prendre, nous aurions été de retour le soir même.
En arrivant j’étais loin d’avoir le même aspect qu’au départ. Jaquette et pantalon étaient mouillés, déchirés, couverts de boue ; mon voile avait déteint ; et la figure, le casque et les épaules étaient d’un vert pois uniforme.
Une escouade avait été envoyée au sud du Kinngani pour chercher des vivres ; elle revint au bout de trois jours, n’ayant trouvé que du manioc et seulement pour une journée.
Pendant que nous étions là, Robert Moffat nous apporta des lettres du docteur Kirk et d’autres personnes de Zanzibar, ainsi que nos dépêches d’Europe. Il nous donna en même temps des nouvelles de Murphy. Ce dernier était presque entièrement rétabli ; il avait fait abandonner le camp de Chammba Gonéra, et tout le monde était avec lui à Bagamoyo.
Robert n’en pouvait plus ; cette course l’avait exténué. Je lui fis prendre un âne pour retourner auprès de Murphy ; il nous quilla et nous repartîmes.
À nos trois jours de repos succédèrent trois jours de marche dans une contrée qui ressemblait à un parc : un ensemble de prairies avec des bouquets d’arbres, çà et là de petits étangs, de petits bassins où croissaient de beaux nénuphars à grandes fleurs blanches, d’autres à fleurs bleues ; et, dans l’herbe, des lis blancs de toute beauté.
J’avais toujours la fièvre ; tant que durait la marche, je parvenais à rester sur mon âne et à me conserver les idées nettes ; mais arrivé au camp j’étais pris de délire et ne pouvais pas rester debout.
Pendant ce temps-là, Dillon avait toute la peine ; il était seul pour mener la caravane ; néanmoins, grâce à sa vigilance, tout marcha sans encombre.
Le troisième jour, on nous parla d’un village qui se trouvait sur la route ; nous y envoyâmes des messagers pour prévenir le chef de notre approche. Il nous fut rapporté des bruits étonnants : le chef ne voulait pas nous laisser passer ; mais chacun de nos hommes donnant une version différente, nous pensâmes que le rapport était faux.
Toutefois, comme il y avait eu récemment de grandes difficultés entre le chef de ce village et des bandes de pillards venues de Vhouinndé[2], nous fîmes halte pour attendre une réponse à notre message.
Le 7 avril, la réponse n’étant pas arrivée, nous partîmes de grand matin. À midi, nous avions gagné la frontière du district de Msouhouah : de tout côté, des jardins et des champs, du maïs, des patates, des citrouilles, mais pas d’autre signe d’habitations que les spirales de fumée bleuâtre qui s’élevaient du plus épais des jungles.
Sur la route, nos hommes avaient été pris de panique. Quelques-uns d’entre eux, qui formaient l’avant-garde, étaient revenus à toutes jambes, la terreur peinte sur le visage, déclarant qu’ils avaient vu des gens armés (comme si en Afrique on sortait sans armes), qu’il fallait retourner à Bagamoyo, que ce serait folie d’aller plus loin. Nous parvînmes à calmer l’agitation et à persuader aux moins lâches de la bande d’aller parler à ces hommes redoutables. L’un de ceux-ci, qui avait l’armement complet, une lance, un arc, des flèches, etc., revint avec nos braves et voulut bien nous servir de guide. On dressa le camp de bonne heure. J’étais si malade de fièvre et de fatigue, que je me couchai immédiatement.
Le lendemain, le chef vint nous voir. Il nous permit de nous établir près de son village ; puis il m’annonça que par suite d’un arrangement qu’il avait fait avec les gens de Vhouinndé nous avions à lui payer le mhonngo, c’est-à-dire le tribut.
Les deux peuplades s’étaient fait longtemps la guerre sans que, de part et d’autre, la victoire fût décisive ; et ne pouvant pas se dominer, elles avaient fini par s’entendre. Notre chef s’était engagé à livrer à ses anciens adversaires un certain nombre d’esclaves ; il avait reçu en échange l’autorisation de frapper un droit sur toutes les caravanes qui passeraient chez lui, caravanes parties de n’importe quel point de la côte, excepté de Vhouinndé.
Cet incident montre combien le sultan de Zanzibar a peu d’influence sur ses sujets de la terre ferme, et combien il lui est difficile, même avec les meilleures intentions du monde, de supprimer la traite de l’homme dans ses provinces continentales.
Dillon, à son tour, alla voir le chef, qui fut très-courtois et fixa le mhonngo à trente dotis (soixante brasses de cotonnade).
Le jour suivant, après une marche d’une heure et demie, nous nous arrêtâmes à la porte de Msouhouah. Six ou huit grandes huttes bien construites et bien tenues formaient tout le village mais il y avait une autre bourgade dans la jungle voisine.
Tous ces hameaux, bâtis en pleine jungle, n’ont d’autre accès qu’un chemin tortueux, sentier fort étroit d’une fermeture facile, et en cas de guerre ils deviennent imprenables avec les faibles moyens dont l’ennemi dispose. Grâce à leurs forteresses, les gens de Msouhouah peuvent chasser l’esclave sur les terres du voisinage sans crainte de représailles, et les marchés de la côte leur assurent le placement des victimes.
La famine, disait-on, sévissait en face de nous ; il fallait acheter des vivres. L’aimable chef, assurant qu’il serait dangereux pour nos hommes d’aller à la recherche des provisions, offrit d’y envoyer ses propres sujets ; il ne demandait en échange de ce service, qu’à toucher d’avance le prix des denrées. Quand l’obligeant personnage eut reçu l’étoffe, il trouva de nombreuses excuses pour ne pas tenir sa promesse ; et après cinq jours d’attente il nous fallut partir, n’ayant de vivres que pour quatre repas.
Quelques chefs du voisinage profitèrent de ce délai pour venir réclamer le tribut. Je fus assez fou pour donner à l’un d’eux qui s’appelait Mtonnga, soixante brasses de cotonnade (méricani et kaniki) et sept brasses d’étoffe de couleur ; Bombay n’avait persuadé que ce chef demeurait sur notre passage et nous susciterait de grands embarras, si nous refusions de le satisfaire. Je découvris plus tard que le village de ce fourbe n’était pas sur la route que nous suivions, mais au nord de celle-ci, et un peu derrière nous. Un autre, un appelé Kasouhoua, ne demanda rien moins que deux balles d’étoffe ; je découvris heureusement que nous l’avions déjà passé.
La veille de notre départ, nous avions eu la visite des chefs d’une caravane qui avait quitté la côte avant nous, et que des difficultés avaient retenue sur la route de Stanley. Cette caravane, qui appartenait à un Arabe, comptait cependant sept cents hommes, dont la moitié avait des armes à feu.
Notre longue halte à Msouhouah ne fut pas tout à fait inutile ; elle nous donna le loisir d’améliorer les bâts de nos ânes, et me délivra de ma fièvre. Mais pendant ce temps-là un de nos pagazis mourut subitement, et il y eut cinq ou six désertions.
Camp à Msouhouah.
Le 14 avril, ce fut avec beaucoup de peine que la caravane se remit en route. Dès que le repos a excédé la mesure ordinaire, il est toujours difficile de partir.
Sur les huit heures nous rencontrâmes un camp d’Arabes, ou il y avait sept tentes appartenant aux propriétaires de différentes sections. Chacune de ces tentes avait une enceinte d’étoffe ou une palissade faite avec de grandes herbes, pour soustraire aux profanes les mystères du harem.
Les chefs de cette caravane étaient dans un extrême embarras, par suite de la désertion d’un grand nombre de leurs pagazis. J’appris alors combien j’avais à me féliciter de n’avoir perdu qu’une demi-douzaine de mes porteurs, pendant que nous étions à Msouhouah. Les jungles et les hameaux de ce canton fournissent tant de cachettes, qu’il est presque impossible de retrouver les fugitifs, et, pour les gens de la côte, Msouhouah est le lieu de désertion par excellence.
Ces Arabes exprimèrent le vœu de se joindre à nous. Sans les bruits de famine que l’on faisait courir, je n’aurais pas mieux demandé que de faire route avec eux ; mais se procurer des vivres pour tant de monde eût ralenti la marche, en supposant même que le ravitaillement fût moins difficile qu’on ne nous le faisait craindre, et je voulais gagner la plaine de la Makata le plus tôt possible ; chaque jour de retard augmentait le risque de la trouver inondée.
Ne nous arrêtant qu’une demi-heure, nous fîmes ce jour-là dix bons milles, traversant un plateau situé à quatre ou cinq cents pieds au-dessus de notre point de départ. Devant nous se dressait fièrement une chaîne de hautes collines, coiffées de nuages. Le pays était bien cultivé et de nombreux villages s’apercevaient dans les haies, faites de grands arbres, et dans les bouquets de bois. Où le sol n’était pas mis en culture ou couvert de jungles, l’herbe était excellente. La tsélé ne se voyant nulle part, je fus surpris de l’absence de bétail ; car ce pays, bien arrosé, ayant assez d’arbres pour donner de l’ombre pendant la chaleur du jour, semblait destiné à nourrir des troupeaux.
Chaque endroit cultivé renfermait une maisonnette, ou, pour mieux dire, un hangar. Sous cet abri minuscule était des offrandes, placées là pour apaiser les mauvais esprits et les empêcher de nuire aux récoltes.
Plusieurs tombes, couvertes de vaisselle de terre brisée, me furent signalées comme étant des sépultures de chefs. On y avait aussi érigé de petites cases, dont un arbrisseau, généralement de l’espèce des cactus, formait le pilier.
Dans cette marche, nous vîmes pour la première fois des baobabs, qu’on peut appeler les éléphants ou les hippopotames du monde végétal, leurs plus petites brindilles ayant deux ou trois pouces de circonférence, et leurs formes étant d’une laideur grotesque. Celle-ci, toutefois, est atténuée par la beauté de leurs fleurs blanches et le vert tendre de leur feuillage.
À Kisémo, le chef nous amena une de ses chèvres et demanda un tribut de cinquante dotis ; mais comme ce n’était qu’un « petit voleur », sa demande ne fut pas écoutée. Il reçut de nous quatre dotis (huit brasses de cotonnade) en payement de sa bête, quatre dotis comme présent ; et malgré la différence qu’il y avait entre ce chiffre et celui de ses prétentions, il se déclara très-satisfait.
Au départ, le sentier nous fit gravir une côte rapide et traverser un plateau qui, avec de légères ondulations, s’incline à l’ouest jusqu’à une pente abrupte, dont la descente nous conduisit dans la vallée du Lougérenngéri[3]. Des affleurements de grès et de quartz se faisaient souvent remarquer ; les cailloux, cristallins abondaient ; et le sous-sol, rougeâtre par endroits, ailleurs formé de sable pur, d’un blanc d’argent, était revêtu d’une couche épaisse d’humus.
Un grand nombre de belles fleurs réjouirent nos yeux pendant cette marche ; entre autres des lis tigrés, des convolvulus, des primules d’un jaune superbe, et une plante dont la fleur a un peu l’aspect de celle d’une digitale dont la corolle serait dressée. Jusque-là, nous avions rencontré des primevères blanches, ainsi que de grandes marguerites jaunes et de petites fleurs bleues ou rouges, qui ressemblaient beaucoup à nos myosotis.
Après avoir descendu la pente dont il vient d’être question, nous vîmes des arbustes épineux de la taille de l’osier, qui portaient de grandes fleurs violettes en forme de campanule.
Ici, le Lougérenngéri coule dans une large vallée à fond plat, où, quand des orages exceptionnels gonflent ses eaux, il cause de grands désastres. En 1872, par suite des pluies dont fut accompagné l’ouragan qui fit tant de dégâts à Zanzibar, il emporta en deux heures vingt bourgades[4] et noya un grand nombre de personnes ; le chiffre exact des morts n’a jamais été connu. En véritables fatalistes, les survivants n’en sont pas moins revenus occuper les mêmes sites ; quelques-uns seulement ont eu la sagesse de se mettre à l’abri de l’inondation en s’établissant sur des éminences. Nous plaçâmes le camp près de l’une des bourgades de ces gens avisés, et nous fûmes bien reçus par le chef qui mit à notre disposition une couple de huttes pour serrer nos ballots.
Fleurs de la vallée du Lougérenngéri.
En face de nous, de l’autre côté de la rivière, se dressaient les montagnes que nous voyions depuis deux jours.
À l’arrivée, Bombay nous avait dit : « Maître, Lougérenngéri tout près, sautez-le demain. » Mais le jour suivant, quand il fallut partir, s’éleva l’ancien cri de : « Maître, devant nous, pays de famine, » et je fus obligé de faire halte et d’envoyer aux provisions. La recherche d’ailleurs fut heureuse, elle nous valut pour trois ou quatre jours de vivres.
Vers midi, l’une des sections de la caravane qui voulait se joindre à la nôtre passa devant nous et alla camper sur la rive droite du Lougérenngéri ; les autres Arabes, compagnons de cette bande, se rendaient chez les Vouarori et chez les Vouabéna.
Le lendemain matin à cinq heures, nous étions prêts à partir. Au point du jour nous traversions le gué ; les Arabes n’avaient pas encore levé le camp ; leur chef, Hamis-Ibn-Sélim vint nous saluer au passage, et envoya son tambour battre devant nous jusqu’à une certaine distance.
À l’endroit où nous l’avons traversé, le Lougérenngéri, dont le canal a deux cent cinquante yards d’une rive à l’autre, et des berges de vingt-cinq pieds de hauteur, qui sont dépassées par les grandes eaux, avait alors seulement trente yards de large et ne nous monta que jusqu’au genou. Le fond du lit, à cette place, est formé de sable blanc, mêlé de galets de quartz et de granit, et jonché de gros blocs de granit, blocs erratiques fortement usés par les eaux. Dans le voisinage, beaucoup d’anciens champs étaient couverts de sable qu’y avait déposé l’inondation de 1872.
Nous avions fait sept milles dans un pays inhabité, revêtu de bois épais, lorsque nous fûmes rejoints par la caravane d’Hamis. J’avais pris de l’avance sur la nôtre, et m’étais assis pour me reposer : la fièvre m’avait laissé une grande faiblesse ; ce que voyant, Hamis eut l’obligeance de m’offrir son âne ; sur mon refus, il s’assit près de moi, et me tint compagnie jusqu’au moment où arriva ma monture.
La marche, après cela, fut très-rude : des collines escarpées, des fourrés de grandes herbes, des ravins de cinquante pieds de profondeur, aux flancs abrupts, qui chaque fois nous obligeaient à décharger les ânes, à faire descendre et remonter les bagages par les hommes, puis à recharger les baudets.
Toutefois, malgré l’excédent de travail que nous occasionnaient ces transbordements et les difficultés du chemin, rendues plus grandes par ma faiblesse, le pays avait tant de charmes qu’il me faisait presque oublier la fatigue. Les collines, formées de granit pour la plupart, et, en divers endroits, composées de quartz à peu près pur, étaient couvertes de bois épais sur tous les points où les inégalités du roc avaient retenu une couche de terre suffisante. La majeure partie des arbres étant des acacias, alors en pleine fleur, tous ces bouquets blancs, jaunes ou rouges, mêlés à ceux d’autres arbres fleuris, formaient des massifs d’un effet splendide.
Ce ne fut qu’à une heure avancée de l’après-midi que nous arrivâmes au lieu de halte : une passe rocheuse qui conduit à des nappes d’eau, renfermées dans des bassins de granit. Deux de ces étangs ont un canal de décharge ; l’un se dirige à l’ouest, l’autre au levant, et tous les deux vont rejoindre le Kinngani.
La route que nous suivions alors était la route directe ; elle nous faisait traverser les montagnes que nous avions en vue depuis Kisémo, et que Burton et Speke ont groupées avec d’autres chaînons sous le nom de montagnes du Douthoumi ; en la traversant, je me suis assuré du nom de cette partie de la chaîne, elle s’appelle Koungoua.
Par suite de la longueur et de la fatigue de la marche, la queue de la caravane était éparpillée sur la route, et beaucoup de nos traînards ne gagnèrent le bivouac qu’après le coucher du soleil.
Le lendemain nous vit en route de bonne heure, suivant un sentier qui longeait un cours d’eau, et qui n’était que l’indication d’une ligne où il fallait s’ouvrir un passage à travers un fourré d’herbes tranchantes et de bambous. Ceux-ci, les premiers que nous rencontrions, étaient couverts d’une plante grimpante ayant des fleurs géminées, dont quelques-unes étaient doubles ; cette plante ressemblait beaucoup à notre pois de senteur.
Cinq milles de ce travail nous conduisirent dans une vallée enclose par les monts Koungoua, et dans laquelle des buttes coniques, fort nombreuses, étaient couronnées de villages. La caravane d’Hamis campa dans l’une de ces bourgades, nommée Konngassa, tandis que nous faisions halte dans une autre, appelée Koungoua, du nom de la chaîne dont le pic le plus élevé nous dominait.
Des champs de maïs et de patates couvraient les flancs de ces monticules ; le fond de la vallée, fond humide, était en rizières ; dans le village, croissaient des ébéniers[5].
Une grande bâtisse, commencée par un Arabe avec l’intention de s’établir dans le pays, mais qui, non achevée, tombait en ruine, abrita la cargaison et donna asile à la majeure partie de la bande. Ceux de nos hommes qui ne trouvèrent pas à s’y caser partagèrent les huttes des habitants, afin d’échapper à la pluie qui tombait presque sans cesse, et qui le lendemain nous empêcha de partir de bonne heure. Elle nous arrêta, après une marche d’environ cinq milles, dans un village désert, où nos gens demandèrent à séjourner pour se procurer des vivres. Paresseux comme toujours, ils saisissaient tous les prétextes de repos ; et cet endroit, qui l’avant-veille était un pays de famine, nous était maintenant dépeint comme une terre de promission, tandis qu’en face de nous il n’y avait que stérilité.
Afin de passer le temps, Dillon et moi nous prîmes deux indigènes en qualité de guides, et nous partîmes pour la chasse ; mais bien qu’on trouvât des pistes d’antilopes et de cochons[6], les bêtes elles mêmes furent invisibles. Au bout d’une heure de recherché, nos guides entendant l’oiseau du miel[7], lui répondirent et firent un vacarme qui détruisit pour nous toute chance de succès.
Dans les fonds, le sol, gras et noir, avait été changé par les pluies en une boue tenace et glissante ; mais les éminences, étant sableuses, restaient comparativement sèches pendant les plus grandes averses.
Les Arabes qui avaient fait halte à Konngassa nous rejoignirent ; ils dressèrent leur camp près du nôtre et nous partîmes ensemble. La vallée était flanquée sur les deux rives d’une chaîne ininterrompue. Les bambous, les graminées à tige épaisse encombraient tellement le sentier, que l’on n’avançait qu’à grand’peine, et la hauteur de l’herbage nous dérobait la vue des collines, qui, dans les rares éclaircies où elle apparaissait, était ravissante. Ainsi, à la fatigue de s’ouvrir un chemin dans ce fourré, s’ajoutait la tantalisation de se savoir entouré d’une scénerie charmante et de ne pas pouvoir en jouir.
Ce jour-là, 30 avril, la couchée eut lieu à côté de Kiroka. Ayant pris de l’avance sur nous, les Arabes s’étaient approprié ce petit village, et nous fûmes obligés de camper extra-muros. Hamis était déjà établi quand j’arrivai. Je mourais de soif et de chaleur ; il eut pitié de moi, et me fit entrer dans sa lente pour me donner un sorbet ; celui-ci malheureusement était sucré au point que, au lieu de me désaltérer, il augmenta ma soif. Je n’en fus pas moins touché de la bonne intention.
En amont de Kiroka, les montagnes continuaient à enclore la vallée, d’où nous sortîmes à l’ouest, par une gorge située à quelque hauteur. Engagé dans la passe, le chemin suivit le bord d’un lit de torrent de plus de vingt pieds de profondeur, aux berges presque verticales, et où tomba l’un de nos ânes, qui était chargé d’une caisse de munitions du poids de cent quarante livres. Cette caisse précieuse — elle renfermait nos balles explosibles — fut heureusement repêchée saine et sauve. Le baudet lui-même n’eut aucun mal, bien qu’il fût tombé sur la tête ; une petite place du front, où le poil avait été enlevé, témoignait seule de la chute qu’il avait faite.
Dans la dernière partie de la gorge, le sentier se déroula sur des rochers de grès et de quartz, où il fut très glissant, et passa entre des falaises dont les sommets, qui nous dominaient de trois cents pieds, étaient couronnés d’arbres ; puis un versant rapide, revêtu d’une argile rouge et grasse, nous ramena dans la vallée du Longérenngéri.
Bornée au sud par les montagnes de Kigammboué, d’où se précipitent de nombreux torrents, qui vont grossir la rivière, la vallée était flanquée au nord d’une série de cônes détachés. Elle est extrêmement fertile et présente une heureuse alternance de jungles, de grands bois, d’herbages et de cultures ; mais les torrents des monts Kigammboué diminuent sérieusement ces avantages par leur menace permanente à la sécurité des habitants.
L’un de ces cours d’eau torrentiels, le Mohalé, doit avoir plus d’un mille de large dans la saison des crues ; même à l’époque où nous l’avons traversé, plusieurs ruisseaux de deux pieds de profondeur fuyaient entre les fourrés de bambous qui sillonnaient le lit du torrent.
Après avoir couché dans un village appelé aussi Mohalé, et qui est bâti près de la rivière, nous arrivâmes le lendemain matin à Simmbaouéni, l’ancienne résidence de Kisabenngo, qui fut la terreur de toutes les tribus voisines.
Mais la gloire de la Forteresse du Lion[8] est maintenant détruite et nous passâmes, bannières déployées, sans répondre aux réclamations du chef actuel, une fille de l’ancien forban, qui a bien la volonté, mais non le pouvoir d’être aussi nuisible que son père.
Ayant franchi le Mouéré, simple torrent, nous gagnâmes le Lougérenngéri, sur lequel nous trouvâmes un pont formé d’arbres tombés et dont nous nous servîmes. La rivière, en cet endroit, avait seulement soixante pieds de large, mais de quatre à six pieds de profondeur et des berges de quatorze pieds au-dessus de la surface de l’eau.
Nos gens, qui auraient voulu rester du côté de la ville, ne se prêtèrent pas volontiers au passage ; et plus de deux heures s’écoulèrent avant que le dernier paquet et le dernier âne eussent gagné l’autre bord. En somme, la traversée eut lieu et se fit sans autre accident qu’une alerte assez vive : un des porteurs ne voulant pas se fier au pont glissant dont se servaient les autres, essaya de passer à gué et fut emporté par le courant ; mais bien qu’il parut y avoir peu de chance de le sauver, on le retira, et le seul résultat fâcheux du plongeon fut le mouillage du ballot que portait le plongeur.
Sans y réfléchir, Hamis s’était établi au bord du Mouéré ; par suite de cette imprudence, il eut à payer dix-sept dotis à la fille de Kisabenngo, tribut dont nous exempta notre passage du Lougérenngéri.
Devant nous, était la plaine de la Makata, désert fangeux qui nous obligeait à nous procurer des vivres pour tout le temps de la traversée. Ce ravitaillement nous fit rester au bord de la rivière, et nous prit toute la journée suivante. Il s’exécuta sans peine ; les indigènes accoururent en foule pour nous vendre du grain, des courges, des œufs, du miel, des haricots, des citrouilles.
Grande plaine de la Makata.
Hamis vint nous voir dans l’après-midi, qui fut excessivement pluvieuse. Pour distraire notre visiteur et croyant l’étonner, Dillon fit des tours de cartes ; mais à notre grande surprise, il se trouva qu’Hamis était plus fort que lui.
Ma tente, sur laquelle tomba une branche d’arbre en eut une déchirure d’une longueur de deux mètres ; si je n’avais pas eu la précaution de la doubler, pendant que j’étais à Kikoka, j’aurais été forcé de demander à Dillon un gite dans sa tente abyssinienne.
Mille ennuis, mille tracas nous attendaient le lendemain, à l’heure du départ. Nos gens, qui s’étaient gorgés de façon à trouver pénible de se mettre en marche, auraient volontiers passé plusieurs jours dans ce pays de cocagne. Il fallut les faire sortir du camp l’un après l’autre ; et nous n’avions pas tourné le dos qu’ils rentraient dans l’enceinte, ou allaient se cacher dans l’herbe et dans les broussailles.
Retour d’un déserteur (voy. p. 43).
À force de persévérance, nous finîmes cependant par les mettre en route. Longeant alors l’extrémité de la chaîne du Kihônndo, chaîne qui, du fond de la plaine, s’élève brusquement à une hauteur de huit cents pieds, nous gagnâmes Simmbo[9].
Tous les endroits où l’on rencontre des puits, tous ceux où il suffit de creuser à peu de profondeur pour avoir de l’eau, et auxquels une bourgade voisine ne fournit pas de désignation particulière, portent ce nom, qui est moins un nom propre qu’un terme générique. Le Simmbo dont nous parlons ici est un lieu de halte, où l’on se repose une dernière fois avant de braver les fatigues de la traversée de la Makata. Il courait, à l’égard de cette plaine marécageuse, des bruits capables de faire reculer le plus intrépide, s’il n’avait pas connu la tendance des nègres à l’hyperbole.
Ayant passé en revue la cargaison, je vis qu’il manquait un ballot ; c’était celui d’un nommé Oulédi qui avait déserté avec armes et bagages. J’envoyai immédiatement à la poursuite du fugitif cinq de mes soldats, qui revinrent le soir avec le délinquant. On l’avait retrouvé à Simmbaouéni, où il était allé, croyant que notre refus de payer la taxe le ferait bien accueillir. Il se trompait : miss Kisabenngo le rendit au chef de mon escouade, avec la totalité de ses bagages, et ne préleva qu’une amende de sept dotis pour notre contravention.
Je fis donner à Oulédi un certain nombre de coups de fouet pour servir d’exemple ; tous ses camarades trouvèrent que le châtiment était juste. La désertion, sur cette partie de la route, n’est pas considérée comme déshonorante ; mais le fugitif se fait un point d’honneur de ne pas emporter sa charge.
- ↑ Le noullah est un ravin creusé en plaine, et dans un sol meuble, par des eaux torrentielles ; c’est le gully des Américains. Le nom est hindou ; il a été consacré en Afrique, pour cette région, par Burton ; Stanley lui-même l’a adopté, et comme il n’a pas d’équivalent dans les langues européennes, les voyageurs feront bien d’en généraliser l’emploi. (Note du traducteur.)
- ↑ Village de la côte, soumis en partie au sultan de Zanzibar.
- ↑ Oungérenngéri de Stanley. Il est probable que l’orthographe de Caméron est la plus exacte, Lo, Lou, Ro, Rou signifiant eau courante, et formant, dans toute cette région, la première syllabe du nom de presque toutes les rivières. (Note du traducteur.)
- ↑ Stanley, qui passa au moment où ce désastre venait d’avoir lieu, et dont la véracité scrupuleuse est aujourd’hui bien avérée, dit que cent villages ont été détruits. Ce n’est pas de la pluie qui accompagna la tempête, mais une trombe : « Tout le monde dormait quand, au milieu de la nuit, on fut réveillé par d’épouvantables roulements, tels qu’en auraient fait de nombreux tonnerres. La mort faisait son œuvre sous la forme d’une grande masse d’eau ; on aurait dit un mur qui passait, arrachant les arbres et abattant les maisons. » Voyez dans Stanley (Comment j’ai retrouvé Livingstone), p. 91 et 525, la description de la vallée avant et après les dégâts. (Note du traducteur.)
- ↑ L’ébénier de cette région n’est pas de la famille des ébénacés, mais un dalbergia, le sissoo, qui se rencontre dans toute l’Afrique orientale, où il paraît être commun. Lors de son dernier voyage au Zambèze, Livingstone chauffait la machine de son petit vapeur avec ce dalbergia, dont l’ébène, dit-il, est plus beau que celui qu’on apporte en Europe. Voyez Explorations du Zambèse, Paris, Hachette. 1866, p. 19. (Note du traducteur.)
- ↑ Tracks of pigs. Probablement les traces d’un cochon à verrue : phacochère ou sanglier à masque. (Note du traducteur.)
- ↑ Coucou indicateur, l’oiseau qui fait trouver les ruches. (Note du traducteur.)
- ↑ Sens littéral du nom de Simmbaouéni. Pour la description de la ville et pour sa ruine, voyez l’ouvrage de Stanley : Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 91 et 525. (Note du traducteur.)
- ↑ La chaîne du Kihônndo s’anastomose avec celle du Kigammboué ; et c’est dans l’angle formé par la réunion des deux chaînes que se trouvent les sources du Lougérenngéri.