Aller au contenu

À travers l’Afrique/Chapitre08

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 91-104).

CHAPITRE VIII


Le Mgounda Mkali. — Un malentendu. — Rétablissement de la paix. — Réjouissances — Le Maboungourou. — Poursuite inattendue. — Agriculture. — Peuplade intelligente et laborieuse. — Djihoué la Sinnga. — Mendiants complimenteurs. — Salves à la nouvelle lune. — Haine des serpents. — Trappes. — Marche en pays aride. — Pays incendié. — Un paradis de chasse. — Village bien fortifié et chef bien habillé. — Découverte d’un repaire de voleurs. — Une source hantée. — Attaque des rougas-rougas.


Lorsque, en 1857, Burton et Speke arrivèrent dans le Mgounda Mkali — nom qui signifie Plaine ardente, — le défrichement n’était qu’au début ; l’eau était rare, et de Mdabourou à Kazeh on ne trouvait de provisions qu’à une seule place. Les caravanes ne passaient qu’à force de tirikésas ; et il n’était pas une d’entre elles qui pût franchir ce lieu embrasé sans y perdre beaucoup de porteurs.

C’est maintenant tout autre chose. Les Vouakimmbou, gens de l’un des districts de l’Ounyamouési, chassés de leur territoire par la guerre, ont attaqué la jungle, trouvé de l’eau, défriché de grands espaces qu’ils ont mis en culture, et aujourd’hui, sous la domination de l’homme, cette plaine brûlante est fertile. Quelques-uns des champs les plus féconds, des lieux les plus paisibles de l’Afrique, se rencontrent là, où naguère on ne trouvait qu’un hallier n’abritant que des animaux sauvages.

Après avoir traversé deux ou trois défrichements, croisé quelques nappes d’eau couvertes de nénufars jaunes, nous nous arrêtâmes près de deux bourgades, situées en pleine jungle, à trois mille neuf cent trente-huit pieds (onze cent quatre-vingt-dix-sept mètres) au-dessus du niveau de la mer ; le pays continuait à s’élever rapidement.

Le lendemain, nous eûmes bientôt gagné Pourourou, village construit dans une vallée pittoresque, et où notre intention était de ne passer que le temps nécessaire pour acheter des vivres. Mais il n’y avait pas un quart d’heure que nous étions arrivés, lorsque je vis nos hommes saisir leurs fusils, en criant qu’on allait se battre.


Un village de l’Ounyamouési.

Prenant nos raïfles, nous courûmes au village, que nous trouvâmes en état de défense : les portes étaient closes et des canons de fusil, mêlés à des lances, traversaient l’estacade. Une seule balle, partie accidentellement, eût fait naître un combat dont les conséquences auraient été désastreuses ; car les villageois, abrités par leur enceinte, tiraient sur nous à coup sûr, et au premier de nos gens qu’ils auraient blessés, tout le reste des nôtres aurait pris la fuite.

Afin de prévenir ce malheur, je fis repartir nos hommes pour l’endroit où ils se trouvaient le matin ; puis j’envoyai Issa demander au chef quelle était la cause de la mesure qu’il avait prise. Le chef répondit que l’un de nos guides (celui qui était venu de Bagamoyo avec Murphy) avait emporté de son village une certaine quantité d’ivoire, qu’on lui avait remise pour être échangée contre de la poudre, et qu’il n’avait pas fait la commission.

Ce n’était pas la faute du guide. Défense avait été faite à Zanzibar de livrer de la poudre aux gens de l’Ounyamouési, tant que les Arabes seraient en guerre avec Mirammbo ; et, en raison de sa nationalité, notre homme n’avait pas pu remplir son engagement. Il reconnaissait la dette, et avait offert de la payer en cotonnade ; mais la valeur de ses offres n’avait pas semblé équivalente à celle de l’ivoire qu’il avait reçue. Le chef et le conseil avaient voulu discuter l’affaire avec lui ; l’explication avait été vive ; les camarades y avaient pris part, il y avait eu insulte : d’où les préparatifs de combat.

Sur ma promesse d’instruire l’affaire et de donner gain de cause à qui de droit, la paix fut immédiatement rétablie, et le chef nous introduisit dans son village, qui était parfaitement tenu. L’enceinte, forte palissade entourant l’ensemble des cases — de longues bâtisses rectangulaires à toit plat, — n’avait que deux entrées. Sur chacune des portes s’élevait un fort muni d’une provision de grosses pierres, destinées, en cas d’attaque, à être jetées sur les assaillants.

Après un instant de conversation, le chef nous parla d’envoyer chercher du pommbé, que nous refusâmes, voulant regagner nos tentes le plus tôt possible ; il était trop tard pour continuer la route, et on avait dressé le camp.

Le chef nous laissa partir ; mais à peine étions-nous rentrés, que nous le vîmes apparaître avec une demi-douzaine d’individus chargés d’énormes pots de bière, qu’ils placèrent devant nous, après y avoir porté les lèvres pour nous montrer qu’il n’y avait pas de poison et que nous pouvions boire sans crainte.

Ayant découvert que notre Kiranngosi, qui plaidait la pauvreté, avait assez d’étoffe pour satisfaire à la requête du village, requête dont il connaissait le bien fondé, je lui fis payer sa dette.

Cette conclusion mit tout le monde en liesse ; et la tambourinade, les chants, la danse et l’orgie durèrent jusqu’au matin.

Le lendemain, à sept heures, nous étions en marche dans un pays boisé, où les blocs et les affleurements de granit en large nappe étaient nombreux, et dont les pentes, gravies par la route, portaient de petites collines rocheuses.

Vers dix heures, nous rencontrâmes un charmant zihoua, où nous fîmes halte pour déjeuner. Les papillons, qui dans une contrée aride, ainsi que je l’ai toujours observé, indiquent le voisinage de l’eau, étaient en fort grand nombre autour de ce joli étang ; je comptai parmi eux dix espèces différentes.

À deux heures la route fut reprise ; et continuant à cheminer en pays rocailleux, nous atteignîmes le Maboungourou vers la fin du jour. Même alors, en temps de sécheresse, c’était presque une rivière : de longues sections d’un ou deux milles étaient remplies d’eau, et seulement séparées les unes des autres par des bancs de sable ou des barres rocheuses de cinquante à cent yards. Ces canaux avaient une largeur de quatre-vingt-dix pieds, et la trace des crues s’étendait à deux cents pas de chaque côté de leurs bords.

Néanmoins, je ne crois pas que le Maboungourou, même à l’époque des pluies, soit un cours d’eau permanent : traversant un pays de roche qui n’absorbe qu’une faible quantité d’eau, il ne doit avoir que des flux torrentiels, rapidement écoulés. C’est l’affluent le plus occidental du Rouaha ou Roufidji supérieur[1].

Nous échangeâmes sur la route quelques paroles avec une caravane descendante, et j’acquis la certitude que Livingstone n’était pas revenu à Kouihara. L’individu qui nous avait donné la nouvelle de son retour avait été mal informé.

Des pistes nombreuses de grands animaux furent rencontrées dans cette marche, ainsi que les os de bêtes sauvages, notamment le crâne d’un rhinocéros de grande taille, animal qu’on voit fréquemment dans cette région.

La marche du jour suivant — également double étape — eut lieu dans un pays très cultivé et dont la population, au dire des indigènes, avait été beaucoup plus dense. On rapportait qu’une bande de brigands de l’Ounyamouési avait saccagé ce district, il y avait de cela deux ou trois ans, et avait détruit un grand nombre de bourgades.

Nos gens semblaient heureux d’approcher du terme de la première partie du voyage ; pendant toute la marche du soir, les Kiranngosis chantèrent une espèce de récitatif, dont le refrain était repris en chœur par toute la caravane et de manière à produire un effet agréable.

Dillon et moi nous prîmes les devants avec l’espoir de nous mettre en chasse ; mais les gens du voisinage avaient fait une battue, et bien qu’on vit partout des pistes fraîches de buffles et d’antilopes, il ne restait plus de gibier.

Nous fîmes dresser le camp au bord d’un petit zihoua, niché dans l’herbe et couvert de nénufars blancs, rouges et jaunes.

Comme les bœufs n’étaient pas chers, j’en achetai un pour nos hommes. La bête échappa à ceux qui l’amenaient, prit le galop et s’enfuit d’une course furieuse ; il fallut la chasser et la tuer à coups de fusil.

C’était vers le Djihoué la Sinnga, la Roche à l’herbe molle, que nous nous dirigions le lendemain. La route traversait un défrichement qui s’étendait à perte de vue et dans lequel se trouvaient des villages populeux, de nombreux troupeaux, de grands espaces cultivés.

Tous les villages étaient pourvus d’estacade, tous les champs entourés de fossés profonds et de levées bien faites ; à un endroit, nous avons même vu des essais d’irrigation.

La culture de ces champs, soigneusement labourés, doit exiger beaucoup de travail et de persévérance. Tout le sol est d’abord remué à la pioche et mis en larges billons avec la houe, billons qui, pour la prochaine récolte, seront retournés complètement, de telle manière que les ados de l’année deviennent le sillon de l’année suivante.

Pas un des villages dans lesquels nous entrâmes qui ne fût d’une propreté et d’une tenue remarquables. Partout nous vîmes des cases bien faites et d’une construction surprenante, si l’on considère l’insuffisance des matériaux et des moyens dont les ouvriers disposent. En vérité, à part leur ignorance du livre, les habitants de ce district ne sauraient être regardés comme occupant une place inférieure dans l’échelle de la civilisation.

Nous traversions alors la ligne de faîte qui sépare le bassin de Roufidji de ceux du Nil et du Congo.

Retardés par un Kiranngosi stupide, qui nous fit longer les deux côtés d’un triangle, nous n’arrivâmes qu’à deux heures, tandis que ceux de nos hommes qui avaient pris la route directe avaient gagné le camp à midi.

Djihoué la Sinnga est un endroit prospère, où des Vouamrima de Bagamoyo se sont établis comme marchands. Plusieurs de ces derniers vinrent nous voir. Ils nous exprimèrent la haute estime qu’ils avaient pour nous : leur respect nous mettait au niveau de Saïd Burgash, leur propre sultan. C’est pourquoi ils insinuèrent que nous ne pouvions pas leur refuser le papier, la poudre, le fil, les aiguilles dont ils avaient besoin, et que, sans nul doute, ils pensaient nous avoir honnêtement payés avec leurs flatteries.

L’un de ces hommes nous dit qu’il était allé au Katannga, et que les Portugais avaient établi en cet endroit un commerce régulier d’ivoire, de sel et de cuivre.

Nous passâmes deux jours à Djihoué la Sinnga pour acheter du grain, qui, nous l’espérions, nous conduirait jusqu’à l’Ounyanyemmbé ; et dans cette halte, l’apparition de la nouvelle lune nous causa quelque ennui.

Pour célébrer cet événement selon la coutume mahométane, nos askaris commencèrent une fusillade qu’ils refusèrent de cesser quand on le leur commanda. L’un d’eux, auquel je m’étais personnellement adressé, déchargea son fusil malgré ma défense. Je le fis désarmer et lui annonçai qu’il serait puni le lendemain. Un autre me dit alors que je ferais mieux de les punir tous ; car c’était leur coutume de saluer la nouvelle lune, et qu’ils entendaient la suivre. Je le fis également désarmer.

Ce n’était pas seulement au point de vue de l’économie des munitions que je défendais cette fusillade : elle était fort dangereuse ; pas un des tireurs ne s’inquiétait de la direction du coup ; les fusils étaient déchargés à l’aventure, et les balles sifflaient d’un bout à l’autre du bivouac. J’étais donc bien décidé à mettre un terme à cette pratique pleine de péril.

Le 26 juillet, quand il fallut partir, il se trouva que les askaris que j’avais fait désarmer avaient pris la fuite ; quelques porteurs avaient également disparu. L’un de ceux-ci était d’une probité exceptionnelle ; car il avait eu la délicatesse de louer un homme pour le mettre à sa place.

Ce jour-là nous traversâmes deux petites rangées de collines rocheuses, ensuite une forêt, puis une jungle où s’élevaient beaucoup de palmiers (des borassus flabelliformis) ; et ne fut qu’au coucher du soleil que nous nous arrêtâmes : nous n’avions pas gagné l’eau.

Plusieurs antilopes, ainsi qu’un lémur, avaient été aperçus pendant la marche ; Issa et Bombay avaient vu passer douze éléphants.

Tout à coup on entendit crier qu’un serpent était dans le bivouac. L’excitation fut extrême ; chacun tomba à coups de bâton sur le reptile, et quand j’arrivai, l’écrasement était si complet qu’il ne fut pas possible de découvrir si l’animal était d’espèce dangereuse où non.

D’après nos hommes, la morsure de ce serpent était mortelle ; mais l’idée que tout reptile est venimeux prévaut ici, comme parmi les Européens de classe ignorante, et, à cet égard, l’assertion de nos hommes n’est d’aucune valeur.

Kipéreh, l’endroit que nous aurions voulu atteindre pour jouir de son eau limpide, fut gagné le lendemain, après deux heures de marche. Là, une dispute s’éleva entre nous et nos gens. Il était encore de bonne heure ; les naturels nous assuraient qu’il y avait de l’eau à peu de distance, et nous voulions continuer la route. Le Kiranngosi affirmait, au contraire, que nous ne trouverions pas d’eau ce jour-là. Comme je le soupçonnais de paresse, et que les dispositions des indigènes ne me semblaient pas nous être favorables, je fis reprendre la marche ; mais au bout d’un mille nos gens arrêtèrent. Il fallut accorder la halte.

Je pensai que l’occasion était bonne pour appeler devant moi tous nos askaris, et pour les chapitrer sur leurs devoirs, dans l’espérance de les faire rentrer en eux-mêmes et se mieux comporter à l’avenir.

La halte devant être longue, j’allai avec mon chien faire un tour dans le voisinage. Des palissades bien construites et des trappes à gibier attirèrent mon attention. L’une de ces fosses, placée dans la brèche d’une palissade, était si habilement dissimulée, que bien que je fusse sur mes gardes, je ne vis là qu’un passage vers lequel j’allai tout droit. Par bonheur, au moment où j’arrivais à la brèche, Léo sauta devant moi et découvrit le piège en y tombant, me sauvant ainsi d’une très mauvaise chute. La fosse était si profonde que j’eus beaucoup de peine à en retirer mon pauvre chien ; et quand il fut dehors, je ne fus pas moins surpris que joyeux de le retrouver sain et sauf.

Remis en marche après la méridienne, nous traversâmes péniblement une alternance de jungle et de prairie, dont l’herbe avait été brûlée par places, et où le charbon en poudre et la cendre nous emplissaient la bouche, le nez, les oreilles, la gorge, rendant mille fois plus pénibles les tortures de la soif.

Le soleil disparut, et il était près de huit heures quand nous découvrîmes le reste d’un étang fangeux, boue liquide dont il fallut nous contenter.

Nous avions évidemment été trompés par les indigènes, qui l’avaient fait à plaisir, et notre guide avait eu raison d’insister pour s’arrêter près du village ; nous étions obligés de le reconnaître.

Le lendemain matin, peu de temps après le départ, une eau passablement claire fut aperçue dans l’une des cavités d’un lit de granit. À l’instant même, les pagazis jetèrent leurs charges ; et en un clin d’œil une masse confuse de créatures humaines, de chiens et d’ânes, couvrit l’abreuvoir, tous buvant à la fois.

On peut se faire une idée de notre vie quotidienne par ces quelques pages de mon journal :

« 28 juillet 1873. — Partis à sept heures pour Ki Sira-Sara, où nous sommes arrivés à onze heures et quart.

« Toujours le même pays : çà et là de grands rochers sur un fond sableux ou sur un terreau noir qui, l’un et l’autre, reposent sur le granit. Des bois sans fourré ; de temps en temps de petites plaines découvertes. Beaucoup de pistes ; aucun gibier visible.

« En sortant du bivouac, nous avons trouvé de l’eau dans une nappe de granit. Quel bienfait si nous avions connu plus tôt ce bassin ! L’eau que nous avons bue hier était si épaisse que nos gens, par dérision, l’appelaient du pommbé.

« Presque plus d’herbe dans la forêt ; elle a été brûlée ; tous les camps ont subi le même sort. Les caravanes se remettent en marche sans éteindre leurs feux, la moindre brise transporte les étincelles, et jusqu’au loin l’herbe est en flammes. On traverse des milles et des milles sur un lit de cendre aussi noir que le — je ne peux pas dire que mon chapeau ou mes bottes : l’un est blanc, les autres sont brunes.

« Un de nos baudets est mort cette nuit d’une fièvre lente, qui semble particulière aux ânes de la côte. Ceux de l’Ounyamouési vont à merveille.

On supposait qu’à l’endroit où nous sommes l’eau était rare ; mais en creusant aux environs des tentes, nous en avons trouvé a deux pieds de profondeur. J’imagine que, dans ce pays-ci, elle repose de tous côtés sur le granit, qui partout est près de la surface du sol ; la quantité d’eau du ciel que n’enlève pas l’évaporation est nécessairement absorbée, puisqu’il n’y a pas de drainage.

« Un autre porteur a déserté cette nuit ; c’est fort bien de sa part ; il nous fait gagner l’étoffe qu’il aurait reçue dans quelques jours.

« Des voyageurs venant de l’Ounyanyemmbé nous ont dit qu’il y avait beaucoup de brigands sur la route, et que pour ne pas être volé il fallait faire bonne garde.

« Ces gens nous ont parlé d’un chemin qui gagne l’Oudjidji en vingt-cinq marches ; mais il y a quatorze de ces étapes en pleine solitude. L’ennui serait d’avoir à porter des vivres pour toute la durée de ce trajet solitaire ; autrement, il serait beau de gagner le lac en cinq semaines. Je pense que j’essayerai ; je me procurerai des ânes ; et avec eux, où le pâturage et l’eau ne manquent pas, tout va bien. »

« 29 juillet. — Une nouvelle désertion nous à retenus jusqu’à huit heures passées.

« Vers midi, nous avons trouvé des mares, qui, dans la saison pluvieuse, feraient partie d’une rivière, à ce que prétendent les indigènes ; mais comme toutes les indications du terrain annoncent que, dans ladite saison, tout le pays est inondé, et qu’on ne voit pas de canal, je pense que les mares en question ne constituent jamais qu’un étang de forme étroite et longue.

« L’un de nos porteurs a tué un zèbre ; il ne l’a eu qu’après une longue rampée.

« Dillon et moi nous nous sommes mis en chasse. Nous avons vu plusieurs bandes d’antilopes ; entre autres une harde de mimmbas, c’est-à-dire de gnous, sur laquelle nous avons déchargé nos raïfles. Bien que ce fût de très loin, je crois que nos deux coups ont porté, car les deux balles ont fait explosion et n’ont pas fait jaillir de sable. Toujours est-il que les gnous ont pris la fuite et disparu avec la rapidité de l’éclair.

« Non seulement le gibier abonde, mais il est d’une grande variété ; on voit des pistes et des laissées d’animaux de toute sorte. Pour un homme qui aurait des loisirs, ce pays serait un paradis de chasse.

« De retour au camp, nous y avons trouvé le chef d’une caravane dont on nous a parlé à Ki Sara-Sara. C’est un magnifique Arabe, un vieillard à barbe tout à fait blanche, mais qui est solide sur ses jambes et aussi vif qu’un chaton. Il nous a dit que tous les traitants sont à la poursuite de Mirammbo, qui a perdu son dernier village et qui est maintenant traqué dans la forêt. Taborah est désert ; nous n’y trouverons qu’un infirme.

« Marche de sept milles au nord-ouest. »

« 30 juillet. — Partis à un peu plus de sept heures. Je me suis jeté dans le bois avec Issa, cherchant du gibier, tout en longeant la route ; mais nous étions sous le vent, et nous n’avons vu que des singes et deux antilopes : celles-ci hors de portée.

« Trois ou quatre heures de vaine recherche m’ont paru suffisantes ; j’ai regagné le sentier, pris mon fusil de chasse, au lieu du pesant raïfle que j’avais eu jusque-là, et j’ai tué deux ou trois oiseaux.

« Peu de temps après, j’ai vu accourir plusieurs de nos askaris, tout en émoi : ils pensaient que mes coups de feu étaient dus à la rencontre de Vouatouta, gens fort redoutés, ou bien à celle d’une bande de rougas-rougas, brigands de races diverses.

« Je m’empressai de rejoindre la caravane, qui était dans le plus grand trouble. Explication donnée, elle s’est remise en marche ; et à une heure nous avions atteint le premier village de l’Ourgourou, près duquel nous sommes établis.

« À peine avait-on dressé les tentes qu’un homme est venu, de la part du chef du district, nous dire que son maître, à qui les Arabes de Taborah avaient recommandé de nous faire bon accueil, voulait savoir pourquoi je m’étais arrêté juste au moment d’atteindre sa capitale, qui n’était qu’à une demi-heure plus loin. J’ai fait répondre au chef que nous étions trop fatigués pour repartir ; mais qu’ayant besoin de vivres, j’irai demain à son village pour en acheter.

« Le pays semble très fertile. En creusant dans les dépressions à deux ou trois pieds de profondeur, on trouve toujours de l’eau, qui, partout, est voisine de la surface du sol. »

« 31 juillet. — Ce matin, à sept heures et demie, nous nous mettons en marche ; à huit heures nous étions arrivés. Le village est grand, bien tenu et entouré d’une estacade. Entre la résidence du chef et les autres demeures il y a une séparation, ainsi qu’entre les cases et les ouvertures de l’enceinte. De pesants madriers, taillés à la hache dans le tronc d’un gros arbre, ferment les portes du bourg, qui ne laissent passer qu’une personne à la fois et qui s’ouvrent au fond d’un couloir ayant la forme d’un grand U allongé. Les flancs de ce goulet sont percés de meurtrières, à l’usage des lances et des flèches ; et il serait dangereux pour l’ennemi de vouloir forcer le passage.

« D’autres portes (celles du mur extérieur des cases faisant partie de l’enceinte) ont pour fermeture des espèces de herses, solidement construites : de lourdes poutrelles ont, à leur extrémité supérieure, des trous dans lesquels est passé le linteau de la porte. Quand celle-ci est ouverte, les poutrelles sont relevées et tournées à l’opposé du chemin ; quand elle est close, la partie inférieure de la herse s’abute contre une pièce de bois transversale, solidement fixée, et contre laquelle elle est maintenue par un étai mobile placé intérieurement.

« Le chef, qui nous a paru d’une teinte moins foncée que la plupart de ses sujets, était en grande toilette ; je n’ai pas encore vu d’indigène aussi richement vêtu. Il portait un élégant diouli[2] indien et un sohari de Mascate[3]. Ses jambes étaient chargées de lourds anneaux de cuivre et de spirales de fil de laiton ; des bracelets d’ivoire ornaient ses bras et ses poignets ; et à son collier de poil d’éléphant, artistement entouré de fil métallique, pendait, en guise de médaillon, le fond d’un coquillage apporté de la côte et limé jusqu’à être parfaitement lisse et blanc. Ce dernier bijou s’appelle kionngoua ou vionngoua[4].

« Ici, le grain n’est pas cher ; nous l’avons payé une choukka les dix koubabas[5]. Les gens élèvent beaucoup de pigeons ; ils ont des moutons et des poules, mais en petit nombre.

« Des visiteurs se sont pressés toute la journée dans nos tentes ; ils y ont laissé des témoignages vivants de leur présence. »

Le 1er août, nous nous remettions en marche ; et après une longue étape dans une forêt très giboyeuse, nous arrivions à Simmbo.

Murphy avait rencontré une girafe ; dans son étonnement, il n’avait pensé à faire usage de son raïfle qu’au moment où l’animal était hors d’atteinte.

D’autre part, en traversant une clairière couverte d’herbe, Dillon et moi nous avions vu des buffles ; mais le troupeau avait flairé la caravane et pris la fuite, avant que nous l’eussions rejoint d’assez près pour le tirer.

Nous étions alors entrés sous bois, chacun d’un côté de la route. Les antilopes étaient en grand nombre. J’en frappai une, qui alla mourir dans un fourré d’épines, un hallier inextricable où elle fut perdue pour nous.

Les perdrix et autre gibier plume des jungles abondante ; à un endroit je fis partir une bande de pintades si nombreuse que le ciel en fut obscurci ; malheureusement je n’avais que des balles explosibles et des cartouches à balle.

Tout en vaguant de la sorte, battant le fourré, j’arrivai à une estacade ayant des parties couvertes — une espèce de blockhaus. L’idée me vint tout à coup que ce pouvait être un lieu de halte d’une bande de rougas-rougas, qui parcourait le pays, bande contre laquelle on nous avait mis en garde. Je n’avançai donc qu’avec la plus grande précaution ; et rien n’annonçant que l’endroit fût habité, j’allai jusqu’à la porte. Un coup d’œil jeté dans l’enceinte me fit voir une quantité de marmites et d’ustensiles de cuisine, près d’un foyer dont les tisons fumaient encore et autour duquel gisaient les débris d’un repas récent.

Cette vue confirmant mes soupçons, je m’éloignai aussi furtivement que je m’étais approché. Inutile de dire que je ne chassai plus, craignant d’attirer l’attention des bandits par mes coups de feu et d’être chassé à mon tour.

C’était bien un repaire de rougas-rougas, j’en ai eu plus tard la certitude. Si les brigands avaient été au gîte, rien n’aurait pu me sauver ; et ils n’étaient partis que pour aller s’embusquer sur la route que nous devions suivre.

Sortis du fourré, j’eus bientôt rejoint mes hommes. Peu de temps après, nous étions à Maroua, lieu où s’arrêtent les caravanes et qui est l’objet de curieuses superstitions. La place du camp se trouve au milieu d’énormes rochers. Pour avoir de l’eau — on ne pourrait pas en obtenir ailleurs — il faut creuser au pied de l’un des plus gros de ces rocs. Celui-là couvre, dit-on, le site d’un village sur lequel il est tombé, écrasant toute la population ; depuis lors la place est hantée par les spectres des victimes.

Si l’on parle de la source avec peu de respect, si, au lieu de la qualifier de maroua, qui est le titre des boissons enivrantes — pommbé, vin de palme, etc., — on la traite simplement de madji, comme on appelle l’eau ordinaire ; si l’on passe auprès d’elle avec des bottes, ou si un coup de feu est tiré dans son voisinage immédiat, les esprits l’arrêtent subitement.

Ceux qui prennent de l’eau à cet endroit ont coutume de jeter dans le puits qu’ils viennent de faire un peu de verroterie ou de cotonnade, offrande propitiatoire aux esprits gardiens de la source. Comme je refusais de me conformer à cette règle, le vieux Bombay, craignant quelque désastre, si les rites n’étaient pas accomplis, fit lui-même les frais du sacrifice.

Dans la soirée, nous fûmes rejoints par des Vouanyamouési chargés d’ivoire et de miel et qui retournaient chez eux.

Une longue étape se trouvant en face de nous, je réveillai le camp à trois heures du matin. Mais pour ne pas avoir à prendre leurs charges dans l’obscurité, nos gens allèrent se cacher dans la jungle ; et il était plus de cinq heures lorsque nous partîmes.

Quand on fut bien en marche, nous quittâmes le sentier, Dillon et moi, avec l’espoir de remplir la marmite. Notre espoir fut déçu : quelques antilopes, beaucoup trop éloignées, et deux lions qui, à six cents pas de nous, regagnaient tranquillement leur retraite, furent les seules bêtes que nous aperçûmes.

Ne pouvant rien tuer, nous rejoignîmes la caravane. Elle s’arrêta pour déjeuner au bord d’un petit zihoua, que l’on nous avait dit complètement à sec, et où il y avait encore de l’eau.

Pendant que nous nous reposions, les Vouanyamouési nous quittèrent. Bientôt, à notre grande surprise, nous les vîmes revenir en toute hâte et à la débandade, rapportant que des rougas-rougas les avaient attaqués, leur avaient pris leur ivoire, leur miel, blessé un homme et enlevé deux femmes. Ils ajoutèrent que les bandits nous guettaient au passage et qu’il fallait être sur nos gardes.

Cet avis nous fit resserrer la caravane, distribuer les soldats à intervalles égaux sur les flancs de la colonne ; enfin prendre les mesures nécessaires pour résister à l’ennemi.

À cinq heures, trouvant un zihoua d’une certaine étendue, nous nous arrêtâmes. Le camp fut entouré d’une fortification d’épines et adossé au bord même du zihoua pour n’être pas séparé de l’eau, en cas d’attaque.

Peu de temps après le coucher du soleil, quelque flèches tombèrent dans notre enceinte ; nous leur répondîmes par deux ou trois coups de feu envoyés à des formes sombres qu’on apercevait au dehors, et notre repos ne fut plus troublé.

Remis en marche au point du jour, nous traversâmes le lit desséché d’une rivière qui sépare nominalement l’Ourgourou de l’Ounyanyemmbé. Aussitôt nous vîmes des champs ; puis des villages ayant triple ceinture : estacade, fossé, talus planté d’euphorbes.

Le camp fut dressé à Itourou ; encore un jour, et nous serions à Kouiharah, où se terminerait la première section de la traversée de l’Afrique. J’envoyai le jour même des messagers au gouverneur de la province pour l’informer de notre arrivée, l’étiquette exigeant qu’il en soit ainsi avant d’entrer dans un établissement arabe.

  1. Il serait plus juste de dire l’une des têtes du Rouaha. (Note du traducteur.)
  2. Le diouli, le lânghi des Hindous, est une étoffe de soie fabriquée à Surate. À Zanzibar, on lui ajoute une frange, souvent une bordure de fil d’or. Cette soierie est à fond rouge, vert ou jaune, avec des raies de couleurs diverses. La moins chère se vend sept dollars le coupon de trois yards et demi (trois mètres vingt-six), sans la frange, qui est de deux dollars. La plus précieuse, celle qui est décorée de fil d’or, monte à quatre-vingts dollars. (Note du traducteur.)
  3. Le sohari est une étoffe à carreaux bleus et blancs, avec une bordure rouge et de petites raies bleues, rouges et jaunes. À chacun de ses bouts, la pièce a des carreaux plus grands, où du rouge est mêlé. Moins cher que le diouli, le sohari se vend encore jusqu’à trente dollars les vingt choukkas, c’est-à-dire les vingt brasses. (Note du traducteur.)
  4. Le coquillage qui fournit la matière de ce bijou est un cône de la mer des Indes ; on verra plus loin quelle en est la valeur au centre de l’Afrique et dans les provinces qui se rapprochent de la côte orientale. (Note du traducteur.)
  5. La koubaba, unité de mesure employée à Zanzibar, pèse d’une livre et quart à une livre et demie. Toutefois rien de plus arbitraire ; elle se divise en grande et petite koubaba, et généralement est représentée par une gourde, dont la capacité est loin d’être fixe. (Note du traducteur.)