À travers l’Afrique/Chapitre05

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Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 53-64).

CHAPITRE V


Amour-propre des pagazis. — Une passe rocheuse. — Bivouaqués sur une pente. — Mendicité. — Mirammbo. — Arbres monstrueux. — Femme battue par son mari. — Une méprise et ses conséquences. — Chercheurs de fortune. — Rejoints par plusieurs caravanes. — Un chasseur d’éléphants. — Vue poignante. — Tirikésa ou marche forcée. — Pays aride. — Mort d’épuisement. — Étrange doctrine d’un vrai croyant. — Temmbés. — Les Vouadirigo. — Une race belliqueuse. — Moisson. — Eaux amères. — Le Marennga Mkali. — Vouagogo.


Le matin du 30 mai, au moment du départ, un certain nombre d’hommes manquaient à l’appel, cinq avaient déserté. Parmi ces derniers, était l’individu que j’avais refusé de livrer au métis qui le réclamait pour dette.

Après avoir nourri des gens pendant un mois à ne rien faire, il était vexant de les perdre à l’heure du travail, et quand ils avaient reçu leurs rations pour la route.

Autre sujet d’impatience : malgré le soin que j’avais eu d’assigner à chacun le ballot qu’il devait prendre, tous se précipitèrent vers les charges favorites, moins pour en avoir une plus légère que pour s’emparer de celles qui conféraient dans la caravane une position plus élevée, l’ordre de la marche se réglant ainsi : les tentes en première ligne, puis le fil métallique, ensuite l’étoffe, les grains de verre, enfin les caisses, les ustensiles de cuisine et autres objets.

Avec beaucoup d’efforts et de persévérance, toutes les difficultés s’aplanirent ; mais il était dix heures quand nous partîmes.

La route serpenta dans une gorge rocailleuse ; puis elle escalada le versant abrupt d’une montagne, escalade rendue plus difficile par de nombreux lits de torrents creusés dans le granit, et dont la roche, complètement polie par la chute des eaux, était glissante. En plusieurs endroits, pour faire passer les ânes, il fut nécessaire de leur bander les yeux.

L’inaction prolongée avait rendu nos porteurs incapables d’une longue marche, et nous nous arrêtâmes au bout d’une heure et demie. Le camp fut établi sur une pente à peu près aussi rapide que celle d’un toit, — c’était la moins raide que nous eussions pu trouver, — d’où l’obligation de caler notre bagage, pour l’empêcher de retourner à la Makata, dont l’altitude était de quelque huit cents pieds inférieure à la nôtre.

Plusieurs de nos gens se dirent malades, trop faibles pour porter leurs charges ; ce qui nous obligea à remanier les fardeaux, occupation qui dura jusqu’au soir. Comme nous achevions cette besogne, les askaris que j’avais envoyés à la poursuite des déserteurs revinrent sans avoir eu de nouvelles des fugitifs.

Une longue étape, commencée le lendemain sans difficulté, nous fit arriver, par monts et par vaux, sur la rive gauche de la Moukonndokoua, principal affluent de la Makata[1]. Nous avions rencontré en route une nombreuse caravane qui portait de l’ivoire à la côte. Le chef de la bande, un homme d’aspect misérable, m’avait demandé avec assurance un ballot d’étoffe. Cette modeste requête lui ayant été refusée, il abaissa le chiffre de ses prétentions et en arriva à mendier un simple doti.

J’appris de cet homme que Mirammbo, chef indigène qui demeurait à l’ouest de l’Ounyanyemmbé, et qui depuis trois ou quatre ans était en guerre avec les Arabes, tenait toujours la campagne, malgré les efforts des traitants et de leurs nombreux alliés, et que passer dans le voisinage de Taborah était regardé comme une chose dangereuse.

La route que nous avions suivie depuis le matin n’avait été qu’une succession de montées et de descentes rapides, sur des escarpements rongés en maint endroit de manière à former des marches de quartz et de granit : corniches glissantes ou blocs détachés et branlants ; et il était presque miraculeux qu’avec leurs fardeaux les porteurs et les ânes fussent arrivés sains et saufs.

Nous dressâmes le camp sur une pente encore plus raide que celle de la veille. Chaque objet paraissait enclin à obéir à la loi de gravité, et juste à nos pieds coulait la Moukonndokoua, large rivière peu profonde, mais d’un courant très rapide.

Toutes les collines, jusqu’au sommet, étaient couvertes d’acacias produisant, ainsi que Burton l’a dit avec beaucoup d’exactitude, l’effet d’une foule munie d’ombrelles. Dans les fonds, où l’eau était abondante, le mparamousi élevait sa tête altière.

Le mparamousi (taxus elongatus) est l’un des plus nobles spécimens de la beauté arboréale. Que l’on se représente une colonne de quinze pieds de diamètre et de cent quarante de hauteur, revêtue d’une écorce d’un vert jaunâtre de nuance claire et couronnée d’une large cime d’un vert foncé.

Malheureusement cet arbre superbe, dont le bois tendre se travaille sans peine, est souvent sacrifié pour faire la moindre chose — une porte ou un escabeau, — et comme il est de peu de durée, à moins d’être employé tout à fait sec, l’œuvre de destruction se renouvelle constamment.

Le lendemain, au moment où le dernier de nos hommes quittait le bivouac, un léopard, tenant un singe entre ses griffes, tomba d’un arbre situé à moins de quinze pas de l’endroit où nos tentes avaient été dressées.

Après avoir suivi la rivière pendant une couple d’heures, nous la passâmes en aval d’un brusque détour de son lit, d’où, traversant en plaine des champs de sorgho, dont les tiges avaient plus de vingt pieds de hauteur, le sentier nous conduisit au village de Mouinyi Ouségara.

À l’endroit où nous l’avions passée, la Moukonndokoua avait cinquante yards de large, deux pieds et demi d’eau, et une vitesse de deux nœuds à l’heure. La place du gué était signalée par le plus beau mparamousi que j’aie jamais vu ; cet arbre splendide était double, et ces deux tiges, sorties de la même souche, s’élevaient au moins à cent soixante-dix pieds de hauteur avant de se ramifier en une cime magnifique.

Près de là se trouvait l’ancien village de Kadétamaré[2]. Dévasté par l’inondation et l’ouragan de l’année précédente, il n’avait plus pour habitants que quelques-uns des esclaves du chef ; ces esclaves étaient sous la garde d’un homme chargé de la surveillance des champs.

Kadétamaré, instruit par l’expérience, avait établi sa nouvelle demeure au sommet d’un monticule.

À peine étions-nous installés près du village de Mouinyi Ouségara, que nous fûmes témoins d’une coutume curieuse, que l’on dit être universelle dans l’Afrique orientale. Donc, à peine étions-nous installés, qu’une femme se précipita dans le bivouac, et fit un nœud à la coiffure d’Issa, se mettant, par ce moyen, sous la protection de notre intendant, afin qu’il la vengeât de son mari : celui-ci l’avait battue parce qu’elle avait mal accommodé le poisson. Le mari vint la réclamer ; on la lui rendit, mais après lui avoir imposé une rançon d’un bœuf et de trois chèvres, et lui avoir fait promettre devant le chef de son village qu’il ne la battrait plus.

Un esclave peut aussi changer de maître en faisant un nœud à une partie quelconque du vêtement de l’homme auquel il se livre, ou bien en brisant un arc où une lance appartenant à ce même individu. Son ancien propriétaire ne peut le ravoir qu’en le payant toute sa valeur et en promettant, d’une manière formelle, de ne plus lui infliger de mauvais traitements.

De l’endroit où nous étions alors, j’envoyai à Mboumé quarante hommes pour acheter des vivres, qui devaient nous conduire jusqu’à Mpouapoua. Le lendemain, quelques-uns de ces hommes revenaient tout effarés, et nous faisaient un récit lamentable. La chose, tirée au clair, se trouva moins affreuse qu’on nous la représentait, mais cependant elle était fort grave. Notre bande, paraissait-il, avait fait la route sans encombre et terminé ses achats, quand la nouvelle se répandit que les tribus des montagnes voisines allaient attaquer le village. Cette nouvelle causa naturellement une vive alerte. Dans le tumulte qui en résulta, le fusil de l’un de nos hommes se déchargea par hasard et tua l’un des indigènes. Toute la population tomba sur nos gens, dont la plupart furent arrêtés ; les autres n’échappèrent à la prison que par la fuite ; et le grain qu’ils avaient recueilli fut perdu.

Saïd Ibn Omar, l’Arabe qui nous avait envoyé son fils à Réhenneko, et dont la résidence était voisine de Mboumé, nous écrivit immédiatement à cette occasion ; il vint ensuite nous voir, et fit tout son possible pour nous tirer de ce mauvais pas. Malgré cela, cette malheureuse affaire nous arrêta pendant trois jours, et nous coûta trois balles d’étoffe. Je dus encore m’estimer heureux d’en être quitte à si bon marché ; maints traitants ont payé beaucoup plus cher leurs conflits avec les Vouaségara, et ces conflits n’avaient pas pour motif la mort d’un homme.

Par une caravane, arrivant de l’Ounyanyemmbé, caravane qui se rendait à la côte, j’envoyai nos dépêches, ainsi que la Bible et la montre de Moffat, plus un vieux raïfle qui avait appartenu au grand-père de celui-ci. De Zanzibar, ces objets devaient être expédiés à la mère de notre pauvre ami, qui habitait Durban.

Trois caravanes montantes arrivèrent aussi pendant notre séjour à Mouinyi Ouségara ; elles se joignirent à nous, afin de profiter de l’avantage que donne le nombre, dans la traversée de l’Ougogo. L’une était composée de Vouanyamouési, rapportant chez eux le prix de l’ivoire qu’ils avaient été vendre à Bagamoyo. À Réhenneko, où ils avaient passé après nous, le chef de l’endroit les avait attaqués ; et d’après leur récit, dont il faut, je crois, beaucoup rabattre, ils avaient perdu huit ou dix des leurs et cinquante ou soixante charges de marchandises.

La seconde bande, formée d’une vingtaine d’individus, appartenait à un forgeron qui nourrissait l’espoir de faire fortune dans l’Ounyanyemmbé, en y réparant les mousquets employés contre Mirammbo.

Enfin, la troisième de ces caravanes, et la plus nombreuse, était un assemblage hétérogène de petits groupes ayant pour chefs des serviteurs d’Arabes ou appartenant à des hommes libres, qui n’employaient que deux ou trois porteurs, leurs propres esclaves ; petites gens, mais qui, pleins d’espoir, avaient mis le cap sur des pays d’une richesse fabuleuse, « où les dents d’éléphant servaient à faire des clôtures et des jambages de porte[3]. »

Bref, le 11 juin, quand nous partîmes, nos bandes réunies constituaient une force de plus de cinq cents hommes.

Le chemin était rocailleux et raviné ; et en différents endroits, qui surplombaient la rivière, il était percé de trous, cachés par des broussailles ; d’où la nécessité de faire la plus grande attention : le moindre faux pas vous aurait envoyé, à travers les buissons et les épines, dans la Moukonndokoua.

Celle-ci fut de nouveau passée à gué ; puis, remontant sa vallée, nous la traversâmes une troisième et dernière fois près d’un petit village appelé Madété, où le camp fut établi.

Un chasseur d’éléphants, natif de Mombas, attendait dans cette bourgade le retour des hommes qu’il avait envoyés à la côte porter son ivoire. Il était armé d’un arc dont les flèches étaient si fortement empoisonnées qu’il suffisait d’une seule pour tuer un éléphant, quand la blessure était profonde, et d’une couple si la blessure était légère.

Des morceaux de feuilles de bananier couvraient le fer de ces dards, enveloppés avec soin, pour prévenir les accidents ; le poison qui devait servir à recharger les flèches était porté dans une gourde.

À peu de distance du gué où nous l’avons passée pour la troisième fois, la Moukonndokoua est rejointe par l’Ougommbo. Celui-ci, canal de décharge d’un lac du même nom, coule dans une vallée flanquée sur les deux rives de montagnes altières, aux pentes abruptes, parmi lesquelles se remarquent des pics, composés, selon toute apparence, d’une seule masse de syénite, et qui forment d’excellents points de repère.

Ayant suivi la vallée nous atteignîmes le lac[4], dont l’étendue varie, suivant la saison, d’un à trois milles de longueur, sur un demi-mille à un mille de large, et qui s’alimente principalement de l’eau du ciel.

Le lac Ougommbo donne asile à un grand nombre d’hippopotames, et son miroir est généralement émaillé d’oiseaux aquatiques d’espèces diverses, tandis que la pintade abonde sur les collines environnantes.

Bien qu’on m’eût assuré que tous les ânes étaient convenablement entravés, dans l’intérieur de la palissade, j’entendis crier l’un d’eux pendant la nuit, à une certaine distance du bivouac, crier évidemment par suite d’une horrible douleur ou d’un grand effroi. L’obscurité empêchait de lui porter secours ; et le matin la pauvre bête fut trouvée tellement déchirée et mutilée, sans doute par une hyène, qu’il fallut lui donner le coup de grâce.

Peu de temps après, un tableau poignant s’offrit à nos regards : une multitude, composée d’hommes, de femmes et d’enfants, portant des articles de ménage, poussant devant eux des vaches et des chèvres, passa devant nous, comme des gens qui s’enfuient. C’étaient des habitants de plusieurs villages des environs de Mpouapoua, chassés de leurs demeures par les Vouadirigo, dont nous parlerons plus loin.

Deux longues étapes, dans une contrée absolument aride, nous séparaient de Mpouapoua ; ce qui nous fit connaître la tirikésa, ou marche forcée, l’une des épreuves les plus pénibles qu’on ait à subir en Afrique.

La tirikésa est combinée de telle façon qu’en partant dans l’après-midi, d’un endroit où il y a de l’eau, en prolongeant la marche longtemps après la chute du jour, et en repartant d’aussi bonne heure que possible, la caravane ne soit pas plus de vingt heures sans trouver à boire, au lieu de trente, ainsi qu’il arriverait si l’on partait le matin.

Le camp fut donc levé, chacune des tentes pliée à onze heures, nous laissant pendant deux heures, et sans le moindre abri, sous un soleil dévorant. Puis, jusqu’à la nuit close, on fut en marche sur une terre calcinée et poudreuse, que déchiraient des affleurements de granit et de quartz, blanchis et délités par le soleil et les pluies de la zone torride. Quelques baobabs, quelques euphorbes, une herbe sèche et rare, incendiée en maint endroit par les étincelles tombées des pipes des caravanes, formaient toute la végétation.

Arrivés à Matamonndo, nous fîmes halte. La rivière était complètement tarie : en aucun endroit le sable n’était humide. Cependant Issa avait entendu dire à Ougommbo qu’on trouvait de l’eau dans le voisinage ; et après de longues et pénibles recherches dans l’obscurité, une mare fut découverte à une distance d’environ deux milles. Les hommes s’y rendirent immédiatement pour étancher leur soif ; mais il fut impossible, vu l’état de la route, d’y envoyer nos malheureux ânes.

Le lendemain nous nous traînions depuis cinq heures du matin parmi des broussailles couvertes de poussière, montant et descendant des collines escarpées, franchissant des noullahs rocailleux, lorsque, vers deux heures de l’après-midi, nous approchâmes des pentes sur lesquelles est situé Mpouapoua. Une verte feuillée, des champs de sorgho, de maïs, de patates, une eau cristalline, ruisselant en filets dans un large canal sableux, réjouirent nos regards.

Il faut avoir traversé un pays stérile et brûlant tel que celui d’où nous sortions, pour comprendre à quel point nos yeux furent rafraîchis, nos membres endoloris furent reposés, pour se figurer la joie et le bien-être que nous ressentîmes quand ce paysage éclata devant nous.

Je courus au ruisseau et j’envoyai à boire à ceux qui étaient restés en arrière. Malgré cette précaution, un de nos porteurs, ainsi qu’un de nos ânes, mourut d’épuisement avant d’avoir vu Mpouapoua.

Remontant la rivière, où l’eau devenait plus abondante et coulait entre deux rangs de grands arbres, nous nous établîmes sous la coupole d’un énorme acacia, dont la moitié abrita largement nos trois tentes.

À peine étions-nous installés, que nous eûmes la visite d’un Arabe qui, n’ayant pas fait fortune dans l’intérieur, retournait à la côte en compagnie d’une caravane appartenant à un riche traitant de l’Ounyanyemmbé ; cette caravane était conduite par un esclave.

Notre visiteur paraissait à moitié fou ; c’était bien, dans tous les cas, l’homme le plus impudent que j’eusse jamais vu ; sans hésitation aucune il m’ôta la pipe de la bouche, et après en avoir tiré une ou deux bouffées, la passa noblement au cercle d’indigènes crasseux, qui nous regardaient d’un air ébahi, comme seuls des nègres peuvent le faire.

Au bout de quelque temps l’Arabe se retira. Bientôt après, un vacarme effroyable retentit dans le camp des Vouanyamouési qui nous accompagnaient. J’allai voir quelle en était la cause, et trouvai notre visiteur qui, avec des esclaves de sa caravane, entreprenait de chasser les Vouanyamouési de leur bivouac, sous prétexte que des païens n’avaient pas le droit de posséder n’importe quelle valeur, et que le reste de la cargaison, qui avait échappé aux griffes du potentat de Réhenneko, devait appartenir à un vrai croyant.

J’arrêtai ce lunatique dans l’application de ses principes religieux, en le renvoyant à son chef ; et la paix rétablie, les Vouanyamouési reprirent leurs travaux si brusquement interrompus.

Afin de réparer nos forces pour la traversée du Marennga Mkali, autre lande embrasée de trente milles de large, nous passâmes deux jours à Mpouapoua. Je connaissais maintenant les angoisses de la soif ; je résolus de nous prémunir contre elles, en emplissant d’eau, pour la route, quatre coussins en caoutchouc contenant chacun trois gallons (ou quatorze litres). Il fallut un peu d’ingéniosité pour remplir ces coussins ; mais en relevant le bouchon du tuyau par lequel on les gonflait, et en se servant du tube d’un filtre de poche, en guise de siphon, nous finîmes par réussir.

C’est à Mpouapoua que, pour la première fois, nous avons vu le temmbé, qui, ensuite, fut rencontré dans tout l’Ougogo, où les indigènes n’ont pas d’autre demeure.


Temmbé.

Ce genre d’habitation consiste simplement en deux murailles parallèles, formant une galerie divisée par des cloisons. Un toit plat, légèrement incliné du côté de la façade, couvre la galerie, dont chaque division constitue le logement d’une famille. En général, les deux murs du couloir se prolongent, à angle droit, sur les quatre faces d’une cour rectangulaire, dans laquelle le gros bétail est enfermé pendant la nuit. C’est bien la forme architecturale la plus incommode qui soit jamais sortie du cerveau de l’homme ; outre cela, les chambres de cette maison commune, partagées par les chèvres et par les volailles, sont d’une saleté dont rien n’approche, et regorgent de vermine.

En fait d’armes, les gens du district de Mpouapoua ont des arcs et des flèches, et un bâton à grosse tête, qui est pour eux une arme de jet, ou qui leur sert de massue.

Leur parure se compose de boucles d’oreilles et de colliers en fil de laiton.

Par suite de leurs nombreux rapports avec les gens de la côte ils s’habillent maintenant comme les esclaves des Arabes.

Entre eux et les quelques Vouadirigo qui vinrent nous regarder, il y avait un contraste frappant. Les Vouadirigo sont de grande taille, gens de race virile, méprisant toutes les délicatesses de la civilisation, telles que les habits ; la plupart des femmes elles-mêmes n’ont pour vêtement qu’un fil de perle en collier ou en bracelet.

Les hommes portent de grands boucliers en cuir, de cinq pieds de long sur trois de large, bordés d’une baguette qui les empêchent de se gauchir, et maintenus par une barre de bois posée intérieurement ; cette pièce longitudinale est arquée au milieu pour servir de poignée. À droite de ce raidisseur, le bouclier a deux attaches où sont placées une forte lance pour combattre de près, et six ou huit minces javelines, dont la hampe, décorée de fil de laiton, porte à sa base une boule du même métal qui, en augmentant le poids de l’arme, donne à celle-ci plus de portée.

Ces javelines, d’un fini précieux, sont jetées à plus de cinquante mètres avec force et précision.

Telle est la réputation des Vouadirigo, réputation de courage, et d’adresse dans le maniement des armes, que pas une des tribus chez lesquelles il vont habituellement faire des razzias n’essaye de leur résister.

Après trois jours de repos, la caravane se remit en marche et atteignit Kisokoueh. Chemin faisant, nous vîmes beaucoup de femmes de Mpouapoua, qui rentraient la moisson dans de larges corbeilles portées sur la tête. Plusieurs d’entre elles avaient sur le dos un enfant, suspendu dans une peau de chèvre ; et comme tablier, d’innombrables lanières de cuir, portant chacune un talisman pour préserver le bébé du mauvais œil et de tous les genres de maléfices.

Kisokoueh était occupé par les Vouadirigo, qui se montrèrent bien disposés en notre faveur ; et comme le bien acquis sans peine est d’une facile dépense, ils nous cédèrent une couple de bœufs, six chèvres et du beurre fondu pour une très faible somme de fil de laiton et de verroterie.

Une route d’une heure et demie nous conduisit ensuite à Khounyo, qui passe pour avoir des eaux saumâtres fatales aux bêtes qui s’y abreuvent. Mais ayant trouvé bonne cette eau mal famée — celle qui emplissait les coussins était réservée pour le Marennga Mkali, — nous laissâmes nos baudets boire à leur soif, pensant que ce qui était bon pour l’homme ne saurait être mauvais pour l’âne, et le résultat nous donna raison[5].

Le 20 juin, nous nous dirigions vers la plaine ardente. La marche se fit aisément dans une plaine horizontale et sableuse, où des monticules de granit s’élevaient sur différents points. Bien que, dans la première partie de la route, la végétation ne fût pas abondante, — seulement une herbe menue, petite et rare, entremêlée de broussailles, — elle semblait suffire à l’entretien de grands troupeaux de zèbres et d’antilopes.

La halte eut lieu, ce jour-là, à neuf heures du soir, dans un bouquet d’acacias rabougris : il y avait douze heures que nous étions en route. Au coucher du soleil, nous avions passé devant une caravane descendante, qui s’établissait pour la nuit ; nos hommes, déjà très fatigués, auraient voulu bivouaquer avec cette caravane ; mais sachant que l’étape du lendemain était la plus rude du trajet, nous voulions la raccourcir le plus possible, et nous continuâmes à cheminer.

Le tableau que présenta la couchée fut saisissant. On ne déplia pas les tentes, on ne fit pas d’abris, tout le monde dormit à découvert. Au dessus de nous, le ciel étendait son voile de velours noir, émaillé d’innombrables étoiles d’or, tandis que la fumée du bivouac suspendait à la cime des arbres ses traînes, pareilles à de l’argent damasquiné, et que de sombres figures, allant et venant parmi les feux, composaient un premier plan d’un aspect fantastique.

Le lendemain, après une marche épuisante de cinq heures à travers un pays coupé de noullahs, qui ne renferment d’eau que pendant la saison pluvieuse, nous aperçûmes la limite où commençaient les cultures.

Quelques-uns de nos gens, incapables de résister plus longtemps aux angoisses de la soif, cueillirent des melons d’eau amers, tout ce qu’il y a de plus inférieur.


Vue prise dans l’Ougogo.

Les yeux perçants de quelques indigènes les découvrirent, et il nous fut demandé vingt fois la valeur de ce qui avait été pris.

Enfin, à midi, nous nous arrêtâmes pour dresser le bivouac ; on ne put faire boire nos ânes qu’après avoir obtenu la permission, qu’il fallut payer : nous étions dans l’Ougogo.

  1. La Moukoundokoua est, à proprement dire, la partie supérieure de la Makata, et celle-ci est l’une des branches mères du Vouami, qui s’appelle, en remontant de l’embouchure à la source : Vouami, Roudéhoua, Makata, et Moukonndokoua, suivant la partie de son cours dont il est question. (Note du traducteur.)
  2. Voyez Burton, Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, p. 169. Paris, Hachette, 1862.
  3. Cette richesse, bien diminuée alors, avait été réelle, et à une époque récente. Voyez ce que dit Stanley du prix de l’ivoire dans le Manyéma en 1871. (Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 362.) (Note du traducteur.)
  4. Voyez dans Stanley, qui a passé là deux jours, la description de ce petit lac, plus curieux qu’il ne paraît d’abord. (Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 123 et suiv.) (Note du traducteur.)
  5. Cette immunité peut provenir de l’époque à laquelle l’eau a été bue, époque moins éloignée de la saison pluvieuse. Stanley, qui a passé à Khounyo le 22 mai, dit positivement : « Les Arabes et les indigènes boivent sans crainte ce liquide nitreux et n’en souffrent pas, mais le redoutent pour leurs ânes, qu’ils ont grand soin d’en éloigner. Ne sachant pas cela, ignorant même où commençait exactement la Plaine de l’eau amère, je laissai conduire mes bêtes à l’abreuvoir ; le résultat fut désastreux : celles qu’avaient épargnées l’affreux marais de la Makata furent tuées par les citernes de Khounyo. (Comment j’ai retrouvé Liningstone, p. 236.) (Note du traducteur.)